Le matin du 29 février 1984, une foule se rassemble dans la cour du ministère de l’Urbanisme et du Logement à Paris pour assister à l’inauguration de l’exposition de la mission Banlieues 89 par le Président de la République1 (). Sous une grande tente spécialement dressée pour l’occasion, les convives découvrent une sélection de projets architecturaux et urbains imaginés pour les banlieues. Ils sont présentés sous la forme d’une série de panneaux uniformes, couverts sur près des deux tiers par une illustration en couleur, format carré. L’ensemble est disposé sur une structure métallique verticale formant un paravent continu le long des façades bâchées (fig. 1).


La visite officielle est commentée par Roland Castro et Michel Cantal-Dupart, les deux architectes mandatés trois mois plus tôt par François Mitterrand pour promouvoir des initiatives modèles visant à endiguer la dérive de ces territoires de la périphérie. La délégation est suivie de près par une assemblée composée de journalistes, et de la centaine d’architectes et d’élus ayant répondu à l’appel de Banlieues 89 à « inventer du projet ». En l’espace de quelques mois, plus de soixante-dix propositions ont été collectées, couvrant une diversité de situations et de communes de banlieue à travers la France.
Un projet émerge de cet ensemble. Présenté sous le mot d’ordre « inventer des projets intercommunaux », il envisage une intervention sur un territoire de plusieurs centaines d’hectares. Il est l’unique projet de la session à impliquer trois municipalités. Il s’agit de la restructuration du campus de Talence-Pessac-Gradignan, un domaine universitaire implanté dans les années 1960, à la jonction de ces trois communes de la périphérie de Bordeaux. Le projet consiste à tirer parti du tracé d’une ancienne voie romaine qui traverse le campus, pour revitaliser le domaine universitaire et en faire un lieu attractif pour les étudiants et les habitants des villes attenantes. Cette métamorphose est envisagée à travers l’intégration de nouveaux équipements et de logements, la reconfiguration des espaces libres, et l’amélioration de la mobilité dans et hors du campus. Elle est l’œuvre conjointe de l’agence d’architecture bordelaise Bras-Ferret-Merle, l’agence d’urbanisme Rousseau-Schmit et de Michel Cantal-Dupart.
Rien d’étonnant à retrouver l’un des deux architectes de la mission dans l’équipe de conception. En effet, dans ce projet que Michel Cantal-Dupart qualifiera lui-même de « laboratoire 2», Banlieues 89 pose les fondements d’un procédé que ses acteurs souhaitent voir adopté par l’ensemble des villes universitaires de banlieue. Ces communes, qui moins de vingt ans auparavant, assistaient impuissantes à la construction de grands complexes universitaires sur leur sol, une initiative de l’État destinée à répondre à la croissance démographique des populations étudiantes et au manque d’espace dans les centres urbains. Ces campus, initialement pensés comme des extensions fonctionnelles de la ville, avaient fini par se muer en entités isolées, érigeant une séparation tacite entre les étudiants et les habitants locaux, deux sphères qui coexistaient sans véritablement interagir.
Le projet de Banlieues 89 pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan, se propose comme une solution à cette séparation forcée. Une initiative propre à tisser de nouveaux liens entre des sphères qui se côtoient sans jamais se rencontrer. Présenté par Banlieues 89 comme un modèle de rénovation des campus, le projet pour Talence-Pessac-Gradignan ambitionne de catalyser un renouveau pour les universités et d’offrir de nouvelles perspectives pour les banlieues. À cet égard, le projet s’affirme comme un lieu d’observation privilégié pour étudier les discussions qui animent les sphères architecturales et politiques des années 1980 concernant les relations entre les campus et la ville.
En adoptant une approche à la fois diachronique et synchronique, l’ambition est de mettre en lumière la valeur et la portée des réflexions engagées avec ce projet. Il s’agit de reconnaître sa contribution à l’histoire de Banlieues 89 et son apport au débat national sur ce modèle d’urbanisme universitaire. L’analyse approfondie de correspondances archivées, d’articles de presse, et des témoignages de Michel Cantal-Dupart enrichissent cette méthode, révélant la continuité des projets et le processus par lesquels ils contribuent à l’émergence de perspectives inédites. Cette étude présente ainsi une occasion de combler les lacunes historiographiques relatives à cette période significative de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme universitaires. Car, bien que ce champ soit aujourd’hui largement couvert, la décennie des années 1980 demeure, à ce jour, relativement peu explorée. Un fait d’autant plus surprenant que cette période marque pourtant une transition, d’une phase de critique intense vis-à-vis de ces constructions, vers l’introduction des premiers plans nationaux. Lesquels initient un changement de paradigme important dans la conception des espaces universitaires.
Aux origines d’un débat
Le débat des années 1980 concernant l’intégration des campus universitaires dans leur environnement urbain, puise ses racines dans une critique qui émerge deux décennies plus tôt. Ces discussions, aujourd’hui largement documentées, atteignent leur point culminant au moment de l’achèvement des premiers chantiers dans la seconde moitié des années 1960. Néanmoins, dès le début de cette décennie, des signes précurseurs de ce questionnement émergent, notamment dans les milieux de l’architecture.
En effet, avant même la première grande vague de construction des universités en banlieue, des voix s’élèvent contre la possible ségrégation spatiale engendrée par le déplacement des étudiants hors des centres urbains. Louis Arretche, architecte et chef d’atelier à l’École des Beaux-Arts, utilise dès 1963 l’expression « cité-dortoir3 » pour qualifier les résidences étudiantes de ces campus naissants, établissant ainsi un parallèle avec les grands ensembles. L’analogie entre ces opérations de logement de grande envergure réalisée pendant les Trente Glorieuses et ces nouveaux modèles universitaires n’est pas fortuite. Elle s’explique par leur contemporanéité et leur situation géographique. Elle repose également sur l’adhésion commune à une approche fonctionnaliste et à des procédés de construction analogues, caractérisés par un ensemble de normes et une production centralisée. Le concept, ultérieurement désigné sous l’appellation de « campus à la française », emprunte aussi aux modèles universitaires anglo-saxons, favorisant la concentration des installations d’enseignement au sein de vastes espaces verts.
La réalisation du campus universitaire de Talence-Pessac-Gradignan illustre de manière exemplaire les principes de cette approche. Choisi en 1942, le terrain situé en périphérie de Bordeaux est destiné à accueillir l’université sur de larges étendues, permettant l’implantation libre des édifices abritant les différentes fonctions universitaires. La concrétisation du projet débute avec la nomination de René Coulon comme concepteur en 1952. Sous la houlette de l’architecte, le projet oscille entre une composition Beaux-Arts et un « urbanisme réformateur4 ». Désigné six ans plus tard, son successeur, Louis Sainsaulieu, poursuit l’extension du campus suivant un axe est-ouest centré autour d’une esplanade centrale (fig. 2). Une plaine minérale autour de laquelle se déploient une série d’édifices emblématiques. Malgré les réticences initiales des milieux architecturaux, l’enthousiasme manifesté lors de l’inauguration de l’université témoigne sans équivoque de l’adhésion au modèle du campus, tant par les universitaires que par les responsables locaux. Dans son édition du 23 octobre 1967, le journal Sud-Ouest consacre une double page à la « fête » organisée pour l’occasion. Les éloges du Primat d’Aquitaine, rapportés dans le journal, reflètent cette approbation unanime : « Je suis tout à fait d’accord avec cette formule de campus », il ajoute : « Je trouve que c’est merveilleux. On se croirait au bois de Boulogne dans ce campus, le plus beau de France5 ».

Cependant, dès l’année suivant l’inauguration, les premières critiques se font entendre. Elles ciblent en premier lieu le défaut d’infrastructures indispensables à l’épanouissement de la vie universitaire. En mai 1968, le journaliste Isidori Sautif Uztanoz attire l’attention sur l’isolement fonctionnel patent de l’université. Dans son article, il relève que « les résidents déplorent l’absence d’animation culturelle ou, simplement, d’organisation des loisirs ». Le campus, naguère comparé à un parc parisien, est désormais perçu comme un assemblage de « Cinq à dix parallélépipèdes quadrillés, implantés au sein de pelouses peu luxuriantes6 ». Des décennies plus tard, Jodelle Zetlaoui-Leger, dans un article paru dans la revue Esprit en 1996, mettra en lumière le contraste entre la réalité française et le modèle universitaire anglo-saxon qui les avait en partie inspiré. Un exemple, qu’elle décrit comme un véritable écosystème urbain autonome qui intègre une multitude de services destinés tant aux étudiants qu’à la communauté universitaire. L’urbaniste propose une explication à cette divergence entre l’ambition initiale et la réalité observable, attribuant le déficit de services non académiques dans le modèle français à un « manque de moyens financiers et de programmation », ainsi qu’à « l’absence d’idéal communautaire7 ».
Le second enjeu majeur qui émerge des discussions autour de l’urbanisme universitaire à la fin des années 1960 concerne la relation entre l’université et la ville. Cette problématique critique est soulignée par les médias locaux, qui se font l’écho des préoccupations d’une population étudiante parfois sceptique, en particulier ceux résidant dans les cités universitaires. En juin 1967, dans les pages de Sud-Ouest, Jean-Claude Guillebaud illustre cette situation en écrivant : « Brusquement exilés de la “ville-mère”, regroupés au hasard de ces blocs que seul l’anticipation peut permettre d’appeler “villages” ils ont connu les affres de toute métamorphose8 ». Plus bas, un étudiant en lettre, exprime sa difficulté : « J’ai beaucoup souffert de cet isolement, de cet éloignement par rapport à la ville9 ». La question de l’isolement ressenti par les étudiants ne se limite pas au campus de Talence-Pessac-Gradignan ; elle est abordée par les médias comme une problématique nationale, résultant de la délocalisation des étudiants hors des centres urbains. Comme de nombreux historiens l’ont noté, cette critique trouve un écho particulier chez les urbanistes et les géographes dans les années 1960. Philippe Pinchemel, responsable de l’enseignement de géographie urbaine à l’institut d’Urbanisme de l’Université de Paris, incarne cette réflexion critique. Le 28 février 1967, dans les colonnes du Monde, il exprime sa réticence à l’égard de ces campus, érigés « hors les murs10 » et appelle à une réintégration des fonctions universitaires dans les agglomérations. Trois ans après cette publication, le géographe présente au ministère de l’Équipement un rapport intitulé « Campus et urbanisme universitaire : Étude comparative de quelques implantations universitaires en France et à l’étranger11 ». Le document dresse un bilan critique de ces constructions universitaires, soulignant leur manque d’intégration à la ville et leur déficit en équipements sociaux, culturels et commerciaux. En collaboration avec Michel Renaudie, Philippe Pinchemel poursuit sa critique à l’encontre des campus dans la revue Urbanisme12. Ensemble, ils préconisent l’établissement des universités sur plusieurs sites, intégrés au tissu urbain, en contraste avec l’option prise de les exporter dans de vastes parcelles isolées à la périphérie des agglomérations.
Lorsque Banlieues 89 s’empare du sujet de la connexion des campus à la ville une décennie plus tard, la mission s’inscrit donc dans un débat critique de longue date. Toutefois, à la différence de Renaudie et Pinchemel, qui se concentraient sur la problématique de l’établissement de nouvelles universités, Banlieues 89 choisi d’opter pour une approche orientée vers l’amélioration de l’existant. Leur objectif est de concevoir un modèle apte à insuffler une nouvelle vie dans ces campus et à exploiter leur potentiel comme catalyseurs de nouvelles perspectives pour les banlieues. Cette démarche met en lumière la relation complexe qu’entretient cette nouvelle génération d’architectes avec l’héritage moderne. Un héritage auquel certains ont contribué13 et avec lequel ils se sont désormais contraints de composer.
Vers une vision holistique
Diplômés à la fin des années 1960, d’un système en complète refonte, les architectes de la génération de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart forgent leur pratique dans un contexte de profonde remise en question des pratiques antérieures, accusées d’avoir contribuer aux dysfonctionnements sociaux dans les périphéries. En effet, dans les années 1970, les banlieues connaissent une paupérisation et une stigmatisation croissantes, perçues comme le résultat direct d’impensés urbains. Cette dérive des territoires de la périphérie est notamment imputée au manque d’équipements, ainsi qu’à l’obsolescence et à la dégradation des constructions. Néanmoins, les enjeux dépassent les seules considérations architecturales et urbanistiques pour embrasser un spectre plus large de problématiques sociales : mutations démographiques, aggravation des inégalités économiques, insécurité, diversité ethnique, etc.
Dans ce contexte, les architectes choisissent de se construire en rupture de leurs prédécesseurs, jugés responsables de ces dysfonctionnements. Cette nouvelle génération de professionnels s’oppose à une conception étriquée du projet, circonscrite à son aire immédiate d’intervention. Ils défendent une vision intégrée de l’urbanisme, s’appuyant sur une compréhension exhaustive du territoire. Inspirés par les travaux des architectes italiens14, ils envisagent l’architecture non seulement comme une réponse à des besoins immédiats et localisés mais également comme un levier de changement à l’échelle de la ville.
En dévoilant leurs propositions pour les banlieues en février 1984, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart embrassent pleinement cet héritage conceptuel. Ils prônent une intervention architecturale envisagée pour l’ensemble du territoire de la périphérie, visant une métamorphose globale qui s’étend au-delà des frontières du projet. Leur projet pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan, tel qu’exposé en 1984, cristallise parfaitement cette vision.
Contrairement à la plupart des autres projets de l’exposition, présentés sous la forme de collages le plus souvent abstraits, l’illustration du projet bordelais (fig. 3) puise dans les traditions académiques de la discipline. Il est représenté sous la forme d’une vue à vol d’oiseau jaune orangé sur fond vert, avec au centre, un tracé d’un vert plus profond représentant l’empreinte de l’ancienne voie romaine, nouvelle colonne vertébrale du campus. Un regard surplombant, globalisant, qui n’est pas sans rappeler les grandes maquettes et plans masses des architectes modernes. Cette approche compositionnelle, héritée des Beaux-Arts, trouve ses origines dans les esquisses du campus conçu par René-André Coulon et Louis Sainsaulieu.

À titre d’exemple, la maquette du projet présentée en 1960 (fig. 4), dévoile une série de grands édifices autonomes et d’îlots fonctionnels mis en forme au milieu d’espaces verts eux aussi représentés en volume. L’ensemble est disposé sur un plan cadastral. Dans cette projection, l’existant est transformé en fond de scène, subtilement nié par sa représentation en deux dimensions.
Sur l’illustration de 1984 en revanche, il est difficile de discerner ce qui appartient au tissu bâti existant de ce qui relève des interventions projetées. La démarcation entre le domaine universitaire et son contexte urbain environnant est, elle aussi, ambiguë. Le projet est conçu de telle sorte que transparaisse un tout cohérent, sans frontières ni ruptures, en connexion avec son environnement naturel et construit. En adoptant une représentation qui réinterprète les conventions typiques des architectes modernes à travers une projection holistique, Banlieues 89 s’insère ainsi dans la continuité de réflexions qui définissent sa génération. Toutefois, la mission entreprend de remettre en question un système encore profondément ancré dans les pratiques architecturales : le processus de commande publique. Les acteurs de Banlieues 89 se font en effet les défenseurs d’une nouvelle organisation des compétences au sein de la commande. Ils aspirent à créer un nouvel espace professionnel en capacité de poser les questions architecturales et urbaines autrement que leurs prédécesseurs.
L’université en dialogue
En décembre 1983, Banlieues 89 initie une dynamique inédite avec le lancement d’un appel à projet national, adressé à quelque 700 maires de banlieue et architectes réunis pour l’occasion à la Mutualité, à Paris. Cette initiative marque un tournant dans le système traditionnel de commande publique. Alors que les élus conservent leur rôle de maître d’ouvrage, acquis grâce aux lois de décentralisation de 1982, pour les architectes en revanche c’est un changement complet de paradigme. Habitués à répondre à la commande, ils sont désormais conviés à l’inventer de toute pièce. Sous le slogan « un maire – un architecte – un projet », les acteurs de Banlieues 89 cherchent à instaurer un espace de dialogue inédit pour générer des projets. Cette méthode aborde les enjeux architecturaux et urbains par une collaboration étroite entre toutes les parties prenantes, combinant l’expertise locale des élus avec la vision des architectes. L’objectif est d’élaborer des projets architecturaux et urbains en capacité d’ouvrir de nouvelles perspectives pour les banlieues, en instaurant une dynamique professionnelle collaborative qui transcende les approches traditionnelles.
L’impulsion de Banlieues 89 pour engager un dialogue inclusif se manifeste également dans la multitude d’événements professionnels et grand public qu’ils orchestrent tout au long des années 1980. Dès le lancement de la mission, ses acteurs déploient une stratégie de communication étendue, impliquant un réseau diversifié d’acteurs pour promouvoir un débat riche et diversifié. Les trois Assises de Banlieues 89 marquent l’apogée de cette initiative, rassemblant plus d’un millier de spectateurs pour des échanges entre professionnels urbains, universitaires, intellectuels, hauts fonctionnaires et élus sur une diversité de sujets (fig. 5). Les acteurs de Banlieues 89 inaugurent ainsi une approche inédite de l’intervention publique. Elle s’appuie sur la conviction que multiplier les espaces de dialogue sur les banlieues peut transformer de manière positive leur image et leur développement.

Cette stratégie de sensibilisation et de redéfinition trouve une application concrète quelques mois après le démarrage de Banlieues 89, lorsque les architectes posent publiquement le problème des campus. Le 26 et 27 mars 1984, un mois après la première exposition des projets, ils organisent le colloque intitulé « L’université dans la banlieue ». Cet événement se tient dans quatre universités parisiennes. Il est orchestré par Banlieues 89 et mené par Michel Cantal-Dupart en collaboration avec les universitaires Michel Herrou, Christian Bachmann et une équipe incluant Marion Segaud, François Mellet et Laurent Davezies. Chaque session du colloque se focalise sur un aspect de la question des campus, abordant des thématiques telles que le « développement social des banlieues » à Villetaneuse (Paris XIII), les « enjeux des nouvelles technologies de la communication » à Saint-Denis (Paris VIII), « l’université en tant qu’équipement urbain » à Nanterre (Paris X). La session finale, organisée à Créteil (Paris XII), sert de plateforme pour la synthèse des discussions et l’exposition des projets de Banlieues 89, le tout en présence du Secrétaire d’État chargé des Universités, Roger Gérard Schwartzenberg. L’événement réunit un large spectre d’intervenants, incluant des chercheurs, des architectes, des responsables politiques et des universitaires.
Les conclusions du colloque sont retranscrites dans une édition spéciale de la revue Diagonale. Un rapport interne, rédigé par Christian Bachmann, relève un consensus parmi les participants sur la nature problématique des relations entre les universités et leur contexte immédiat. Le document souligne l’importance pour les universités de s’ancrer davantage dans leur milieu local et d’encourager la participation à la vie universitaire. Le colloque appelle également à une mise en œuvre pragmatique d’un ensemble de solutions. Il est préconisé l’introduction de nouveaux programmes sur les campus, accessibles tant aux étudiants qu’aux habitants locaux, et de réévaluer le statut public unique des universités pour permettre l’introduction de services privés. L’accent est également mis sur la nécessité d’adapter le logement étudiant et enseignant au tissu urbain existant et de valoriser les espaces libres des campus comme lieux de vie partagés. La synergie entre les responsables politiques locaux et universitaires est soulignée comme un levier essentiel pour une action cohérente et décloisonnée.
Le projet de Talence-Pessac-Gradignan, évoqué par Roger Gérard Schwartzenberg lors de la session de clôture, émerge alors comme un prototype avant-gardiste de ces propositions. Il se positionne comme « campus pilote15 », notamment du point de vue de la coopération qu’il promeut entre les différentes parties prenantes. La revue Urbanisme, en 1985, résume cette idée ainsi : « Projet Typiquement Banlieues 89. Qu’on en juge ! Trois présidents, trois communes et trois maires pour un même site16 ». Les acteurs locaux, initialement surpris, s’impliquent rapidement dans le projet. Dès mai 1984, sous l’égide des autorités régionales, des réunions préparatoires sont organisées. Les discussions réunissent les maires de Pessac, Talence, et Gradignan, le président de l’université de Bordeaux III et le doyen Auby. Le préfet note que : « L’intérêt de ce qui se passe actuellement est que les trois maires s’intéressent à la vie du campus17 ».
Au cours du colloque, six autres projets, similaires à celui de Talence-Pessac-Gradignan sont évoqués, annonçant leur future présentation lors de la seconde exposition de Banlieues 89 en juillet 1984 à la Défense. Ces initiatives témoignent de l’impulsion donnée par Banlieues 89 pour sensibiliser les villes à leur caractère universitaire, jusqu’alors souvent ignoré. Michel Herrou, en novembre 1985, souligne cette prise de conscience : « Des villes ont quasiment découvert qu’elles étaient universitaires, que sur leur territoire existaient des lieux d’enseignement supérieur dont l’implantation avait été décidée en fonction des contraintes de la ville-centre18 ». Cette révélation marque une étape cruciale dans la reconnaissance et l’intégration des universités dans le tissu urbain, reflétant l’influence significative de Banlieues 89 sur la redéfinition des liens entre villes et campus.
Convergences et divergences
L’initiative pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan, malgré un accueil médiatique favorable et un vif intérêt initial, se heurte rapidement à d’importants obstacles, particulièrement dans la coordination des divers intervenants. Le 17 décembre 1984, une correspondance du préfet de la région Aquitaine adressée aux trois maires et au président de l’Université de Bordeaux III souligne que bien qu’il existe une volonté partagée d’améliorer l’intégration du campus dans son contexte urbain, les objectifs divergent considérablement. Les maires critiquent la focalisation du projet sur le campus, arguant que cela pourrait conduire à un déplacement des charges financières qui incombe à l’université sur les collectivités. Parallèlement, l’administration universitaire s’inquiète de l’introduction de commerces sur le campus. Dans Sud-Ouest, Jean-Pierre Spirlet, note à ce propos : « certains de leurs membres [du conseil des universités] sont très attachés au respect des franchises, et de l’intégrité d’un territoire qui symbolise l’indépendance des universités19 ».
Face à ces désaccords initiaux, la Direction Départementale de l’Équipement (DDE), pilote local des projets Banlieues 8920, propose dans une note méthodologique la création d’un comité regroupant tous les acteurs concernés : la Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB), la DDE, le Préfet, les ministères concernés, et la mission Banlieues 89. Ce comité, vise à unifier les différentes perspectives et à réajuster le projet en fonction des attentes de chaque partie. À l’issue de plusieurs réunions il est décidé la création d’une étude sur le projet. Le 9 janvier 1986, dans une communication au ministre de l’Urbanisme, du Logement et des Transports, le préfet de Gironde souligne l’importance d’une étude urbanistique globale, intégrant divers paramètres clés, et visant à élaborer un schéma de référence, conçu comme un plan d’action global pour l’aménagement du campus. L’étude sera dirigée par l’agence Bras-Ferret-Merle, à l’initiative du projet, et par des architectes choisis par les municipalités, le tout sous la coordination de l’agence d’urbanisme de la Communauté Urbaine de Bordeaux. Cette orientation répond directement aux inquiétudes des maires concernant l’engagement de l’agence d’urbanisme parisienne, qui, selon eux, n’était pas directement impliquée dans la vie de leurs cités.
Pour mobiliser un financement couvrant 50 % des 253 000 F nécessaires, l’exemplarité de l’initiative est soulignée : « Le campus de l’Université de Bordeaux constitue l’un des premiers exemples de volonté exprimée pour une action d’amélioration, et pourrait ainsi devenir une opération exemplaire pour d’autres villes placées dans des situations comparables21 ». Le financement est accepté par le Comité Interministériel à la Ville, sous réserve que les conclusions de l’étude soient : « mises à disposition des collectivités publiques susceptibles d’être intéressées, vu le caractère démonstratif et exemplaire que revêt une telle démarche22 ». Début 1986, les maires de Pessac, Talence, et Gradignan franchissent une étape cruciale en formalisant une convention intercommunale, une démarche sans précédent qui marque un tournant stratégique significatif. Ce partenariat innovant attire l’attention bien au-delà du cadre local, captivant les médias nationaux. Le Monde, met ainsi en exergue l’importance de cet accord intercommunal, en le présentant comme un exemple de collaboration réussie entre municipalités23.
Le déroulé de l’enquête et ses multiples rebondissements captent l’attention des médias locaux. Sud-Ouest couvre assidûment chaque étape jusqu’à révéler, en juin 1986, les premières conclusions de l’étude : « Les espaces verts sont unanimement considérés comme l’atout majeur du campus, bien que leur configuration actuelle laisse une impression de vide, dépourvue de points de repère ou d’activités pour le promeneur », rapporte le quotidien. Les architectes envisagent de revitaliser ces espaces libres en y intégrant des projets préexistants et en développant de nouvelles initiatives : « Les espaces verts, ponctués de manière stratégique, pourraient se transformer en jardins à thèmes. Les serres bénéficieraient d’une mise en valeur et le vignoble d’un hypothétique “Château Campus” pourrait prospérer face à Haut-Brion24 », détaille Sud-Ouest. Cette perspective, bien que pouvant sembler fantaisiste, s’inscrit dans l’ambition initiale du projet de retrouver les traces d’un passé estompé par le développement du campus.
Malgré les efforts de collaboration entre les parties prenantes, le projet de Talence-Pessac-Gradignan rencontre des obstacles persistants, exacerbés par la lenteur des décisions universitaires et par un manque de synergie entre Banlieues 89 et les institutions universitaires. Les universités, attachées à leur indépendance, manifestent de la réticence vis-à-vis des suggestions de la mission, engendrant des frictions et mettant en péril la réalisation du projet. Les tensions sont intensifiées par des malentendus constants entre les universités et les municipalités. Un rapport du 22 septembre 1986 souligne cette situation difficile : « Dossiers vivants, mais non reçus : […] Talence-Pessac-Gradignan25 ». La mission Banlieues 89 subit un affaiblissement notable à cause de restrictions budgétaires imposées par l’arrivée de Jacques Chirac comme Premier ministre en 1986, ce qui diminue son aptitude à appuyer les projets de manière efficace. En l’absence d’un médiateur, la poursuite du projet s’avère difficile. Malgré les efforts de dialogue persistants jusqu’à fin 1987, l’impossibilité d’intégrer le campus dans le Plan d’Occupation des Sols (POS) de la Communauté Urbaine de Bordeaux marque un point d’achoppement dans les discussions entre les acteurs locaux, soulignant une incapacité à harmoniser les multiples intérêts et perspectives concernant le campus26.
Paradoxes historiographiques
En dépit des nombreuses discussions auxquelles il donnera lieu, le projet de Banlieues 89 pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan ne verra jamais le jour. Cette absence de concrétisation, conjuguée au peu de traces qu’il persiste du projet dans les archives, explique certainement sa quasi-absence de l’historiographie. En effet, hormis quelques références dans des travaux consacrés à l’histoire de l’université de Bordeaux, ce projet reste largement inexploré dans la littérature académique.
Or, bien plus qu’une esquisse inachevée, cette expérience a incarné le point de départ d’une réflexion dont les répercussions s’étendent à l’échelle nationale. Présenté par Banlieues 89 comme un modèle de rénovation des campus, le projet a participé activement aux discussions initiées par la mission sur ces universités de la périphérie et leur connexion à la ville. Les efforts de Banlieues 89 pour révolutionner l’intégration urbaine des universités, bien que marqués par un succès modeste en termes de réalisations concrètes, ont jeté les bases d’un changement de paradigme dans la conception et l’interaction des espaces universitaires avec leurs environnements urbains.
La mission sur les universités confiée à Michel Cantal-Dupart et Michel Guy par Lionel Jospin en 1988 et dont les contours seront présentés lors des Assises de Banlieues 89 à Nanterre en 1989, incarne la transmission et l’élargissement de cette vision. Michel Cantal-Dupart soulignera explicitement la liaison entre le projet développé pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan et le rapport remis au ministre de l’Éducation. L’architecte évoquera régulièrement le projet bordelais comme une référence inspirante, illustrant l’efficacité de ses pratiques. Un reportage du journal Sud-Ouest du 23 juin 1989 relève que Michel Cantal-Dupart et Michel Guy ont cherché à « conceptualiser » la démarche initiée en périphérie de Bordeaux au début des années 1980 : « Les deux compères (Michel Cantal-Dupart et Michel Guy) ont tenté de “modéliser” une méthode expérimentée à Bordeaux, déjà dans les années 1980, lorsque Cantal-Dupart, cherchait une méthode consistant à rassembler autour d’une table les présidents d’université, les élus des villes d’accueil des campus, et “de la ville centre” lorsqu’il en existe une, et les partenaires d’un vrai projet universitaire27 ».
Cette mission aboutira à la publication d’un atlas des sites universitaires en 199128 et à l’élaboration d’un plan d’action, prélude au programme Université 2000. Ce dernier, bien qu’ayant des résultats mitigés en termes de rénovation de site existant, actera définitivement un changement de paradigme dans la conception des espaces universitaires. Sa filiation avec les initiatives entreprises au début des années 2000 est évidente. En dépit des obstacles et des revers, la continuité entre le projet de Banlieues 89 pour le campus de Talence-Pessac-Gradignan et les initiatives ultérieures souligne ainsi une volonté ininterrompue de réintégrer l’université dans la trame urbaine.
Notes
- FR3, « François Mitterrand inaugure l’exposition Banlieue 89 », Actualités régionales Île-de-France, 29 février 1984, https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00118/inauguration-de-l-exposition-organisee-par-banlieue-89.html
- Sylvain Viaut, « La mission “qualité” va rendre sa copie », Sud-Ouest, 23 juin 1989, p. 12.
- Louis Arretche, « Les rapports entre l’Université et la ville », Urbanisme, 79, 1963, p. 35.
- Gilles Ragot, Genèse : campus Talence-Pessac-Gradignan, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2014, p. 64.
- « Une grande journée pour Bordeaux et son Université », Sud-Ouest, 24 octobre 1967, p. 5.
- Isidori Sautif Uztanoz, « Étudiant 68 : Campus = amphi + table + lit ? », Sud-Ouest, 3 mai 1968, p. 4.
- Jodelle Zetlaoui-Leger, « Les Maisons de l’Étudiant : futur lieu de vie ou nouveau produit immobilier », Espaces et sociétés, Paris, 1996, p. 123.
- Jean-Claude Guillebaud, « Bilan d’un an de campus », Sud-Ouest, 1 juin 1967, p. 16.
- « Bilan d’un an de campus », Sud-Ouest, 1 juin 1967, p. 16.
- Philippe Pinchemel, « La ville et l’université », Le Monde, 28 février 1967.
- Philippe Pinchemel, Campus et urbanisme universitaire : étude comparative de quelques implantations universitaires en France et l’étranger, SEGESA, 1969.
- Philippe Pinchemel, Michel Renaudie, « Université, Centre-ville, Campus », Urbanisme, 120‑121, p. 44-48.
- Plusieurs architectes impliqués dans Banlieues 89, dont Roland Castro, ont travaillé, durant leurs études ou immédiatement après, au sein d’agences d’architecture engagées dans l’édification de grands ensembles ou encore de campus.
- Voir à ce propos : Jean-Louis Cohen, « La coupure entre architectes et intellectuels, ou les enseignements de l’italophilie », École d’architecture Paris-Villemin, 1984.
- Pierre Ferret, « Bordeaux », Urbanisme, 205, janvier 1985, p. 120.
- Ibid.
- Ginette de Martha, « Banlieues 89 de retour sur le campus », Sud-Ouest, 6 mai 1986, p. 10.
- Michel Herrou, « Université : un gisement pour les aménageurs », Urbanisme, 210, novembre 1985, p. 76.
- Jean-Pierre Spirlet, « Banlieue 89 (suite et fin) : Des idées audacieuses… et bien des questions », Sud-Ouest, 6 mars 1984.
- Banlieues 89 a initié plusieurs projets à Bordeaux et dans sa périphérie, dont le plus important est la réhabilitation de la cité Claveau et ses 400 pavillons des années 1950. Ce projet a évolué vers une intervention plus globale visant à rétablir le lien entre les habitants et la Garonne.
- Archives nationales, 19980442/42, Préfet de Gironde, correspondance dactylographiée, 9 janvier 1986.
- Archives nationales, 19980442/42, Comité Interministériel pour les villes, délibération budgétaire, 27 février 1986, p. 2.
- « Les Robinson de Talence », Le Monde, 23 mai 1986.
- Ginette de Martha, « Un parc de l’université pour désenclaver le campus », Sud-Ouest, 17 juin 1986, p. 16.
- Archives nationales, 19980442/37, Préfet de Gironde, Compte-rendu de réunion, 22 septembre 1986.
- « Le campus hors du POS », Sud-Ouest, 9 novembre 1987, p. 9.
- Sylvain Viaut, « La mission “qualité” va rendre sa copie », Sud-Ouest, 23 juin 1989, p. 12
- Michel Cantal-Dupart, François Guy, Étude des sites universitaires, ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Mission campus, 1994.