Je ne m’étonnai pas de recevoir, à onze heures du matin, une convocation du juge m’appelant d’urgence à son bureau.
Je m’habillai, déjeunai frugalement, pris une voiture pour arriver au plus vite et me présentai devant le fonctionnaire. C’était un jeune magistrat qui se donnait des airs d’intellectuel, un de ces individus qui possèdent dans leur bureau une collection d’ouvrages des éditions Alcan, et qui philosophent à l’Académie de Droit, lors des soirées de commémoration. Je le connaissais pour l’avoir rencontré à l’Athénée, mais je ne m’en souvins que lorsque je le vis. Il me salua avec une affectation obséquieuse, m’assurant, en guise de préambule, qu’il me convoquait dans le seul but d’échanger des impressions puisque, selon le veilleur de nuit, j’étais le premier à avoir vu le cadavre sur le terrain vague.
– Il y a une autre raison pour laquelle vous devez m’interroger, répondis-je, désireux de m’amuser un peu aux dépens du juge qui s’imaginait être plus malin que moi. C’est que mon hôtel jouxte le terrain vague. Ce sont deux données dont je n’ai nul besoin de souligner l’importance, puisque vous la devinez sans peine. Et vous ne devez pas seulement m’interroger moi mais également mes deux domestiques. Ils ont peut-être vu quelque chose.
– Grand Dieu ! s’exclama le juge. Vous ? Mais qui pourrait imaginer cela… ?
– Vous-même. Et je ne pense pas me tromper en disant que, pour l’instant, je suis votre seule piste, n’est-ce pas ?
– Allons, trêve de plaisanterie, monsieur Selva, l’affaire est grave. Faites-moi la grâce de ne pas me refuser votre précieuse collaboration. Je ne vous demande pas de me dire d’où vous veniez lorsque vous avez découvert le corps, parce que je le sais déjà ; vous veniez de l’Apollon. Vous vous y êtes disputé avec un jeune homme, Ariza, qui occupait un siège proche du vôtre. Une dispute sans importance. Ariza s’est excusé, et vous vous êtes quittés bons amis.
– Je vois que vous êtes bien informé. Interrogez-moi, et je vous dirai le peu de choses que je sais.
C’est ce que je fis, point par point. Le juge m’écoutait, suspendu à mes lèvres.
– Donc, vous ne connaissez pas le mort ?
– Je ne me souviens aucunement de l’avoir vu un jour.
– C’est tout ce que vous pouvez me dire à son sujet ?
– Je n’ai rien à ajouter.
Je le vis froncer furtivement les sourcils.
– Selva, nous allons certainement devoir vous importuner de nouveau au sujet de ce crime…
– Il s’agit donc d’un crime ? m’exclamai-je avec une véhémence presque jubilatoire.
– Vous en doutiez ?
– Lorsque j’ai examiné le corps hier, je n’ai vu aucune blessure ni la moindre trace de violence.
– C’est parce que…
– Excusez-moi de vous interrompre, je devine la suite ! N’allez pas imaginer que j’ai besoin d’une explication. Il ne présentait pas de lésion parce qu’on l’a certainement rhabillé après l’avoir tué. J’aurais dû m’en douter lorsque j’ai remarqué qu’il ne portait ni cravate ni boutons sur son plastron.
Le visage du juge s’assombrit davantage. Il commençait à s’inquiéter. Sa méfiance grandissait à vue d’œil. Il devinait en moi une force qui l’obligeait à déployer toute la sienne, et peut-être ne serait-elle pas de taille face à un adversaire doué d’une telle maîtrise de soi et d’une si grande finesse.
– Jouons cartes sur table, Monsieur le Juge, continuai-je en lui demandant, d’un geste, l’autorisation de lui offrir une cigarette et d’en allumer une pour moi, vous me soupçonnez et vous avez bien raison. Si j’étais à votre place, je ferais de même car il n’y a aucune autre piste pour le moment, j’insiste sur ce point. Le crime ne peut être attribué à de vulgaires malfrats, car lorsque des malfaiteurs dévalisent un homme dans la rue (comme cela s’est déjà produit), ce n’est pas pour le rhabiller ensuite. Il est de votre devoir de tout mettre en œuvre pour établir ma culpabilité. Je pense que vous devez prendre ma déposition en bonne et due forme, sans plus attendre. Pour ma part, j’ai une observation à vous faire et une prière à vous adresser. Tout d’abord, je vous avertis que si d’aventure, vous décidez de m’envoyer en prison en vous laissant porter par les injonctions éventuelles d’une opinion survoltée, peut-être relayées par la presse, vous pouvez être certain que ce crime ne sera jamais résolu.
– Faites-moi l’amitié, je vous prie de m’indiquer les raisons de cette affirmation, implora le juge.
– C’est très simple : je me suis proposé d’élucider cette affaire et j’ai bien l’impression d’être le seul à pouvoir le faire. Peut-être y ai-je été incité par la lecture de ces romans anglais en vogue, où l’on trouve des policiers amateurs, autrement dit des « détectives pour le plaisir ». Vous savez bien que si l’homme à l’état de nature se fie à ses impressions directes, l’homme civilisé s’en remet à ses lectures. Vous êtes bien trop cultivé pour ne pas le savoir.
– Pardonnez-moi, Monsieur Selva, mais il vous faut en outre apporter la preuve irréfutable de ce que, par ailleurs, nous serions tous prêts à affirmer, à savoir que vous êtes totalement étranger à cet événement effroyable.
– Tss, ce n’est pas cela qui me motive. N’importe qui pourrait le démontrer et je défie les autorités de prouver le contraire… Mais peu importe, le mobile n’a pas d’importance. Acceptez-vous que je démêle cet écheveau ? Dans ce cas, sans manquer le moins du monde à vos devoirs professionnels, aidez-moi à votre tour : révélez-moi dès à présent ce qui n’est pas confidentiel et que tout Madrid apprendra ce soir par la presse.
Le magistrat hésita un instant. Il craignait sans doute d’assumer une lourde responsabilité en agissant de la sorte. Finalement, il se décida :
– Posez vos questions.
– Qui est le mort ? A-t-il été identifié ?
– Oui. Il s’appelait don Francisco Grijalba ; il était de Malaga et venait de temps en temps séjourner à Madrid pour régler des affaires courantes pour le compte de la compagnie sucrière dans laquelle il occupait un poste important.
– Un membre de la bonne société ? célibataire ? riche ?
– Un peu de tout cela. Un garçon « de bonne famille », travailleur, promis à un bel avenir dans le commerce…
– Fréquentait-il une dame à Madrid, ou était-il du genre volage ?
– Nous ne sommes pas encore arrivés à élucider ce point délicat mais je vois que vous considérez qu’il faut s’en tenir au vieil adage : « cherchez la femme ».
– Avait-il de la famille à Malaga ?
– Une sœur mariée, et un père souffrant, qui ne pourra pas venir ici à cause de son état de santé.
– Comment a-t-il été tué ? Quels coups ou blessures a-t-il reçus ?
– Deux coups de rapière, dont l’un sous le mamelon gauche, qui a dû atteindre le cœur. L’autopsie n’a pas encore été pratiquée.
– Comment avez-vous réussi à l’identifier ?
– Oh ! ça n’a pas été bien difficile. La procédure est bien rodée… Nous avons demandé dans les hôtels de luxe si un client manquait à l’appel. À l’hôtel de Londres, on nous a répondu que ce monsieur, don Francisco Grijalba, n’avait pas reparu depuis hier après-midi. Le propriétaire a été appelé à la morgue où il l’a reconnu.
Je notai dans mon carnet : « Hôtel de Londres ».
– Vous pourrez prendre ma déposition, Monsieur le Juge, dis-je, dès que j’aurai fini cette cigarette. Et une fois ma déposition enregistrée, vous devrez venir chez moi sur-le-champ – sans attendre d’avoir mandat, puisque vous êtes compétent pour agir – afin de procéder à une reconnaissance des lieux et fouiller mes papiers, mes armoires et tout ce qui s’y trouve. Il conviendra également d’examiner attentivement le terrain vague qui se trouve à côté de chez moi. Dans ce genre de situation, il ne faut rien négliger.
Une nouvelle inquiétude se dessina sur le visage de l’homme, qui ne savait pas s’il devait voir en moi un criminel cynique, effronté et plein d’audace, ou un être supérieur, amateur d’émotions fortes, capable de lui donner des leçons sur sa propre profession, malgré sa bibliothèque Alcan et ses discours à l’académie.
– Eh bien, laissa-t-il échapper, je ne vois aucun inconvénient à prendre la direction que vous m’indiquez car c’est précisément celle que j’avais l’intention de suivre ; je vous le dis en toute confiance. Vos domestiques seront interrogés et nous procéderons aussitôt à la perquisition.
Quelques instants plus tard, le greffier entra et on prit ma déposition. Laconique, je m’en tins au strict récit des faits.
– Quel a été votre emploi du temps au cours de la journée d’hier ?
– Le matin, à dix heures, je suis allé consulter le docteur Luz. À onze heures et demie, je suis rentré chez moi et je n’ai rien fait de particulier jusqu’à midi et demi, heure à laquelle on m’a servi le déjeuner. À trois heures, je suis allé au Cercle, j’ai lu la presse et parlé politique avec quelques sociétaires. À six heures, j’ai quitté le Cercle et je me suis rendu dans la boutique de l’antiquaire Roelas, rue du Prado. À huit heures, j’ai dîné au Club. Je l’ai quitté à dix heures et, comme je n’avais pas fait le moindre exercice physique de toute la journée, que je m’ennuyais ferme et que j’étais de très mauvaise humeur, je me suis promené dans les rues, sans but précis, pour tromper mon ennui. À minuit moins le quart, je suis entré à l’Apollon, et de là, après avoir assisté à la dernière représentation, je suis retourné chez moi me coucher.
– Soyez très attentif. Nous allons vous lire votre déposition, avertit le juge, mais avant tout, je vous prie d’essayer de vous rappeler si vous avez parlé à quelqu’un ou si vous avez été vu par une personne de votre connaissance entre dix heures et minuit.
– Je vois, observai-je. C’est à cette heure-là que le crime a été commis. Quand j’ai pris place à l’Apollon, le corps de don Francisco Grijalba se trouvait dans le terrain vague. Les médecins supposent que la mort est survenue entre onze heures et onze heures et demie, n’est-ce pas ?
– En effet…
– Eh bien, non, je ne peux nommer personne à qui j’aurais parlé ou qui m’aurait vu à ce moment-là. J’avais relevé le col de mon macfarlane, je portais un foulard de soie blanche qui me couvrait le nez, par crainte des névralgies, et mon chapeau était bien enfoncé sur ma tête ; d’ailleurs, dans la rue, je fuis les importuns qui, sous prétexte de vous tenir compagnie, vous accostent pour vous priver de votre solitude. Il est fort probable que je n’aie aucun alibi, Monsieur le juge.
Le magistrat semblait réfléchir. Enfin, il trancha :
– Vous avez donc dit tout ce que vous saviez ?
– Point par point.
– Confirmez-vous que vous ne connaissiez pas le mort ?
– Pas même de vue.
– Êtes-vous certain d’être en mesure de découvrir la vérité sur ce crime si mystérieux ?
J’hésitai un instant. Peut-être serais-je incapable de relever ce défi : en me targuant de pouvoir élucider ce crime, j’avais sans doute agi sous le coup de cette vantardise et de cette gasconnade si courantes dans notre pays où l’individu croit pouvoir parvenir à ses fins – et y parvient même parfois – par ses seules ressources. De quels moyens disposais-je pour lever le voile sur cette sombre affaire ? Et pourtant, tout au fond de moi, je sentais poindre deux motivations : tout d’abord la conviction que la résolution du crime pouvait m’intéresser personnellement, et que si je ne le résolvais pas moi-même, la justice risquait de choir dans un gouffre sans fond ; ensuite, l’impression obscure et confuse, liée à une sorte de prescience ou de pressentiment presque surnaturel, de savoir quelque chose à propos de cette sombre histoire.
– Allons bon ! fut ma réaction intérieure. Je suis un homme intelligent, cultivé, oisif et je sens de plus frémir en moi une intuition inexplicable. Ce drame a su me passionner dès son premier acte, je dois prendre part à son dénouement. Le fait est que, depuis hier, je ne m’ennuie plus… Quand ai-je commencé à ne plus sentir le poids de l’ennui ? Quand ce joug de plomb a-t-il cessé de peser sur moi ?
Soudain, je me souvins. Je ne m’étais pas ennuyé depuis le moment où, au théâtre, Andrés Ariza m’avait insulté. Je revis son visage, hagard, bouleversé, et le souvenir de l’éclat grenat de la goutte de sang sur son plastron blanc s’imposa de nouveau à ma vue. Déterminé, je fis face au juge :
– Je persiste à dire que je vais percer ce mystère avec votre aide, si vous faites preuve de bonne volonté et de largesse d’esprit en me fournissant les informations nécessaires, en tenant compte de mes recommandations et en évitant, pour l’heure, de me passer les menottes.
– Je suis tout disposé à le faire, concéda le juge, mais vous savez fort bien que je suis également soumis à un certain nombre de devoirs et d’obligations. Je vous prierais donc de ne m’adresser que des demandes qui n’excèdent pas mes compétences.
– Vous verrez, mon enquête progressera à la hauteur de l’aide que vous m’apporterez.
– Nous autorisez-vous à procéder immédiatement à la perquisition de votre domicile ? Vous en avez formulé vous-même la demande, ajouta le magistrat sur un ton évasif.
– Et je formule de nouveau cette requête. Si vous le souhaitez, je puis m’en aller maintenant et prendre une voiture tandis que vous, Monsieur le juge, me suivez dans une autre. Je vous attends à la porte de ma demeure. Il ne faut pas qu’on nous voie sortir ensemble. Nous serions assaillis par une foule de curieux.
Il acquiesça et je pris congé de lui. À l’extérieur, dans les couloirs, un groupe de chroniqueurs judiciaires, excités par la tournure que prenait le crime et par l’avalanche d’articles et de reportages qui s’annonçait, tentèrent de m’arrêter. Je me défilai poliment : il ne se passait rien digne d’être raconté, leur expliquai-je courtoisement, le mystère restait impénétrable. Pendant ce temps, deux photographes braquèrent leurs objectifs sur moi. La lumière était faible, et j’espère que ce portrait ne permettra pas de m’identifier facilement.