À l’occasion de la célébration du centenaire de sa mort en 2021 (en pleine épidémie de COVID), une série d’ouvrages1 a permis de mettre en lumière l’engagement féministe d’Emilia Pardo Bazán (1851-1921), une écrivaine du panthéon littéraire espagnol encore peu connue du public français2.
Brève présentation biographique
Emilia Pardo Bazán est née en 1851 à La Corogne et décédée en 1921 à Madrid, où elle est enterrée3 ; elle a vécu la transition d’un siècle à un autre, l’intégralité de la période dite de la Restauration en Espagne, marquée par le long règne d’Alphonse XIII (1902-1931). Ces années sont marquées par de profonds bouleversements dans la société espagnole, avec la perte des dernières colonies ultramarines en 1898, le développement de l’anticléricalisme et celui, moins connu, d’une première vague du féminisme.
Pardo Bazán est l’autrice d’une œuvre prolifique : plus de 600 nouvelles, plus de 40 romans, des pièces de théâtre, des recueils de poésie, des centaines d’articles publiés dans la presse, de nombreuses conférences prononcées en public, plusieurs essais, biographies et hagiographies, des carnets de voyage, une autobiographie, des livres de cuisine, etc. Elle fut également traductrice d’œuvres françaises et anglaises, dont Les frères Zemganno d’Edmond et Jules de Goncourt. Francophile, elle a été pionnière dans l’introduction du naturalisme et du symbolisme en Espagne ; elle a également fait connaître dans son pays les romanciers réalistes russes et le genre policier jusqu’alors pratiqué Outre-Manche. Elle fut enfin à l’avant-garde de la première vague de féminisme en Espagne, tout en revendiquant son statut d’aristocrate, son monarchisme et son catholicisme.
Malgré sa notoriété, elle n’a été que très peu traduite en français. D’après Isabel Burdiel, sa plus récente biographe, sa réception en France – et ailleurs – a été largement entravée par son engagement féministe.
En effet, la reconnaissance qu’elle a obtenue de son vivant est ambiguë et la place qu’on lui a accordée dans le canon littéraire espagnol est inconfortable. En la considérant comme la cheffe de file du naturalisme espagnol, ses pairs l’ont sciemment ostracisée. Le naturalisme, courant esthétique dont Émile Zola fut le théoricien en France comme on sait, posait problème dans un pays conservateur comme l’Espagne. Emilia Pardo Bazán a eu la volonté et le courage d’expliquer le naturalisme et de chercher à l’adapter à la réalité espagnole dans son essai La cuestión palpitante (1883) qui témoigne non seulement de sa très bonne connaissance de la littérature française, mais également, européenne. Sa défense du naturalisme a cependant été caricaturée.
De la même façon, son autobiographie, intitulée Apuntes autobiográficos, où elle évoque sa vocation littéraire précoce, est sans aucun doute l’un de ses textes les plus mal accueillis : il lui a valu de très dures critiques de l’éminent philologue Marcelino Menéndez Pelayo, et de l’influent écrivain Leopoldo Alas, alias Clarín.
Personnalité jugée polémique par sa seule volonté d’occuper l’espace public en tant que femme, Emilia Pardo Bazán a fait constamment l’objet d’attaques misogynes, la présentant tantôt comme une aristocrate frivole tantôt comme une véritable marimacho (hommasse).
Sous la dictature franquiste (1939-1975), basée sur l’idéologie fasciste du national-catholicisme, toutes ces « aspérités » sont gommées et elle est alors présentée comme une écrivaine costumbrista (régionaliste), une femme dont on exalte le conservatisme et le nationalisme. N’est mise en avant qu’une partie de son œuvre, abordée sous un angle réducteur.
La situation évolue dans les années 1970, après la dictature, où plusieurs hispanistes, souvent des femmes, souvent des Nord-Américaines, souvent des féministes, publient des travaux sur son engagement féministe ; l’effort se poursuit dans les années 19904 et « l’essai est définitivement transformé » à l’occasion du centenaire de sa mort en 2021 comme cela a été dit plus haut.
Emilia Pardo Bazán apparaît aujourd’hui comme une écrivaine engagée dans la première vague du féminisme espagnol et européen. Certes, c’était une aristocrate qui défendit toute sa vie son titre de comtesse, notamment lorsque cela a pu favoriser ses enfants, son fils aîné en particulier. Certes, elle était catholique, mais comme la plupart de ses contemporains ; sa conception de la religion était sans doute plus progressiste qu’on ne l’a dit et c’est probablement le dernier grand tabou la concernant. Certes, elle était monarchiste, mais là encore, comme la plupart de ses contemporains. C’est aussi une femme qui a été élevée dans un milieu libéral et qui, tout au long de sa vie, s’est montrée ouverte à d’autres pensées politiques comme en témoignent son amitié avec l’intellectuel laïc Francisco Giner de los Ríos ou sa liaison avec l’écrivain républicain Benito Pérez Galdós. Elle apparaît, enfin, comme une femme très indépendante. Rappelons qu’elle s’est séparée de son mari « à l’amiable » et a élevé ses enfants seule avec l’aide de sa mère et de sa tante, reconverties en nounous pour l’occasion ; qu’elle a eu des liaisons de notoriété publique, y compris avec des hommes plus jeunes ; qu’elle a toujours cherché à gagner sa vie avec sa plume – tout en disposant d’une immense fortune – et, enfin, qu’elle a défendu le droit des femmes, de toutes les femmes, et pas seulement le droit des femmes de sa classe sociale. Elle a tout particulièrement lutté pour le droit à l’éducation, dont elle-même a été en partie privée, et s’est battue contre le « discours de la domesticité » promu par la bourgeoisie et le modèle féminin alors dominant de « l’ange du foyer ». Enfin, on connaît aujourd’hui ses liens avec les féministes françaises, britanniques, nord-américaines et suisses, notamment.
Très récemment, la publication du recueil El encaje roto. Antología de cuentos de violencia contra las mujeres de Cristina Patiño Eirín5 a marqué un jalon dans la mise en valeur de la modernité de son œuvre. Cette sélection d’une trentaine de nouvelles témoigne de l’importance accordée par Emilia Pardo Bazán, déjà, à la thématique des violences faites aux femmes et, notamment, du féminicide (qu’elle appelait mujericidio). Dans son remarquable prologue, Cristina Patiño Eirín rappelle qu’Emilia Pardo Bazán avait reçu ces violences en héritage, elle, dont la grand-mère avait été assassinée par un mari jaloux.
Nous voulons enfin mentionner le magnifique travail de traduction d’Isabelle Taillandier comme source d’inspiration, avec la publication aux éditions de La reine blanche de deux recueils de nouvelles en 2021 et 2022, Contes d’amour et Naufragées, pour la plupart inédites en français.
Féministe. Recueil de nouvelles d’Emilia Pardo Bazán
Le recueil s’intitule Féministe. Recueil de nouvelles d’Emilia Pardo Bazán, du nom d’un des récits les plus emblématiques de l’engagement de l’autrice en faveur des femmes. Ces textes témoignent tous de la violence dont les femmes de son époque étaient victimes pour le seul fait d’être femmes : violence symbolique, psychologique, physique, jusqu’au féminicide. Mais ces nouvelles peuvent être aussi porteuses d’espoir, sensible dans l’ironie, voire l’humour, avec lequel Emilia Pardo Bazán rend justice aux femmes.
Sélection, origine et ordre de présentation des textes
Nous avons sélectionné dix nouvelles de l’anthologie de Cristina Patiño Eirín, El encaje roto, inédites en français6 : « Cuento primitivo »/« Conte primitif », « Entre humo »/« Écran de fumée », « En el pueblo »/« Dans nos campagnes », « Sin pasión »/« Sans passion », « La puñalada »/« La poignardée », « En silencio »/« Sans un bruit », « No lo invento »/« Je n’invente rien », « Leliña »/« Simplette », « La advertencia »/« La mise en garde » et « Feminista »/« Féministe ».
Les textes sont reproduits dans leur version originale à partir des versions numériques disponibles en libre accès sur la bibliothèque virtuelle Miguel de Cervantes7.
Pour l’origine des textes, nous renvoyons au portail de la bibliothèque virtuelle qui se base sur l’édition des Cuentos completos établie par Juan Paredes Núñez, ainsi qu’à l’anthologie de Cristina Patiño Eirín précédemment mentionnée.
Notre recueil s’ouvre sur « Conte primitif », qui revient sur l’origine des inégalités entre hommes et femmes en offrant une réécriture des sources bibliques, avant de proposer une série de nouvelles dans lesquelles l’horreur va crescendo depuis le poids des ragots jusqu’aux féminicides et viols post-mortem. Nous atteignons avec « Je n’invente rien » une sorte de climax. Suit alors une autre série de textes dans lesquels nous percevons un chemin possible vers l’affirmation de soi, l’autonomie et la résilience. La nouvelle « Féministe » en constitue le point d’orgue.
Méthodologie
Notre méthode de traduction s’inspire de la traduction collaborative, telle qu’elle a été pratiquée au sein du groupe TRADCOL créé par Joëlle Guatelli-Tedeschi en 2001 à la Facultad de Traducción e Interpretación de Grenade8. La traduction collaborative repose sur un travail de traduction à plusieurs en simultané et/ou en différé. Pour chaque nouvelle du recueil, la traduction a été réalisée par deux traductrices et une relectrice, différente des deux traductrices. À partir de ces traductions ont été élaborés des commentaires, sur lesquels nous revenons un peu plus bas. Nous avons par ailleurs bénéficié des relectures de Claude Bleton, Isabelle Taillandier, Elisa Serna Martínez, Marian Panchón Hidalgo pour les traductions et d’Hélène Fretel pour les commentaires. Nous profitons de cet espace pour les remercier très chaleureusement.
Les commentaires de traduction
Chaque nouvelle est accompagnée d’un résumé et de courts commentaires qui renvoient à des problèmes de traduction et aux techniques utilisées pour les solutionner. Ils ont été conçus pour éclairer les traductions et offrir une réflexion sur l’interprétation des textes. Ils sont assez libres dans leur conception au sens où ils regroupent des informations traductologiques, linguistiques et littéraires. Les principales techniques de traduction utilisées ont été listées dans un glossaire ad hoc, réalisé à partir des travaux d’Amparo Hurtado Albir9 et situé à la fin du recueil10.
Les commentaires peuvent porter sur les titres, la structure des nouvelles, la syntaxe, les dialogues, les culturèmes, les noms et les surnoms, les idiotismes (galicianismes, anglicismes, gallicismes, lusismes), les néologismes, l’intertextualité et l’ironie.
Les anthroponymes (Fanny, Manolo, Maripepa, Julián, etc.) n’ont pas été traduits, sauf lorsqu’ils renfermaient un sens particulier (el Padre Scío dans « Cuento primitivo », Luis Feces dans « En silencio », par exemple). Les surnoms, nombreux, ont été systématiquement traduits. La nouvelle intitulée « Leliña » (« Simplette ») en est un bon exemple : « Leliña » est le surnom de la protagoniste, une jeune femme qui souffre d’un handicap mental ; il est composé de l’adjectif lela qui signifie « idiote » et du suffixe diminutif -iña qui signifie « petite ». Son surnom a donc été traduit par « Simplette », afin de conserver l’effet de sens produit en espagnol.
Les toponymes n’ont pas été traduits, qu’ils appartiennent ou non à la géographie imaginaire de l’autrice (Marineda, équivalent fictif de la ville de La Corogne, Vilamorta, équivalent fictif de Carballino, ou Aguasacras, équivalent fictif de la station thermale de Mondariz11).
Les galicianismes sont peu nombreux ; ils ont été neutralisés (on renvoie à la traduction du mot équivalent en espagnol : par exemple, maino signifie suave) ou compensés quand il s’agit de vulgarismes.
Les dialogues font l’objet d’un important travail d’écriture de la part de l’autrice ; ils mettent en évidence les appartenances sociales des personnages, notamment ceux des classes les plus défavorisées, et offrent des variations diastratiques importantes. Ils ont donc donné lieu à de vrais choix de traduction et à la mise en place d’une stratégie à l’échelle du recueil, grâce à des techniques qui vont de l’abrègement – ou omission d’un phonème dans un mot – à l’introduction de vulgarismes lexicaux ou syntaxiques par effet de compensation. La retranscription des parlers populaires et les variations diastratiques qui y sont afférentes sont en effet fondamentales dans l’esthétique de l’autrice12 et dans la compréhension des textes. De ce point de vue, nos traductions constituent un apport dans la connaissance de l’œuvre d’Emilia Pardo Bazán car, dans les traductions existantes, on observe plutôt une tendance à gommer ces variations diastratiques.
Par ailleurs, dans plusieurs nouvelles, certaines phrases sont très longues, fait surprenant pour des textes plutôt brefs dont la poétique se caractérise en théorie par un certain dynamisme. On a donc cherché à alléger le texte en langue cible, en substituant l’hypotaxe par la parataxe, en introduisant des pauses (points-virgules, points), voire en supprimant des mots ; ainsi, dans « Je n’invente rien », des doublets d’adjectifs ont été condensés en un syntagme (adverbe + adjectif). À l’échelle du recueil, un principe d’économie a été privilégié, et c’est en cela aussi que notre travail est original.
Par ailleurs, l’autrice utilise l’italique pour signaler les surnoms, les vulgarismes, les idiotismes, mais elle utilise aussi parfois les guillemets, et la différence n’est pas toujours nette entre l’usage de l’un et des autres. Ce double usage a cependant été respecté, sauf exception. Ainsi, dans « La mise en garde », l’occurrence d’el hombre en italique a été traduite par « le bonhomme » également en italique, pour signaler que c’est l’expression familière qu’utilise Maripepa pour parler de son mari. En revanche, gluglu a été traduit par « glouglou », sans italique.
Enfin, l’ironie est au cœur du propos de l’autrice. Elle est identifiable dans plusieurs éléments textuels comme, par exemple, la voix narrative qui énonce ou se contente de rapporter ce que d’autres ont énoncé (comme dans « Conte primitif » ou « Féministe »). On a cherché à la rendre le mieux possible, car elle est souvent liée à l’expression sous-jacente du discours féministe de Pardo Bazán.
Pour conclure, la traduction proposée est plus « cibliste » que « sourcière » et, à ce titre, prend en compte les destinataires du recueil : des étudiant.es, des enseignant.es, des chercheurs et chercheuses, hispanistes et non-hispanistes.
Principaux outils utilisés
- Diccionario de la Lengua española (DLE).
- Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi).
- Le portail du CNTRL.
- Pour les termes en galicien, le dictionnaire de l’Académie royale galicienne (https://academia.gal/diccionario), un glossaire de l’espagnol parlé en Galice, élaboré en 1927 par A. Cotarelo Valledor13 et, ponctuellement, le moteur de recherche Google.
- La grammaire Bescherelle du français.
Comment utiliser ce recueil
Dans la version numérique du recueil, chaque nouvelle est précédée d’une introduction. Le texte original, édité en miroir de la traduction, est accompagné de pictogrammes ; lorsuq’on clique dessus, ils font appraître de brefs commentaires de traduction. À chaque pictogramme correspond un commentaire en surimpression bleue.
Dans la version papier/pdf, la présentation est identique, si ce n’est que les pictogrammes renvoient à des commentaires situés en introduction.
Notes
- Voir l’anthologie de textes d’Emilia Pardo Bazán réalisée par Marisa Sotelo Vázquez, intitulée Algo de feminismo y otros textos combativos (2021), la biographie d’Isabel Burdiel, Emilia Pardo Bazán rééditée pour l’occasion, ainsi que les nombreuses anthologies de nouvelles de l’écrivaine publiées entre 2018 et 2023. Le fait que Marisa Sotelo Vázquez, héritière de la tradition des études pardobazaniennes en Espagne, soit l’autrice d’une anthologie féministe est très significatif de l’unanimité actuelle des spécialistes sur l’engagement féministe précurseur de cette femme de lettres.
- À l’heure actuelle, on compte deux romans traduits récemment : Los pazos de Ulloa/Le château d’Ulloa par Nelly Clémessy (2008 [1992]) et Un viaje de novios/Un voyage de noces par Christine Chaze (2024) ainsi qu’une quarantaine de nouvelles, notamment grâce aux recueils traduits et publiés à La reine blanche par Isabelle Taillandier (2021 ; 2022).
- On peut visiter sa tombe à l’Église de la Conception, 26 rue Goya à Madrid.
- Voir les travaux de Cook, Schiavo et Bieder mentionnés dans la bibliographie en fin d’ouvrage.
- Pardo Bazán, 2018.
- « Feminista » a été traduite par Carole Fillière. À l’époque de la constitution du corpus et de la traduction, nous l’ignorions.
- Courtoisie de la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes.
- Le projet TRADCOL, porté par Joëlle Guatelli-Tedeschi de la FTI durant une vingtaine d’années, a reposé sur le travail acharné d’une équipe de collaboratrices et collaborateurs passionné.e.s. La dernière réalisation du groupe est une édition pentalingue de nouvelles érotiques d’Elvira Cámara, intitulée De sensualidad y erotismo et publiée en 2021 chez Entorno Gráfico Ediciones à Grenade. La traduction en français a été coordonnée par Joëlle Guatelli-Tedeschi, Amélie Florenchie et Nayrouz Chapin, avec la collaboration des étudiant.es du Grado Francés-Inglés de la FTI et du Master Recherche en études ibériques et hispano-américaines de l’UBM.
- Hurtado Albir, 2001, p. 269-271.
- Les résumés, les commentaires de traduction et le glossaire ont été rédigés par Amélie Florenchie et ont bénéficié de la relecture attentive de Catherine Orsini-Saillet ; qu’elle en soit vivement remerciée.
- Alla Vena, 2010, p. 263-280.
- Dans son prologue à La Tribuna, Emilia Pardo Bazán écrit : « Je veux ajouter que ce sont les maîtres Galdós et Pereda, qui m’ont ouvert la voie et me permettent aujourd’hui de faire parler mes personnages comme ils parleraient dans la réalité […]. Et si Dieu m’avait donné les facultés de ces illustres conteurs dont j’invoque l’exemple, quel plaisir tu aurais, ô raisonnable lecteur, à abandonner les sentiers battus de la rhétorique romanesque pour boire à la source vive des expressions populaires, incorrectes et informelles, mais si rafraîchissantes, énergisantes et belles ! » (notre traduction) (Pardo Bazán, 1883 [1975], p. 59).
- Cotarelo Valledor, 1927, p. 82-136.