Les architectes ont retrouvé, souvent avec bonheur, le chemin de l’université. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir Amiens, qui a fait de l’université la vitrine de son développement, avec en particulier la séduisante faculté des sciences construite, dans le quartier Saint-Leu, par Henri Gaudin et qui doit être complétée par la nouvelle faculté de gestion et d’économie, à deux pas de la cathédrale1.
Le programme universitaire que nous avons lancé est assez exceptionnel puisque, en quelques années, nous aurons construit l’équivalent de 50 000 m2 de locaux : la faculté des sciences, la faculté de droit, la bibliothèque universitaire. Nous avons profité de toutes les opportunités liées à la croissance de l’université pour développer le centre-ville et pour y introduire une nouvelle dynamique grâce à la jeunesse de la population étudiante.2
Ces deux citations, l’une d’un observateur, l’autre d’un acteur de la politique urbaine, illustrent un moment de consensus : en cette fin de XXe siècle, Amiens a réussi le pari de l’université. Deux décennies plus tard, pour le cinquantenaire de la première rentrée à l’Université de Picardie, la ville et l’université confirment leur destin commun en inaugurant la Citadelle et ses quelques 43 000 mètres carrés. L’Université de Picardie Jules-Verne est aujourd’hui à la tête d’un patrimoine bâti de 220 000 m² environ, répartis dans six villes de l’ancienne région Picardie et dans cinq pôles de la ville d’Amiens. Installée en 1969 à la limite sud-ouest de l’agglomération, à trente minutes à pied de la cathédrale, elle s’est ensuite recentrée puis déployée grâce à ses instituts et facultés, avant de trouver dans la Citadelle un ancrage doublement symbolique : patrimonial, d’une part, avec l’inscription d’un ensemble ultramoderne au sein d’un site historique parmi les plus marquants de la ville ; territorial d’autre part, avec l’amorce d’un dialogue entre l’université et les quartiers nord. Durant cinquante ans, l’université a ainsi raconté l’histoire d’une ville et de son territoire, mettant en évidence ses choix stratégiques et ses mutations3 (fig. 1).

Quelques moments clés peuvent être identifiés. En 1966, alors que la faculté des sciences, un restaurant universitaire et des résidences étudiantes ont déjà pris place dans le quartier Saint-Leu, en centre-ville (fig. 2), le choix d’une installation au sud-ouest d’Amiens, sur un campus conçu par l’architecte Jean Le Couteur, répond à une logique de décentrement emblématique d’une période de forte croissance. À la fin des années 1980, le souhait de remettre la vie étudiante au cœur de la cité et l’augmentation des disciplines enseignées aboutit à l’installation de plusieurs UFR en centre-ville. Le quartier Saint-Leu et les abords de la cathédrale, deux points névralgiques de la rénovation amiénoise, sont les premiers concernés et mettent en lumière la capacité de l’université à fabriquer un tissu à la fois social et urbain. Dans les années 2000, enfin, la nécessité de rééquilibrer l’espace métropolitain conduit au choix d’une implantation à la Citadelle. Du nord au sud, l’UPJV innerve ainsi la ville d’Amiens tout en se déployant dans l’ancienne région Picardie.

Est-il une autre ville en France – exceptée Tours dans une moindre mesure – qui puisse revendiquer une telle rencontre avec son université ? Et si Amiens apparaît bien comme une exception française, peut-on y voir également un modèle ? Un contexte historique, des données économiques et sociales, voire topographiques, ont-ils favorisé le rapprochement entre fabrique de la ville et développement universitaire ? Quelle place l’action municipale, pour sa part, tient-elle dans cette histoire ? Le constat dont nous partons est relativement simple, mais l’explication est, comme dans toute situation historique, le résultat d’un faisceau d’indices et exige la mise à jour de jeux d’acteurs toujours complexes.
1966 : année fondatrice
L’action régionale n’est pas concevable sans la présence dans la circonscription même d’un centre intellectuel convenablement équipé et autonome. Un tel centre constitue un pôle d’attraction irremplaçable, plus particulièrement pour les cadres extérieurs que l’expansion appelle. Il conditionne pour la plus grande part la réussite du développement régional, qui lui-même est une nécessité nationale. L’existence d’une Université active et prospère et d’une Académie indépendante, à Amiens, sont essentielles à l’avenir de toute la région4.
Dans une ville dont la reconstruction est considérée comme achevée ou presque – on verra que les abords de la cathédrale demeurent un sujet délicat –, l’année 1966 est ponctuée par deux événements majeurs pour la ville d’Amiens. Le 19 mars, le ministre André Malraux inaugure la Maison de la Culture, une réalisation et un équipement fondateurs – pour la ville – la région comme pour la France puisqu’elle est la première à voir le jour dans un bâtiment spécifiquement conçu à cet effet. Au même moment, le recteur de la toute nouvelle académie d’Amiens, Robert Mallet5, confie à Jean Le Couteur la conception du plan d’ensemble de l’université, qu’il soutient depuis sa nomination en 19646. En 1966 toujours, est livrée la résidence universitaire du Castillon (fig. 3), tandis qu’ouvre le musée de Berny et que naît l’association « Le bel Amiens » ; le tronçon de l’autoroute A1 entre Roye et Bapaume est quant à lui achevé. Un an auparavant, la savonnerie la plus moderne du monde (Procter & Gamble) s’est installée à Amiens qui, avec une augmentation de 20 % de sa population en huit ans (près de 110 000 habitants au recensement de 1962), connaît une expansion sans précédent depuis le Second Empire ; la ville comme sa région « cessent de se résigner à un certain retard »7.
Ce retard se manifeste en l’occurrence par un lancement plus tardif du campus universitaire : à l’été 1965, la revue L’Architecture française publie un ample panorama des projets et réalisations françaises dans ce domaine et la ville d’Amiens y est la grande absente : au-delà de Paris et des grandes métropoles (Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Nice, Strasbourg, Nantes, Rennes), des villes comme Brest, Dijon, Grenoble, Perpignan, Reims ou Rouen présentent des équipements universitaires amorcés voire entièrement livrés. Gageons que ce démarrage différé, essentiellement dû au débat sur l’opportunité de créer une académie à Amiens, sera l’une des forces de la future université. Car l’urgence avec laquelle collèges universitaires, facultés ou campus sortent de terre assimile ces constructions à un autre programme dont les villes se dotent à leur périphérie, le grand ensemble, ainsi que le note à regret la revue L’Architecture d’aujourd’hui :
Le problème des établissements de l’enseignement supérieur paraît se rattacher plus directement à un état d’esprit général. En effet, c’est la maladie des « grands ensembles » de logements qui risque de devenir la maladie des grands ensembles universitaires. Tous les architectes conscients savent maintenant qu’il faut abandonner un certain systématisme de la Charte d’Athènes et tendre à créer des espaces et des volumes qui retrouveront l’esprit et par là le charme et le plaisir de vivre des villes anciennes. S’il ne faut renoncer ni au soleil ni à l’espace vert, il faut donner à l’habitant le goût de vivre dans les nouvelles cités, en lui ménageant des découvertes, en facilitant les contacts humains, en créant une diversité d’ambiances8.


C’est fort de ces bilans critiques que Jean Le Couteur établit son plan pour le campus de l’université de Picardie (fig. 4). Même inaboutie, l’idée maîtresse du projet repose sur une liaison organique du nouveau pôle avec la ville, non sur la simple préemption d’un territoire vierge de construction :
Les quartiers situés entre le centre actuel et l’entrée du campus seront rénovés et grouperont, en un véritable centre régional de Picardie, tous les programmes d’intérêt régional, que le centre actuel ne peut plus accueillir, autour d’une artère vivante dont la longueur équivaut à celle du boulevard Saint-Michel [à Paris]. Dès la sortie du campus, les étudiants trouveront une place très animée qui serait le trait d’union avec la ville au-dessus de la nouvelle rocade9.
Soutenue et revendiquée par le recteur Mallet, la démesure du projet de Le Couteur est, de l’aveu de l’architecte, une stratégie destinée à rendre irréversible la création de l’université, toujours contestée par certains10. Conscient du caractère aléatoire du plan qu’il soumet, Le Couteur juge plus pertinent de concevoir l’articulation des bâtiments qui, comme autant de wagons, pourront être reliés les uns aux autres au moyen de rotules abritant les cages d’escaliers (fig. 5). C’est par conséquent un jalon important dans l’histoire des campus que, même partiellement, réalise Le Couteur à Amiens. L’architecte en regrettera toutefois la mise en œuvre difficile :
La redoutable politique des « modèles » n’a pas épargné les débuts de cette réalisation. En attendant l’approbation d’un plan d’ensemble, un Institut Universitaire de Technologie, des résidences universitaires, une salle omnisports et un restaurant ont été construits sur une partie des terrains et les plantations qui ont été réalisées ne suffisent pas à accorder leurs architectures, disparates malgré leurs qualités respectives11.
Le retour en ville de l’université
Comme l’écrit lucidement Jean Le Couteur, les qualités architecturales des différents bâtiments du campus, tout en le préservant de l’effet grand ensemble, ne suffisent pas à en faire le lieu fédérateur et intégré dont il avait rêvé avec le recteur Mallet. Pour une université qui draine une population étudiante et enseignante en grande partie non originaire d’Amiens, le chemin du Thil reste un lieu perçu comme hors la ville. De façon moins prégnante qu’à Talence (Bordeaux), Le Mirail (Toulouse12), Luminy (Marseille) ou Mont-Saint-Aignan (Rouen), c’est de fait sur les communes de Salouël et Pont-de-Metz que le campus de l’Université de Picardie s’est en partie déployé.
Grâce au plan Université 2000, Amiens opère un important recentrement de ses facultés. La ville bénéficie à cette occasion d’une double chance : le relèvement du centre-ville n’est pas totalement achevé puisque, malgré l’investissement de Pierre Dufau dans ce dossier – il travaille à la reconstruction de la ville depuis 1941 –, la question des abords de la cathédrale Notre-Dame n’a jamais été tranchée. L’installation, en 1989, de Gilles de Robien à la place de René Lamps au fauteuil de maire, est un tournant politique et architectural. Elle met notamment un terme à l’étonnant épisode du projet d’aménagement du centre nord d’Amiens par Rob Krier (1984-1990), projet dont le caractère global, quasi utopique, a effrayé une grande partie de l’opinion13. La parution, en 1989 toujours, de l’ouvrage Le Nouvel Amiens, qui fait l’apologie du projet Krier, ne suffira pas à convaincre la nouvelle municipalité de le maintenir14. Impliqué dans les premiers concours pour le pôle Cathédrale, l’architecte luxembourgeois n’aura plus d’influence sur les destinées d’Amiens après 1991.
L’arrivée de Bernard Huet comme architecte coordonnateur de la nouvelle ZAC exprime, en revanche, une forme de continuité de pensée, même si elle est moins radicale15. Critique et enseignant très influent, Huet réalise à l’époque plusieurs opérations d’aménagement à Paris, notamment celle des abords de la Rotonde de la Villette (1988), place de Stalingrad, qui marque un moment décisif dans le programme de requalification de l’est de la capitale. Hérault du « retour à la ville16 », Huet a non seulement fait école, mais ses réseaux internationaux – il est l’un des principaux acteurs de l’italophilie de l’époque – le conduisent à imposer durablement sa marque à Amiens. Au prestigieux casting du concours pour la faculté de droit et sciences politiques (1993-1997), qui voit s’imposer Francesco Venezia, il faut ajouter la présence, de l’autre côté de la rue Vanmark, de plusieurs proches de Bernard Huet : Frédéric Bret (agence Bret et Trévidic), Anne Démians et Bruno Herbert réalisent le ciné Saint-Leu, le théâtre et les logements universitaires (1998-2000) qui assurent la jonction avec le quartier Saint-Leu, où la faculté des sciences a pris place sur l’îlot Delaporte-Minimes. Passages, escaliers, allées, quais, ponts : la ZAC Cathédrale comme l’ensemble conçu par Henri Gaudin sont, chacun avec une écriture particulière, imprégnés de ces éléments de la ville ancienne, faite de cheminements, de surprises, d’obstacles parfois. Étudier comme enseigner, n’est-ce pas en premier lieu cheminer ? C’est la leçon de Cambridge, que l’architecte Alain Sarfati rappelait dans les années 1980 : ici « l’université est la ville, elle la fait »17.
Formes urbaines
La chance de l’Université de Picardie aura donc été, non seulement de pouvoir s’insérer dans des sites et sur un parcellaire riches d’histoire, mais encore d’avoir trouvé les architectes qui en avaient pris la mesure. Bernard Nemitz, président de l’UPJV de 1989 à 1994, proche de Gilles de Robien et cheville ouvrière du projet de recentrement de l’université, souligne l’exceptionnelle qualité des concours organisés et le plaisir d’entendre Henri Gaudin et Francesco Venezia défendre leur projet, avec pragmatisme et poésie à la fois18. Gaudin comme Huet et Venezia appartiennent de fait à une génération qui ne s’est pas contentée de remettre en question la logique de remembrement de l’urbanisme moderne, ils ont chacun enrichi cette critique en puisant à de multiples sources.
Chez Gaudin, qui réalise le pôle Sciences sur l’îlot Delaporte-Minimes dans le quartier Saint-Leu (1989-1992), le travail puise dans un ensemble de réflexions, de rêveries, qui nourrissent la « naissance d’une forme » (fig. 6). L’un de ses plus fervents soutiens, Jean-Pierre Le Dantec, met toutefois en garde contre le qualificatif erroné de formalisme : Gaudin est un moderne qui a le sens de l’histoire, qui voit dans l’espace et la géométrie, des concepts toujours fondamentaux pour l’architecture ; Gaudin aime les formes, mais son souci de répondre avant tout à des usages – il affectionne particulièrement la notion d’hospitalité – et de tisser des liens permanents entre l’espace intérieur et la ville, font de ces formes non pas des volumes pour eux-mêmes, mais les éléments d’une véritable poétique de l’espace19 (fig. 7). Henri Gaudin a par ailleurs travaillé sur le projet de faculté des Sciences dans un contexte singulier, puisqu’il a vécu à Amiens durant son enfance et y fut témoin, pendant la guerre, des bombardements qui ont ravagé le centre-ville. « Je suis né à la conscience du monde le 18 mai 194020 », confiera-t-il en 2005. Revenir en ces lieux, « cinquante ans jour pour jour après qu’à sept ans presque [il] prenait conscience de la violence du monde », faisait écho à des traumatismes qu’il lui fallait conjurer par l’architecture. Et d’ajouter : « Mon dieu, combien d’heures j’ai passées sur mes jambes à longer les canaux et à m’interroger avec fébrilité sur cette occasion d’exorciser mon passé. Y suis-je parvenu21 ? »
La question de la forme n’aura cessé de préoccuper Bernard Huet lui aussi, dont l’implication dans le pôle Cathédrale dépasse le seul cadre de la coordination d’une ZAC. En 1977, dans un éditorial de la revue L’Architecture d’aujourd’hui qui fit grand bruit, l’architecte s’inspirait de la pensée de Berthold Brecht pour opposer formalisme et réalisme, son objectif étant clairement de revaloriser le second, tandis qu’il décrivait le premier comme politique, bureaucratique, technocratique et irrationnel22. Tout entier consacré à ce binôme formalisme/réalisme, le numéro présentait les théories et projets des Italiens Aldo Rossi, Giorgio Grassi, Massimo Scolari, mais encore d’un certain Rob Krier. Ce dernier se consacrait alors principalement à l’étude des formes urbaines, devenues l’objet principal de son enseignement à l’université de Stuttgart, puis à l’université technique de Vienne. Un travail qui l’avait conduit à publier son ouvrage L’espace de la ville. Théorie et pratique, dédié à la mémoire de Camillo Sitte, le célèbre architecte et urbaniste viennois, auteur en 1889 de L’Art de bâtir les villes. Krier fondait alors son approche sur la : « certitude que dans nos villes modernes, la notion traditionnelle d’espace urbain a disparu23 » ; il convenait donc d’en redéfinir les éléments typologiques et morphologiques : la place et la rue, dont il décrivait la disparition au sein des théories de l’urbanisme moderne. L’architecture dite urbaine était donc à l’œuvre et Amiens fut l’un des théâtres parmi les plus médiatisés de ce mouvement de pensée.
Un fait, il est vrai purement potentiel mais tellement éloquent, illustre cette période ; c’est la liste des participants au concours pour le pôle Cathédrale, fin 1992 : Antonio Cruz et Antonio Ortiz, Rafael Moneo, Denis Valode et Jean Pistre, Patrick Berger, Henri Gaudin, Francesco Venezia, Gino Valle, Hans Kollhoff, Andreas Brandt, Alvaro Siza, Stanislas Fiszer, Boris Podrecca… Autant dire un casting d’exception. Rappeler que figurent, parmi ces personnalités, deux futurs lauréats du très prestigieux Pritzker Prize (Moneo et Siza) et un futur Grand Prix national de l’architecture (Berger24) ne suffit pas à dire la richesse de ce concours. Bernard Huet a de fait réussi à rassembler certains des plus grands maîtres de l’architecture européenne, dont plusieurs sont par ailleurs soit des théoriciens, soit des enseignants influents. Avait-il en revanche songé à une parenté entre le centre d’Amiens, dévasté par les bombardements allemands, et le sort de la petite commune sicilienne de Gibellina, détruite par un tremblement de terre en 1968 et où Francesco Venezia réalisait alors plusieurs interventions (musée, jardin minéral, pavillon), à la fois sobres, savantes et intemporelles25 ? Gilles de Robien, lui, verra en tout cas d’autres images dans le pôle Cathédrale livré en 1997 :
Cet objet nouveau de Venezia me rappelle d’ailleurs le temple d’Hatchepsout en Égypte, dont l’architecture en gradins, qui se fond dans le paysage rocheux et qui s’avère très différente de celle des temples comme Louxor ou Abou-Simbel, est très surprenante et très contemporaine. […] Venezia a repris, me semble-t-il, un principe totalement identique pour dégager un cône de vision ouvert sur la cathédrale d’Amiens. Il a dessiné un simple rez-de-chaussée sur lequel il a monté un bâtiment en degrés successifs animé par des piliers, à la manière de plusieurs rues de Rivoli superposées26.
Comme Henri Gaudin dans un tout autre style – mais avec l’Italie comme fonds culturel en commun – Venezia répond avec réalisme et culture à la commande d’un nouveau pôle universitaire (fig. 8). Comme Gaudin, il fabrique une suite de moments d’architecture, cadre des vues, ménage des espaces, scande, découpe, trace, accumule les images et les références pour en proposer de nouvelles. Comme le pôle scientifique, le pôle Cathédrale « est incontestablement l’un des meilleurs exemples de rencontre entre la ville et l’université. Le slogan “l’université dans la ville” prend ici tout son sens27 » (fig. 9).


Le slogan prend tout son sens, également, rue des Teinturiers, où Bruno Gaudin apporte à son tour une remarquable contribution à la restructuration de cette voie du faubourg Saint-Maurice28. À proximité de l’école d’ingénieurs UniLaSalle Amiens (ex ESIEE), emblématique réalisation de l’agence Dubus et Lott (1993), il s’agit ici de remplacer une ancienne usine de teinturerie, récemment démolie, et d’écrire une nouvelle page d’histoire avec l’Artpôle, qui accueillera une faculté d’arts, une école d’art (l’École supérieure d’art et de design, ESAD) et un gymnase. On parle alors au sein de la municipalité d’un « axe universitaire Saint-Leu Saint-Maurice29 », à l’extrémité occidentale duquel le nouvel équipement, nommé la Teinturerie, sera un nouveau repère, une pièce à la fois architecturale et urbaine. Encadrée par deux opérations de logements, dont l’une signée Deprick et Maniaque (résidence Frémaux, 2010), bordée par un bras de la Somme et faisant face à une belle rangée d’amiénoises, la Teinturerie impose discrètement sa présence au centre d’un nouveau quartier (fig. 10). Une fois encore, la forme est un moyen, en aucun cas une fin, ainsi que l’analyse Emmanuel Caille avec beaucoup de justesse :
On pourrait définir la démarche de Bruno Gaudin comme une tentative, par la recherche du jeu précis et harmonieux de la forme, de rendre sensible la perception de l’espace pour mieux nous ouvrir à la conscience du lieu. Ce que l’on pouvait redouter de formalisme est évité parce que l’espace n’est jamais pensé comme un vide que l’on vient remplir par une forme sculptée ou un bel objet. Au contraire, le projet est conçu comme s’il était creusé dans un continuum spatial, faisant une même matière de la rue qui le borde et du bâti qui l’entoure. Les volumes naissent autant de l’espace qui s’étend entre deux bâtiments que des bâtiments eux-mêmes. C’est en cela que la forme ne vaut pas ici pour son dessin mais pour ce qu’elle produit d’espace et de sensations, dans ce qu’elle révèle de la poésie propre au lieu30.
Univercité : la Citadelle comme point d’orgue
Pour Renzo Piano, réaliser des architectures publiques (des écoles, des universités, des salles de spectacles, des musées), c’est « construire des lieux qui fécondent la ville ; ce sont des barrières contre la barbarie31 ». Une barrière dans une citadelle ? La métaphore est abusive, évidemment, car si le choix de Renzo Piano Building Workshop (RPBW) a bien été d’insérer les éléments du programme au cœur de l’ouvrage fortifié, c’était pour mieux les ouvrir sur leur environnement immédiat d’une part et, d’autre part, pour mieux associer le site à son quartier, en particulier le Pigeonnier.
Lauréat d’un concours – indépendant du plan Campus de 2008 – qui l’opposait à Jean Nouvel, Dominique Perrault et Francis Soler32, Renzo Piano a choisi un parti aussi simple que radical : ne rien montrer (ou presque) de son intervention à l’échelle urbaine, mais en pensant le projet par le territoire : « Le site doit être ouvert et accessible à la ville, à la vie de chaque jour. Que l’ensemble soit tolérant et que, dans la journée, enseignement et vie quotidienne se mélangent. Tout tourne autour de la Place. C’était une Place d’armes. Cela devient un lieu de rencontre, d’échanges, de partage puisque c’est justement dans la Place que l’université se réalise33 ».

À une tout autre échelle, l’architecte italien, toujours soucieux d’innover, donne à la Citadelle sa couleur et sa technicité en utilisant, pour la Place d’armes, des éléments de terre cuite extrudés (les diabolos) et, à l’intérieur (bâtiments nouveaux et casernement réhabilité), des voussoirs de 9 m de long, eux aussi en terre cuite, qui collaborent avec les planchers en béton armé. La chaleur de ces matériaux compense la sobriété de l’ensemble, dans lequel métal et verre dominent (fig. 11). La touche finale du projet, telle un point sur un « i » qui ne pourrait se montrer, est une boîte rouge, coiffant une petite tour placée à l’ouest de la Place d’armes. Seule et unique coquetterie dans un projet qui se singularise par une grande retenue, ce signal joue pleinement son rôle : légèrement excentrée, la Citadelle s’inscrit dans un ensemble urbain dominé par deux émergences : la flèche de la cathédrale et la tour Perret. Sans prétendre rivaliser avec ces monuments, la « boîte rouge » appelle le regard et donne à l’université une place qu’elle n’avait pas (fig. 12). Elle rejoint en outre les termes d’un grand historien de l’art, André Chastel, qui postulait la prééminence du repère sur le séjour, avec cette phrase qui sonnait comme un manifeste : « L’architecture commence au signal ». Et avant même la notion de lieu, Chastel disait sa préférence pour celle d’espace-milieu, cette étendue transformée en système « par les stèles, les poteaux, les assemblages de pierres, les ponts de bois… ou, pour bien saisir ces constantes jusque dans notre monde familier, les croix de carrefour, les clochers, les tours de ville et, aussi bien, les cheminées d’usine, les silos, les châteaux d’eau. Chaque civilisation doit être jugée selon le traitement qu’elle a donné à ces pièces distribuées dans son espace vital34 ».

À l’arrière-plan des dernières cheminées de Saint-Leu, le signal de la Citadelle n’est donc pas un caprice d’architecte mais un repère nécessaire, une donnée immédiate qui permet de situer l’université. Il faudra du temps, en revanche, pour que l’on puisse juger si, en termes urbains voire sociaux, un tel aménagement a tenu ses promesses. Redonner à une ZUP sa place dans la ville suppose d’autres actions et sans doute d’autres projets. Rétrospectivement, on mesure en tout cas la constance des préoccupations urbaines dans le développement de l’université de Picardie Jules-Verne.
L’aménagement de la Citadelle est certes un point d’orgue, mais pas un point final et encore moins un point unique. C’est en quelque sorte la tête de pont, la figure de proue d’un réseau intimement lié à un projet de territoire. Portant le nom d’une région qui n’existe plus administrativement, l’université de Picardie est en effet présente dans les trois départements de l’Aisne, de l’Oise et de la Somme. L’histoire et la géographie que soulignent les implantations de l’UPJV sont, de ce point de vue, exemplaires : fer de lance d’un déploiement de la ville d’Amiens vers le sud-est, puis disposée au fil de l’eau sur un axe est-ouest – on a pu parler de « rue de l’Université35 » –, enfin objet d’une reconquête hautement symbolique au nord, l’université est encore, à Beauvais, Creil, Laon, Saint-Quentin et Soisson, un puissant acteur intellectuel et social.
Notes
- Gérard Courtois, « Université 2000 : le désenchantement », AMC Le Moniteur Architecture, 47 (« Une année d’architecture 1993 »), décembre 1993, p. 87.
- Gilles de Robien, « Plaisirs d’architecture », dans Jean-Yves Andrieux, Frédéric Seitz, Pratiques architecturales et enjeux politiques, France 1945-1995, Paris, Picard, 1998, p. 178.
- Cette contribution reprend en partie une publication récente : Simon Texier (dir.), L’Université construit la ville. Architecture de l’Université de Picardie Jules-Verne, Amiens, Encrage, 2022.
- Henri Larrieu (préfet de région), lettre au ministre de l’Intérieur Roger Frey, janvier 1962, citée par Alain Trogneux, Amiens, années 60. Naissance d’une capitale régionale, Amiens, Encrage, 2000, p. 79.
- Robert Mallet (1915-2002) est écrivain ; il sera par la suite recteur-chancelier de l’Académie de Paris (1969-1980).
- Sur la genèse de l’université, voire Stéphane Coutant, « La naissance d’une université pluridisciplinaire et régionale », dans Bruno Poucet (dir.), L’Enseignement supérieur en Picardie, Amiens, Encrage Édition, p. 123-135.
- Philippe Nivet, « Préface » à Alain Trogneux, Amiens, années 60, 2000, op. cit., p. 8 (voir p. 210-219 pour la chronologie).
- Anonyme [Danielle Valeix], « Construction scolaires et universitaires. Le problème français », L’Architecture d’aujourd’hui, 123, décembre 1965-janvier 1966, p. 5.
- Jean Le Couteur, « Université d’Amiens », Techniques et architecture, 28e série, n° 3, septembre 1966, p. 64.
- Noémie Lesquins, Jean Le Couteur, architecte des Trente Glorieuses, thèse de l’École nationale des Chartes, 1998, p. 505-508.
- Atelier Herbé-Le Couteur, Paris, SCORE, s.d. [1975], p. 43.
- Le cas du Mirail est particulier dans la mesure où l’université et l’école d’architecture prennent place dans une ZUP que ses architectes (l’agence Candilis, Josic et Woods) conçoivent comme une ville nouvelle.
- Fayez Mahbouba, « Le projet Krier pour Amiens, un débat architectural et urbain (1984-1990) », mémoire de Master 2 en Histoire de l’art, Université de Picardie Jules-Verne, 2019.
- Marc Breitman, Rob Krier (dir.), Le Nouvel Amiens, Paris Institut français d’architecture/Liège-Bruxelles, Pierre Mardaga, 1989. Malgré son caractère partisan, ce copieux ouvrage (472 p.) demeure une référence à bien des égards.
- Juliette Pommier, Vers une architecture urbaine. La trajectoire de Bernard Huet, thèse de doctorat en Architecture, Université Paris 8, 2010.
- Voir son article manifeste : Bernard Huet, « L’architecture contre la ville », AMC, 14, décembre 1986, p. 10-13. Voir aussi De l’architecture à la ville. Une anthologie des écrits de Bernard Huet (textes réunis par Juliette Pommier, avant-propos Jean-Louis Cohen), Paris, zeug + Énsa-PB, 2020.
- Alain Sarfati, « Le charme de Cambridge. L’université est la ville », Urbanisme, 210, octobre-novembre 1985, p. 105.
- Entretien de l’auteur avec Bernard Nemitz, 30 octobre 2020.
- Jean-Pierre Le Dantec, « Préface » à Henri Gaudin et Jean-Christophe Bailly, Henri Gaudin, Paris, Norma, 2002, p. 10-15.
- Frédéric Edelman, Emmanuel de Roux, « Henri Gaudin, architecte iconoclaste », Le Monde, 1er janvier 2005.
- Henri Gaudin, Hors les Murs, Paris, Nicolas Chaudun, 2012, p. 61-62. Voir aussi Raphaëlle Saint-Pierre, « Henri Gaudin à Amiens », AMC-Le Moniteur Architecture, 305, mai 2022, p. 67-75.
- Bernard Huet, « Formalisme-Réalisme », L’Architecture d’aujourd’hui, 190, avril 1977, p. 35-36.
- Robert Krier, L’Espace de la ville. Théorie et pratique, Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne, 1980 (édition d’origine : Stadtraum in Theorie und Praxis, Stuttgart, Karl Kramer, 1975), p. 5.
- Henri Gaudin avait refusé ce prix en 1988, qui lui était attribué en même temps qu’à André Wogenscky.
- L’architecte Laurent Beaudouin a pris ces exemples comme support de cours en 2013 ; voir le bel ensemble photographique présenté. [http://www.beaudouin-architectes.fr/2011/09/francesco-venezia-2/].
- Gilles de Robien, « Plaisirs d’architecture », Art. cit., p. 181.
- Christine Desmoulins, « Plan Université 2000. La décentralisation à l’œuvre », Architecture intérieure Créé, 273, octobre-novembre 1996, p. 32.
- Voir notamment « Le quartier Saint-Maurice : de l’industrie à l’enseignement supérieur », La Citadelle d’Amiens, histoire d’un renouveau, service patrimoine d’Amiens Métropole, s. d. [2018], p. 41.
- « Projet d’Artpôle. Université 2000. Programme architectural et technique », décembre 1996, AMCA.
- Emmanuel Caille, « La Teinturerie », D’Architectures, 133, novembre-décembre 2003. [https://www.darchitectures.com/la-teinturerie-a776.html].
- Renzo Piano, conversation avec François Barré, présentation publique du projet Citadelle, Amiens, cinémas Gaumont, 12 mars 2012. [https://youtu.be/T_znoDL47HA].
- Richard Scoffier, « Stratégies. Concours pour la Citadelle d’Amiens », D’Architectures, 235, mai 2015.
- Renzo Piano, cité par Maryse Quinton, « Un pôle universitaire dans la Citadelle d’Amiens », Archistorm, 94, janvier-février 2019, p. 21.
- André Chastel, « Homo architector », préface au Grand atlas de l’architecture mondiale, Paris, Encyclopædia Universalis, 1988, p. 8 (ce texte est également paru dans Artpress Hors-série 2 « Architecture », 1983).
- Expression évoquée par Bernard Nemitz (entretien du 30 octobre 2020). Outre le pôle Cathédrale, Saint-Leu et la Teinturerie, la présence de l’ESC à proximité de la cathédrale et de l’ISIEE en bord de Somme ont renforcé cette concentration sur l’axe est-ouest.