En 1961, le concours pour construire le quartier du Mirail est remporté par l’équipe d’architectes Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods. Leur objectif est de réinventer une nouvelle forme de quartier afin de faciliter la rencontre entre les habitants. Ce projet apparaît comme l’aboutissement d’années de recherche des architectes sur la manière dont doit se penser la ville à travers notamment l’équipe du Team Ten1. Cependant, les changements politiques à la tête de la municipalité conduisent à l’abandon d’une partie du projet. Georges Candilis quitte le projet déçu sans avoir pu le mener à son terme2 ().
Concernant l’université en particulier, cette dernière ne fait pas partie du programme original mais vient s’y ajouter. En effet, les facultés (elles ne deviendront universités qu’après la loi dite Edgar Faure de novembre 1968) ne disposent plus d’assez d’espace en centre-ville entre la rue Lautmann et la rue des Puits-Creusés. Il devient obligatoire pour l’une d’entre elles : droit ou lettres, de s’installer sur un terrain d’une trentaine d’hectares laissé vacant au sein du nouveau quartier du Mirail. C’est la faculté des lettres qui est contrainte au départ. Les raisons qui ont conduit à ce choix ne sont pas explicitées lors des conseils mais le débat semble clos avant même d’être réellement ouvert. Plusieurs éléments peuvent expliquer ceci : le poids du droit au sein de la ville de Toulouse et notamment de son doyen Gabriel Marty et également la volonté du doyen de la faculté des lettres Jacques Godechot d’obtenir de nouveaux terrains devant une situation devenue intenable. De plus, ce dernier souhaitait conserver l’unité de sa faculté en évitant la dispersion sur différents sites des départements. Cela le pousse à accepter la solution proposée afin de ne pas retarder le projet. Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods sont donc également chargés de construire l’université.
Les travaux sur l’histoire de la construction du quartier sont nombreux et pluridisciplinaires. Rémi Papillault revient avec Stéphane Gruet en 2008 sur cette histoire en rendant hommage au quartier du Mirail tant passé que présent3 à travers de nombreux témoignages d’habitants ou d’acteurs ayant contribué de près ou de loin à ce projet. Une petite partie de l’ouvrage est consacrée à l’université. Des sociologues – notamment de l’Université Toulouse-Jean Jaurès – se sont également penchés sur la question afin d’étudier l’évolution de ce quartier et son inscription dans la politique du logement des années 19604. Enfin, Georges Candilis lui-même livre un témoignage précieux sur la manière dont la construction de ce projet inédit pour l’époque a été vécue de son point de vue à travers son ouvrage en forme de mémoires5. Des ouvrages spécifiques sur l’histoire de l’université de Toulouse abordent également cette question de la construction de l’Université Toulouse-Le Mirail notamment le plus récent dirigé par l’historienne Caroline Barrera6 mais aussi les deux ouvrages dirigés par Catherine Compain-Gajac qui en rendent compte en les comparant à d’autres campus ou bâtiments7. Enfin, des mémoires d’étudiants, principalement historiens, reviennent sur l’histoire de l’université jusqu’à sa période la plus récente avec la reconstruction des années 20108. À travers les témoignages contenus dans ces ouvrages mais également des entretiens réalisés par Claire Sarazin en 2010 dans le cadre d’un film sur l’histoire de l’université 9 () et d’autres réalisés entre 2020 et 2022 dans le cadre de notre thèse, nous reviendrons sur ces deux grands projets de construction de l’université. Enfin, les archives de l’Université Toulouse-Jean Jaurès contenant les procès-verbaux des conseils de la faculté de 1950 à 1970 ainsi que les différents courriers d’échanges entre membres de l’université sont utilisés pour analyser les différents acteurs et notamment la place prise par les acteurs universitaires dans ces processus de construction. Pour la période la plus récente, nous nous appuyons principalement sur les archives de la DPIGC (Direction du Patrimoine Immobilier et de la Gestion des Campus).
De la conception de cette nouvelle université dans les années 1960 à la reconstruction à partir de 2000, le lien avec le quartier apparaît comme un élément central des débats et des grands principes guidant l’histoire du Mirail. Cependant, à l’époque comme plus récemment, cette question demeure, dans les faits, un point à développer tant dans les liens de l’université avec le quartier que réciproquement. Nous nous efforcerons donc de saisir dans cet article la différence entre d’un côté le sujet du lien université/quartier qui semble au cœur du projet de construction et de reconstruction et de l’autre côté une réalité différente avec des liens quasiment inexistants entre les deux entités aux deux périodes étudiées. Notre hypothèse est, que si personne à l’université ne s’oppose à l’existence de ce lien et à sa nécessité, il demeure un véritable objectif pour un nombre limité de personnes ce qui ne suffit pas à obtenir les moyens suffisants pour en faire une réalité. À la construction comme à la reconstruction, la priorité des dirigeants de l’université demeure de réussir dans un premier temps à créer du lien au sein de la communauté universitaire avant de s’ouvrir sur le quartier. De plus, il s’agit d’un processus de long terme qui ne peut pas apporter de résultats visibles sur le temps court d’un mandat ou d’un projet particulier.
La construction de l’université à la fin des années 1960
Le projet
Lorsqu’ils sont nommés pour construire l’Université Toulouse-Le Mirail, les architectes ont déjà travaillé auparavant sur plusieurs projets d’universités en particulier celui de Bochum en Allemagne et surtout l’Université Libre de Berlin qui a souvent été comparée à l’Université Toulouse-Le Mirail. Ils appliquent pour cette dernière les mêmes principes que ceux mis en œuvre pour la construction du quartier. L’objectif était, comme l’explique Georges Candilis dans son ouvrage, que l’université s’insère parfaitement dans son quartier et ne constitue pas un espace renfermé sur lui-même au sein du Mirail.
Ainsi, le programme du concours n’avait pas prévu d’université. Or, à la suite de la réforme de l’Enseignement Supérieur, il fût décidé d’en créer une à Toulouse-le Mirail. Pour 10 000 étudiants ! Nous dûmes aussitôt, reprendre les plans, trouver l’emplacement et adapter l’université à l’esprit même de la nouvelle ville. Ce fût un changement très important, extrêmement bénéfique, car la présence d’une jeunesse estudiantine, pleine de fougue et d’inquiétude, allait apporter un surcroît de vie à la cité. Si la “Maison du Quartier” identifiait Bellefontaine, l’université allait dominer le Mirail. Nous avons, en effet, réussi à intégrer cette nouvelle structure au plan initial, comme un corps normal de l’ensemble, et non à la façon d’une pièce rapportée. Pas de campus-ghetto, pas de cité universitaire. Je voulais faire participer les étudiants à la vie des habitants10.
La vision des architectes rompt ici avec le modèle très répandu des campus dits à l’américaine qui se développe à ce moment-là dans la majorité des villes universitaires françaises, notamment à Toulouse sur les terrains de Rangueil qui abritent l’Université Paul Sabatier (fig. 1).

Il existe plusieurs définitions des campus à l’américaine. Celle qui se répand alors signifie la possibilité pour les étudiants et les membres de la communauté universitaire dans leur ensemble de pouvoir bénéficier de tous les services au sein même de leur campus avec la mise en place de restaurants, logements, terrains de sport, etc… Au Mirail, les architectes ne souhaitent pas un campus fermé réservé aux membres de la communauté universitaire mais, au contraire ils prônent un campus étant partie intégrante du quartier, jusqu’à l’invisibilisation du campus afin qu’il soit pleinement intégré, ce qui se caractérise pendant une trentaine d’années par l’absence d’entrée.
Les principes qui ont commandé l’originalité du quartier dans le projet de base des architectes11 se retrouvent au sein de l’université. La dalle est bien présente et a deux objectifs principaux : permettre une circulation aisée, sécuriser les piétons en les séparant des voitures et créer une passerelle entre l’université et le quartier (fig. 2).

L’objectif des architectes est de former un tout en associant l’ensemble des besoins de la communauté universitaire reliés entre eux par les rues et les coursives qui font également le lien avec le quartier. Comme pour le quartier, la notion de lien et de rencontre est fondamentale. La place de la nature est aussi pensée au cœur du projet. L’université est construite sur un terrain jusqu’alors demeuré rural. Les premiers enseignants se souviennent du temps où les terrains où ils enseignent maintenant, étaient leurs terrains de chasse12. La notion de rencontres et d’échanges va se caractériser dans les choix architecturaux de l’équipe en permettant à chacun (membre de l’université ou habitant du quartier) d’assister librement à un cours par la construction d’une université ouverte avec les salles de cours au rez-de-chaussée possédant des vitres transparentes et un étage plus clos (fig. 3).
Le campus devait être la transition entre la ville nouvelle du Mirail et la ville historique de Toulouse. Alexis Josic décrit ainsi ce projet fou et révolutionnaire d’intégration de l’université dans le quartier :
La ville entière était l’université. C’était le prolongement de l’université de Berlin, mais c’était autre chose. […] À Toulouse, on a voulu aller un petit peu plus loin et être plus pragmatique. C’est-à-dire définir les circulations et rendre les passages ouverts aussi au public. La première réflexion de l’académie fût de dire : « Où est l’entrée ? ». Ils ne pouvaient pas comprendre que comme autrefois à Heidelberg la ville entière était l’université, où les habitants, jeunes et vieux, se côtoient avec les étudiants. Pourquoi un adulte ne pourrait-il pas rentrer dans l’université, dans un amphithéâtre, assister à un cours ? C’est une loge ouverte, ce n’est pas une loge franc-maçonnique, l’université ! Nous voulions hiérarchiser les espaces et les communications. Toutes les salles et amphithéâtres au rez-de-chaussée étaient accessibles au public par les rues. Au premier étage une zone plus fermée : les salles d’exercice où le public n’a pas accès. Tout ce qui est l’enseignement classique est accessible à tout le monde. […] Dans le plan d’origine, l’université est placée très près des logements pour les étudiants et les enseignants. L’idée c’était que l’université était dans la ville et non un campus hors de la ville. Mais c’est vite fait de démolir une idée. Il faut peu de choses pour défigurer complètement une idée13.
L’objectif de l’architecte était, comme le décrit Pierre Merlin14, que les habitants du quartier traversent l’université au lieu de la contourner (fig. 4).
La réalité au quotidien
Dès les premières années qui suivent l’installation en 1971, les présidents de l’université successifs se saisissent de la question du lien de l’université au quartier. Le 16 juin 1976, Émilien Carassus, président de l’université, écrit au maire de la ville pour lui demander un entretien sur : « les problèmes que posent l’insertion de l’Université dans le quartier du Mirail15. » Il précise que son prédécesseur François Taillefer avait déjà écrit en 1973 pour les mêmes raisons mais sans retour. En effet, le 10 décembre 1973, François Taillefer écrit au maire de Toulouse pour lui exposer les problèmes en question : il déplore qu’à l’heure actuelle l’université et le quartier soient des étrangers l’un pour l’autre. L’université ne trouve aucun des services dont elle a besoin à proximité et parallèlement, l’université ne participe : « à l’animation du quartier que par le passage de voitures et de cars16 ». Selon lui, trois choses sont nécessaires pour régler ces problèmes : « un programme concerté, la volonté d’aboutir et du temps17 ». Les propositions sont très concrètes : mise en place d’une crèche, de commerces, d’installations sportives ou de salles d’animation culturelle pour les habitants du quartier et de l’université. Il souhaite aussi un réaménagement de certains espaces notamment le parc du château du Mirail ou encore l’espace censé accueillir le service médico-social ou le service des sports qui n’ont finalement pas été construits.
Le changement social qui s’opère au sein du quartier avec l’accueil de populations de plus en plus précaires et les émeutes des années 1990 ne font que détériorer cette relation déjà peu existante. L’université vit en vase clos au sein du quartier du Mirail et les liens avec ce dernier ne proviennent que d’initiatives individuelles. À la suite de ces tentatives, la détérioration des bâtiments a semble-t-il focalisé l’attention des dirigeants de l’université jusqu’à la reconstruction car nous ne possédons pas de trace dans les archives consultées de nouveaux projets en lien avec le quartier. Les échanges concernent principalement, par la suite, des problèmes de sécurité.
La conception des architectes des années 1960 se heurte donc à plusieurs obstacles. Tout d’abord à une construction avec des matériaux de mauvaise qualité qui a un impact sur le quotidien des membres de la communauté universitaire. Ensuite, à une inadéquation des locaux et des préoccupations de la communauté universitaire qui va conduire par exemple à construire une entrée dans les années 1990 avec le bâtiment de l’Arche – car les visiteurs extérieurs et les étudiants ne trouvaient pas le campus. Cela se caractérise aussi à travers l’installation d’une grille qui fermait le campus tous les soirs afin de bien signifier que cet endroit n’était pas accessible à tous et notamment aux habitants. Cet obstacle peut s’expliquer par la place trop grande des architectes dans la construction qui a minimisé celle des acteurs universitaires mais aussi et surtout par le manque de budget qui dès le départ, a dénaturé le projet des architectes.
Finalement, le campus devient très rapidement obsolète, les matériaux se détériorent d’années en années et l’espace manque pour les étudiants qui arrivent toujours plus nombreux. L’état des bâtiments est de plus en plus dangereux (fig. 5).
Malgré cela, la communauté universitaire semble bénéficier d’une ambiance très familiale en son sein, ainsi que d’un attachement fort au site du Mirail, ce qui revient dans les témoignages18.
La reconstruction de l’université, années 2000-2010
Les différentes étapes de la reconstruction
À partir des années 1990, l’Université Toulouse-Le Mirail (qui devient Université Toulouse-Jean Jaurès en 2014) se saisit de l’état préoccupant de son patrimoine bâti. Cette reconstruction se fait en plusieurs étapes. D’abord, dans les années 1990, des bâtiments sont ajoutés afin de créer des espaces supplémentaires. Sont ainsi construits, les bâtiments dit « Pétales » servant à augmenter le nombre de salles de cours en 1990 et 1991, l’Arche (fig. 6) qui fournit des mètres carrés et permet de symboliser l’entrée de l’université en 1992 ; et enfin la Maison de la Recherche qui répond au besoin d’espace pour les chercheurs au sein de l’université et qui sépare la recherche et la formation en 1994. Ces constructions ne sont pas réfléchies en harmonie avec le reste du campus. Elles viennent rompre complètement avec le projet des années 1960 en formant une ligne à l’entrée sud du campus du côté du métro. La bibliothèque et la Maison de la Recherche sont construites au niveau du sol contrairement aux bâtiments de Candilis qui se trouvent au niveau de la dalle. De plus, l’Arche en marquant l’entrée met fin au rêve vanté par Alexis Josic notamment. Cependant, il s’agit selon Gérard Huet, architecte à l’origine de sa construction, d’une nécessité pour les membres de la communauté universitaire. Ces constructions sont financées par des plans d’urgence de l’État et les premiers CPER (Contrats de Plan État-Région).
Dans les années 2000, les constructions continuent, toujours financées par les CPER avec la Bibliothèque Universitaire Centrale (fig. 7) construite par Pierre Riboulet en 2001 puis détruite en grande partie par AZF avant d’être reconstruite puis inaugurée en 2003. L’architecte Pierre Riboulet décède peu avant l’inauguration. Il avait construit quelques années auparavant la bibliothèque de l’Université Paris VIII-Vincennes Saint-Denis. Nous retrouvons un certain nombre de grands principes propres à l’architecte entre ces deux bibliothèques : importance de la luminosité avec de grandes ouvertures sur l’extérieur, grands espaces pour le travail et la lecture, signalisation simple, claire et lisible pour que chacun s’y retrouve et bien sûr, pour Toulouse, le rappel local avec l’utilisation de la brique.
L’explosion d’AZF en septembre 2001 agit comme un déclic et entraîne une véritable réflexion au sein de l’université sur la nécessité d’une reconstruction globale. Certains documents retrouvés dans les archives de Michel Idrac, chargé de patrimoine jusqu’en 2003, montrent que cette réflexion avait déjà fait l’objet de discussions dans les années 1990 mais sans suite. En 2007, sont construits l’Unité de Formation et de Recherche (UFR) Lettres, Langues et Civilisations Étrangères ainsi que la Fabrique Culturelle, lieu original comprenant une salle de spectacle et des salles d’exposition destinée aux membres de la communauté universitaire.
La majeure partie de la reconstruction se déroule entre 2012 et 2016 en trois grandes phases. Le calendrier ci-dessous reprend les grandes étapes de construction (fig. 8).
Des modifications sont à noter par rapport à ce calendrier puisque l’Université Ouverte est finalement un des derniers bâtiments à avoir été construit en janvier 2022 et le village solidaire a été abandonné. Cette étape principale est financée par des CPER et par un Partenariat Public Privé. Après discussion, le choix est fait de démolir pour reconstruire en raison du coût d’une réhabilitation et de l’état déplorable des bâtiments d’origine.
La réalisation de l’Université Toulouse le Mirail a été en son temps, un véritable manifeste de liberté, d’ouverture et de générosité tant des commanditaires que de leurs architectes Candilis, Josic et Woods. […] Basée sur la rencontre créative entre les étudiants, la communication avec leurs enseignants, l’absence de frontière entre les enseignements, l’ouverture à la ville, l’architecture de l’Université Toulouse le Mirail dite « architecture Candilis » se voulait un moyen d’épanouissement de l’individu, un support construit de la liberté au cœur de la cité. Il s’est écrit sur ce site une incontestable étape de l’histoire de l’architecture universitaire contemporaine dans ce que ce projet véhicule comme rapport entre l’homme et son accès à la connaissance ; son émancipation !19
L’objectif affiché par la direction de l’université lors de la reconstruction est de reprendre un certain nombre de principes des architectes à l’origine du campus tout en les adaptant à un campus du XXIe siècle. Le principe de la dalle est conservé (à l’exception des bâtiments construits dans les années 1990). L’importance de la rue qui relie l’université au quartier mais également les bâtiments de l’université entre eux est un des axes majeurs du projet. Une canopée est ajoutée à l’idée de base (fig. 9).
Dans le projet, les rues débouchent sur des petites places permettant de favoriser la rencontre, notion qui – comme dans le projet Candilis – est au cœur du projet de reconstruction. La dalle est maintenue piétonne pour des raisons de sécurité, de confort de vie et de développement durable. Le concept de groundscraper (bâtiments bas) est modifié dans le nouveau projet puisque les bâtiments sont à deux étages minimum (contre un auparavant). L’idée est aussi d’organiser le campus en quatre niveaux : un rez-de-chaussée pour les véhicules, un rez-de-dalle pour les piétons et les centres de ressources ou amphithéâtres, un premier étage pour les salles de cours et un deuxième étage pour le corps professoral.
Les éléments qui faisaient partie du projet mais n’avaient jamais été construits faute de moyens à l’origine sont bâtis lors de la reconstruction : offre de restauration, vie étudiante, logements, crèche. La crèche propose des places réservées aux personnels de l’université ainsi qu’aux habitants du quartier, elle symbolise cette volonté de mixité entre les deux populations. On note, ici, la reprise d’éléments cités dans les échanges de courriers des années 1970 (crèche, installations sportives et culturelles) sur les solutions à mettre en place pour faciliter le lien entre les habitants du quartier et la communauté universitaire. Cependant la mise en place de ces services ne renforce pas nécessairement le lien au quartier car la communauté universitaire dispose de plus d’éléments sur place donc a moins besoin de sortir du campus lorsqu’elle vient au Mirail.
Concernant le lien au quartier, les grilles entourant le campus sont supprimées. Une séparation claire se fait entre les espaces privés dédiés à la communauté universitaire et les espaces publics (sportifs, culturels, bibliothèque universitaire, crèche) ouverts à tous et situés aux extrémités sud et nord de l’université.
Enfin, la reconstruction de l’université s’articule avec le Grand Projet de Ville (GPV) qui fixe dans ses priorités la volonté de réhabiliter les quartiers autour de l’université. Au Mirail, il s’agit notamment de créer de nouvelles liaisons entre la ville et l’université au sens propre comme au sens figuré (fig. 10). La première étape est de rendre la rue de l’université, rue qui relie l’arrêt de métro à l’entrée du campus, piétonne et plus végétale afin qu’elle soit empruntée par les habitants du quartier et par les étudiants sortant du métro.
Les impacts de la reconstruction sur la communauté universitaire
Lors du chantier de reconstruction, des enseignants se sont mobilisés contre la destruction des bâtiments de Candilis en publiant dans la presse locale une pétition ou encore en s’attachant aux grilles. Cette mobilisation n’est pas directement en lien avec le quartier mais elle traduit tout de même une volonté de conserver les ambitions initiales du projet de Georges Candilis et de son équipe. Selon les opposants, la reconstruction rompt avec ce projet notamment parce qu’elle met fin à l’ouverture des différentes salles de l’université et parce qu’elle prend le parti d’une affirmation de l’université en tant que telle dans le quartier environnant. Par ailleurs, les opposants souhaitent conserver et réhabiliter les bâtiments d’origine.
Plusieurs entretiens ont été réalisés dans le cadre de notre thèse avec des membres de la communauté universitaire (étudiants, enseignants, personnels administratifs) qui ont connu l’université avant et après la reconstruction. Une majorité des personnes interrogées regrettent une certaine « ambiance » de l’université, beaucoup plus familiale qu’aujourd’hui. Cependant, cela s’accompagne, à chaque fois, de critiques sur l’état des bâtiments : pluie dans les bureaux ou les salles de cours, absence de signalisations, état des toilettes, … Une minorité de personnes interrogées avaient connaissance du projet original de Georges Candilis. Pour ceux qui en avaient connaissance – les analyses sont à prendre avec précaution car cela représente à peine une dizaine de personnes – tous trouvent le projet intéressant mais dénonce le manque de moyens qui a conduit aux bâtiments qu’eux ont connus. Pour tous, il est difficile de retrouver des marqueurs de l’ancienne université dans la nouvelle mais les bâtiments qu’ils ont connus dans les années 1990 et 2000 n’incarnaient déjà plus cet idéal des architectes des années 1960.
L’évolution des liens entre l’université et le quartier
Le lien au centre-ville
Si dans le projet des architectes, l’université était ouverte sur le quartier environnant et devait même en faire partie, dans la réalité les choses sont plus complexes. En effet, la question de la fermeture de l’université se pose assez rapidement en raison notamment de la hausse des vols de fournitures, de mobiliers puis de matériels informatiques. Au début de l’installation de l’université, plusieurs enseignants viennent s’installer au sein du quartier afin de faciliter leurs transports quotidiens. Aujourd’hui, les enseignants-chercheurs de l’université habitant dans le quartier se comptent sur les doigts d’une main selon Marie-Christine Jaillet20. Cependant, la majorité des étudiants, maintenant comme autrefois, décident de rester plus proche du centre-ville, comme le montrent les flux du métro matin et soir.
Le déménagement du centre-ville à la périphérie est mal vécu par une partie de la communauté universitaire dès le début. Si certains se réjouissent de trouver de l’espace et des locaux neufs, d’autres ne souhaitent pas quitter le centre-ville et tous les avantages qu’il procure. Dans ses mémoires, le doyen Jacques Godechot témoigne d’un incident :
Cependant il y eut des mécontents qui regrettaient d’avoir à quitter la vieille ville. Le 10 janvier, alors que j’étais à Sarrelouis et Sarrebruck pour commémorer le bicentenaire de la naissance du maréchal Ney. Mérimée [toujours chargé des bâtiments] me téléphona à 10 heures du soir que des « inconnus » avaient couvert de graffitis les murs du CES [Collège d’Enseignement Secondaire] tout neuf ! Ils voulaient protester contre le transfert de la Faculté21.
Du côté des enseignants, les avis sont partagés entre le gain d’espace dans des bâtiments neufs et l’éloignement au centre-ville. Dès 1975, l’administrateur provisoire François Taillefer exprime au recteur la nécessité pour l’université de conserver une antenne en centre-ville22. Ce souhait est maintenu encore aujourd’hui avec l’emplacement qui accueille l’ENSAV (École Nationale Supérieure d’Audiovisuel) et la BEM (Bibliothèque d’Études Méridionales). Depuis 1970, l’université s’interroge sur cet endroit stratégique. Dans les premiers échanges de courriers il est question d’y installer la Maison de la Recherche et le service de la formation continue afin de conserver le prestige du centre-ville toulousain. Finalement, ces deux entités sont installées au sein du campus du Mirail.
Un campus isolé
Les premiers mois et les premières années d’installation sont difficiles car le campus est à l’écart de tout. La restauration arrive assez rapidement, sauf pour les hispanistes durant les premiers mois. Cependant, très vite l’offre ne répond plus à la demande, face à la croissance du nombre d’étudiants. Par ailleurs, la diversité n’est pas la même qu’en centre-ville avec les multiples restaurants à bas prix disponibles en sus du restaurant universitaire. Pour les transports, la situation est tout autant compliquée et nécessite même une négociation entre le doyen de la faculté des lettres et la société d’autobus pour augmenter les passages aux heures de pointe. Bien des années plus tard, en 1993, le métro, loin de rapprocher les étudiants de l’université et du quartier, renforce leur éloignement en rendant le centre-ville accessible en dix minutes.
Les tentatives récentes pour construire des liens
Dans les années 1990, plusieurs projets se développent notamment sous la présidence de Romain Gaignard de 1996 à 2001. Trois membres de l’université : Jésus Aguila, Alain Lefèvre et Marie-Christine Jaillet sont missionnés à la fin des années 1990 pour voir comment mieux structurer et visibiliser les interactions entre l’université et son environnement. Un des objectifs est de mettre en valeur les liens informels qui existent avec des habitants du quartier, des membres d’associations, etc. Plusieurs initiatives se développent à ce moment-là, notamment autour du soutien scolaire d’un groupe d’enseignants-chercheurs auprès d’enfants du Mirail.
Le projet de Cité Internationale des étudiants est également en discussion avec l’objectif de l’installer à La Reynerie. Cependant, ce projet a été abandonné et la CIUT (Cité Internationale de l’Université de Toulouse) qui a vu le jour en 2023 se situe dans le centre de la ville entre la rue Sainte-Catherine et la rue des Trente-six ponts, à l’emplacement de l’ancien Institut de chimie où Paul-Sabatier a enseigné et qu’il a dirigé. Dans les années 2010, alors en pleine reconstruction, l’université développe via notamment le CPRS (Centre de Promotion de la Recherche Scientifique), des passages dans les écoles du quartier, principalement les lycées afin de présenter l’université et de donner envie aux jeunes de rentrer dans ce bâtiment qu’ils traversent depuis des années. Les assises de la culture ou une journée de travail du MEDEF sur la question des discriminations sont également organisées au sein de l’université tout comme plus récemment les universités d’été de partis politiques comme Les Verts. En septembre 2021, dans le cadre des Journées du Patrimoine, l’université a organisé en partenariat avec l’association « En quête de patrimoine » ainsi que des étudiantes de Master des visites de l’université destinées en priorité aux habitants du quartier. Cependant, la majorité des participants n’habitaient pas le quartier du Mirail, malgré une campagne de communication largement relayée dans les commerces de proximité.
La question du changement de nom de l’université a cristallisé quelques tensions. En 2014, après un vote majoritaire du Conseil d’Administration, l’université Toulouse Le Mirail est renommée Université Toulouse-Jean Jaurès. Pour l’équipe de direction, il s’agit d’une volonté de pouvoir représenter l’ensemble des sites et notamment les sites délocalisés qui ne se reconnaissent pas dans l’appellation « Mirail » mais aussi de rendre hommage à celui qui fut professeur à la faculté des lettres de Toulouse à l’occasion du centenaire de sa mort. Le campus garde officiellement le nom de « campus du Mirail ». Certains habitants attachés au quartier voient néanmoins dans cet acte une volonté de rupture entre l’université et le quartier. Selon eux, l’université souhaite se distinguer du quartier pour mieux valoriser son image au niveau national comme international. Ce changement de nom est très mal vécu par les habitants ainsi qu’en témoignent Marie-Christine Jaillet et Sonia Moussay23.
Pour conclure, l’intégration de l’université au sein du quartier du Mirail constitue un élément central des deux projets de construction comme de reconstruction. Dans les deux cas, des idées assez novatrices sont avancées pour réussir ce processus d’intégration. Cela passe par des actes symboliques comme l’absence d’entrée puis la construction de l’Arche et d’une grille puis la suppression de cette même grille au moment de la reconstruction. Des bâtiments servent aussi de symboles à cette volonté de lien comme la Fabrique Culturelle, les installations sportives ou la Bibliothèque Universitaire Centrale avec des emplacements stratégiques aux extrémités du campus.
Cependant, dans les faits ce lien demeure très faible. Il existe essentiellement grâce à des initiatives individuelles ou les projets les plus récents. Il serait intéressant de poursuivre ce travail par une enquête auprès des étudiants et des habitants pour mieux comprendre leur ressenti ainsi que les rapports qu’ils établissent entre le quartier et l’université mais aussi d’engager une approche dans le temps long pour comprendre comment ces rapports ont pu évoluer au fil du temps. Des entretiens avec les membres de la communauté universitaire qui ont fait le choix de quitter le quartier du Mirail seraient également intéressants à réaliser. Enfin, maintenir une veille sur ce sujet semble utile, car de nouveaux projets sont en cours au sein de l’université, notamment dans le domaine culturel avec l’organisation au CIAM (Centre d’Initiatives Artistiques du Mirail) d’expositions sur ce rapport entre université et quartier24 ou la nomination de Marie-Christine Jaillet comme chargée de mission « relations université-quartier ».
Cette approche du lien entre une université et le quartier qui l’entoure me semble pertinent à observer à travers le cas du Mirail car malgré sa particularité, nous retrouvons des similitudes avec d’autres campus. Le sentiment d’exil avec l’impression forte que la périphérisation du lieu entraîne aussi une périphérisation des savoirs s’observe également à Rennes ou encore à Lille y compris pour la faculté des sciences. Au Mirail, le sentiment est renforcé par le faible choix des acteurs universitaires dans la construction des bâtiments qui semble avoir été laissée au trio d’architectes Candilis, Josic et Woods. De plus, si ces trois architectes par leur réputation laissent peu de place aux universitaires, ils offrent tout de même la possibilité à l’université d’être étudiée dans le monde entier à travers une architecture qui représente l’aboutissement de leurs recherches. Enfin, le Mirail – et nous retrouvons cela pour Villetaneuse par exemple ou Jussieu – symbolise cette différence entre le projet pensé et le projet réalisé qui entraîne une ambivalence d’une partie des membres de la communauté universitaire entre attachement à ce que ce campus aurait dû être et reflète sous certains points et tristesse du constat quotidien d’un certain échec. Pour finir, dans le cas du Mirail, l’université vient s’implanter dans le quartier déjà pensé et en train d’être construit et l’architecte choisi est celui qui construit le quartier et qui s’il est mondialement connu n’est pas un constructeur d’universités en France comme peut l’être René Egger à Rangueil. Ce point mérite réflexion car c’est un des rare cas où le quartier n’est pas pensé autour de l’université ce qui peut contribuer à expliquer cette absence de liens.
Notes
- Team Ten : groupe d’architectes issus du Mouvement Moderne qui a réfléchi à de nouvelles formes d’architectures dans les années 1960 et 1970.
- FR3 Paris, « G. Candilis retrouvant le quartier du Mirail en 1994 », 17.04.1994. [https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i07113548/toulouse-le-mirail].
- Stéphane Gruet, Rémi Papillault, Le Mirail : mémoire d’une ville, Toulouse, France, Éditions Poïésis-AERA, 2008.
- Marie-Christine Jaillet, Mohamed Zendjebil, « Le Mirail : un projet de “quasi” ville nouvelle au destin de grand ensemble », Histoire urbaine, 17, 2006.
- Georges Candilis, Bâtir la vie. Un architecte témoin de son temps, Gollion (Suisse) Paris, Infolio, 1977.
- Caroline Barrera, Histoire de l’Université de Toulouse L’époque contemporaine XIXe-XXIe siècle, Portet-sur-Garonne, Éditions midi-pyrénéennes, 2019, vol. III.
- Catherine Compain-Gajac (éd.), Les campus universitaires : Architecture et urbanisme, histoire et sociologie, état des lieux et perspectives, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2019 et Catherine Compain-Gajac, Conservation-restauration de l’architecture du Mouvement moderne, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2012.
- Éva Hoarau, « La démolition-reconstruction de l’Université Toulouse-Le Mirail, Candilis, Josic et Woods, 1964-2016 : un patrimoine architectural en péril », Mémoire de l’École d’Architecture de Toulouse, 2016 ; Lionel Machonin, Régis Boulot, « Mirail Université, manière de réinvestir la ville », École d’Architecture de Toulouse, 2006. ; Sonia Moussay, « Architecture et aménagement des trois ensembles universitaires de Toulouse (1960-1975) », mémoire de DEA, Université Toulouse Le Mirail, 2004 ; Kirsten Sellin, Pascal Montariol, « La faculté du Mirail. Questions et interventions sur une architecture des années 70 », travail de fin d’études, École d’Architecture de Toulouse, 2000.
- « Mirail Université, 1964-1974, un projet futuriste », Miroir, à vous de voir, 2015. [https://miroir.univ-tlse2.fr/2015/11/24/doc-mirail-universite-1964-1974-un-projet-futuriste/].
- Georges Candilis, Bâtir la vie : un architecte témoin de son temps, Paris, Infolio, 1977, p. 265.
- Ibid.
- Entretien avec Enrique Fraga mené en 2022 par Pauline Collet.
- Rémi Papillault, Stéphane Gruet, Le Mirail mémoires d’une ville – histoire vécue du Mirail de sa conception à nos jours, Toulouse, Éditions Poïésis-AERA, 2008, p. 174.
- Pierre Merlin, L’urbanisme universitaire à l’étranger et en France, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées, 1995, p. 320.
- Archives d’université Toulouse-Jean Jaurès (AUT2J), procès-verbaux des séances de l’assemblée constitutive de l’Université Toulouse II, Lettre d’Émilien Carassus au maire de Toulouse, 16 juin 1976.
- AUT2J, procès-verbaux des séances de l’assemblée constitutive de l’Université Toulouse II, Lettre de François Taillefer au maire de Toulouse, 10 décembre 1973.
- Id.
- Cet attachement est perceptible dans l’ensemble des entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse de la part de ceux qui regrettent le Candilis comme de la part de ceux qui se réjouissent de la reconstruction.
- Extrait de la note de Miralis (société constituée par VINCI Construction France, DIF Capital Partners et VINCI Facilities pour exécuter le contrat de partenariat), note de présentation générale en 2012.
- Enseignante-chercheuse de l’UT2J, sociologue ayant travaillé sur le quartier du Mirail et résidant dans le quartier.
- Jacques Godechot, Une si grande chance, mémoires privées destinées à ses petits-fils, 1989.
- AUT2J.
- Responsables de l’association « En quête de patrimoine » qui organise notamment des visites de l’université et résidentes du quartier également.
- Appel à projets artistiques « Des espaces autres #3 », CIAM, Université Toulouse-Jean Jaurès.