Pour lutter contre la profonde neurasthénie qui m’accablait – je parle de neurasthénie, à défaut de connaître le terme adéquat –, je consultai le docteur Luz, un homme à l’esprit aussi fantasque que rationnel, qui me délivra, tout souriant, son diagnostic :
– Vous n’avez pas besoin de soins… bien au contraire !
– Voulez-vous donc dire que je ne dois pas me soigner ?
– Pas tout à fait… Il vous faut un traitement de choc. Faites des choses qui donnent du piquant à votre vie. Vous souffrez d’atonie, d’indifférence : vous manquez de stimulation. Ne pourriez-vous pas tomber amoureux ?
– Je ne pense pas. Les femmes, ça va bien un moment. Et même lorsqu’elles ne vous occupent qu’un temps, elles vous empoisonnent la vie. Et celles qui ne le font pas finissent par vous écœurer. C’est un bien mauvais remède, docteur.
– Et les voyages ? Vous n’aimez pas voyager ?
– Les voyages ? Avec leur lot de malles Gladstone, le guide Baedeker, les auberges ? Très peu pour moi ! Je connais l’Europe par cœur, et à moins de vouloir vivre des aventures à la Jules Verne… hormis les vols en aéroplane, il n’y a plus de voyages palpitants…
– Eh bien, renoncez aux voyages terrestres et partez à la découverte de l’âme humaine. Toute vie comporte une part de mystère et la curiosité peut vite devenir une passion, en particulier pour une personne qui, comme vous, se plaît à analyser la psyché d’autrui…
Je le remerciai pour son conseil aussi chaleureusement que s’il devait m’être utile et je partis convaincu que la science était impuissante à me venir en aide.
Le soir même, vers minuit, j’entrai dans la salle de théâtre de l’Apollon. Pour rejoindre mon siège, je passai avec la plus grande précaution devant les spectateurs de ma rangée qui s’étaient déjà installés. J’étais sûr de n’avoir dérangé personne, aussi fus-je étonné d’entendre l’un d’eux, le plus proche de moi, m’interpeller d’une voix forte :
– Hé ! vous, là ! vous pourriez faire attention !
Ma surprise fut d’autant plus grande que celui qui m’apostrophait ainsi était un jeune homme que je fréquentais au Cercle et au Club, une « connaissance ». Une telle fureur, totalement infondée, et le sentiment d’étrangeté qu’elle m’inspira rallumèrent une étincelle dans mon esprit éteint. Je pensai aussitôt : « Serait-il ivre ? »
J’aurais pu confirmer mon hypothèse si j’avais remarqué sur le visage de mon interlocuteur la pâleur et l’éclat singulier de la pupille qui caractérisent l’acmé de l’ivresse mais il renchérit et s’exclama : « Hé, c’est à vous que je parle ! » et ni sa voix ni ses gestes ne dénotaient l’ébriété. Pourquoi cet individu me cherchait-il des noises ?
Les spectateurs observaient la scène en chuchotant et notre rangée se leva. Tout le monde nous regardait ; quelqu’un s’interposa alors. Mon agresseur changea soudain de ton et, sans transition – du moins me sembla-t-il –, il éclata de rire en s’écriant :
– Ah, Selva ! Je suis désolé… Je ne vous avais pas reconnu… Pardonnez-moi… Je suis vraiment navré… Je vous prie de m’excuser.
Ses excuses étaient aussi courtoises que sa colère infondée, et je sentis le doute poindre en moi. Un doute vague, indéfini et fugace s’immisça dans mon esprit et le ranima, réveillant mes facultés et captivant mon attention jusqu’alors distraite.
Tandis que la musique agaçante et tonitruante des matchiches et des tangos martelait mes oreilles, mon imagination galopait, telle une pouliche fougueuse en liberté. J’avais le sentiment que la colère de cet individu – il s’appelait Andrés Ariza – était purement fictive. Pourquoi ? Parce que derrière chaque action humaine, il y a un mobile, une cause. Quel mobile avait donc poussé Andrés Ariza à feindre la colère alors que j’étais entré sans l’importuner ?
Au lieu d’observer les pieds et les jambes des artistes, leurs collants roses, leurs souliers pointus de satin brillant, leurs rondeurs cotonneuses et leurs tenues à sequins, je regardai Ariza du coin de l’œil, avec une grande curiosité.
Il ne regardait pas le spectacle. Cela ne faisait aucun doute, quelque chose d’inhabituel le préoccupait. De sa main blanche et bien dessinée, il jouait nerveusement avec la pointe de sa moustache, et de temps en temps tournait la tête vers moi, l’air inquiet. J’évitais de me faire surprendre à l’observer, mais pour une raison indéfinissable, une force irrésistible ramenait sans cesse mon regard à l’examen attentif de sa physionomie altérée. Au moindre mouvement, un parfum intense et capiteux de gardénia émanait de sa personne, et cette senteur m’enivrait comme un vin d’assemblage entêtant. Elle devait être très puissante pour dominer les mille odeurs d’un théâtre comble.
Soudain, je frémis… Ce que je venais de remarquer aurait parfaitement pu avoir une explication banale et naturelle, mais, comme je l’ai déjà dit, mon imagination galopante m’entraînait plus qu’elle ne me retenait. J’avais vu – sur le plastron de la chemise d’Andrés presque recouverte par son gilet – une minuscule tache rouge, aussi enflammée qu’une bouche amoureuse ; une petite goutte de sang toute fraîche. Je me mis alors à brosser, à grands traits, un tableau aux tonalités rougeoyantes, un sujet dramatique, une histoire de folie, de vengeance… Peut-être un duel sans témoin, un combat à mort, dans le respect du secret exigé par le code de l’honneur ?
Quand, une demi-heure plus tard, je quittai le théâtre pour rejoindre tranquillement mon domicile, le cours de mes pensées changea. Sans doute me retrouvai-je pris dans l’étau de la réalité ordinaire, source de mon ennui. Tout m’y ramenait : le courant d’air de la rue d’Alcalá, la normalité des choses qui m’entouraient, l’éternel garnement offrant de m’appeler une voiture, les mêmes femmes dépenaillées me proposant les journaux de leur voix éraillée, les tramways qui commençaient à se faire rares à cette heure, les gens se dispersant dans un bourdonnement de plaisanteries grivoises et bravaches. Pendant quelques minutes, j’avais imaginé que quelque chose d’extraordinaire se déroulait tout près et cette impression éveillait en moi une excitation toute romanesque. Ce que j’avais ressenti pendant cette heure-là était tout sauf de l’ennui : c’était une exaltation inquiète et passionnée. Quelle effervescence, quelles élucubrations pour l’accès de colère d’un simple individu et pour une minuscule goutte de sang qui avait très bien pu jaillir de son nez ! Malheureusement, la plupart des choses ont toujours une explication banale et prosaïque, et la vie est un tissu au maillage lâche, uniforme et prévisible qu’aucune broderie romanesque ne vient orner.
Je haussai les épaules et me mis en route. La nuit, bien qu’hivernale et nuageuse, était calme, et j’espérais qu’un peu d’exercice m’aiderait à trouver un sommeil qui peinait habituellement à venir avant l’aube. Je vivais dans l’une de ces rues nouvelles, dont l’urbanisation et l’aménagement n’étaient toujours pas achevés. À côté du petit hôtel que j’avais loué, il y avait une parcelle ravinée, pas encore défrichée et clôturée tant bien que mal par des planches d’un bleu passé. Ce n’était pas la seule dans cette rue déserte, où l’éclairage était à l’avenant de tout le reste. L’éventualité d’être agressé ne m’inquiétait pas outre-mesure : j’avais mon Browning sur moi mais j’ignore pourquoi à ce moment-là l’idée, sinon d’un vol, du moins de quelque chose d’anormal, se précisait et prenait forme à mesure que je m’éloignais du centre pour rentrer chez moi. Sans doute étais-je encore sous l’emprise de l’incroyable effervescence du théâtre. Nul n’aurait pu prédire ce qui devait m’arriver : l’aventure me guettait pour me sauter à la gorge. L’esprit en alerte, je regardais tout autour, à l’affût du moindre bruit et, dans le même temps, mes pensées revenaient sans cesse au visage décomposé et à la colère feinte d’Andrés Ariza. Pourquoi avait-il simulé ? Quelle était la raison d’un tel simulacre ?
Rien ne pouvait justifier mon appréhension. Tout autour de moi, je ne voyais rien d’autre que ce halo singulier et dramatique qui enveloppe, la nuit, les maisons silencieuses aux volets clos. Rien que cette solitude profonde. À Madrid, c’est bien connu, les rues du centre-ville restent animées jusque tard dans la nuit mais dans les quartiers plus excentrés, où se trouvent les demeures des gens riches et des aristocrates, on croise rarement quelqu’un entre une heure et deux heures du matin. Arrivé dans ma rue, je ne vis pas le veilleur de nuit, ce bon vieux Pacomio. Sans doute, comme d’autres fois, s’était-il réfugié dans une de ces gargotes où mangent les ouvriers qui travaillent dans les nombreux édifices en construction près de chez moi. Cela ne me dérangea pas, car j’avais les clés de la grille et de ma porte dans la poche.
Lorsque je m’approchai, une force irrésistible et inexplicable me fit tourner les yeux vers le terrain abandonné, et je remarquai que la palissade présentait une ouverture bien nette. Plusieurs planches avaient été arrachées et gisaient pêle-mêle de part et d’autre. Et, à l’intérieur, sur le fond clair de la terre argileuse durcie par le gel, je distinguai une masse confuse, assez grande, noire, longue, blanche à son extrémité. Je m’avançai et me penchai. C’était le corps d’un homme, en tenue de soirée, sans manteau, et la partie blanche correspondait à son visage cireux et au plastron raide de sa chemise. Un cadavre !
Le mort, en supposant qu’il le fût, se trouvait tout près de la palissade. S’il l’avait franchie vivant, il avait dû succomber immédiatement après. Je sortis mon briquet et éclairai son visage.
Ce visage ne m’était pas familier alors que je pense connaître, au moins de vue, tous les habitués des cercles de la cour. Il devait avoir vingt-cinq ans et arborait une moustache blonde resplendissante. Le souvenir d’Ariza me revint, à la vue de cette moustache : je me rappelai qu’il jouait nerveusement avec la sienne. Je remarquai que le mort ne portait ni cravate, ni boutons au plastron, ni gilet. Absorbé dans ma contemplation, je sursautai quand un bruit de pas résonna lourdement. C’était, tout simplement, le veilleur de nuit qui, comme à son habitude, toujours en quête de pourboire, venait m’éclairer pour que je puisse plus facilement trouver la serrure : il avançait bruyamment et, hors d’haleine, se confondait en explications.
– Monsieur, on m’avait appelé dans l’autre rue… J’étais en train d’ouvrir à Monsieur le comte de Marciela…
En toute autre occasion, j’aurais ri de son excuse car, connaissant les habitudes du chétif comte de Marciela, homme valétudinaire et méthodique, il était fort improbable que ce dernier rentrât à une heure aussi tardive. Mais je n’étais pas d’humeur à rire. Je me tournai vers l’Asturien et l’arrêtai d’un geste autoritaire :
– Attention, ne mentez pas. Vous pourriez commettre une grave erreur en disant autre chose que la vérité aujourd’hui. N’essayez pas de tromper la justice. Il y a un mort sur ce terrain vague.
Terrifié, le « ver luisant » dirigea sa torche vers l’endroit que je lui désignais et, lorsqu’il vit le tableau, il laissa sourdre une exclamation.
J’étais encore sous le coup de l’horrible découverte. Un doute m’assaillit alors : et si l’homme n’était pas mort mais simplement ivre ? Dans ce cas, il fallait lui porter secours sans tarder, le mettre à l’abri dans un lieu sûr.
– Aidez-moi à le relever, dis-je au veilleur de nuit. Il est peut-être vivant.
– Ne le touchez pas, Monsieur ! implora Pacomio. Tâchons d’éviter les ennuis avec « ceux » de la justice, ne nous mettons pas dans le pétrin. J’ai déjà vu beaucoup de morts et je peux vous assurer que celui-ci a bien trépassé.
Je pénétrai dans le terrain vague, en me faufilant entre les planches. Tout en m’éclairant, le veilleur protestait, me donnait moult conseils en criant. Je me penchai sur le corps et palpai une main : elle était glacée. Je tentai de percevoir sa respiration. En vain. Je soulevai son bras. Il retomba, raide. Pacomio avait raison. Il était trop tard pour lui porter secours.
– Je ne veux pas d’ennuis et il est hors de question que je passe une nuit blanche, murmurai-je, en glissant une pièce au veilleur de nuit. Appelez à l’aide : faites venir la police et qu’elle fasse son travail. Et je vous le répète, ne mentez pas et n’omettez pas de signaler que c’est moi qui ai découvert le corps. Dans un cas comme celui-ci, il convient de dire toute la vérité, pour ne pas avoir de mauvaises surprises.
Une fois chez moi, je me couchai pour essayer de dormir. Lorsque j’y parvins, mon sommeil ne fut qu’un tricotage et détricotage confus de fragments de scènes dans lesquelles se mêlaient les deux impressions de la veille. Mon esprit survolté tissait un lien étroit entre l’incident du théâtre et le drame du terrain vague. Par moments, j’avais le sentiment que le mort et l’homme qui feignait d’être en colère étaient une seule et même personne, que le corps glacé gisant sur le terrain vague était celui d’Andrés Ariza. D’autres fois, j’avais l’impression qu’Andrés Ariza le découvrait avant moi et qu’il m’accusait du crime, au motif que mon domicile se trouvait à proximité du lieu où la victime avait été découverte. Mais pouvait-on réellement y voir un crime et une victime ? À mon réveil, je n’en étais plus aussi certain car je ne me souvenais pas d’avoir vu de blessure ou de plaie sur cet homme. Et pourtant, la conviction qu’il s’agissait d’un crime me rendait fébrile. Je commençais à comprendre que la seule chose qui me touchait profondément et qui venait briser l’uniformité grise de la civilisation, c’était le crime. La saveur aigre-douce du crime avait effacé de mon palais l’insipidité de l’ennui. Seul le crime pouvait m’intéresser. Je m’agitais sur ma couche comme sur un lit de braises ; c’était du vif-argent qui coulait dans mes veines. Pourquoi n’avais-je pas voulu assister à la levée du corps ? Sans doute pour nourrir ma rêverie, mon intuition mystérieuse. Pour méditer, comme méditent les visionnaires, au-delà de la réalité visible, à la recherche de la réalité cachée.