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Chapitre 5

Chapitre 5

Je pris congé du policier ronchon, et je rentrai chez moi à pied, convaincu qu’il me gardait certainement à l’œil, de loin. Au cours de ce bref trajet, je laissais mon imagination débridée recomposer l’histoire de la seule femme du voisinage susceptible d’avoir été mêlée à cette affaire. Julia Fernandina ! Julia Fernandina !

C’était la sœur de l’actuelle comtesse de Tolvanera : elle appartenait à une illustre famille, des plus respectables. D’où ? D’Andalousie, bien sûr… J’aurais même juré qu’elle était de Malaga !… Comment la jeune Julia, une fille du beau monde, était-elle devenue Chulita Ferna, l’astre des amours libertines ? Comme il advient souvent en de pareils cas : cela commence avec un amour de jeunesse, fou mais sacré, pour finir dans le vice et la déchéance. À vingt ans passés, au grand dam du high life andalouse, la jeune aristocrate s’était enfuie avec un professeur de français. Nos tourtereaux prirent leur envol pour Paris. On racontait des horreurs sur la vie que Chulita y mena. Son père fit tout pour la déshériter ; mais lorsqu’il mourut, rongé par la honte, une part considérable de sa fortune revint à Julia qui s’installa à Madrid pour y mener grand train. Aucune dame ne fraya avec elle ; mais lorsqu’elle tenait salon, il s’en trouva deux ou trois, déchues comme elle et bannies de la société, pour la fréquenter, accompagnées de la crème de la gent masculine et d’illustres amateurs du beau sexe. Plusieurs fils de bonne famille, voire leur père, dépensèrent une fortune pour Chulita. Son éclat commença ensuite à se ternir, mais sa conduite ne changea point ; à une exception près : au lieu de mener grand train, elle vivait presque retirée du monde, comme le font, vers la quarantaine, bon nombre de celles que l’on pourrait qualifier de moniales du démon. La réclusion ne la condamnait cependant pas à la pénitence. Elle continuait à plumer de bons gros pigeons bien gras si elle en trouvait, avec l’aide d’un jeune homme. Quel était son nom ? J’étais bien certain de l’avoir entendu au Club !

Ma mémoire vibrait telle une corde de guitare ; je me rappelais la beauté de Chulita : frêle, délicate, avec un corps d’une grâce serpentine et une tête menue, comme échappée d’un portrait de Goya ; une beauté que l’on qualifie aujourd’hui de « troublante ». Ses yeux cernés vous transperçaient, et à l’heure de louer ses charmes, plus ou moins intimes, on s’arrêtait généralement sur la cambrure et la finesse de son pied. Mais ce qui m’occupait à présent, c’était sa bouche rouge sang sur la pâleur de son visage. Cette petite bouche vermeille m’avait parfois soufflé des idées impures. À cet instant, son analogie avec une blessure fraîche me rappela les plaies livides qui entaillaient la poitrine blanche du cadavre de Grijalba. Était-ce chez Chulita que le crime avait été accompli ?

L’espace d’un instant et en dépit de mes précédents succès, je compris que je m’étais trop avancé en m’engageant à faire la lumière sur les dessous de cette sombre machination en trois jours. Tandis que je cédais au découragement, dans les tréfonds de mon subconscient le souvenir était toujours à l’œuvre. Le phonographe sur lequel nous enregistrons nos impressions brûlait de me parler. C’était un curieux phénomène : un détail que j’avais oublié, car il m’avait semblé totalement dénué d’importance à l’époque, me paraissait désormais capital et émergeait doucement des profondeurs de ma mémoire.

Je me revoyais au Club à une heure du matin, lisant distraitement les journaux, tandis qu’à mes côtés, œillet blanc à la boutonnière et cigare au bec, Manuel Lanzafuerte et Pepito Arahal parlaient, comme toujours, de jupons. Il était question, indistinctement, des faux pas discrets des dames de la meilleure condition et des aventures publiques des gourgandines et autres femmes de petite vertu ; on rapportait toujours les mêmes scandales, les préjudices, les esclandres retentissants et les douces intimidations. Et le nom de Chulita vint s’inviter dans la conversation.

– Chulita Ferna ? ça alors, effectivement ! Depuis qu’elle a rompu avec Perico Gonzalo, on ne sait rien d’elle…

– Elle a dû retrouver un godelureau ; Gonzalo est tellement vieux à présent qu’il ne peut plus se servir de sa queue ; en plus, il est fauché.

C’est alors qu’intervenait Tresmes, l’éternel sceptique aux remarques toujours désabusées, pour murmurer, goguenard :

– Elle est avec un jeunot parce que lorsqu’elles s’empâtent…

– S’empâter, Chulita !, protestait Arahal. Ça par exemple, mais tu n’y es pas du tout… Je l’ai vue avant-hier ; elle se dirigeait vers l’Hippodrome dans une petite voiture. Il fallait mettre chapeau bas. Elle était plus belle que jamais et toujours aussi jeune. Elle a un secret. On lui donnerait tout juste vingt-six ans.

– Eh bien, mon cher, tu peux lui en ajouter quinze ou vingt.

– Autant que vous voudrez. L’acte de baptême, c’est de la roupie de sansonnet. L’âge d’une femme se lit sur son visage et ses formes. Chulita vaut bien une douzaine de ces fillettes à la chevelure d’ange, qui ont autant de saveur qu’une courge bouillie. C’est un sacré bout de femme !

– Pourquoi ne pas t’être remis avec elle ?, avait demandé Tresmes, narquois.

– Aïe, aïe !, avait gémi Arahal en imitant le chant des gitans. Avez-vous un pois chiche dans la tête ou la mémoire courte ? Pour moi, Chulita, c’est de l’histoire ancienne… Ne vous en déplaise ! Ne dis pas le contraire, Manolo.

– Et pourquoi tu l’as quittée ?

– Parce qu’elle a fini par me faire peur.

– Peur ?

– Je me comprends. Elle est redoutable. Elle dilapide votre argent et vous suce jusqu’à la moelle. Il est bon qu’elles ne soient pas trop bonne pâte ; et si certains préfèrent les anges, grand bien leur fasse… Mais faut pas exagérer… Enfin, à vous de voir, si ça vous tente…

– Bah ! c’est tout vu, mon cher. Que Tresmes nous dise, puisqu’il le sait, qui est l’élu actuel…

– Qu’il le dise… Qu’il le dise…

« Qu’il le dise », pensais-je, impatient, en proie à la lassitude de celui qui a oublié l’essentiel… Et telle une étincelle éblouissante, au terme d’un instant d’angoisse, son nom jaillit avec force…

– Andrés Ariza ! Andrés Ariza !

Je restai interdit. Je m’arrêtai, m’adossai contre un mur. Je n’avais plus l’ombre d’un doute, ni d’incertitude. Je voyais le crime comme si j’y assistais ; ses mobiles, sa trame, son déroulement. C’était la gradation classique de la chute morale, jusqu’à des profondeurs abyssales. Le couple aux abois par manque d’argent ; les combines infructueuses pour s’en procurer ; l’idée du crime qui commence à grouiller dans leurs pensées, pareille à un insecte venimeux ; l’arrivée de l’ami de province, qui vient pour toucher de grosses sommes, des créances importantes, et qui est une proie facile, peut-être parce qu’il est depuis quelque temps sensible aux charmes de Chulita ; le guet-apens préparé pour le moment où l’argent ne peut pas être versé à la Banque ; les moindres détails de l’acte atroce ; le voile de mystère qui enveloppe la vérité de son épaisseur ténébreuse… J’avais tout découvert, instinctivement, grâce au souffle romanesque de mon imagination, reliant les événements factuels et visibles, pour trouver la clef du secret.

Je n’avais plus à présent qu’à confirmer ce que j’avais deviné. Pour ce faire, je devais jouer un peu au détective et user de moyens quelque peu extravagants dans la veine du roman juridico-pénal. La première étape consistait à m’entretenir avec Chulita Ferna. Quant à la tournure que prendrait cette entrevue, elle dépendrait des circonstances, d’un heureux imprévu, du hasard, redoutable divinité qui étendait sur moi sa protection. 

Dans ma situation, que ferait un détective professionnel ? C’est évident : il commencerait par se déguiser. À peine y eussé-je songé que je commençais à considérer cette idée de déguisement. J’en voulais un qui me permît de retrouver à tout moment ma véritable identité sans verser dans le ridicule des barbes postiches et du bleu de travail, sans renoncer ne serait-ce qu’un bref instant à l’apparence qui sied à la classe sociale qui est la mienne. Chulita m’avait très peu connu, il y avaitdes années de cela, et seulement de vue. Contrairement à Pepito Arahal, je ne l’avais pas inscrite dans les annales de mon passé. Point n’était donc nécessaire de me livrer à une grande transformation. J’entrai chez un barbier et je me fis raser la barbe et la moustache, selon les derniers canons de la mode. J’achetai dans une parfumerie une petite boîte de fard pour donner à ma peau une légère teinte rosée et je rentrai chez moi dans le but d’étrenner un complet que je venais de recevoir de Londres. J’eus la certitude que Cordelero continuait à me surveiller et qu’il ne me perdait pas de vue car deux individus, des policiers à en juger par leur allure, qui flânaient autour de mon hôtel, ne purent dissimuler un mouvement d’étonnement en me voyant revenir rasé de près, et un autre plus marqué encore, empreint d’hostilité et de violence, en me voyant ressortir peu après, transformé en un Anglais élégant. Ils ne réussirent pas à cacher leur vive inquiétude et, persuadés que je prenais tout droit la direction du train, ils me suivirent, à présent sans se cacher, résolus peut-être à me mettre la main au collet. Aussi quel ne fut pas leur étonnement lorsqu’ils constatèrent que je prenais simplement la direction du numéro 15 de la rue voisine et qu’après avoir préalablement questionné le portier, je gravissais lentement les escaliers, comme un simple visiteur.

Lorsque je sonnai à l’appartement de l’entresol qu’occupait la mondaine,je fus accueilli par une accorte soubrette dont le visage anguleux et la moue malicieuse tranchaient avec les idées lugubres qui m’avaient conduit jusque-là.

– Madame attend-elle monsieur ?, demanda-t-elle, mi-réservée mi-mielleuse.

– Elle se doute tout au moins de ma venue, osai-je. Je suis porteur d’un message de monsieur Ariza : un message urgent.

C’était risqué, car Ariza pouvait se trouver là ; mais seule l’audace permet d’aller de l’avant dans certaines situations.

– Que monsieur se donne la peine d’entrer, s’empressa de concéder la soubrette. Qui faut-il annoncer ?

Je donnai un nom inventé de toutes pièces, un mélange d’anglais et d’espagnol, et on m’introduisit dans les appartements raffinés, aux touches artistiques délicates, de Chulita. Dès le pas de la porte, un parfum engageant vint chatouiller mes narines et me subjugua. C’était la fragrance troublante du blanc et charnu gardénia.

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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111961
ISBN html : 978-2-35311-196-1
ISBN pdf : 978-2-35311-197-8
Volume : 2
ISSN : 3040-312X
Posté le 17/03/2025
7 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Pardo Bazán, Emilia, trad. Chapin, Nayrouz, Guyard, Émilie, Orsini-Saillet, Catherine et Pérès, Christine, « Chapitre 5 », in : Une goutte de sang, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 2, 2025, 69-76 [en ligne] https://una-editions.fr/une-goutte-de-sang-chapitre-5 [consulté le 28/02/2025].
Illustration de couverture • Dessin et réalisation : Chloé Videaux, 2025.
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