Ce titre rappelle le grand transfert universitaire opéré depuis le centre-ville jusqu’à la périphérie occupée par les communes de Talence, Gradignan et Pessac où se situe l’avenue des Antilles. Elles accueillent une partie du campus de l’université de Bordeaux III, devenue Bordeaux-Montaigne, et de l’université de Bordeaux qui résulte de la fusion de Bordeaux I (sciences), de Bordeaux II (médecine et pharmacie) et Bordeaux IV (droit et sciences économiques). Donc, désormais, sous la houlette de l’État et les compétences de leurs conseils, deux universités au lieu de quatre… Nul mieux que Charles Higounet n’a évoqué l’ampleur de ce transfert des esprits et des locaux depuis le cœur de la cité jusqu’aux faubourgs de son ancienne banlieue. Grand médiéviste bordelais, spécialiste de l’histoire de l’occupation du sol, chef d’orchestre de l’histoire monumentale de Bordeaux éditée en sept volumes, entre 1962 et 1972, sous le patronage de la Fédération historique du Sud-Ouest, il analyse ce départ définitif dans le dernier ouvrage de la collection paru en 1972 : « La géographie universitaire de Bordeaux est donc sur le point de changer du tout au tout. Naguère au cœur du centre historique de la ville, à l’ombre de la cathédrale et de l’ancien Collège de Guyenne, où elle était née il y a un peu plus de cinq siècles, et où régnait jusqu’en 1968 une atmosphère de quartier latin, l’Université a émigré maintenant dans des bâtiments évidemment beaucoup plus adaptés qu’autrefois à ses fonctions et à son nombre, mais situés à la périphérie de l’agglomération, loin de l’irradiation culturelle qui émane de la vie urbaine. Il faudra une grande persévérance pour amener, après ce transfert, le corps universitaire à s’intégrer mieux qu’auparavant à la vie de la cité1 » (t. VII, p. 615).
« La vie de la cité » ! Voilà que resurgit sous la plume de l’historien le rappel des liens qui unissaient les villes et leurs universités. Les articles qui constituent la première partie de cet ouvrage en sont une belle illustration avec les exemples de Nantes, Rennes, Strasbourg, Montpellier. Avec un certain regret, Charles Higounet évoque l’université médiévale, le Collège de Guyenne, fondé par la jurade en 1533, et une « atmosphère de quartier latin », un tantinet exagéré par rapport au vrai ! En même temps, il lui assigne une limite tracée par une année précise : « jusqu’en 1968 ». Ce rappel implicite qui sous-entend mais ne mentionne pas les « événements » de mai 1968 tempère la nostalgie du transfert. L’historien aurait-il oublié les chahuts et les désordres des étudiants et clercs de la « basoche » si fréquents aux premiers siècles de la modernité ? Sans grande illusion, il exprime le souhait d’une « grande persévérance » au service de toutes celles et ceux qui composent « le corps universitaire » : enseignantes, enseignants, étudiantes, étudiants… Car, en 1972 déjà, le genre féminin avait fait une entrée remarquée qui deviendra remarquable quelques décennies plus tard.
À l’époque du transfert des universités bordelaises, lorsqu’on se penche sur la croissance des effectifs, leurs chiffres donnent le vertige, déjà ! À la veille de la Grande Guerre de 1914-1918, les quatre Facultés de Bordeaux comptent 2 551 étudiants dont 875 en droit, 1 035 en médecine et pharmacie, 339 en sciences et 302 en lettres. Gageons qu’ils étaient à l’aise dans les palais des Facultés érigés au centre de la ville, cours Pasteur et place Pey-Berland, au début de la Troisième République. En 1938, les mêmes Facultés n’atteignent pas le chiffre de 4 500 étudiants : 1 023 en droit, 1805 en médecine et pharmacie, 617 en sciences, 956 en lettres. On ignore le nombre de filles qui ont osé se lancer dans des études supérieures et même soutenir des thèses comme l’a fait, en chimie, Laure Gatet, résistante de la première heure, morte en déportation, qui a donné son nom à l’ancien lycée de jeunes filles de Périgueux. Gageons, une nouvelle fois, que les locaux monumentaux des Facultés devaient pouvoir les accueillir. À la Libération, ce sont près des 6 500 étudiants qui souhaitent entrer à l’université ou reprendre des études interrompues par la guerre. Parmi eux, scientifiques (1 292) et littéraires (1 156) sont devenus plus nombreux, destinés pour la plupart à devenir les professeurs des collèges et lycées des enfants du baby-boom. Ils se croisent dans l’immense hall de la Faculté du cours Pasteur, au dallage de marbre, où le tombeau de Montaigne sépare les entrées respectives des deux facultés. Toute proche, du côté des Lettres, une salle abrite les plâtres d’une statuaire antique où se côtoient dieux, déesses et simples mortels.
Dix ans plus tard, en 1955, les effectifs atteignent près de 10 000 étudiantes et étudiants ; en 1965, ce chiffre est multiplié par deux, soit presque 20 000 répartis ainsi : 2 839 en droit, 5 162 en médecine et pharmacie, 4 439 en sciences, 6 956 en lettres. Les palais des facultés bordelaises étaient devenus trop étroits malgré des solutions de fortune pour transformer des combles, des sous-sols, des bureaux, voire des couloirs, en salles de cours… La chance bordelaise fut d’avoir, à proximité de la ville, à Talence et Pessac, des châteaux viticoles en mauvais état ou des parcs disponibles des anciens « bourdieux » ou domaines des bourgeois et membres du parlement de Bordeaux. À vrai dire, ce déplacement prit l’allure d’un glissement progressif, de 1965 à 1975. Il ne s’opéra pas sur une grande distance puisque l’on peut toujours – en cas de panne du tram de la ligne B – accomplir à pied ce parcours de la ville au campus, en prenant son temps et en espérant une reprise du trafic. Avant l’arrivée du tram, les étudiantes et les étudiants logés en ville devaient se contenter de bus avançant au ralenti entre la barrière de Talence et la place de la Victoire ou faire confiance à un auto-stop aléatoire.
Donc, un bénéfice avéré mais moins libérateur que souhaité. J’ai souvenance, au cours de longs débats sur l’installation du tram, d’une espérance sans lendemain : celle d’un campus libéré du grand nombre de ses parkings, qu’ils soient autorisés ou sauvages, et livré aux ombrages d’arbres qui peinent à trouver leurs marques dans le dédale de bâtiments dont le nombre n’a cessé de croître, notamment au long de l’avenue des Antilles où se côtoient, de part et d’autre, bâtiments de cours, les restaurants du CROUS, les villages, et les « maisons » dévolues à la Recherche. Enfin, pour aller des uns aux autres, dans l’attente d’une voirie secondaire débouchant sur les artères du campus, s’étaient mis en place des cheminements tracés par les « usagers », étudiantes et étudiants, selon une terme administratif préoccupé d’utilité et de rentabilité. Ce sont eux qui ont ouvert des pistes, devenues des sentiers, puis des chemins, empierrés ou goudronnés, constitutifs d’un réseau piétonnier, peu à peu offert aux vélos, de plus en plus nombreux. Quant aux traversées des voies de circulation automobile, elles ont été jalonnées de ralentisseurs qui ont une double fonction : ralentir la vitesse des véhicules et décourager toute velléité extérieure d’emprunter les voies du campus. Une façon de prendre ses distances avec la Ville… ou d’en recréer une ?