Dans la langue courante un campus se définit comme un ensemble immobilier qui comprend des établissements d’enseignement supérieur, des résidences universitaires et des services administratifs. Il se situe généralement à proximité d’une grande ville ; il peut être arboré et décoré de sculptures1.
Michel Baridon (1926-2009) propose une définition programmatique et territoriale du mot campus dont l’usage renvoie à l’univers référentiel des universités britanniques et américaines où le vocable d’origine latine – « large espace, place » – est employé pour la première fois dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette référence est souvent convoquée pour analyser les ensembles universitaires français. Pourtant, l’occurrence du mot est faible, sinon rare, dans la langue française avant la fin des années 1950. Cette décennie voit simultanément le développement des espaces dédiés aux universités et leur installation en périphérie des villes. À Bordeaux, l’appellation anglo-saxonne et américaine n’est jamais employée dans les échanges concernant l’implantation des facultés dans ses communes limitrophes de Talence, Pessac et Gradignan. Dans les archives du rectorat, le terme apparaît tardivement et ponctuellement à partir de 1966 seulement. Tout au long de la genèse du projet, l’opération est désignée sous le nom de « Domaine » ou de « zone » universitaire ce dernier évoquant d’autres modèles issus de l’urbanisme réformateur des modernes. Dans un numéro dédié aux écoles et universités publié en 1965, L’Architecture d’Aujourd’hui, use d’ailleurs des expressions « domaine », « établissement » ou « centre » universitaire, mais privilégie surtout le terme générique « d’université » et n’emploie qu’une seule fois celui de « campus » pour désigner l’université d’art Musashino à Tokyo.
Évoquant la reconstruction de l’Université de Caen (1945-1957) en marge du centre-ville, Patrice Gourbin s’interrogeait en 2011 sur le regroupement des fonctions sur un site unique, critère entrant dans la définition de la notion de campus : « Si l’idée était déjà présente avant la guerre, il n’existait toutefois, en France, aucun exemple abouti susceptible de servir de modèle. Faut-il se tourner vers le monde anglo-saxon pour en restituer la généalogie ? Le qualificatif est utilisé à plusieurs reprises dans les documents d’époque, mais sans jamais distinguer le modèle britannique de l’américain2 ». Jamais enseigné dans les Écoles régionales d’architecture ou à l’ENSBA, encore mal documenté en France, plus fantasmé que maîtrisé ou convoqué, le modèle anglo-saxon trop rapidement accolé au terme « campus » fonctionne mal dans l’analyse de la genèse des ensembles universitaires français réalisés essentiellement dans la seconde moitié du XXe siècle. Le terme n’est pas celui privilégié par les acteurs de ces projets, et les voyages d’étude préalables aux premières esquisses attestent de sources d’inspiration variées3. Amandine Diener indique que François Spoerry (1912-1999) et René Rotter (1907-1972) visitent le campus de Mexico avant d’étudier celui, infiniment plus modeste, de Mulhouse. Les auteurs du campus de Caen se déplacent à Ankara, Rome, Madrid, Fribourg.
Ces réserves nous invitent à questionner d’autres sources et d’autres références même si celle-ci s’impose au début du XXe siècle dans la genèse de la Cité Universitaire internationale de Paris (CIUP). Églantine Pasquier en retrace l’évolution sur un siècle. Elle montre comment dans ce cas exceptionnel, celle d’une cité universitaire et non d’un campus d’enseignement, cette référence anglo-saxonne de bâtiments autonomes implantés dans un vaste espace paysagé, a perduré jusqu’à aujourd’hui. La construction de la Fondation Émile Deutsch de la Meurthe (1922-1925) est l’embryon de ce premier projet global d’envergure dédié à l’enseignement supérieur en France au XXe siècle. Ses architectes et paysagistes, Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930), Léon Azéma (1888-1978) et surtout Lucien Bechmann (1880-1968) assument les modèles des grands collèges britanniques, non seulement dans l’agencement des bâtiments autour d’un vaste parc central paysagé mais aussi dans l’adoption d’un style médiéval, rustique, en brique. Face aux critiques qui lui reprochent le recours à des références oxfordiennes pour une fondation française, Bechmann reconnaît s’être inspiré du Moyen Âge et de la Grande-Bretagne, mais ajoute : « c’est l’éternelle histoire : ce qui est inventé, ce qui naît chez nous, est ni compris, ni apprécié. Et plus tard nous voyons revenir notre enfant et nous ne le reconnaissons pas4 ».
À une échelle beaucoup plus modeste, la Cité universitaire Budos à Bordeaux que présente Florian Grollimund, renvoie également au modèle du collège britannique selon un plan d’ensemble composé de pavillons isolés regroupés autour d’un petit parc central paysagé et sportif. L’auteur nous rappelle que son concepteur, Jacques Boistel d’Welles (1883-1970) architecte de la Ville de Bordeaux, se réfère explicitement à la prestigieuse cité parisienne, mais aussi au modèle de la Harvard Business School de l’agence d’architecte Mc Kim, Mead & White. Fervent défenseur du classicisme bordelais, d’Welles y trouve confirmation de son amour pour la grande composition Beaux-Arts qu’il s’emploiera à développer dans tous ses projets d’aménagement bordelais et notamment pour la faculté des sciences au centre-ville de Bordeaux, en compagnie de Roger-Henri Expert (1882-1955), des années trente à la fin des années quarante5. À Paris, comme à Bordeaux, la qualité des constructions, les références médiévales ou classiques, le soin apporté aux équipements, au second œuvre et à l’aménagement extérieur, traduisent une vision élitiste de l’université alors réservée à une faible proportion aisée de la jeunesse française, et particulièrement masculine. Le modèle anglo-saxon va de pair avec cette dimension sociale de l’enseignement supérieur.
La construction des universités après la Seconde Guerre mondiale, et l’évolution de ses modèles de référence, répond prioritairement à une évolution fondamentale de la population estudiantine dont témoignent quelques chiffres édifiants. Si en 1851, les bacheliers ne représentent que 0,6 % de la population française, ils ne sont encore que 5,1 % en 1950. Mais l’obtention de ce précieux sésame pour entrer à l’Université se généralise ensuite, le taux de réussite atteignant 20,1 % d’une génération en 1970, 65 % en 2010 et 83,1 % en 2021. Parallèlement la croissance du nombre d’étudiants du supérieur suit une courbe exponentielle passant de 135 000 en 1950 à 2 968 900 en 2021, soit une progression de 2099 % quand, dans le même temps, la population française n’augmente que de 61,3 %.
Dans ces conditions, les facultés du XIXe siècle et les rares constructions de l’entre-deux guerres, dispersées dans les centres villes, à l’étroit dans des locaux inadaptés aux nouveaux enjeux pédagogiques, ne peuvent répondre à ce défi démographique et sociétal majeur. Les réserves foncières intra-muros insuffisantes imposent un départ ou une extension en périphérie. L’univers référentiel des urbanistes et des architectes chargés de concevoir les plans d’aménagement des domaines universitaires français en est bouleversé et les outils de l’urbanisme fonctionnaliste résumé dans la Charte d’Athènes, publiée en 1943, s’imposent dans le domaine du logement de masse de la politique des grands ensembles (1953-1973) comme dans celui de l’enseignement supérieur public ouvert au plus grand nombre. En 1965, l’éditorialiste de la livraison de L’Architecture d’Aujourd’hui déjà évoquée6, pointe cette porosité entre ces deux programmes : « C’est la maladie des grands ensembles de logements qui risque de devenir la maladie des grands ensembles universitaires […] on est frappé par l’analogie avec les villes nouvelles et les ZUP que l’on a faites ces dernières années ». L’auteur pointe et condamne les références à l’urbanisme réformateur : « Tous les architectes conscients savent maintenant qu’il faut abandonner un certain systématisme issu de la Charte d’Athènes et tendre à créer des espaces et des volumes qui retrouveront l’esprit et par là le plaisir de vivre des villes anciennes ». Ce retour à la ville7, aux qualités des espaces urbains traditionnels, à une architecture moins normée ouverte à une plus grande diversité d’écriture architecturale, n’émergera que deux décennies plus tard sous de multiples formes que Jacques Lucan identifie sous l’expression générique « d’architecture urbaine »8, où les notions de coutures, d’échelles de lien entre forme architecturale et espaces urbains sont redécouvertes et retravaillées. Simon Texier en fait le récit détaillé depuis les propositions de Rob Krier (1938-2023) à celles impulsées par Bernard Huet (1932-2001) pour l’Université d’Amiens.
Les exceptions à cet urbanisme de grands ensembles universitaires hors la ville sont rares. Loève Gerez évoque le cas de l’Université de Tours. En marge de l’opposition habituelle entre campus intra-muros et extra-muros, elle postule sur l’existence d’une troisième voie, celle d’une « ville universitaire » où les espaces dédiés à l’enseignement supérieur se fondraient dans le tissu urbain selon le modèle oxfordien. La volonté d’invisibiliser le site universitaire tourangeau des Tanneurs, grâce à une architecture partiellement inspirée des caractères locaux du centre-ville, relève des choix politiques du très conservateur maire de la Ville, Jean Royer (1920-2011), désireux de vivifier le centre ancien et d’en préserver l’homogénéité patrimoniale. Cette volonté, perpétue aussi probablement un attachement à l’image élitiste de l’Université formalisée notamment par l’adoption d’un plan palatial en U et de toitures pentues en ardoise. Ce positionnement fait écho, en creux, aux critiques récurrentes du monde académique – enseignants, recteurs et doyens – qui rejettent alors parfois les choix urbains et architecturaux des grands ensembles universitaires et leur architecture moderne. Ainsi à Bordeaux, les doyens de l’Université dénoncent-ils « un style HLM » qu’ils jugent « bien décevant et ne pouvant être accepté lorsqu’il s’agit de facultés »9.
Ainsi, à de rares exceptions, l’urbanisme et l’architecture universitaires relèvent peu du modèle du campus anglo-saxon. Les références sont multiples et ne cessent d’évoluer au fil des débats sur l’architecture et sur la ville. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’architecture monumentale, palatiale, ordonnancée et classique des facultés ne se distingue pas majoritairement de celle des autres grands édifices publics. Ces références demeurent celles de la seule université de la Reconstruction réalisée par Henry Bernard (1912-1994) à Caen. Sa monumentalité et son classicisme épuré seront souvent à l’avenir des sources d’inspiration. Mais le puissant mouvement vers un enseignement de masse s’accompagne de la convocation des modèles fonctionnalistes de l’urbanisme moderne ; les urbanistes et architectes des plans directeurs des domaines universitaires sont souvent les mêmes que ceux des grands ensembles d’habitation qui se construisent à la même époque. À Mulhouse, nous rappelle Amandine Diener, la construction du campus et celle d’une ZUP sont concomitantes et reprennent les grands principes de la Charte d’Athènes. La proximité typologique et géographique des grands ensembles universitaire et de logements est aussi ce que décrit Pauline Collet à Toulouse Le Mirail où habitat et université sont confiés à la même équipe composée de Georges Candilis (1913-1995), Alexis Josic (1921-2011) et Shadraach Woods (1923-1973). Mais en 1966, date des premiers dessins de l’université, ces disciples de Le Corbusier sont déjà engagés dans une critique constructive de la modernité par le biais des principes d’une architecture proliférante alors en débat sur d’autres théâtres d’opération en France et à l’étranger, hors du champ universitaire.
Ailleurs, l’architecture universitaire s’ouvrira au brutalisme10 et à diverses formes de la post-modernité. À Amiens, comme à Mulhouse et Toulouse, la rupture avec la modernité triomphante de l’après-guerre est consommée, et les architectes réinvestissent de nouvelles formes urbaines et architecturales. Parfois l’Université emprunte à des modèles existants ou au contraire est un territoire d’expérimentation, mais loin de l’image d’un monde clos replié sur un modèle ou une typologie propre, elle est toujours le reflet des débats politiques, sociétaux, culturels et techniques de son temps.
Notes
- Michel Baridon, « Les campus britanniques », dans Philippe Poirrier (dir.), Paysages des campus. Urbanisme architecture et patrimoine, Dijon, éditions Universitaires de Dijon, 2009, p. 15.
- Patrice Gourbin, « La reconstruction de l’université de Caen. À l’origine du campus français », In Situ, 17, 2011. [https://journals.openedition.org/insitu/10864].
- Dans le cas de l’université de Caen, Patrice Gourbin évoque des voyages d’études à Ankara, Rome, Madrid, Fribourg.
- Mathilde Dion, Gilles Ragot, « Lucien Bechmann. 1880-1968 », Archives d’architecture du XXe siècle, IFA, Pierre Mardaga, Liège, 1991, p. 47-48.
- Gilles Ragot, Genèse. Campus Talence-Pessac-Gradignan, Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine, Bordeaux, 2014.
- Le numéro est préparé par Danielle Valeix sous la direction d’André Bloc.
- Alain Bourdin, Elizabeth Campagnac (dir.), « L’université : retour à la ville ? », Espaces et sociétés, Erès, 159, 2014/4.
- Jacques Lucan, France Architecture 1965-1988, Electa Moniteur, Paris-Milan, 1989.
- Procès-verbal du C.U. du 17 décembre 1962. Archives du rectorat de Bordeaux : 2008.69.R34.
- Adrien Fainsilber, Hogna Anspach à Villetaneuse : voir Jacques Girault, Jean-Claude Lescure, Loïc Vadelorge (dir.), préface de Jean-Loup Salzmann, Histoire d’une université en banlieue (1970-2010), Paris, Berg International, 2012.