La dimension sonore du texte épigraphique est une inconnue, éventuellement un implicite. Elle est le fruit de la vocalisation du texte lu, et n’appartiendrait donc pas à l’inscription elle-même. La sonorité de l’inscription s’accomplirait dans une rencontre animée par une intention de lecture et une énonciation. Si elle est a priori insaisissable, extérieure, la voix est en fait en germe dans les signes qui composent l’inscription, les mots, leur prosodie, le rythme de la composition littéraire. Et l’on peut se demander si la mise en scène épigraphique, monumentale, ne soutient pas l’éloquence – toujours hypothétique – du verbe inscrit. L’inscription serait alors à la fois l’image et l’écho pétrifiés d’une voix : une parole solennelle, sacrée, comme cette prière à la Vierge peinte sur un mur de l’église Sainte-Blaise à Bruère-Allichamps (◉1), ou parfois plus discrète et intime comme ce que donnerait à voir les manifestations spontanées d’une écriture cursive, illusion de la fugacité de la parole. Mais la voix n’est pas toujours le fruit d’une représentation, d’une médiation, ou d’un glissement. Parfois, la voix s’exprime immédiatement dans de nombreuses inscriptions ; elle pénètre le discours, explicitement, animant ainsi la pierre qui l’affiche. Les appels au lecteur et au passant, les demandes de prières, les suppliques font entendre métaphoriquement la voix des vivants et des morts, une voix qui traverse le temps et qui agit à l’impératif : “Lis, prie, demande, souviens-toi, entends ma voix, regarde-moi”. Les inscriptions sont ainsi le lieu d’une fiction sonore, un échange imaginaire dont la survie dépend de la matérialité de l’écriture, sa persistance et ses expositions. Dès lors la matière graphique, silencieuse par définition, contiendrait par nature tout ce qui relève, dans ses intentions, de l’effet sonore : du bruit de sa genèse, lorsque l’outil frappe le matériau, jusqu’à ses mots qui dessinent les contours d’une voix et ancre les sons en un lieu.
Epifonías s’entend comme la métamorphose sonore de l’inscription, cette trace tangible de la rencontre des gestes, de matières et de signes, celle aussi d’une rencontre des temps. C’est bien l’idée autour de laquelle ont œuvré Giovanni Bertelli et Carlos Castellarnau ; chacun produisant des pièces propres, échos de leur recherche et pratique artistique avec en partage l’électroacoustique. Giovanni Bertelli a ainsi travaillé la voix, en partant de l’enregistrement de lectures de textes en latin mais pas seulement, puisqu’une oreille attentive y entend également un passage d’À la Recherche du temps perdu. Ces miniatures sont à mettre en perspective avec d’autres compositions de l’artiste, qui puise dans les expériences du langage et de l’écriture inspirée en partie par le Codex Seraphinianus, écho d’une langue inventée à l’instar de célèbres codes de la Renaissance que l’on rencontre notamment dans le manuscrit de Voynich (Lorem Ipsum, 2012 ; Le premier jour, 2015). À la manière d’un chœur, les voix sont distribuées par les 18 haut-parleurs qui construisent l’installation (◉2). Déclamation théâtrale, lecture liturgique, elles seraient l’écho de la solennité attachée à l’écriture épigraphique, sa potentielle sacralité aussi, à l’instar de la prière pétrifiée exposée sur la même cimaise, pièce complétant un triptyque imprévu.
Carlos de Castellarnau convoque texture et matière pour parler du son, son geste artistique étant animé par la volonté “d’apprivoiser la matière sonore”, en transformant par exemple l’apparente brutalité d’une matière électronique. Pour Epifonías, l’artiste est parti à la source même du son, celui produit par le geste du tailleur de pierre gravant les lettres appelées à être lues. C’est donc à partir de ces enregistrement réalisés avec l’aide de Paul Vergonjeanne, que les miniatures d’Epifonías ont été composées.
Le dispositif imaginé et réalisé par les deux compositeurs conduit in fine à une composition en soi, Epifonías. Les deux tableaux noirs libérant, sous commande du visiteur (◉3), des miniatures sonores entremêlées comme si la morphologie d’un bruit abrupte, technique servait l’articulation et les inflexions de la voix (ou l’inverse), au titre d’un rythme, d’une portée (◉4). Le texte épigraphique s’y disperse, suivant des trajectoires spatiales préétablies, devenant “reste” et “résidu” : débris de paroles, éclats des sons produits par la percussion de l’outil. Parce qu’elle convoque le tangible, cette “substance acoustique” installerait alors un lieu, au même titre qu’une inscription. Montage polyphonique, Epifonías joue avec les réalités acoustiques de la matière épigraphique, le signe se présentant comme la matrice du son : motif de percussion de l’outil sur la pierre, genèse du langage, creuset du verbe et de sa voix. Par montage, Epifonías joue aussi avec les temps, mêlant la trace audible d’une naissance – la gravure de l’inscription – à celle de son accomplissement – une vocalisation mêlant les langues (latin et français) sorte de manifestation sonore de la longue vie d’un objet épigraphique qui ne cesserait d’être transformé au fil du temps, au gré de gestes graphiques qui s’y accumuleraient.