Maintenant que Chulita était en sécurité, il me restait une chose à faire. Depuis que j’avais accepté – non sans embarras – ma propre faiblesse, ma propre insanité ; depuis que je me sentais capable de céder à l’attraction de l’abîme, j’étais devenu relativement miséricordieux ; je voulais épargner à Ariza, à tout le moins, le déshonneur public.
Comme j’avais l’adresse du criminel, je me rendis à la pension – peu reluisante – où sa situation économique critique l’avait sans doute conduit et demandai après lui. La propriétaire haussa les épaules et me répondit :
– Monsieur Ariza ? Cela fait plus de trois jours qu’il n’a pas montré son nez !
Je me retirai sans manifester la moindre surprise. Bien que la presse n’eût fait aucune allusion susceptible d’alerter le criminel, il était logique qu’il fût tourmenté. Ce que j’avais dit à Chulita sur la disparition de son complice était pure invention mais, objectivement, il n’aurait pas été surprenant que le coupable eût mis les voiles.
– Quel mauvais détective je fais ! me dis-je. J’ai fait preuve de maladresse avec tous ces préparatifs qui ont traîné en longueur. Autrefois, la première chose à faire était de « placer les suspects sous main de justice ». Or, avec mes accès de romantisme, j’ai soustrait l’une des suspectes à la justice, et peut-être l’autre également. Cordelero va bien rire… Quoi qu’il en soit, même s’il est peut-être déjà trop tard, tâchons de faire ce qu’il faut. Je vais dire toute la vérité au juge. Peut-être qu’Ariza n’a pas encore quitté l’Espagne.
Le juge m’écouta, fasciné. Mon récit était dramatique à souhait et portait le sceau de l’authenticité. J’omis uniquement de dire que Chulita n’était probablement déjà plus en terre espagnole.
– Je vous conseille, Monsieur le Juge, ajoutai-je, de me permettre de poursuivre cette enquête dans l’ombre afin que pas une minute ne soit perdue. Au début, les coupables ne se sont pas sentis en danger étant donné que la justice suivait une fausse piste. Il était donc judicieux de m’accuser. L’opinion commençait à s’égarer, la presse me montrait du doigt et montait la plèbe contre moi. Mais maintenant Ariza, qui a l’argent, peut se volatiliser d’un moment à l’autre.
– Nous prendrons toutes les mesures nécessaires…. Vous allez nous guider…
La police se mit en ordre de marche, en toute discrétion. Concernant Chulita, je savais qu’il ne serait pas facile de l’arrêter et que, par ailleurs, ils ne tenteraient rien contre elle pour l’instant. Le lendemain midi, Ariza était introuvable. Cordelero, toujours soupçonneux, vint me l’annoncer personnellement et je compris qu’en dépit de cette éloquente disparition il n’était toujours pas convaincu de mon innocence.
– Comment expliquez-vous que M. Ariza n’ait toujours pas refait surface ? me demanda-t-il d’un air renfrogné.
– Soit il se cache bien, soit vous le cherchez mal, répondis-je.
– Je voudrais bien vous y voir, me défia le policier.
– Eh bien, soit ! répondis-je, piqué au vif dans mon amour-propre, avec la vanité de l’amateur qui veut donner des leçons aux professionnels. Je vais forcer le destin, mon cher Cordelero. Je vais trouver Ariza. Travaillez de votre côté ; moi, je travaillerai du mien. Je ne vous demande qu’une seule faveur. Ne me surveillez pas aujourd’hui et ne surveillez pas non plus la maison de doña Julia. Personne ne doit s’y présenter. C’est indispensable. Entendu ?
– Mais puisque je vous dis que nous ne vous surveillons plus ! protesta-t-il.
– Parfait. J’ai besoin de liberté et de solitude, au moins pour quelques heures.
J’appelai à nouveau à mon secours l’étrange faculté divinatoire qui, à partir de détails insignifiants, m’avait guidé dans le labyrinthe de ce crime sordide, apparemment voué, comme tant d’autres à Madrid, à ne pas être élucidé. Mes connaissances de la psyché humaine m’aidèrent à échafauder un plan aussi poétique que subtil. Je me fondai sur l’idée que le criminel, comme le taureau dans l’arène, revient toujours au même endroit. Rares sont les criminels qui ne reviennent pas sur les lieux de leur crime. La peur d’être poursuivis les incite à se rendre là où ils pensent que quelque chose qui pourrait les concerner va se produire. Ils ont un hameçon fiché au fond de leur âme, et leur goût du mystère tire sur la ligne, les attire, tels des poissons ferrés par le Pêcheur… Et dans le cas d’Ariza, il n’y avait pas que les lieux qui l’attiraient comme un aimant ; il y avait aussi la femme ! Le poisson allait mordre, c’était certain !
Je me mis en embuscade au bas de l’immeuble de Chulita après avoir soudoyé la concierge avec un pourboire généreux. J’étais bien décidé à ne pas en bouger avant un bon moment. Grâce à quelques questions habiles, j’appris que la disparition de la mondaine n’avait inquiété personne chez elle car elle avait pris ses précautions en disant à sa femme de chambre qu’elle allait passer une journée à Aranjuez avec des amis et qu’elle ne rentrerait pas avant le soir même ou le lendemain, comme cela lui était déjà arrivé par le passé. La police, conformément à mes instructions, ne s’était pas présentée. Je m’installai sur un canapé éventré dans la loge de la concierge et j’attendis patiemment. Dans la poche de mon manteau, j’avais une boîte de gâteaux et des encas pour calmer ma faim dans l’hypothèse où l’attente viendrait à se prolonger. À quatre heures de l’après-midi, toujours rien. Des gens entraient et sortaient mais aucun signe d’Ariza.
Le temps passant, je dévorai mes gâteaux en silence avec la gloutonnerie qui fait suite à un jeûne exacerbé par les émotions intenses. La nuit tombait et je priai la concierge de m’apporter de la lumière. La femme commençait à me regarder avec une extrême méfiance ; un nouveau pourboire, copieux, apaisa ses craintes. Il devait être six heures et demie quand mon cœur fit un bond prophétique. Ariza, dissimulé sous un pardessus et un cache-nez, pénétrait dans le vestibule.
Je m’avançai et l’attrapai par le col.
– Cette fois-ci, dis-je d’une voix contenue, tu ne pourras pas m’échapper. N’essaye pas de me résister ; des policiers sont en embuscade partout dans la rue, prêts à intervenir au moindre cri.
– Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il en reculant et en se dégageant de mon emprise. Que me voulez-vous ? Lâchez-moi, ou…
– Sortons, ordonnai-je.
Il vit alors mon visage et s’exclama : « Selva ! »
– Exactement. Ce Selva dont tu as choisi de croiser le destin. Ne sais-tu pas qu’en agissant ainsi tu t’es mis plus en danger encore que si tu avais voulu croiser le fer ? Tu m’as invectivé au théâtre pour attirer l’attention du public et montrer que tu étais là ; tu as transporté le corps de la victime sur le terrain attenant à ma maison, et tu as jeté dans ma chambre des objets compromettants. Tu as eu tort ! Je ne suis pas du genre à rire, monsieur l’Assassin ! Tu as éveillé en moi une furie vengeresse. J’ai percé à jour le crime, et comme il me répugnait d’envoyer une femme à l’échafaud ou même en prison, j’ai aidé Chulita, qui est amoureuse de moi, à s’évader.
Ariza m’écoutait avec une expression indescriptible. Ses yeux, luminescents comme ceux des chats, lançaient des éclairs dans la pénombre de la rue.
– Je ne comprends pas, je ne sais pas de quel crime vous parlez ! répétait-t-il bêtement ; mais ses pupilles étincelantes démentaient ses paroles.
– Ça ne prend plus ! Et je cessai de le tutoyer. Acceptez votre sort sereinement. Soyez courageux, c’est le moins que vous puissiez faire.
– J’ai le courage de ne faire qu’une bouchée de vous, s’écria-t-il, les poings menaçants.
– Vous perdez votre temps… Mes intentions à votre égard sont les meilleures, alors que vous, avec votre imprudence, vous me cherchez des noises. Au moindre signe de ma part, vous auriez la police sur le dos ; mais je n’en ferai rien, à moins que vous ne m’y obligiez. Au contraire, j’ai l’intention de vous donner assez de temps pour…. Non, ne vous méprenez pas, m’exclamai-je en lisant dans ses yeux. Pas pour fuir. Vous me prenez pour un imbécile ? Il n’y a que les femmes que je protège « de la sorte » ; les hommes n’ont qu’à faire preuve de bravoure. Vous n’êtes pas un criminel professionnel. Vous avez toujours été, malgré vos vices, un gentleman, ne serait-ce qu’en raison de votre classe sociale. Et un gentleman doit savoir qu’il y a des choses qui comptent plus que la sécurité et la vie. Est-ce que je me trompe ?
Ariza gardait le silence. Ses yeux roulaient, comme s’il cherchait au sol une fissure qui l’engloutirait pour le soustraire à ma présence.
– Vous n’avez pas tort, dit-il enfin, mais je ne comprends pas pourquoi mon honneur vous tient à cœur.
Je souris, et je lâchai, hautain :
– Par esprit de classe.
Il regarda de nouveau autour de lui. En bien mauvaise posture, il cherchait sans doute un moyen de s’en sortir, une échappatoire quelconque, mais son instinct lui dictait de prendre son temps.
– Je n’ai pas d’arme, dit-il enfin.
– Et la rapière ? demandai-je. Elle provoque des blessures très propres, bien qu’une goutte de sang ait jailli sur votre plastron. Sachez, Ariza, que le sang parle, comme vous l’avez vous-même expliqué à votre complice !
– Bon sang ! balbutia-t-il. Bref, finissons-en…. Je vous ai dit que je n’avais pas d’armes.
– Mon Browning m’accompagne toujours, répondis-je. Le voici.
Aussitôt, un frisson me parcourut. Le visage d’Ariza avait pris un air tragique, et il pointait mon propre pistolet sur mon front. Courageusement, je surmontai ma peur, croisai les bras et le défiai du regard. Alors, soudain, il baissa l’arme et s’élança dans une course folle. Il s’arrêta sur une petite place voisine. Un soldat, le propriétaire de l’auberge où mon veilleur de nuit passait le plus clair de son temps, le commerçant pingre du quartier, tous le virent porter l’arme à sa tempe, tirer et tomber face contre terre…
Lorsqu’on fouilla son corps, la somme volée, quoiqu’incomplète, fut retrouvée dans sa poche intérieure. La rapière apparut dans sa chambre à l’auberge, cachée sous un tapis, au pied du mur.
Grâce à cette aventure, j’ai compris que, depuis ma naissance, ma vocation a toujours été d’être détective amateur. Au cours de mon enquête, j’ai éprouvé des sensations d’une intensité hors du commun. J’ai découvert que je ne m’ennuierais plus jamais si je me consacrais à une profession qui s’accorde aussi bien à mes goûts et, si j’ose dire, à mes capacités et aptitudes, ou si l’on préfère, à mes intuitions audacieuses et brillantes. Résolu à l’exercer, je m’en vais en Angleterre afin de l’étudier auprès des grands maîtres. J’aurai ensuite le champ libre dans ce Madrid où règnent le mystère et l’impunité. J’apporterai à la résolution des crimes une dimension romanesque et intellectuelle, et peut-être un jour pourrai-je raconter au public une histoire digne d’être imprimée.