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Aménager la deuxième couronne francilienne comme une start-up ? L’ancienne base aérienne de Brétigny (Essonne) et son aménageur, la SPL Air 217

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Introduction : une originalité dans le paysage des projets d’aménagement « XXL » en grande couronne francilienne

En septembre 2022, le grand public a pu assister à un étonnant spectacle : les Dutronc (père et fils) jouant leurs plus grands titres sur une scène construite sur un tarmac d’aéroport militaire, à deux pas d’un entrepôt d’Amazon, qui jouxte une ferme agroécologique et des studios de cinéma en plein air. Sur cette ancienne base où le ballet des avions militaires n’est plus qu’un souvenir pour les riverains, rien n’indiquait, quelques mois plus tôt, que la Fête de l’Humanité dont les rockers sont la tête d’affiche, se produirait en Essonne, si loin du cœur de la métropole grand-parisienne. Comment en est-on arrivé là ?

Pour comprendre cela, nous présenterons le cas – jugé atypique du point de vue de la mise en œuvre d’un urbanisme négocié – du projet de reconversion de l’ancienne base aérienne 217 de l’armée de l’Air française, située au-delà du « Grand Paris », en deuxième couronne francilienne1. Si ces territoires variés étaient connus hier pour leurs villes nouvelles – et aujourd’hui pour leurs parcs logistiques – on y trouve également des opérations « XXL » par la taille des tènements fonciers en jeu et la surface des espaces constructibles, supérieure à 80 hectares. Ces opérations, qui s’inscrivent dans des temps longs, posent des questions singulières tant pour la recherche que pour l’action, en termes d’accessibilité, de situations de marché ou encore de coopération publique et privée. Elles ont été au cœur d’un projet de recherche partenarial initié en 2018 par la Chaire « Aménager le Grand Paris »2, qui analyse les mutations en cours dans les pratiques d’aménagement en deuxième couronne francilienne. Nous mobilisons ici plusieurs dispositifs méthodologiques sur lesquels repose cette enquête exploratoire et collective qui est toujours en cours : des entretiens (collectifs ou individuels) avec des opérateurs de l’aménagement franciliens, des ateliers pédagogiques avec des étudiant.es de l’École d’urbanisme de Paris (EUP), une analyse documentaire3, et enfin plusieurs évènements (publics ou restreints) donnant lieu à des observations participantes.

L’ouverture – inégale selon les cas – des « boîtes noires » de cette dizaine d’opérations « XXL » donne à voir des processus opérationnels, des programmations et une traduction spatiale qui paraissent à chaque fois attendus au regard des sentiers de dépendance territoriaux et du type d’acteurs impliqués, dans le contexte spécifique de l’Île-de-France. Toutes ces opérations s’inscrivent, à des degrés divers, dans des stratégies d’urbanisme négocié telles qu’elles ont été théorisées depuis les Bassins à flot à Bordeaux (Christy & ANMA, 2016 ; Pauchon, 2021), notamment en termes de coproduction de l’action entre acteurs privés et publics, de simplification des règles et d’utilisation du projet comme outil.

L’observation de pratiques originales mises en œuvre pour la reconversion de la base4 aérienne 217 distingue ce cas dans notre échantillon. Dans ce lieu situé dans le territoire de Cœur d’Essonne Agglomération, à une trentaine de kilomètres au sud de Paris, la combinaison entre la présence d’un aménageur public au statut classique de SPL et du référentiel a priori connu de l’urbanisme négocié entraîne un résultat pourtant inattendu. Premièrement, l’ancienne base n’est couverte ni d’entrepôts-logistiques ni de logements, mais est l’objet d’une programmation diversifiée (logistique, agriculture bio, décors de cinéma, espace d’entraînement et de formation au pilotage des drones et espace d’accueil d’évènements culturels ou musicaux de premier plan). Deuxièmement, la mise en œuvre du projet détonne par rapport à ce que l’on peut trouver ailleurs et n’est pas sans évoquer la culture start-up avec une équipe réduite et extrêmement adaptable, réactive et innovante, qui cherche en permanence à aligner le temps et les pratiques de l’aménagement sur celui des acteurs qui souhaitent s’implanter sur l’ancienne base – au premier plan desquels des entreprises. L’objectif de cette contribution ne sera pas de discuter théoriquement les liens entre le modèle d’entreprise de la start-up et les pratiques d’aménagement observées, mais de présenter pour la première fois dans la littérature académique le cas de la reconversion et de l’aménagement de cette ancienne base aérienne par la SPL Air 217. Et, pour ce faire, assumer une posture d’étonnement épistémologique tel que proposé par Olivier Soubeyran (Soubeyran, 1997) en prenant comme fil rouge la surprise qui a été la nôtre de rencontrer de telles pratiques et des usages différents dans une situation que nous n’avions pu anticiper compte tenu de la littérature académique et des cas décrits par ailleurs.

Nous retracerons dans un premier temps l’histoire du site, de ses transformations et de son aménagement. Puis nous questionnerons les processus à l’œuvre dans l’aménagement de la base à l’aune de ce que l’on pourrait considérer comme une déclinaison de fait de la culture start-up dans un domaine a priori éloigné de ceux qui l’ont vu naître.

De l’aérodrome périphérique au projet d’intégration métropolitaine

L’histoire de la reconversion de la base aérienne fait apparaître trois périodes, qui distinguent les fonctions et les processus de transformation à l’œuvre.

Aux origines : une base militaire comme un îlot dans le territoire (1938–2008)

En 1938, un premier aérodrome militaire est construit par l’armée de l’Air française. Après d’intenses bombardements et combats pendant la Seconde Guerre mondiale, il est reconstruit pour accueillir le centre d’essais en vol (CEV) qui utilise une piste d’envol orientée nord-sud – une des plus grandes d’Europe – et une autre est-ouest (Eijekmans, 2012).

Figure 1. Vue d’ensemble des installations du CEV avec ses huit hangars et la tour de contrôle (1951). Source : Association des Anciens des essais en vol, dans Colonel Olivier Fabre, Natacha Eijckmans (dir.) (2012). Brétigny Base d’Excellence. Soutien.actions.Essais. Histoire de la base aérienne 217 « Colonel Félix Brunet », éditions Privat, p.53.Figure 1. Vue d’ensemble des installations du CEV avec ses huit hangars et la tour de contrôle (1951). Source : Association des Anciens des essais en vol, dans Colonel Olivier Fabre, Natacha Eijckmans (dir.) (2012). Brétigny Base d’Excellence. Soutien.actions.Essais. Histoire de la base aérienne 217 « Colonel Félix Brunet », éditions Privat, p.53.

Le site, qui devient une base aérienne en 1976, se situe sur quatre communes dont les principales sont le Plessis-Pâté et Brétigny-sur-Orge, en Essonne, toutes deux appartenant dès le début des années 2000 à la communauté d’agglomération du Val d’Orge. Situé à une trentaine de kilomètres au sud de Paris, sur un territoire encore marqué par la proximité des centres bourgs, de la ville nouvelle d’Évry à l’est et des plateaux agricoles au sud, l’aménagement du territoire s’est notamment construit dans une opposition des collectivités face à l’État qui a imposé la création de la ville nouvelle d’Évry dans les années 1960 à la suite de la réorganisation administrative de la région parisienne et la création du département de l’Essonne.

Figure 2. La base en Île-de-France. Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.Figure 2. La base en Île-de-France. Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.
Figure 3.  La base, un site à l’interface de deux intercommunalités. Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.Figure 3.  La base, un site à l’interface de deux intercommunalités. Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.

Sur cette zone close et réglementée et aux accès strictement contrôlés de 750 hectares environ, les terrains militaires appartiennent au ministère de la Défense qui y déploie différentes activités : le CEV (jusqu’aux années 2000), des espaces de logistique et des centres de recherche, une antenne nord-sud (ANS) permettant des télécommunications. Ce site militaire d’importance régionale et nationale est situé entre les deux principales lignes de RER (C et D) du Sud francilien et n’a pas d’accès routier direct, malgré la proximité d’infrastructures régionales ou nationales (A6, A10 et N104). Ces différentes modalités d’accès et de fonctionnement induisent une dimension relativement autarcique du site vis-à-vis du territoire pendant des décennies.

Gérer le « départ » de l’Armée et envisager une troisième voie programmatique (2008–2015)

En 2008, une série de lois de rationalisation de l’implantation territoriale des sites militaires5 actent la fermeture de la base aérienne 217. Conséquence immédiate : environ 2500 emplois directs et indirects vont disparaître du territoire. Pour compenser ces pertes et préparer la reconversion du site, un contrat de redynamisation de site de défense (CRSD) est négocié de 2008 à 2012 entre les collectivités et l’État. Les orientations principales du contrat concernent le développement économique. Comme le rappelle un maire d’une des communes concernées par la reconversion du site :

On a choisi d’axer le redéveloppement sur la création d’emplois. L’indicateur c’est le nombre d’emplois créés par habitant. On ne veut pas être des grandes couronnes mornes, des banlieues-dortoirs avec des centres commerciaux. Si on veut faire la ville : il faut davantage de salariés. Et il faut qu’ils habitent sur place pour limiter les déplacements. L’État nous a suivis sur cette logique-là. (Entretien, 2019)

Ce contrat signé en 2012 couvre la période 2012–2015 et associe une dizaine de partenaires publics, dont l’agglomération du Val d’Orge et l’État. Il prévoit une subvention de 4 millions d’euros de l’État aux collectivités, et la cession en 2015 – à l’euro symbolique – de 300 des 750 hectares du site à l’agglomération. La propriété du sol, ces moyens financiers et le soutien de l’État constituent selon tous les témoignages recueillis la « mise de départ » pour la reconversion de la base. Ces ressources financent notamment l’ingénierie nécessaire pour réaliser les études amont nécessaires : positionnement stratégique vis-à-vis des autres territoires, stratégie économique, études techniques (état des sols, gestion de l’eau, mobilités, etc.). La SPL « Francilienne Sud Aménagement » est créée en 2012 par l’agglomération pour piloter ces études et assurer le lien avec l’ensemble des acteurs concernés. Il est alors prévu que cet opérateur reste exclusivement un outil d’étude ou disparaisse.

Ces études explorent différentes pistes pour concrétiser l’orientation programmatique principale assumée par les élus et actée dans le CRSD. Il s’agit de refuser tout autant la construction massive de logements, pour ne pas reproduire le scénario d’Évry, que la spécialisation logistique, qui n’offrirait pas un développement territorial suffisamment qualitatif, et qui placerait la base en concurrence directe avec les autres sites du « croissant logistique » du Sud-est francilien. Pour cette même raison, la création de commerces est écartée, au vu de la proximité de zones d’activité et commerciales avec la zone Val Vert-Croix Blanche à Sainte-Geneviève-des-Bois. Cette « troisième voie » de développement, originale pour la grande couronne francilienne, implique de programmer des activités économiques complémentaires et non concurrentes par rapport aux projets de développement voisins ou régionaux, comme celui de Paris-Saclay.

L’une des voies programmatiques consiste alors à surmonter les différentes contraintes spécifiques du site (accès limité, pollutions, etc.), voire à tirer le meilleur parti possible des aménités existantes : piste d’envol, proximité du plateau agricole, bâtiments existants, etc. Quelques premières orientations stratégiques sont ainsi testées au travers d’études d’opportunité et de faisabilité, puis consignées dans une première version du « plan guide » d’aménagement de la base dès 2015 : la plus structurante consiste à réserver 75 hectares sur les 300 pour accueillir un « lotissement maraîcher biologique ». Ce programme est obtenu au cours d’une âpre négociation avec la Chambre d’agriculture locale, impliquant les différentes collectivités (région, agglomération) et l’État (Entretiens Chaire, 2019 et 2022). L’autre orientation stabilisée est d’accueillir des évènements « XXL » en extérieurs comme des concerts, bien que les études soulignent la nécessité d’obtenir une meilleure desserte (routière et transport en commun) pour crédibiliser cette offre.

Figure 4.  Le projet d'ensemble figuré dans le plan guide (2016). Source : AUC / SPL Air 217.Figure 4.  Le projet d’ensemble figuré dans le plan guide (2016). Source : AUC / SPL Air 217.

Mais, entre 2014 et 2016, le contexte change significativement. D’abord, l’État reste bien plus présent dans le projet que prévu. Après le choc des attentats franciliens de 2015, l’État réévalue sa stratégie de lutte contre le terrorisme (plan Vigipirate) et plus globalement, pour l’armée et la sécurité civile (plan Neptune) dans la région capitale. Le site de la base aérienne devient d’importance stratégique pour relayer les 6000 soldats de Vigipirate, et gérer les risques sécuritaires, par exemple en cas d’attentat massif dans la zone dense, ou en cas d’inondation exceptionnelle de la Seine. En effet, sa localisation à l’orée de la deuxième couronne, l’espace disponible et les infrastructures permettent de projeter des forces de secours et des moyens militaires ainsi que de récupérer des civils et d’installer des camps de tentes pour mettre les populations à l’abri dans une zone de rassemblement et d’attente (ZRA). Enfin, la réfection des pistes aériennes de la base aérienne de Vélizy-Villacoublay (Yvelines) déplace les répétitions de la parade militaire du 14 Juillet vers les sites militaires de Satory (Versailles) et de l’ancienne base 217, toutes deux encore équipées de pistes. La piste est-ouest reste propriété de l’État qui en assure la gestion et l’entretien pour les besoins de l’activité militaire encore présente sur site, tandis que la piste nord-sud reste déclassée pour les usages aéronautiques et propriété de l’agglomération. Cette configuration maintien de fait deux enclaves (zones ouest et est) inaccessibles au public, et soumet les projets d’aménagements civils à proximité à un avis préalable de l’Armée. Surtout, la ZRA centrale empêche certains aménagements initialement pensés à l’échelle de l’ensemble du site, et contraint fortement les accès entre les zones civiles nord et sud.

Figure 5. Présence militaire sur le site (2019). Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.Figure 5. Présence militaire sur le site (2019). Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.

À la même période se préparent deux lois réorganisant l’administration territoriale française6 et francilienne. Plusieurs députés et une partie de l’administration centrale soutiennent alors le projet de création d’une « super-agglomération » de près d’un demi-million d’habitants, incluant celle d’Évry ainsi que les communes concernées autour de la base 217. Parallèlement, certains élus et acteurs locaux apprennent, par des « indiscrétions de couloir », que l’État préparerait un projet d’opération d’intérêt national (OIN) multisite, instrument d’aménagement visant la création de milliers de logements sur la base (Entretien, 2019). Un opérateur technique capable de porter de telles opérations, Grand Paris Aménagement, est créé au même moment en rapprochant plusieurs aménageurs franciliens historiques7. Ce contexte ravive alors pour les élus locaux le « traumatisme » de la création de la ville nouvelle. C’est une crainte cohérente avec le fait que le site est identifié comme une zone d’urbanisation préférentielle dans la planification stratégique régionale (SDRIF, 2013), notamment pour résorber le déficit en logements sociaux. Un bras de fer se constitue entre l’État et les collectivités, lesquelles obtiennent finalement l’abandon des projets de logement, la création d’une agglomération « à taille humaine » de 200 000 habitants (Cœur Essonne Agglomération) et la propriété des terrains en décembre 2015.

L’élaboration d’une vision stratégique et la préparation de la transformation opérationnelle de l’ancienne base aérienne par la SPL constituent alors une ressource dans cette négociation, selon l’un de ses directeurs :

La tactique est toujours la même : mettre un pied dans la porte, et faire pression […]. En 2015, c’est le moment le plus dur de la discussion. C’est encore inscrit dans les textes : on a toujours peur que l’État reprenne la main et on voit très large, très haut. On était dans une situation où l’outil SPL devenait un élément tactique de la construction d’un discours et d’une projection. L’idée de dessiner un territoire et ses fonctions (plan guide) était, sans être propriétaire des terrains, une stratégie pour garder la main. Et la deuxième idée c’est de mettre l’État face à ses contradictions. Quand les entreprises venaient nous voir, on ne pouvait pas ne pas instruire leurs demandes. On est allé loin : on a installé des entreprises dans des bâtiments qui étaient les propriétés du ministère de la Défense. […] Les 21 maires de l’agglomération ont planté les 21 drapeaux de leurs collectivités sur le nord de la Base, en invitant le préfet alors qu’on n’était pas propriétaires des terrains. C’était la peau de l’agglo qui se jouait parce qu’on avait la fusion qui se jouait. (Entretien Chaire, 2019)

En 2017, à la satisfaction des élus du territoire, un contrat d’intérêt national (CIN) est même signé entre l’État et les collectivités pour cadrer le développement économique et l’aménagement urbain du territoire, et poursuivre le subventionnement d’une partie du projet. Une fois cette « bataille du terrain » emportée pour obtenir le foncier, les projets initiaux sont toutefois revus et adaptés à l’initiative des acteurs locaux, pour faire face à la nouvelle donne sécuritaire qui empêche le retrait prévu de l’Armée et à la mutation du contexte institutionnel.

De la reprise en main par les collectivités locales aux premières réalisations (2016–2022)

À partir de 2016-2017, la SPL complète son équipe initiale en recrutant un premier noyau. Le premier directeur de la SPL, arrivé au moment de la création de celle-ci pour la réalisation des études déclinant le CRSD, offre une opportunité professionnelle au DGA Aménagement, développement et transports de Cœur d’Essonne Agglomération, alors en quête de nouvelles expériences en marge ou au-delà du strict cadre de la fonction publique. Celui-ci rejoint également une autre de ses relations de travail, une directrice de projet travaillant auparavant dans le domaine de la culture dans une collectivité du Sud francilien, qui intègre la SPL un an plus tôt. Ce duo, central dans la dynamique de l’équipe et du projet, est rejoint dès 2016 par un autre fonctionnaire territorial, également DGA dans le domaine du développement économique et de l’aménagement foncier.

Cette équipe va prendre en charge la programmation et le processus opérationnel de reconversion de la Base, en lien étroit avec les élus locaux et les techniciens de Cœur Essonne Agglomération8. Cette équipe réduite s’entoure de nombreux prestataires privés pour conduire les études dans les différents domaines du projet, dont certains sont des « grands noms » de l’architecture, de l’urbanisme (Agence AUC) ou du paysagisme (Coloco et Gilles Clément). Progressivement, dans un régime de contraintes fortes et instables, l’équipe projet parvient à développer une programmation opportuniste, assumée en tant que telle et itérative qui cherche à replacer la Base dans une dynamique régionale et métropolitaine de différenciation, en phase avec les enjeux contemporains de transitions socioécologiques.

La séquence d’enquête publique menée au printemps 2021, suivie de différents avis et réponses, constitue un marqueur intéressant pour la vie du projet et pour notre analyse. Le dossier résume d’abord l’ensemble des études menées à date, et des partis-pris programmatiques. Passage obligé d’un point de vue réglementaire, c’est aussi un moment de publicisation et de mise en débat contradictoire des orientations des maîtres d’ouvrage avec les habitants et leurs associations, les acteurs publics et institutionnels (l’Autorité environnementale par exemple). Comme le soulignent d’ailleurs certaines observations d’habitants, l’enquête arrive à un moment où plusieurs réalisations sont déjà visibles dans la transformation du site, ce qui suscite des réactions (vives pour certaines) et un besoin de convaincre, pour les porteurs du projet. Le cadrage de l’enquête publique, menée à l’échelle du projet d’ensemble9, est révélateur de la volonté de porter un argumentaire tant sur le projet d’aménagement global du site que sur les sous-projets qui le composent. Ce corpus documentaire éclaire donc tant le discours porté à cette date par la SPL et l’agglomération sur le projet de réaménagement, que son évolution par rapport aux étapes précédentes.

Au-delà des fonctions classiques de l’aménagement (voiries et échangeurs routiers), quatre grandes catégories programmatiques du projet d’ensemble se distinguent. Ces programmes « atterrissent » dans les différentes versions des documents opérationnels et de communication, dont le plan guide (2015 et 2018), document de projet qui cadre assez classiquement les invariants, les colorations programmatiques ou des principes à privilégier. Leur localisation précise, leur dénomination et leur mise en avant (ou sous silence) relèvent des pratiques qui seront analysées ultérieurement. La figure 6 synthétise ces orientations programmatiques, et certaines de leurs évolutions.

Figure 6.  Orientations programmatiques présentes dans les documents stratégiques, institutionnels et de communication (2019). Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.Figure 6.  Orientations programmatiques présentes dans les documents stratégiques, institutionnels et de communication (2019). Source : Atelier étudiant EUP M2 DETER 2018-2019.

La première catégorie programmatique concerne le volet agricole. Au fil des études, entre 2012 et 2016, le projet initial de « lotissement maraîcher biologique » change de dénomination et devient la « Ferme de l’Envol »10. Celle-ci témoigne de l’élaboration d’un projet expérimental de ferme agroécologique inspiré de la permaculture, en partenariat avec l’association « Ferme d’Avenir », liée au groupe SOS, l’un des plus importants en France dans l’économie sociale et solidaire. Cette évolution traduit aussi un changement conceptuel majeur : le découpage (lotissement) entre différents agriculteurs supposait des coûts d’aménagement de plusieurs millions d’euros, notamment pour l’irrigation, tandis que le choix d’un même opérateur permet de démarrer plus rapidement avec une ébauche de modèle économique. La première phase se concentre sur le maraîchage bio, jugé plus rentable, sur 55 hectares, avec de premières récoltes en 2020. Une seconde phase doit conduire à terme, sur 20 hectares supplémentaires, à d’autres activités complémentaires comme l’élevage, l’agroforesterie ou d’autres activités de transformation. Cette orientation agricole change d’échelle en 2019, lorsque l’agglomération est lauréate du programme d’investissement d’avenir (PIA) porté par l’État avec son projet « Sésame », dédié à la transition agroécologique de son territoire et dont la base est un support central. Cette subvention de plusieurs dizaines de millions d’euros sur 10 ans finance des actions plus globales en faveur de l’agriculture locale et de l’alimentation intégrée au territoire, du « champ à l’assiette ».

Une deuxième orientation concerne les activités évènementielles, le développement du sport, de la culture et des loisirs. Tirant parti de l’immensité de l’espace ouvert central le long de la piste nord-sud, et de l’isolement relatif de la base, la SPL et ses partenaires élaborent progressivement le concept de « grande piste », puis de « grande prairie évènementielle ». Celle-ci peut être bien desservie localement par le réaménagement des « taxiways » existants le long de la piste. Deux éditions d’un festival musical de grande ampleur, le Download Festival, produit par Live Nation sont accueillies sur la base en 2017 et 2018. L’accueil de ces premières activités crédibilise progressivement la proposition, ce qui était un objectif recherché dès le départ. En 2021, la mythique Fête de l’Humanité choisit de s’installer sur la base pour une période de 10 ans, marquant une pérennisation relative de la fonction d’accueil évènementiel « XXL », ou « hors format », au sein de la base. Par ailleurs, la piste est également utilisée pour des usages plus locaux, comme en témoigne le développement de la pratique du char à voile, porté par la Fédération française qui installe son siège sur place.

La troisième orientation porte sur le volet technologique, de recherche et développement, et de développement productif. Dans l’enquête publique, la SPL valorise l’installation du cluster Drone Paris Region, qui structure le développement de la filière française de drones aériens, profitant des infrastructures liées au contrôle de l’espace aérien (servitudes, pistes d’envol). Selon la même logique, un « security park », ou « pôle sécurité défense », est envisagé pour regrouper des entreprises qui entreraient en synergies avec les pratiques et besoins des militaires présents. La SPL tente aussi le développement d’une filière dédiée à l’économie créative, en l’occurrence le cinéma. TSF, une entreprise offrant des services de studios de cinéma en plein air (« backlots ») et de location de matériel de tournage s’installe sur la Base : plusieurs tournages de films ont lieu entre 2018 et 2022. Le « vide » du site constitue là aussi une aménité valorisable pour construire de vastes décors, comme la tour dans le biopic Eiffel (2021). L’ancrage de cette entreprise est depuis remis en question, alors que se dessine en 2022-2023 une stratégie nettement plus ambitieuse visant à accueillir une partie plus importante de la filière cinéma francilienne, voire française.

Enfin, un volet logistique est bien présent, bien qu’initialement écarté des orientations stratégiques du CRSD, avec l’installation d’un « méga » entrepôt d’Amazon en octobre 2019. Quelque trois mille emplois industriels viennent donc compenser, en grande partie, ceux perdus lors du départ de l’armée. Très controversé au niveau local, ce projet est défendu par l’agglomération et la SPL au regard de la densité d’emplois à l’hectare. Moins contestées, mais plutôt discrètes dans le programme, deux zones d’activités économiques sont prévues. Le discours sur leur présence dans le projet d’ensemble varie. Dans le plan guide de 2015, la « zone industrielle de Brétigny » se veut « intégrée » au tissu urbain proche, et l’autre, le « carré Nord », doit être un « campus urbain multifonctionnel et urbain ».

Enfin, le dernier aspect programmatique relève de la biodiversité, du paysage, de la gestion de l’eau et des énergies. Ces différents aspects sont pensés progressivement ensemble, et constituent dans le dossier d’enquête publique un argumentaire fort de la SPL, qui revendique de « mettre le vivant au cœur du modèle de développement de la base 217 ». Ces fonctions environnementales sont réparties dans différents espaces du programme, jusqu’à en constituer l’ossature. Un « plan biodiversité » qui porte sur plus de 30 hectares sur les 300 hectares du site, est prévu pour accueillir la biodiversité et offrir des « espaces de promenade et de respiration ». En complément, des prescriptions sont données aux opérateurs privés pour accueillir des zones de biodiversité au sein de leurs parcelles. La SPL reprend la proposition des paysagistes Coloco et Gilles Clément de créer 12 « jardins planétaires » dans la Grande prairie évènementielle, car « mettre en œuvre la préséance du vivant au sein de la base 217, c’est l’occasion de tester et d’expérimenter sur les nouvelles pratiques du paysage ». Ces orientations croisent celles du schéma de gestion des eaux pluviales de la base, dont les scénarii pour atteindre l’objectif de « zéro rejet » sur l’ensemble du site se traduisent par des ouvrages « plein air » paysagers qui consistent à récupérer l’eau de pluie pour créer par exemple des zones de fraicheur agréables pour les usagers. De même, le schéma de développement des énergies renouvelables et de récupération en février 2021 encourage la création de panneaux photovoltaïques tant sur les parties privées que publiques, notamment sur le secteur encore occupé par l’Armée.

Dans le dossier d’enquête publique, l’aménageur et l’agglomération soulignent que dans le projet de 2021, « la surface dédiée à l’agroécologie, à la biodiversité et aux espaces publics et évènementiels a ainsi été augmentée par rapport au projet initial ». Ce choix se traduit notamment par ce qui est présenté comme une sobriété volontaire des programmes qui urbaniseraient les sols, à hauteur de la moitié seulement de l’enveloppe totale : « le SDRIF porte le projet à 225 hectares urbanisables sur 300 hectares. Le projet de reconversion a été volontairement abaissé à environ 150 hectares pour développer un aménagement intégrant l’agroécologie avec l’élevage sur plus de 75 hectares et la biodiversité avec 30 hectares sur les parties publiques ». Ainsi présentée, l’opération de reconversion de la Base par son aménageur apparaît donc atypique au regard de l’ampleur du site, de l’originalité voire de la radicalité des choix programmatiques (typologie, combinaisons, répartition). Toutefois, ce sont surtout les pratiques de l’aménageur qui sont décalées par rapport à la culture de l’aménagement public traditionnel, comme nous allons le voir.

Une start-up pour mener la reconversion d’un projet métropolitain de deuxième couronne ?

Le statut de SPL correspond traditionnellement à un modèle français d’aménagement public local11, qui coexiste au sein d’un système francilien de l’aménagement comprenant des opérateurs publics d’intérêt national, des opérateurs privés (aménageurs, promoteurs-développeurs) et leurs différentes combinaisons (Le Goff, 2022 ; Idt, 2023). Chacun de ces acteurs partagent des spécificités, mais aussi une certaine histoire et culture professionnelle, fondée sur la maîtrise de l’intervention technique sur l’espace, et une fonction de gestion prudente des risques et de levée des incertitudes pour mener les transformations à leur terme (Blanchard, 2018). Les réalisations assurées par la SPL Air 217, décrites plus tôt, confirment qu’une partie de leur activité s’inscrit dans ce monde de l’aménagement. Toutefois, d’autres pratiques plus inattendues correspondent en première approche à l’univers culturel des start-ups, a priori bien distinct de celui de l’aménagement, hormis pour certaines niches visées par des acteurs privés de type entreprise.

Une littérature scientifique internationale s’attache à définir la culture des start-ups (start-up culture), comme un phénomène mondial, né dans la Silicon Valley californienne, fortement lié aux mutations récentes du capitalisme digital, et comportant des manifestations locales (Koskinen, 2023). Celles-ci peuvent s’expliquer par l’histoire culturelle, sociale, institutionnelle et économique de chaque pays ou territoire. L’objectif de cette partie n’est pas de discuter cette grille d’analyse, mais de l’appliquer au cas de l’aménagement de la base 217 par la SPL, en distinguant les spécificités locales. Cette éventuelle culture de start-up locale peut être interrogée selon trois dimensions. Dans quelle mesure existe-t-il un écosystème favorable, au sens des politiques publiques et de l’environnement institutionnel et urbain ? Nous verrons ensuite comment les pratiques discursives disruptives reflètent celles du capitalisme numérique à l’origine des start-ups. Enfin, nous analyserons, à partir des pratiques concrètes visant à établir une symbiose avec l’écosystème, ce qui crédibilise les deux précédents points.

La constitution d’un écosystème public-privé favorable au projet

Selon le sociologue finlandais Koskinen, la culture des start-ups se caractérise d’abord par :

une volonté politique distincte et des politiques visant à faciliter et soutenir l’entrepreneuriat innovant naissant, se manifestant sous la forme de partenariats public-privé, l’orientation des capitaux d’investissement publics et privés vers les activités de start-up, et la construction (et la reconstruction) d’environnements propices aux activités de start-up et à la spéculation capitaliste. (Koskinen, 2023, p. 14, traduction par les auteurs).

Nous verrons d’abord que le cadre de l’action de la SPL s’inscrit dans un contexte préexistant de soutien et de valorisation d’une certaine culture entrepreneuriale, en partie partagée sur le territoire. On examinera ensuite comment les modalités d’action et d’organisation de l’aménageur visent à tirer parti de cet écosystème favorable.

D’une part, la métropole francilienne, de rang mondial, est l’un des territoires les plus inscrits dans l’économie mondialisée et la globalisation (Aldhuy, 2020a ; Aldhuy, 2020b). Il existe un alignement des politiques publiques aux différentes échelles favorisant le développement de l’économie et de l’emploi, via le soutien à la création d’entreprises nouvelles, l’implantation des entreprises étrangères et la consolidation de filières industrielles, toujours sous couvert de créativité et d’innovation. À l’échelle régionale, le Sud francilien est identifié dans la planification (SDRIF, 1994 ; SDRIF, 2013) comme un « faisceau » territorial cohérent en termes de fonctionnement. C’est un territoire dans lequel l’État est intervenu lourdement, notamment au travers de la création de la ville nouvelle d’Évry, très présente dans la mémoire des acteurs. À l’échelle de la zone d’emploi d’Évry, qui englobe le territoire de la Base, le taux d’emploi de 0,7 est inférieur à la moyenne régionale (IPR, 2021, p.84). Les politiques d’aménagement sont donc favorables au rééquilibrage de créations d’emplois et d’activités économiques en faveur de ce territoire. En outre, le SDRIF 2013 ouvre 225 hectares à l’urbanisation sur le secteur de la Base, mais ne précise pas de fonctions spécifiques à programmer pour accompagner son évolution. Cette disposition permet à la SPL d’imaginer différentes combinaisons d’activités, publiques ou privées, pour concrétiser la voie programmatique retenue par les élus.

D’autre part, les référentiels d’action publique concernant l’aménagement du territoire ont évolué pour faire une place croissante à la prise d’initiative par les acteurs locaux. Daniel Béhar et Philippe Estèbe, géographes et consultants, identifiaient trois phases qui se sont succédé (Behar & Estèbe, 2013). La période de l’État aménageur, entre 1963 et 1973, caractérise une politique nationale d’investissement dans des infrastructures, visant à réduire les déséquilibres territoriaux, avec une conception hiérarchisée du territoire français. C’est la période de création des villes nouvelles. L’« État réparateur », entre 1973 et 1999, voit les politiques de développement local accompagnées par l’État, dans le sillon de la décentralisation. Enfin, depuis le début des années 2000, l’État se recentre sur un rôle de facilitateur pour « faire faire » aux collectivités et aux acteurs locaux, publics comme privés, dans une logique d’« excellence ». Ce « gouvernement à distance » (Epstein, 2013) passe par la concentration des moyens et la mise en concurrence des territoires, au travers d’instruments privilégiés comme les appels à projets et les labels (Béal et al., 2015). Ce dernier paradigme de l’action publique – encore actuel – repose ainsi sur la capacité entrepreneuriale des acteurs locaux à constituer des groupements pour répondre aux diverses opportunités d’appels à projets. C’est dans ce cadre qu’il faut resituer les orientations de développement économique des élus du territoire de la Base, et les pratiques au sein de la SPL, laquelle met son ingénierie au service de l’agglomération pour capter le soutien de l’État. Il s’agit pour elle de sécuriser et de légitimer les porteurs du projet, à l’instar du projet de Fermes d’Avenir et l’écosystème agricole qui s’implantent sur la Base, devenus incontournables grâce au projet « Sésame » retenu dans le cadre du PIA.

Dans ce contexte pro-entrepreneurial (aux différents niveaux territoriaux), la SPL poursuit un ensemble de stratégies cohérentes et déploie des collaborations décomplexées et revendiquées entre acteurs publics et privés. L’enjeu est bien de faire émerger ou renforcer des branches d’emploi local complémentaires, non délocalisables, ou à plus forte valeur ajoutée. Classiquement, ces fonctions sont assurées par des services de développement économique de collectivités, et non par des aménageurs publics locaux. Or, sur ce territoire, la SPL assure un rôle central pour attirer et installer des entreprises, et développer les synergies entre leurs activités respectives.

La quête de la performance

L’organisation collective de la SPL est pensée autour de l’impératif cardinal d’efficacité.

Comme l’explique son directeur au cours d’un entretien, « la SPL s’est formatée pour être en capacité de dialoguer avec [l]es opérateurs » économiques susceptibles de s’installer sur la base, et « capter » ceux souhaités sur le territoire, en réduisant le temps de décision et de mise en œuvre administratives :

« Quand t’as 300 hectares à développer, c’est une chance unique en Île-de-France ! Il est certain que l’organisation qu’on met en place et les gens qui sont là pour être les chevilles ouvrières de cette organisation décisionnaire, stratégique, doivent être en ligne. C’est pour ça qu’il y a un petit staff, peu d’élus pour décider vite. » (Entretien Chaire, 2019).

Cette organisation qui se veut « agile » se déploie aussi vis-à-vis des réseaux et des acteurs extérieurs. Les employés de la SPL mettent en commun leurs réseaux respectifs afin de faire de la veille et de contacter les acteurs économiques, un peu partout dans la métropole, mais surtout dans la zone dense. Comme le théorise a posteriori le directeur, « quand tu joues la carte d’un système de toile d’araignée en Île-de-France, tu as peu de chances de louper quelque chose. Tu optimises les interactions. Il y a un effet possible à 35 km de Paris auquel on n’aurait pas cru au début : c’est la congruence des réseaux qui fait que ça marche. » (Directeur SPL, 2022).

Les récits des différents acteurs évoquent un fonctionnement de la SPL « en mode commando » (Élu, Entretien, 2019), une habitude des directeurs de projets de « chasser en meute » les prospects (Directeur SPL, atelier étudiant, 2016). Autrement dit :

On communique énormément entre nous, sans la confiance, ça marcherait pas. […]. On a tous nos spécificités. On partage toutes les infos entre nous, et c’est fluide avec le mandant. Tout ça, c’est possible parce qu’on est petits. On est tous à notre place. On manage nos propres projets avec nos propres partenaires, qu’on remet au pot commun. […] L’intelligence de la structure fonctionne sur la dynamique collective. On est une bande de poissons : on s’éclate et on revient. (Directeur SPL, Entretien, 2022)

Ce foisonnement d’images renvoie à un fonctionnement visant la performance (évoquant la compétition et l’efficacité) et de type organique (la complémentarité, la solidarité, l’horizontalité des relations). Cette toile relationnelle s’étend vers tous les secteurs et domaines d’expertise qui apparaît nécessaire pour le projet. Elles visent d’une façon assez classique le secteur public, en mobilisant les agences de développement départementales, les sénateurs et députés, les services préfectoraux chargés de valider différents aspects des programmes, ou encore certains conseillers ministériels voire l’Élysée (Personnel SPL, Entretien, 2022). Sur les volets traditionnels d’accompagnement au projet urbain, la SPL assume une forte sélectivité des prestataires de « haut niveau », qui en retour font exister le projet dans leurs réseaux respectifs : le plan guide de la Base, signé d’un « starchitecte » grand prix de l’urbanisme est ainsi présenté publiquement lors de la Biennale d’architecture et de paysage francilien 2022, et donc relayé vers les mondes professionnels de la fabrique urbaine.

De façon plus originale pour ce type de projet, la proximité avec le milieu académique (signalée par la participation de la SPL à la Chaire « Aménager le Grand Paris ») joue aussi comme une ressource pour renforcer la réflexivité sur le processus et faire connaître le cas auprès d’un public universitaire. Plus atypique encore, la SPL déploie également d’intenses relations avec les milieux économiques et entrepreneuriaux : tel grand chef étoilé est sollicité pour investir et sécuriser les débouchés de la « Ferme de l’Envol », tel grand réalisateur devient un relai pour faire connaître les ambitions du projet pour se développer davantage auprès du secteur du cinéma ; des rencontres sont organisées avec de grands capitaines d’industrie au niveau national, là aussi pour faire connaître les atouts de la base.

Ce fonctionnement relationnel réticulaire qui fait feu de tout bois permet de développer et de croiser des ressources pour le projet à tous les niveaux, tout le temps. Ces ressources s’activent tôt au tard, et servent le projet tant sur un plan symbolique (visibilité médiatique, réputation, etc.) que pratique (investissements, etc.) : elles permettent de faire exister les ambitions et les réalisations du projet à une échelle bien supérieure à ce que la localisation ou les contraintes objectives pourraient faire penser. Ces pratiques semblent reléguer au second plan les processus traditionnels de conduite de projet dans la sphère technico-administrative française, notamment la valorisation des hiérarchies dans la décision et les découpages institutionnels des périmètres d’action. La primauté accordée à l’efficacité et l’agilité du processus de projet mis en œuvre par une équipe resserrée fait clairement écho au fonctionnement valorisé dans les start-ups.

Des discours disruptifs

Les pratiques qui viennent d’être décrites s’inscrivent dans un discours cohérent bien qu’évolutif qui vise à les justifier, les reproduire et les amplifier sur un mode performatif : il s’agit de valoriser l’entrepreneuriat, l’innovation et le changement au service de la recherche de solutions pour ceux qui désireraient s’implanter.

Ceci passe en particulier par la valorisation au sein de l’équipe d’un engagement dans le travail tout aussi intensif (toujours plus de travail) qu’extensif (le travail est permanent, car le projet ne s’arrêtant jamais, il faut toujours être en veille, par exemple au sein des réseaux de chacun). Cette situation, qui pourrait être mal vécue, ne semble pas poser de problème à l’équipe, car elle est au service d’un projet pensé comme atypique et aujourd’hui reconnu comme tel. Tant que celui-ci le reste et que la manière de travailler demeure différente de celle que les membres de l’équipe ont connue dans leurs administrations d’origine, la dynamique du projet perdure. Là aussi, cette situation rappelle la culture du travail valorisée dans nombre de start-ups.

Cette dimension atypique est caractérisée par les membres de l’équipe eux-mêmes à travers un storytelling de plus en plus élaboré sur le changement de modèle dans l’aménagement que véhicule le processus de transformation de la base. Ce qui est ici mis en avant c’est la volonté collective de faire quelque chose d’inédit et d’original à travers l’acceptation de l’incertitude et de l’évolution du projet au gré des opportunités et la mise en récit voire la valorisation des échecs. Cette dernière dimension, extrêmement rare dans l’urbanisme et l’aménagement en France, ne semble pas poser de difficulté, car la tension réussite/échec est au cœur de l’évaluation des actions de la SPL, non dans une dimension ex ante mais comme source de l’énergie recherchée par les uns et les autres. Comme l’indique l’un des directeurs de la SPL, « c’est fou de se dire que tout est possible, tout est rejouable ! Si demain on perd le cinéma, on fera autre chose » (Entretien, 2022).

Le discours sur l’incertitude dans le projet détonne également avec ce qui est habituellement porté par des aménageurs publics. Ici, l’équipe de la SPL assume le paradoxe d’avoir construit une stratégie claire, précise et explicite autour de la concrétisation de la « troisième voie », celle d’un développement économique avec emplois, sans logement et de plus en plus inscrit dans des enjeux de transition socioécologique, mais sans présumer des formes qu’elle devrait prendre. En effet, si la SPL rencontre les problèmes classiques de valorisation de foncier comme tout aménageur public, elle doit le faire en se différenciant d’autres aménageurs plus importants – au premier rang desquels Grand Paris Aménagement – par des solutions différentes, si possible radicalement. Plutôt que de chercher a priori à mettre en œuvre les mêmes solutions que dans beaucoup de projets d’aménagement, l’équipe cherche des porteurs de projets entrepreneurs de leur solution originale, afin de leur offrir la Base comme lieu de mise en œuvre. Quitte à construire le problème justifiant cette mise en œuvre sur le moment. Par exemple, le concept de « jardin planétaire » de Gilles Clément existait bien avant que l’Armée ne se retire (partiellement) de la base. Toutefois, l’intérêt personnel du directeur général de la base lui a fait porter son attention dessus puis rencontrer le paysagiste. Il est alors apparu que le foncier disponible de la base pouvait être l’opportunité de traduire ce « jardin planétaire » en amplifiant la dimension socioécologique de l’ensemble du projet et en lui faisant prendre une orientation non initialement prévue.

Conclusion : de quoi la reconversion de la base est-elle le nom ?

La reconversion de la base 217 et l’action de son aménageur, la SPL Air 217, s’inscrivent dans le modèle de l’urbanisme négocié et son évolution. Pourtant, le processus d’aménagement à l’œuvre et les « arts de faire » (De Certeau) des membres de l’équipe de la SPL se différencient nettement des comportements habituellement attendus des acteurs publics de l’aménagement en se rapprochant de ceux de la culture start-up. Il laisse apparaître des pratiques émergentes et maximalistes d’urbanisme négocié en contexte métropolitain, qui concernent tant la démarche programmatique, les modalités opérationnelles que leur mise en récit. Au-delà du cas de la SPL Air 217, se pose la question du statut de ce qui a été observé : assistons-nous à un cas de front de changement où s’inventent de nouvelles manières de faire, ou à une exception due à la contingence de la rencontre de quelques individus et d’un territoire ?

Bibliographie

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Notes

  1. Le « Grand Paris » renvoie ici aux dynamiques de transformation en cours dans la zone métropolitaine dense de l’Île-de-France (Grand Paris Express et les projets urbains autour des gares, Réinventer Paris, le village et les ouvrages des Jeux olympiques 2024…), qui est globalement, mais pas exclusivement celle de la métropole du Grand Paris [MGP] (Béhar & Delpirou, 2020). La deuxième (ou grande) couronne francilienne couvre les départements franciliens de Seine-et-Marne, des Yvelines, d’Essonne et du Val-d’Oise, au-delà du périmètre de la MGP.
  2. La Chaire est un observatoire et un centre de ressources sur les mutations des pratiques d’aménagement dans le Grand Paris, et plus généralement dans des contextes métropolitains. Elle associe depuis 2017 des étudiant.es, des universitaires et des chercheurs.ses de l’École d’urbanisme de Paris, ainsi qu’un réseau d’entreprises publiques et privées impliquées dans l’aménagement opérationnel en Île-de-France, dont la SPL Air217 qui est mentionnée dans cet article.
  3. Ont été analysés environ une quarantaine de documents d’urbanisme opérationnels et réglementaires liés aux différentes étapes du projet, de 2012 à l’été 2022, produits par les acteurs publics (autorité environnementale, collectivités locales, aménageurs), les prestataires techniques et opérateurs économiques impliqués.
  4. Nous utiliserons par la suite indifféremment les termes « la base » (ou « la base 217 »), utilisés par la SPL et l’agglomération pour communiquer sur leur projet à partir de 2015, que « l’ex-base aérienne », pour désigner le périmètre du projet.
  5. Voir la circulaire du Premier ministre n° 5318/SG du 25 juillet 2008 relative à l’accompagnement territorial du redéploiement des armées ; le Livre blanc sur la stratégie de Défense et de Sécurité nationale du 17 juin 2008.
  6. Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et loi du 7 août 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe).
  7. Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP), EPA Orly Rungis Seine Amont et EPA Plaine de France.
  8. Le nom de marque de la SPL évolue à ce moment vers AIR 217 société publique locale Cœur d’Essonne pour traduire l’actionnariat et le périmètre intercommunal de l’aménageur.
  9. C’est-à-dire sur les 4 communes et leurs deux agglomérations essonniennes, et non seulement sur celles du Plessis-Pâté et de Brétigny-sur-Orge.
  10. Le film de recherche « L’aménageur et l’agriculteur. Épisode 1 : l’Envol » (Balteau, 2023) rend compte du montage de cette ferme et des questions soulevées pour le champ de l’aménagement. Le film est disponible en ligne (voir lien dans la section finale).
  11. Les sociétés publiques locales ont été créées par la loi du 28 mai 2010. Elles constituent l’un des statuts possibles au sein des entreprises publiques locales (EPL), au même titre que les sociétés d’économie mixte (Sem), des sociétés publiques locales d’aménagement (SPLA) et des sociétés d’économie mixte à opération unique (SemOp). L’intérêt pour les collectivités locales et leurs groupements est de pouvoir recourir à ces opérateurs sans passer par une procédure de mise en concurrence, imposée par le droit européen dans les années 2000.
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EAN html : 9791030011302
ISBN html : 979-10-300-1130-2
ISBN pdf : 9791030011319
Volume : 29
ISSN : 2741-1818
Code CLIL : 3677
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Comment citer

Julien, Aldhuy, Guillaume, Lacroix, « Aménager la deuxième couronne francilienne comme une start-up ? L’ancienne base aérienne de Brétigny (Essonne) et son aménageur, la SPL Air 217 », in : Bonneau, Emmanuelle (éd.), L’urbanisme en transition : écologisation et coopérations, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 29, 2024, [en ligne] https://una-editions.fr/amenager-la-deuxieme-couronne-francilienne-comme-une-start-up/ [consulté le 19/12/2024].
doi.org/10.46608/primaluna29.9791030011302.15
Illustration de couverture • Photo Emmanuelle Bonneau
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