Faire taire la différence. Prélude grec
« Quelque chose s’impose aujourd’hui à la pensée »…
Quelque chose s’impose aujourd’hui à la pensée, comme il arrive à chaque époque […]. Chaque pensée reconnaît diversement cette chose, mais elle la reconnaît, pour peu qu’elle ne se dérobe pas à ce qui s’impose […].1
Jean-Luc Nancy, Le sens du monde (1993)
[…] essayer d’imaginer un avenir désirable, ce n’est pas seulement une manière de désirer un avenir. C’est, dans une large mesure, une manière de vivre le présent. Une manière d’être au monde: en désirant quelque chose que nous ne verrons peut-être jamais advenir, mais désirer cette chose, et tenter de la réaliser, c’est déjà la faire advenir, créer une forme de futur dans le présent..2
Martín Caparrós, Ñamérica (2021)
Au point de départ de ce projet de recherche, ou de cette tentative de « commune pensée ».3 entre littérature et philosophie, se trouve cette affirmation du philosophe Jean-Luc Nancy extraite d’un ouvrage déjà ancien, Le sens du monde (publié en 1993), selon laquelle « quelque chose s’impose aujourd’hui à la pensée ». Un quelque chose qu’il appartiendrait donc à chaque époque de définir et de reconnaître, mais dont la nécessité (ou la loi) serait en quelque sorte première, le lieu par excellence de la « mise en jeu de l’être ».4, ou de l’humanitas de l’homme, pour reprendre les mots du philosophe commentant la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Une obligation faite aux hommes qui ne relèverait d’aucune loi, ainsi que l’expliquait aussi Nancy dans L’impératif catégorique (2005), mais qui nous obligerait pourtant, et ferait de nous « des êtres-obligés ».5, ou impérieusement requis par la tâche d’être au monde, et de ne pas « se dérober à ce qui s’impose ». C’est sous l’empire, ou plutôt la poussée de ce bel impératif nancéen, qui creuse ce que les mots « humanisme » – ou « humanité » –, « éthique » ou « responsabilité » peuvent (encore) bien vouloir dire, que nous avons voulu ouvrir la réflexion commune autour des nouveaux contours de cet impératif catégorique, ou de ce que nous pourrions appeler, toujours avec Nancy, « l’épreuve existentielle ».6 de la littérature et de la philosophie contemporaines : « l’exigence éthique » dont elles se soutiennent (leur « nécessité intérieure ».7, dit aussi Paul Audi), la force des reconfigurations politiques ou des élans utopiques qui s’y engendrent, les corps, les passions et les pensées qu’elles soulèvent…
Créer le présent, imaginer l’avenir…
Le présent ouvrage réunit ainsi les contributions des participant·es au colloque international qui s’est tenu à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (du 28 février au 2 mars 2022) dans le cadre ce vaste projet de recherche : « Créer le présent, imaginer l’avenir : nouvelles dissidences po/éthiques de la littérature et la philosophie contemporaines ».8.
Née du désir de faire travailler (et penser) ensemble la littérature et la philosophie autour de la question des nouveaux enjeux éthiques et politiques de création – ou de ce qui « s’impose aujourd’hui à la pensée » –, cette première rencontre a été imaginée durant les temps obscurs de la pandémie de Covid-19, au beau milieu d’une tempête qui éclairait d’une lumière nouvelle, plus crue et plus obscène, la nécessité et les raisons profondes d’une telle entreprise commune. Porté·es par le sentiment que cette catastrophe planétaire était un extraordinaire révélateur des faiblesses et des misères de nos sociétés occidentales, et bien au-delà, de toutes celles formant aujourd’hui le grand univers de la compétition mondialisée, nous avons voulu explorer lors de cette rencontre tout ce qui, dans le champ de la philosophie et de la littérature contemporaines, portait depuis quelques temps témoignage brûlant du désir, ou de l’exigence impérieuse, d’ouvrir des possibilités de vie nouvelles : un (nouvel) impératifdont les enjeux politiques touchent aujourd’hui à la redéfinition même de la vie en commun, ou encore, à « la remise en jeu de l’hypothèse d’un commun et d’un partage nonfactices ».9, ainsi que le proposaient Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly dans La comparution (1990), un précieux petit texte écrit – à deux voix – dans un moment de bascule de notre histoire contemporaine. Une hypothèse (communiste) longtemps disparue des radars de « l’idéologie arrogante ».10, comme aurait dit Barthes, où quelque chose se dit peut-être aujourd’hui de la force (la beauté et la vérité) des ripostes littéraires et philosophiques contemporaines, individuelles ou collectives.
Comme toute véritable rencontre, celle-ci doit aussi beaucoup à la justesse de ce qui ne fut ni concerté ni véritablement prévu, et surtout, à la joie de reconquérir un présent partagé et un espace commun, envers et contre toutes les intimidations répressives qui, comme on le sait, furent l’autre versant obscur de cette pandémie dévastatrice.
Deux invités exceptionnels – également présents, ou représentés, dans cet ouvrage collectif – ont contribué à rendre possible cette rencontre par la profondeur de leurs intuitions, leur présence attentive, chaleureuse, leur énergie collaborative et leur passion politique singulière : le philosophe Pierre Dardot, auteur, en collaboration avec Christian Laval, d’ouvrages décisifs pour la compréhension des véritables enjeux de la rationalité néolibérale dans nos sociétés contemporaines.11 ; et l’écrivain (journaliste et essayiste) argentin Martín Caparrós, que nous eûmes le bonheur de recevoir à l’occasion de la publication récente de Ñamérica.12 – son extraordinaire essai-chronique consacré à l’Amérique Latine – pour parcourir ensemble l’une des œuvres les plus importantes de la littérature hispanique (et ñamériquaine) de ces trente dernières années.
Références bibliographiques
- Audi, P., 2005, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Paris, Verdier (rééd. 2010).
- Barthes, R., 1975, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil.
- Caparrós, M., 2021, Ñamérica, Barcelona, Random House.
- Dardot, P. et Laval, C., 2009, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte.
- Dardot, P. et Laval, C., 2014, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La découverte.
- Dardot, P. et Laval, C., 2016, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte.
- Dardot, P. et Laval, C., 2020, Dominer. Enquête sur la souveraineté en Occident, Paris, La Découverte.
- Nancy, J.-L., 1993, Le Sens du monde, Paris, Galilée.
- Nancy, J.-L., 2005, La déclosion, Paris, Galilée.
- Nancy, J.-L., 2006, “Préface à l’édition italienne de L’impératif Catégorique”, Le Portique, 18 | 2006, URL : http://journals.openedition.org/leportique/831.
- Nancy, J.-L., 2013, La possibilité d’un monde. Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin, Paris, Les dialogues des petits Platon.
- Nancy, J.-L. et Bailly, J.-C., 1991, La comparution, Paris, Christian Bourgois Éditeur (rééd. 2007).
Contenus médias
Film de Thomas Lacoste, « Notre monde » (2013), France, Agat Films, La Bande Passante & Sister Productions, 119 min. : http://www.notremonde-lefilm.com
Captation vidéo du colloque international : “Créer le présent, imaginer l’avenir : nouvelles dissidences po/éthiques de la littérature et la philosophie contemporaines”: https://pod-prod.univ-pau.fr/search/?q=cr%C3%A9er+le+pr%C3%A9sent
Captation vidéo de la rencontre avec Martín Caparrós : https://pod-prod.univ-pau.fr/video/12186-rencontre-publique-avec-lecrivain-journaliste-et-essayiste-argentin-martin-caparros/
Notes
- Nancy, 1993, p. 34.
- Caparrós, 2021, p. 663. Nous traduisons.
- Cette « commune pensée » caractéristique de l’ontologie nancéenne de « l’en-commun de l’être » dont le philosophe évoquait les contours avec beaucoup de justesse dans le film de Thomas Lacoste « Notre monde » (2013).
- Nancy, 2013, p. 49. Nancy fait ici référence à la Lettre sur l’humanisme, et propose cette définition du Dasein.
- Nancy, 2006.
- La déclosion, 2005, p. 22.
- Audi, 2010. Le philosophe reprend ici le principe énoncé par Kandinsky.
- Voir la captation vidéo de ce colloque international en fin d’article.
- Nancy et Bailly, 1991 (2007).
- Barthes, 1975, p. 51. Où l’arrogance est une certaine appréciation subjective de « l’idéologie dominante ».
- Parmi les nombreux, et précieux, ouvrages écrits en collaboration par Pierre Dardot et Christian Laval, citons par exemple : La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale (2010) ; Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014) ; Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie (2016) ; Dominer. Enquête sur la souveraineté en Occident (2020).
- Martín Caparrós, Ñamérica, Barcelona, Random House, 2021.