Introduction
Les derniers rapports du GIEC sont de plus en plus alarmants. L’humanité est condamnée à opérer une transition écologique, économique, sociale et politique. Les villes, principales consommatrices d’énergie, sont pointées du doigt. Dans ce contexte, le végétal apparaît comme un levier pour maîtriser l’empreinte écologique des villes et assurer la transition écologique. Plusieurs villes à travers la planète lancent des programmes d’aménagement visant à reconstituer un réseau écologique cohérent, mais aussi à offrir à leurs habitants des espaces publics de qualité. Intégrés dans les documents de planification des zones métropolitaines et dans les plans locaux d’urbanisme, ces programmes peuvent assumer des formes diverses. À titre d’exemple, il est possible de citer la ville de Paris avec une stratégie de végétalisation visant à planter 170 000 arbres en six ans (2020-2026) et de débitumer une surface de plus de 100 ha pour laisser plus de place à la nature ; la ville de Montpellier qui a réussi à réhabiliter les friches et les délaissés urbains afin de créer un réseau vert ; la ville de Milan avec un programme de plantation ambitieux de 3 millions d’arbres et ses forêts verticales. La ville de Luizhou en Chine est conçue comme une cité – forêt capable d’absorber 10 000 tonnes de CO2 et de produire 900 tonnes d’oxygène. La ville de Montréal a fait le choix d’impliquer les habitants dans sa stratégie de végétalisation de la ville avec son programme de « ruelle verte ».
Notre recherche porte sur le Grand Tunis. Un état des lieux des espaces verts et des espaces de nature en général, montre une faible présence de ces derniers. Le processus de métropolisation s’est traduit par une artificialisation intense des cadres de vie. Une enquête menée auprès des habitants du Grand Tunis a cependant permis de mettre en évidence un fort désir de nature et des significations fortes que ce désir véhicule. Toutefois, une lecture des documents de planification en vigueur met en évidence la place marginale de la réflexion sur les espaces de nature dans les planifications stratégiques. Elle montre aussi une relative inefficacité en termes de passage de l’intention à l’acte. Force est de constater qu’il existe un hiatus entre l’offre d’espaces verts et la demande des habitants. S’ouvre alors à nous une alternative possible. Celle de l’urbanisme tactique comme réponse immédiate au désir de nature des habitants et à l’urgence climatique, comme mode de fabriquer la ville mobilisant des initiatives localisées. Il s’agit d’intervenir sur la ville ici et maintenant avec les habitants. Cette démarche interroge le rôle de la société civile et des habitants en tant que « faiseurs de paysages » dans la métropole tunisoise. Quel est le rôle de la société civile dans le processus de renaturation de la ville ?
La Tunisie postrévolutionnaire a vu la renaissance d’une société civile qui était jusque-là sous cloche. Une libération de la parole et de l’action s’est opérée sous nos yeux. Cette dynamique a été accompagnée par les nouvelles dispositions de la constitution de 2014 : l’instauration de la décentralisation et de l’approche participative comme mode de gouvernance des projets urbains. De quelles manières les habitants participent-ils effectivement au processus décisionnel de création de nouveaux espaces verts ? Comment interviennent-ils dans la fabrication des paysages urbains ? Notre démarche essaie de répondre à ces questions à partir d’un ensemble d’entretiens semi-directifs effectués auprès des associations et d’observations de terrain effectuées dans des collectifs d’habitants qui œuvrent pour le maintien et la création d’espaces verts. Mais d’abord qu’en est-il de l’armature verte de la capitale tunisoise ?
L’armature verte dans le Grand Tunis : un système fragmenté, des espaces inégalement répartis
Une analyse des documents d’urbanisme (SDAGT, 2010 ; PACT, 2017 ; Livre blanc, 2018) ainsi que des observations de terrain nous ont permis d’inventorier et localiser une multiplicité de formes environnementales dans le Grand Tunis. Un état des lieux a pu ainsi être établi. Il a mis en exergue l’existence d’une large diversité d’espaces naturels : collines boisées, forêts périurbaines, plans d’eau, plaines agricoles, parcs et jardins urbains, etc. Ces espaces constituent un potentiel pour la mise en place d’une trame verte à venir. L’étude des formes environnementales est la clé de compréhension du paysage urbain (Allain, 2004). Les espaces de nature constituent, avec les espaces bâtis, la mosaïque des paysages identitaires du Grand Tunis. Ils devraient ainsi apparaître au premier plan des préoccupations des planificateurs. Le sont-ils vraiment ?
La notion d’armature verte, rejoignant celle d’espace ouvert, sera mobilisée afin de désigner des portions du territoire dans la ville contenant des éléments naturels, des formes environnementales hybrides très diversifiées : champs, promenades, forêts, etc. Elle traduit la nécessité d’utiliser un terme englobant tentant de rendre compte de la multiplicité de la présence du végétal dans les interstices de l’espace bâti de la métropole (McHarg, 1980 ; Mollie, 2009 ; Clergeau, 2020).
En l’absence d’une planification spécifique relative aux espaces verts dans le Grand Tunis, les plans d’aménagement urbain (PAU) constituent les principaux documents à partir desquels il est possible de déterminer la localisation de l’ensemble des espaces verts de la métropole. L’analyse des PAU des communes constituant le Grand Tunis confirme une grande disparité typologique, géographique ainsi que dans leur nomenclature (Turki & Zaâfrane Zhioua, 2006).
Espèces d’espaces verts
La lecture des documents d’urbanisme fait ressortir les catégories d’espaces verts programmés dans le cadre des plans d’aménagement urbain (PAU) des communes constituant le Grand Tunis1. Ces espaces constituent la structure verte de la capitale et sont de plusieurs types. Les zones vertes (privées, publiques ou du domaine communal) peuvent avoir des affectations diversifiées. Elles peuvent accueillir un équipement (terrain de sport, parc de loisirs, belvédère aménagé, cimetière, etc.) et concerner des plantations recouvrant des espaces ouverts autour d’une construction ou longeant une voirie. Elles peuvent aussi, par exemple, se définir comme des espaces cultivés à l’intérieur du périmètre urbain. La définition des espaces ouverts se rapporte ainsi à différentes vocations ou fonctionnalités qu’on peut utilement regrouper en cinq catégories principales (MEHAT, Légende urbaine unifiée, 1997) :
- les zones vertes aménagées (parcs, jardins publics, squares, alignements d’arbres, bosquets, places, placettes, cours plantées, etc.) ;
- les zones vertes équipées (activités sportives, loisirs, terrains de jeux, parcs d’attractions, etc.) ;
- les zones vertes naturelles non équipées (coulées vertes, écrans ou tampons végétalisés destinés à la protection contre le bruit, l’érosion des berges, etc.) ;
- les cimetières ;
- les espaces libres publics au sens de l’arrêté du 3.10.95 (art. 3, alinéa C) du règlement de l’urbanisme (art. 13).
Certaines de ces catégories peuvent faire l’objet d’une classification plus fine. La grille des équipements est un outil règlementaire essentiellement quantitatif qui permet de fixer la liste des équipements en fonction du nombre d’habitants prévus. Elle indique les surfaces d’espaces verts à programmer en fonction du nombre d’habitants. Sa dernière version fait ressortir le square comme catégorie à prendre en compte.
Il y a lieu de noter que les espaces naturels et les zones agricoles sont désignés dans les PAU comme catégories d’occupation à part entière. Ceci nous permet de souligner que les zones à vocation d’espaces verts dans les PAU sont des espaces « destinés à des usages de circulation et de récréation » (SDAGT, 2010). Les catégorisations des espaces verts et de leurs fonctionnalités engagent aujourd’hui des perceptions diverses. Le schéma directeur d’aménagement du Grand Tunis (SDAGT, 2010) insiste sur la fonction de loisirs au sein des parcs publics avec la catégorie des montazahs, terme en arabe littéraire désignant un parc de loisirs. La figure 1 décrit une armature des espaces de nature incluant les différentes catégorisations retenues.
De fait, l’étude de l’armature verte engage des natures urbaines multiples et hybrides, tant minérales que végétales et animales, tant aériennes et hydriques que terriennes et offrant toujours une multiplicité de services écosystémiques (MEA, 2005). Nous parlerons ainsi de formes environnementales pour désigner de manière générique, non seulement les espaces verts, mais toutes ces manifestations plus ou moins hybrides de la nature en ville y compris les espaces à vocation agricole, les cours d’eau, etc. L’étude des modes de composition de ces formes est la clé permettant de comprendre la variété des paysages de la métropole (Zhioua, 2022). De fait, les formes ne sont jamais qu’un simple objet matériel. Elles engagent la construction d’une signification par ceux et celles qui les regardent et qui les investissent de pratiques spatiales multiples (rencontres conviviales, activités ludiques et sportives, contemplatives, etc.). Cette dimension humaine explique pourquoi ces formes, à la fois infiniment diverses et essentielles, peuvent susciter chez les citadins un profond désir de nature, surtout lorsque la part allouée aux espaces verts se rétrécit.
Une faible part allouée aux espaces verts publics2, une répartition inéquitable
Il ressort du dernier bilan de l’occupation des sols dans le Grand Tunis (AUGT, 2009), une faible part allouée aux espaces verts publics. Le territoire métropolitain est dominé par un habitat horizontal individuel avec un taux d’occupation de 46.6 % de l’ensemble du territoire, ensuite viennent par ordre, les grands équipements (16.3 %), les terrains nus (14.3 %), les zones vertes équipées (8.6 %) en quatrième position, l’industrie (8.2 %) et enfin l’habitat collectif avec 5.5 %. Cette répartition montre un important étalement de la fonction résidentielle, une faiblesse relative des espaces verts équipés et des grands équipements. « Le Grand Tunis est en effet caractérisé par un bâti horizontal, une prolifération des lotissements individuels et peu d’espaces verts, boisés et équipés » (SDAGT, 2010 : 50). Les chiffres fournis par l’agence d’urbanisme du Grand Tunis montrent que ceux-ci ne dépassent pas les 3 % de la surface totale de l’agglomération. Ces espaces ne sont pas équitablement répartis dans le territoire métropolitain.
Le calcul des ratios m² par habitant pour les quatre gouvernorats du Grand Tunis donne les résultats suivants : 4,17 m²/habitant pour le gouvernorat de Tunis, 1,28 m²/habitant pour le gouvernorat de l’Ariana, 0,76 m²/habitant pour le gouvernorat de Ben Arous, 0,61 m²/habitant pour le gouvernorat de La Manouba pour une moyenne de 2,23 m²/habitant pour l’ensemble des quatre gouvernorats du Grand Tunis. Ces calculs ont été effectués grâce aux données de l’AUGT (2012) concernant les surfaces des espaces verts par gouvernorat et celles de l’Institut national des statistiques (2014) concernant le nombre d’habitants.
L’analyse de la répartition des espaces verts selon les gouvernorats permet de tirer plusieurs conclusions. Ainsi, les valeurs des ratios varient entre 4,17 m² à 0,61 m² d’espaces verts par tête d’habitant. Deux communes ont un ratio inférieur à 1 m² d’espaces verts par tête d’habitant, trois communes ont un taux inférieur à la moyenne du Grand Tunis (cf. figure 2 et figure 3).
Une tendance générale se dessine sur le Grand Tunis : une large part des espaces verts pour le gouvernorat de Tunis, au détriment des autres gouvernorats. Le gouvernorat de La Manouba a la part la plus faible, il a une vocation essentiellement agricole et se trouve de ce fait entouré de verdure, ce qui est de nature à constituer un cadre de vie agréable. Cependant, ces espaces restent des propriétés privées et ne constituent pas des lieux de promenade pour les habitants. Sur l’ensemble du Grand Tunis, le ratio de m² d’espace vert par habitant est très inégalement réparti et reste globalement faible en comparaison avec les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé qui préconise un minimum de 10 m² d’espace vert pour chaque habitant.
Il existe cependant des discordances entre, d’une part, les calculs des ratios effectués en prenant en compte les espaces verts dans les PAU et le nombre d’habitants et d’autre part les ratios avancés par le ministère de l’Environnement et du développement durable (MEDD). La méthode de calcul adoptée permet de « convertir » toute présence végétale en surface d’espaces : on compte 25 m² par arbre et 5 m² par arbuste. La méthode permet également de comptabiliser dans le ratio m² d’espace vert par habitant des espaces plantés non accessibles au public. De cette manière, on arrive à augmenter le ratio m² d’espace vert par habitant, sans pour autant créer de nouveaux espaces verts accessibles au public. À nous d’interroger les habitants pour mesurer leur satisfaction par rapport à l’offre de ce type d’espaces verts disponible dans la métropole tunisoise.
Le désir de nature chez les habitants
L’idée de départ est que les espaces végétalisés en tant que lieux de détente, de loisirs et de rencontres sont propices au développement d’une sensibilité et d’un imaginaire vis-à-vis de la nature. Ces espaces publics végétalisés sont aussi des équipements rendant une large palette de services écosystémiques offrant une ville plus habitable pour les citadins.
Des enquêtes menées ici et ailleurs (Alonso et al., 2002 ; Boutefeu, 2005 ; Matusoka et al., 2008 ; Arif, 2010 ; Long & Tonini, 2016 ; Bourdeau-Lepage, 2012 ; Bourdeau-Lepage, 2017) ont justement montré que le désir de nature des citadins n’a cessé de croître ces vingt dernières années. Qu’en est-il des habitants du Grand Tunis ? Quelle importance accordent-ils à la présence de la nature en ville ainsi que le rôle joué par le végétal ? De quelle manière situent-ils leurs préférences en matière de paysages ?
Afin de répondre à cette question, une enquête de grande envergure a été menée dans le cadre d’un travail de thèse (Zaâfrane Zhioua, 2022) sur un échantillon représentatif de la population tunisoise d’environ 500 enquêtés. L’enquête s’est fixée comme objectif de saisir les différentes dimensions de la demande sociale de nature en ville. Les habitants ont été interrogés sur leur imaginaire à propos de la valeur de la nature en ville, sur leurs pratiques dans les espaces verts ainsi que sur leurs aspirations en matière de nouveaux espaces verts en termes de quantité, d’accessibilité et d’équipements.
Significations : une nature polysémique
Interrogés sur la signification de la nature, les habitants ont répondu que celle-ci évoque en eux le calme, la beauté, la paix ainsi que la détente et la liberté.
Ces cinq catégories ou figures de la nature (Delabarre, 2013 ; Delabarre, 2018), émergent ainsi dans l’imaginaire des Tunisois :
- –une nature sereine, procurant calme, paix et sérénité ;
- une nature purificatrice, propice à la respiration d’un air pur et à la santé ;
- une nature sacrée, propice au bien-être, procurant repos, détente et apaisement. Cette nature est aussi synonyme de beauté et de contemplation, elle est source d’émotions ;
- une nature verte, couleur du calme, une nature végétale considérée comme élément central de la qualité des cadres de vie ;
- une nature paysage, avec une approche pittoresque et esthétique. L’idée de nature renvoie aussi à la mer, à la montagne ainsi qu’à la grandeur et à l’étendue.
À travers ces figures, est mise en jeu une large palette de représentations de l’Homme et de la Nature. Ces multiples figures de nature présentes dans l’imaginaire des Tunisois révèlent que les espaces végétalisés ne sont pas seulement considérés comme une compensation du minéral, mais comme un élément central de la qualité des cadres de vie. L’espace vert reste la pièce maîtresse du système des espaces urbains végétalisés, c’est vers lui que se focalise l’idée de nature en ville. Se pose alors la question suivante : quelle importance ces espaces verts ont-ils aux yeux des Tunisois ?
La valeur attribuée aux espaces verts par les habitants
Interrogés sur l’importance de la présence des espaces verts dans la ville, les habitants du Grand Tunis ont répondu à la quasi-unanimité (97,5 %) que ces derniers sont importants, voire très importants. Les Tunisois accordent une grande valeur aux espaces verts et souhaitent en avoir près de chez eux. La présence d’un espace vert à proximité du domicile est considérée comme un critère important notamment dans le choix du logement. Mais ils expriment aussi leur insatisfaction quant à la gestion des espaces verts existants et leur équipement.
Les habitants déclarent pour une grande majorité d’entre eux (80 %) fréquenter les espaces verts de leur ville. Ils y pratiquent essentiellement la promenade (25,9 %), la marche sportive (22,9 %), l’observation de la nature (15 %) ainsi que d’autres activités sportives (10,8 %). Les rythmes de fréquentations et les pratiques dépendent des tranches d’âges des personnes interrogées. Ils expriment d’une manière unanime (99,2 %) leur désir d’avoir de nouveaux espaces verts dans la capitale. Ce résultat était attendu au vu des réponses aux questions précédentes qui ont fait ressortir d’une part qu’ils considèrent que les espaces verts sont très importants et d’autre part leur insatisfaction par rapport à l’offre des espaces verts, la gestion et les équipements des espaces verts existants.
Des espaces verts plus nombreux et de qualité
À la question ouverte : « Que proposez-vous de faire ? », une grande majorité des enquêtés propose d’aménager de nouveaux espaces verts, surtout des jardins de quartier : « Prévoir un jardin public dans chaque quartier et assurer son entretien. » (Sonia, entre 30 et 39 ans, profession libérale, mariée avec un enfant). La majorité des enquêtés insistent sur la nécessité de bien entretenir et équiper les espaces verts, comme le montrent les témoignages suivants : « En avoir beaucoup plus. Les entretenir régulièrement. Aménager des activités pour les enfants (manèges, espaces de jeux) et des espaces pour les parents (cafés, bancs publics). » (Khadija, plus de 60 ans, divorcée, 2 enfants). « Bien équiper les espaces verts existants, sensibiliser les gens à l’importance de conserver les espaces verts, mettre en place une réglementation pour lutter contre les actes de dégradation. » (Tayma, entre 15 et 19 ans, étudiante).
Plusieurs enquêtés proposent d’impliquer les habitants dans l’entretien des parcs et jardins de leur ville : « Il ne suffit pas de les multiplier, il faut très bien les entretenir. Pour cela, il faut mettre en place un système où les habitants mitoyens sont impliqués dans la sauvegarde et l’entretien de ces espaces. » (Sami, entre 50 et 59 ans, profession libérale, mariée avec 3 enfants) ; « Pour entretenir les espaces verts, la volonté suffit, accompagnée d’une implication des citoyens. Si on est tous respectueux, notre pays se portera à merveille et les espaces verts seront en excellent état. C’est pour cela que je pense que tout le monde doit agir main dans la main en pensant à son prochain. » (Sarra, entre 15 et 19 ans, étudiante).
Les enquêtés estiment aussi que la question des espaces verts n’est pas une priorité dans la politique de l’État et que la situation devrait changer : « Actuellement les espaces verts ne sont pas une priorité. On devrait en rajouter dans les quartiers populaires. » (Neziha, entre 30 et 39 ans, ouvrière qualifiée, célibataire) ; « C’est un droit de la génération future donc il faut trouver des solutions et les prendre en compte dans le budget de l’État. » (Femme, entre 30 et 39 ans, cadre, célibataire).
Les personnes interrogées réclament plus d’espaces verts, mais aussi des espaces verts de qualité : « Il faut créer de véritables espaces verts aménagés et non pas des espaces résiduels aménagés en espaces verts mal entretenus et plantés n’importe comment. Penser à l’aménagement paysagiste dès le début pour qu’il soit bien intégré dans son environnement urbain et faire participer les citoyens pour assurer sa pérennité. » (Femme, entre 40 et 49 ans, profession libérale, mariée avec 3 enfants).
Face à cette demande collective de plus d’espaces verts, des espaces de qualité, de cet intense désir de nature des habitants du Grand Tunis, que prévoient les planifications stratégiques de la capitale ? Quelle est la place des espaces verts dans les documents d’urbanisme ?
Une faible place de la nature dans les documents de planification
Les espaces de nature peuvent jouer un rôle essentiel dans la structuration de l’espace urbain (Mollie, 2009). Ils peuvent aussi constituer un levier majeur pour répondre à l’impératif écologique (Clergeau & Blanc, 2013) ainsi qu’au désir de nature des habitants (Bourdeau-Lepage, 2017). Dans la ville contemporaine, l’alliance entre l’artificiel et le naturel, permet la construction d’un nouvel imaginaire du projet urbain et fait émerger l’idée d’une ville naturalisée offrant à ses habitants des espaces publics de qualité. La nature se présente comme un instrument majeur de l’urbanité. En Europe et ailleurs, les trames vertes s’inscrivent désormais dans les planifications comme un outil d’aménagement, un élément structurant le territoire et permettant de le rendre plus lisible, mais aussi plus agréable à fréquenter. Développer la nature en ville est désormais un mot d’ordre largement partagé non seulement par les populations, mais aussi par les acteurs en charge des planifications urbaines. Qu’en est-il pour les planifications tunisoises contemporaines ?
Actuellement, la stratégie de développement urbain de la capitale est dictée par le schéma directeur d’aménagement du Grand Tunis (SDAGT, 2010). Ce document fixe les objectifs ainsi que les orientations générales du développement de la métropole, à l’horizon 2021. Un autre document, le « livre blanc de l’aménagement territorial et urbain du Grand Tunis », a été approuvé en 2018 (LB, 2018). Il fait le bilan du SDAGT et fixe de nouvelles orientations. Celles-ci doivent être inscrites dans les plans d’aménagement des 38 communes constituant l’espace métropolitain. L’agence d’urbanisme du Grand Tunis est chargée de la mise en cohérence des plans d’aménagement urbain (PAU) de l’ensemble des communes qui gravitent autour de la commune centrale, la commune de Tunis. Le plan d’aménagement de la commune de Tunis (PACT, 2017) règlemente l’espace de cette dernière. L’ensemble de ces documents (SDAGT, LB, PAU et PACT) constituent les outils de la planification stratégique de la métropole tunisoise. Une lecture analytique de ces documents nous a permis de faire ressortir le rôle et la place des formes environnementales d’une manière générale et des espaces verts plus précisément dans les planifications stratégiques de la capitale.
Le schéma directeur d’aménagement du Grand Tunis : création d’un schéma d’armature prenant la forme d’un plan vert
Le SDAGT attribue plusieurs fonctions aux espaces verts : il apparaît comme un espace de loisirs destiné aux familles (montazah), un équipement d’accompagnement de l’habitat, mais aussi comme une composante nécessaire pour donner une image de modernité au paysage métropolitain.
Dans ses orientations pour le développement urbain de la métropole, le SDAGT décrit un modèle d’urbanisation avec : « un espace urbain compact et polyfonctionnel, articulé autour d’une armature de centres, dotés de zones d’activités […], intercalées avec des espaces verts et de loisirs hiérarchisés, l’ensemble étant irrigué par un schéma routier et de transport en site propre. » (SDAGT, 2010, p. 92). L’espace vert apparaît comme une composante de la ville idéale et reste associé à l’idée d’espace de loisir pour les habitants. Les recommandations qui sont avancées esquissent un schéma d’armature verte, « un schéma d’armature indispensable prenant la forme d’un plan vert » avec la création de nouveaux parcs et jardins, en particulier dans les zones densément peuplées en prenant en compte l’idée d’une équité dans la répartition spatiale des espaces verts, la création d’une couronne verte avec le boisement des crêtes des collines autour de la capitale, le boisement des anciennes carrières, ainsi que les berges des plans d’eau et la création des zones naturelles de Ennahli-Sebkhat Ariana et Boukornine-Mornag. Le document recommande également la plantation d’arbres d’alignements sur toutes les voies de plus de 16 mètres, la préservation des espaces agricoles autour de la capitale en raison de leur importance écologique et économique ainsi qu’une « coupure verte » sur les berges de l’Oued Méliane : « l’option est de renforcer sa fonction de coupure verte d’urbanisation et de le réserver à des équipements de loisirs populaires. » (SDAGT, 2010, p. 97). À travers ces recommandations de nouvelles fonctions sont attribuées aux espaces verts, celles de limiter l’urbanisation, de préserver les espaces humides, mais aussi de masquer des nuisances visuelles, notamment celles des carrières abandonnées.
Le livre blanc de l’aménagement territorial et urbain du Grand Tunis : l’effet peau de chagrin
Approuvé en 2018, le livre blanc fait le bilan des actions préconisées par le SDAGT. Il ne déplore qu’aucune des recommandations concernant le schéma d’armature verte de la capitale n’ait été réalisé, et ce pour plusieurs raisons :
- la lenteur d’approbation du SDAGT, soit plus d’une vingtaine d’années ;
- la non-maîtrise du foncier : l’urbanisation informelle a compromis certaines recommandations comme la préservation des plaines agricoles de Mornag, les boisements des berges des plans d’eau. La coupure verte de l’Oued Méliane a été compromise par un projet émanant de l’État, à savoir le périmètre d’intervention foncière de l’agence foncière de l’habitat (AFH) ;
- aucune réserve foncière n’a été créée afin de rendre possible la mise en œuvre de l’armature verte ;
- les recommandations du SDAGT n’ont été que faiblement inscrites dans les plans d’aménagement des communes constituant l’espace métropolitain.
Le livre blanc constate que la tâche urbaine du Grand Tunis a continué à croître à un rythme effréné causant le mitage des terres agricoles et la dégradation de l’état de l’environnement, du cadre de vie des habitants et des paysages. Il considère que les espaces verts sont importants, car ils participent à la qualité des espaces publics, mais n’avance quant à lui aucune recommandation pour créer une trame verte dans la capitale et renforcer la place de la nature au sein de la ville. Le livre blanc propose un programme de métropole résiliente dans lequel il prend seulement en compte des aspects énergétiques (diminution des dépenses énergétiques, et production des énergies renouvelables) et l’intégration des effets des changements climatiques dans les politiques urbaines. Cependant, il ne mentionne pas les espaces de nature et la végétalisation de l’espace urbain comme étant des enjeux majeurs pour atteindre ces objectifs. La place et du rôle des espaces verts dans le livre blanc a été réduit par rapport au SDAGT comme une peau de chagrin.
Les planifications stratégiques tunisoises, la « fabrique verte » en panne
À côté des planifications stratégiques à l’échelle métropolitaine, la programmation des espaces verts se fait également à travers les plans d’aménagement des communes, la grille des équipements ainsi que des programmes spécifiques comme le « programme des cent parcs ». Les plans d’aménagement urbain déterminent la vocation du sol et permettent ainsi la programmation et par la suite la réalisation des espaces verts de la commune. Avec la nouvelle loi des collectivités locales (CCL, 2018), la programmation, la réalisation et la gestion des espaces verts incombent désormais entièrement aux communes. Or celles-ci disposent de peu de moyens humains et matériels pour l’étude, la réalisation et surtout la gestion des espaces verts. La réalisation des espaces verts programmés dans les plans d’aménagement urbain est sans cesse reportée. Quand les espaces verts sont réalisés, faute de pouvoir les entretenir, les communes les concèdent parfois entièrement ou en partie aux privés pour y installer des activités payantes (cafés, aires de jeux pour enfants, etc.).
Le programme des cent parcs n’ayant plus de raison d’être, il a été arrêté. La grille des équipements, quant à elle, permet de programmer les espaces verts dans les nouveaux lotissements, par rapport au nombre d’habitants. L’approche est purement normative. Dans sa version initiale, elle prévoyait trois catégories d’espaces verts : un parc urbain pour tout lotissement de plus de 50 000 habitants, un jardin public avec 3 m² par habitant et un petit jardin public à raison de 1,5 m² par logement. Dans sa version définitive, les deux catégories « parc urbain » et « jardin public » ont disparu, la grille ne comporte plus que la catégorie la plus petite, à savoir celle du « petit jardin public » avec seulement 1,5 m² pour chaque logement, ce qui est une faiblesse majeure.
En plus du recul de la place et du rôle des espaces verts dans les documents d’urbanisme et de la « panne de fabrique verte », les planifications stratégiques connaissent une mise en œuvre lente et difficile, et ce pour plusieurs raisons : une gouvernance bicéphale et sectorisée avec d’un côté le ministère de l’Équipement, de l’habitat et de la Planification territoriale et d’un autre côté le ministère de l’Environnement ; une faiblesse endémique de moyens humains et matériels ; l’incapacité à maîtriser le foncier. Finalement, la création des espaces verts n’est pas une priorité dans les politiques de la ville-centre. À titre d’exemple, le plan d’aménagement de la commune de Tunis (PACT, 2017) prévoit l’élaboration d’un plan vert pour la ville. Aujourd’hui, soit cinq années après l’approbation du PACT, le plan vert n’a pas encore vu le jour.
Les habitants faiseurs de paysage
Face à cette inefficacité des pouvoirs publics à répondre aux besoins des habitants en espaces verts, ces derniers ont décidé de prendre les choses en main et d’agir afin de façonner de leurs mains le paysage de leur ville. Ils agissent à titre individuel, au sein de collectifs d’habitants ou d’association en tant que « faiseurs de paysage ». La locution « faiseurs de paysage » s’inspire de Laurent Matthey (2013), qui détourne lui-même la formule de Thierry Paquot (2010). L’observation de terrain confrontée à la théorie est possible grâce au « regard de retour » évoqué par Levis Strauss, s’entame alors un dialogue entre scientifiques (géographes) et faiseurs de territoires (Matthey, 2013). Dans ce qui suit, nous allons essentiellement rendre compte d’observations de terrain des acteurs de la société civile, des habitants qui « ont prise » (Berque, 1990) sur leur milieu de vie et qui tentent de le transformer.
Il ressort de notre observation de terrain dans la métropole tunisoise, quatre exemples qui sont présentés ici : celui du jardin des Mimosas, réalisé par un habitant, celui du potager d’Ommi Faiza, réalisé par un collectif d’habitants, celui de l’Association des amis du Belvédère ainsi que celui de l’Association zone verte El Menzah. Il ne s’agit pas d’un inventaire exhaustif, il existe d’autres expériences qui n’ont pas été rapportées ici.
Le jardin des Mimosas
Recouvrant une surface de près d’un hectare et renfermant plus de 500 arbres et arbustes qui ont été plantés depuis 1990 le long d’une bande de terrain séparant une autoroute urbaine (la voie X) d’un quartier d’habitation, le jardin des Mimosas a été créé de toutes pièces par un riverain, M. Moncef Besbes. « Féru de verdure », comme il le dit même, M. Besbes a commencé à planter la portion de cette bande en face de chez lui afin de constituer un écran végétal pour se protéger des pollutions générées par l’autoroute urbaine et des nuisances sonores et aussi de créer un îlot de fraîcheur. Aujourd’hui, le jardin des Mimosas s’étend sur une longueur de plus de 500 m et couvre cette zone non aedificandi entre deux échangeurs de la voie X, un axe routier principal est-ouest du Grand Tunis. Lors d’une visite du jardin, M. Besbes nous raconte l’histoire de chaque arbre, de chaque sujet y ayant planté. « Des personnes mal intentionnées arrachent des plantes et moi j’en replante d’autres, infatigablement. Je plante des sujets de grandes tailles, plus difficiles à déraciner », nous dit-il. Il nous raconte que ce jardin est le fruit de son effort personnel, sans aucune aide de la commune.
Le jardin des Mimosas est devenu une destination de promenade des habitants du quartier, mais aussi un rendez-vous pour les amoureux du jardinage qui y organisent régulièrement des journées de trocs de graines et de boutures, soutenues par le collectif « Plantes et Jardins ». Ce dernier s’est constitué autour d’un groupe Facebook du même nom. Les rendez-vous pour les journées de trocs sont relayés sur les réseaux sociaux et connaissent un vif succès.
Le potager d’Ommi Faiza
Un autre collectif constitué grâce aux réseaux sociaux autour d’un habitant fédérateur, celui du potager d’Ommi Faiza. À côté du jardin Montazah El Manazeh, et aux pieds d’immeubles d’habitations (La Cité CNRPS d’El Menzah 6), des habitants ont installé un potager qu’ils entretiennent tous les dimanches autour d’un café. À l’origine (en 2018), un groupe s’est constitué autour d’Ommi Faiza, une habitante qui voulait planter un citronnier au pied de son immeuble, un citronnier qui avait du mal à se développer. Pour booster le citronnier, on a commencé par planter des fèves. L’appel est lancé sur les réseaux sociaux et de fil en aiguille, le groupe s’est élargi et un potager urbain s’est constitué.
Aujourd’hui, la notoriété du potager a dépassé les habitants du quartier, les amoureux du jardinage viennent de loin pour participer aux activités.
Le projet El Houma Khir3 est né dans la médina de Tunis, il propose d’aider les habitants à végétaliser les terrasses ainsi que les patios. L’idée est de fabriquer des jardinières par les jeunes du quartier et de les donner aux habitants afin qu’ils y installent des potagers. Actuellement, deux patios d’immeubles collectifs ont été plantés (rue Dr Cassar), plusieurs toitures ont été végétalisées. Des initiatives, comme le potager d’Ommi Faiza, El Houma Khir sont très nombreuses mais ne sont pas répertoriées car elles ne bénéficient pas du statut d’association.
L’association des Amis du Belvédère
Créée en 1989, l’Association des amis du Belvédère (AAB) est implantée au sein du parc du Belvédère (113 ha). Ses actions consistent à assurer une veille permanente sur le parc du Belvédère, à sensibiliser les habitants à la protection de l’environnement et à organiser des activités culturelles et sportives dans le parc. L’association organise des séjours de vacances et des journées pour les enfants avec des activités de jardinage et d’éducation à l’environnement comme : « Se nourrir au Belvédère », vacances vertes au mois de décembre ; « Fêtez l’arbre au Belvédère », fête de l’arbre au mois de novembre ; « Explore le parc », visites guidées du parc ; « Histoires du Belvédère », cycle de rencontres littéraires ; « Les floralies du Belvédère », journée organisée avec les pépiniéristes tous les ans en partenariat avec la commune.
Avec ses 400 adhérents et ses 3 000 sympathisants, l’association est largement impliquée avec la ville de Tunis dans les décisions concernant le parc du Belvédère, elle est aussi partenaire dans le projet de classement du parc en tant que site naturel et historique4.
Son action de veille sur le parc a pris la forme d’une vive contestation en 2016 quand le plan d’aménagement de la ville a prévu le passage d’une autoroute urbaine au sein du parc. Cette contestation s’est manifestée par une marche dans le parc, des journées d’information et de nombreuses interventions dans les médias. Ces efforts ont été couronnés de succès puisque le projet a été retiré. À cette occasion l’association a aussi servi de médiateur entre les différents acteurs concernés par les espaces verts et a réuni autour d’une table les représentants du ministère de l’Environnement, du ministère de l’Équipement et de la ville de Tunis.
L’Association zone verte El Menzah
La création de l’Association zone verte El Menzah en 2012 a aussi été motivée par une menace qui planait sur un jardin public : le changement de vocation du « seul et dernier rempart écologique d’El Menzah »6. Il s’agit du jardin Riadh El Manzeh d’une superficie de 3 ha, situé dans un quartier résidentiel. Ce jardin est très fréquenté par les habitants du quartier qui viennent se promener et aussi pratiquer des activités sportives dans le parcours de santé. La menace qui pesait sur cet espace était d’installer une pépinière municipale sur environ le tiers de la surface et de concéder le reste à des investisseurs privés pour un projet polyfonctionnel. Les habitants du quartier se sont mobilisés pour défendre leur jardin et ont obtenu gain de cause.
L’association s’est fixé comme objectifs, la sauvegarde et la valorisation du jardin, la préservation de l’aspect paysager ainsi que le patrimoine naturel du site, le soutien à la commune pour l’entretien et la sensibilisation des habitants aux questions d’ordre environnemental. Elle milite aussi en faveur des pratiques de gouvernance urbaine participative. L’association est active sur trois volets : le volet végétal (création d’un jardin partagé, d’une oliveraie, d’un potager en permaculture, etc.), le volet équipements (entretien, signalétique, réaménagement, etc.) et le volet social (manifestations artistiques, fêtes de quartier, éducation à la ville, etc.). Elle organise des « animations nature » pour les grands et les petits dans les parcs, mais aussi des journées d’information et des conférences en partenariat avec la commune de l’Ariana : fête de l’arbre, fête de la musique, fête du voisinage, Ariana avec le temps, Nature Games, fête de la musique, etc. Ces activités sont très appréciées par les habitants du quartier qui y participent massivement.
Les formes de mobilisation et les acteurs
Dans la Tunisie post-révolutionnaire, le tissu associatif s’est largement densifié et la société civile est très dynamique. On compte plus de 180 associations environnementales. Un grand nombre d’entre elles se sont fixées comme objectif de veiller à la protection et à la valorisation de jardins de quartier ou de grands parcs urbains. La plupart se sont constituées pour s’opposer à des projets non concertés qui sont perçus comme des menaces pour les espaces verts en question. Les associations et les collectifs d’habitants assurent une « veille » sur les territoires dans lesquels elles sont implantées. Les alertes sont généralement lancées sur les réseaux sociaux, des rassemblements sont ainsi organisés dans le but d’alerter l’opinion publique, les médias ainsi que les autorités concernées. Des rencontres avec les acteurs institutionnels permettent d’infléchir le cours d’un projet et parfois de le stopper comme dans le cas du parc du Belvédère et du parc Farhat Hached. L’ensemble de ces actions individuelles et collectives participent largement à la fabrique de la ville comme paysage.
Nos recherches n’ont pas permis d’identifier un profil type des personnes mobilisées. Les observations de terrains permettent d’avancer cependant qu’il y a plus de femmes que d’hommes qui se mobilisent, elles paraissent se sentir plus concernées par la qualité du cadre de vie et par l’avenir de la planète d’une manière générale. Souvent il s’agit de femmes avec des enfants. Le contact avec la nature paraît toujours étant bénéfique, l’idée est de transmettre l’amour de la nature aux enfants. Parfois, il s’agit de personnes isolées à la recherche de nouvelles relations sociales. Les mobilisations autour des projets de renaturation sont aussi une fabrique de lien social. En venant planter et entretenir un jardin, comme le potager d’Ommi Faiza ou le jardin des Mimosas, on se retrouve autour d’un café et on échange les dernières nouvelles. Ces espaces sont aussi un lieu de mixité sociale et rencontres intergénérationnelles regroupant aussi bien des personnes âgées que des familles avec des enfants en bas âge.
Conclusion
Le végétal et les espaces de nature se retrouvent inévitablement à la croisée des compétences des différents échelons des planifications urbaines tunisiennes et à l’intérieur des collectivités à la croisée des compétences de divers services. Pour relever les défis posés par le changement climatique et de la demande de qualité urbaine des citadins et mener une politique forte de renaturation de la ville et de construction progressive d’une trame verte, les collectivités doivent renforcer leurs moyens d’intervention et améliorer leur maîtrise d’ouvrage. Elles doivent agir à la fois dans le cadre de la production de leurs documents d’urbanisme, dans les projets qu’elles pourraient porter, mais aussi dans la gestion des espaces existants et dans le soutien des initiatives citoyennes. Les formes environnementales et paysagères de l’urbain sont à transformer en tendant l’oreille vers les mouvements sociaux et les initiatives citoyennes capables d’imprimer des dynamiques nouvelles. Le rôle de l’espace public y est déterminant, tant pour ses potentiels de développement et d’adaptation au désir de nature des citadins que pour ses qualités de centralité spatiale des activités humaines. Les exemples retenus dans notre recherche montrent les potentialités d’un urbanisme tactique, d’initiative citoyenne, pouvant s’articuler aux objectifs des planifications souhaitées : mise en œuvre de processus écologiques de renaturation de la ville, intégration de différentes strates de végétalisation, recherche de continuités vertes, prise en compte de la petite faune, préservation des sols.
L’urbanisme tactique est aujourd’hui évoqué comme une réponse possible aux planifications institutionnelles lentes, faiblement coordonnées, souvent incapables de prendre en compte les demandes multiples des usagers. Il se présente comme un mode de fabrication de l’espace public qui met en évidence les initiatives citoyennes, ascendantes, localisées, visant l’action « ici et maintenant ». Il accorde de l’importance au temps court, au caractère non linéaire et pour partie imprévisible de la fabrique de la ville. Le choix des lieux d’intervention, la rapidité des interventions communautaires, mais aussi le soutien des autorités locales sont des ingrédients du succès et de la pérennité des actions. L’articulation entre urbanisme stratégique et urbanisme tactique est ainsi rendue utile et nécessaire afin que les initiatives expérimentales soient rendues irréversibles (Zaâfrane Zhioua, 2022).
Les justifications du développement de la nature par des micro-paysagements ou par de grands projets ne manquent pas. Elles mêlent les multiples rapports au vivant : lutte contre les îlots de chaleur, adaptation aux évènements extrêmes, accueil de la biodiversité, mais aussi une demande pressante de qualité urbaine des habitants, de plus en plus aptes à participer à la fabrique des paysages urbains. Un défi est lancé aux pouvoirs publics par les initiatives analysées. Il s’agit de faire du commun, en liant et en associant les habitants d’un quartier, d’une rue ou d’un lieu pour atténuer les effets d’une minéralisation urbaine excessive, aux planifications vertes à venir assurant ainsi une proximité d’habitante généralisée aux espaces de nature.
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Notes
- Le Grand Tunis est constitué de 38 communes regroupées en quatre gouvernorats : Tunis, L’Ariana, La Manouba et Ben Arous. Ils abritent aujourd’hui environ 2,8 millions d’habitants.
- Espace vert : inventée en francophonie par J-C. N. Forestier (1925) la notion s’est imposée au fil du temps comme un héritage fonctionnaliste pour désigner des équipements urbains végétalisés devant être disposés dans la ville de manière que chacun puisse s’y rendre.
- El Houma Khir : expression en arabe qui signifie « le quartier est meilleur ».
- Informations recueillies sur la page Facebook de l’association.
- Source : http://kapitalis.com/tunisie/2016/03/04/le-parc-du-belvedere-en-danger-des-ecologistes-montent-au-creneau/
- Selon les termes du texte de présentation de l’association.