Concept-clé
Le vigilantisme numérique se justifie comme une démarche de citoyenneté active (mise en œuvre par des acteurs non étatiques), qui vise à faire justice soi-même en ligne pour lutter contre une « criminalité » en engageant des formes actives de surveillance, de dissuasion ou de sanction directe et ciblée.
Particulièrement problématique dans ses rapports à la légalité et tout autant équivoque dans ses revendications de légitimité, il se prétend pallier les carences supposées des autorités dépositaires de l’ordre public afin de se défendre des déviances (morales, raciales, religieuses, politiques, etc.) perçues comme de vraies menaces pour la société.
Il mobilise essentiellement deux ressorts psychologiques. Dans un premier temps, la parole se veut accusatoire et dénonce des conduites considérées comme inciviles ou transgressives par rapport aux normes institutionnelles en vigueur (naming), puis dans un second temps, elle prend à témoin les internautes pour jeter le discrédit sur une personne ou une institution qu’elle cherche à couvrir de honte (shaming).
Synonymes
- Auto-justice en ligne
- Online vigilantisme
- Internet vigilantisme
- Digilantism
C’est eux les chasseurs. C’est eux les prédateurs. Nous on fait juste barrière entre nos enfants et eux.
– une victime
Ce qu’il faut retenir…
Les travaux scientifiques de Benjamin Loveluck en 2016 montrent que le vigilantisme numérique peut revêtir quatre formes distinctes :
- le signalement : souvent mis en pratique dans une démarche humoristique, voire sarcastique, il vise à railler collectivement des comportements inciviques en publiant des photos ou des textes qui illustrent des situations inappropriées et honteuses (ex. groupe « Passengers Shaming » qui répertorie les pires comportements en avion). Ces initiatives ne permettent pas en général d’identifier les fautifs et n’ont pas d’incidence sur leur quotidien ;
- l’enquête : elle est menée de manière ouverte et publique et s’appuie sur la contribution collective pour recueillir des informations en ligne afin d’identifier un ou des coupables (ex. : « Reddit Bureau of Investigation »). La démarche soulève plusieurs problématiques : court-circuitage de certaines enquêtes de police lorsque les indices ou preuves sont révélés au public, risque d’une justice expéditive qui dénonce et condamne à tort des individus, etc. ;
- la traque : plus élaborée et coordonnée, elle s’inscrit dans une perspective vindicative et punitive. Les conduites incriminées sont identifiées comme déviantes et insuffisamment sanctionnées par les autorités. Un collectif va ainsi se constituer pour rétablir l’ordre moral et orchestrer des actions ciblées (ex. : le collectif « Team Moore » qui compromet numériquement des pédocriminels afin de les dénoncer à la justice) ;
- la dénonciation organisée : elle relève plus de la pratique journalistique et se structure de manière très méthodique et confidentielle. Elle travaille essentiellement sur la divulgation de données sensibles dans le but principal de lutter contre la corruption (ex. « Paradise Papers », « Wikileaks », « Offshore Leaks », etc.).
Aux origines
Directement emprunté à l’espagnol « vigilantes », le vigilantisme trouve ses origines dans les mouvements coloniaux d’auto-défense et de maintien de l’ordre apparus à l’époque de la fièvre de l’or et de l’annexion par les États-Unis des territoires mexicains. En effet, éleveurs de bétail, planteurs ou encore commerçants des territoires les plus au sud et à l’ouest se sont rassemblés en comités (« vigilance committees ») afin d’organiser une riposte efficace face à une criminalité et une corruption grandissante, dans un contexte où la justice apparaissait instable et divisée. Ces « redresseurs de tort » n’hésitaient pas à avoir recours au fouet, à la potence ou au bannissement pour défendre leur territoire et faire régner l’ordre et la justice.
Ces initiatives de vigilance ou d’autodéfense sont profondément ancrées dans les représentations collectives au point de porter en référence dans la culture populaire de cette vision de justiciers autoproclamés. Personnage incontournable de l’univers Marvel, « The Punisher », incarne cet esprit de vengeance et d’auto-justice si caractéristique, qui violente et tue ses adversaires plutôt que d’accepter leur reddition.
Exemple concret
Que dit le cadre légal…
Le vigilantisme numérique peut être condamné par la loi dès lors qu’il donne lieu à un comportement délictueux ou criminel.
Aussi lorsqu’il s’inscrit dans des pratiques de cyberharcèlement avérées, en fonction des faits commis, il a pu être constaté des infractions relevant de :
- la dénonciation calomnieuse d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires contre une personne déterminée (article 226-10 du Code pénal est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende) ;
- l’entrave à l’exercice de la justice ou l’obstruction à la justice constituant un délit d’interférence dans le travail de policiers, magistrats ou tout autre agent dépositaire de l’autorité publique (article 434-4 du Code pénal puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende), etc.
Pour aller un peu plus loin…
Quelques références scientifiques :
- Brodeur Jean-Paul et Jobard Fabien, Citoyens et Délateurs. La délation peut-elle être civique ?, Éditions Autrement, Mutations, coll. « Mutations », 2005, 213 pages.
- Byrne Dara, « 419 Digilantes and the Frontier of Radical Justice Online », Radical History Review, 2013, p. 70‑82, [https://doi.org/10.1215/01636545-2210464].
- Cheong Pauline et Gong Jie, « Cyber vigilantism, transmedia collective intelligence, and civic participation », Chinese Journal of Communication, vol. 3, 2010, p. 471‑487, [https://doi.org/10.1080/17544750.2010.516580].
- Favarel-Garrigues Gilles et Gayer Laurent, « Violer la loi pour maintenir l’ordre. Le vigilantisme en débat », Politix, no 3, vol. 115, 2016, p. 7‑33, [https://doi.org/10.3917/pox.115.0007].
- Fourchard Laurent, « État de littérature. Le vigilantisme contemporain. Violence et légitimité d’une activité policière bon marché », Critique internationale, vol. 78, n° 1, 2018, p. 169‑186, [https://doi.org/10.3917/crii.078.0169].
- Gardenier Matthijs, « Sauvons Calais, un groupe anti-migrants. Une perspective : rétablir l’ordre », Revue européenne des migrations internationales, vol. 34, n° 1, 2018, p. 235‑256, [https://doi.org/10.4000/remi.9810].
- Loveluck Benjamin, « Le vigilantisme numérique, entre dénonciation et sanction. Auto-justice en ligne et agencements de la visibilité », Politix, vol. 115, n° 3, 2016, p. 127‑153, [https://doi.org/10.3917/pox.115.0127].
- Myles David, « Utiliser les contributions d’internautes pour combattre le crime? Réflexion sur les enjeux conceptuels et éthiques du crowdsourced policing », Ethica, vol. 20, n° 1, 2016, p. 193‑222.
- Myles David, Millerand Florence et Benoit-Barné Chantal, « Résoudre des crimes en ligne. La contribution de citoyens au Reddit Bureau of Investigation », Réseaux, vol. 197‑198, n° 3‑4, 2016, p. 173‑202, [https://doi.org/10.3917/res.197.0173].