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Jaromir Hladík et l’imagination politique :
dissensions sur le temps pour créer un monde autre

Jaromir Hladík et l’imagination politique :
dissensions sur le temps pour créer un monde autre

Faire taire la différence. Prélude grec

Traduit par Corinne Ferrero.

Dans le texte qui suit, nous nous proposons de contribuer à imaginer l’avenir dans un monde capitaliste dont la pandémie de Covid-19 a récemment mis en évidence, de manière extraordinairement brutale, « les faiblesses et les misères [inhérentes à] nos sociétés européennes et globalisées »1. Contre l’idée communément admise selon laquelle il existerait une fracture entre la pensée et l’agir – qui maintiendrait la pensée du côté de l’inaction – nous défendrons l’idée que penser (ou imaginer) met en jeu « l’énergie pratique des hommes »2, selon les termes de Marx. À cet égard, les deux conceptions de la praxis chez Marx, la praxis entendue par opposition à la théorie comme capacité de transformation (et non seulement d’interprétation du monde), et la praxis entendue comme activité vitale, libre et créatrice propre à l’être humain, sont au fondement de la conception marxienne de l’homme qui sous-tendra notre réflexion.

« C’est [toujours] celui qui imagine en premier qui gagne »3, écrivait Franco Bérardi dans son Journal de Pandémie (le 20 mars 2020), songeant à la nécessité qui s’imposait alors, au plus fort du confinement planétaire, de réinventer les règles du jeu, d’imaginer un nouveau modèle de développement : une proposition qui, selon nous, mettait l’accent sur la nécessité de mener la bataille contre la temporalité capitaliste et sa manière d’anticiper et projeter sa propre image dans l’avenir, occupant et colonisant en quelque sorte tous nos horizons mentaux. Mais si nous posons que l’avenir est un champ de bataille lointain, et plus ou moins virtuel pour la réalisation des possibles, alors il y a fort à parier que la bataille est perdue d’avance. De la même manière, il nous faut abandonner l’idée selon laquelle le possible est une espèce de « fantôme qui attend son heure »4, comme dit Bergson, et ne devient réel que par « [on] ne sait quelle transfusion de sang ou de vie »5, pour nous situer sur le véritable terrain où se bat l’imagination, qui n’est pas celui du lointain et de l’hypothétique, mais celui de l’urgence, et de la profondeur.

À cet égard, l’on ne peut sans doute rêver mieux que Jaromir Hladik, le protagoniste de l’une des célèbres fictions de Jorge Luis Borges, « Le miracle secret »6, pour nous accompagner dans cette bataille. En effet, comme nous allons le voir, la raison d’être de Jaromir Hladik dans l’univers diégétique de cette fiction, est précisément d’imaginer l’avenir alors que rien ne semble pouvoir infléchir le cours des choses et que le jour d’après promet seulement d’être le même « en un peu pire »7 – ainsi que l’écrivait (et l’anticipait) Michel Houellebecq au cœur de la pandémie –, faisant ainsi de l’activité créatrice la possibilité d’un sursaut vital face à l’imminence de la mort. Ainsi, ce n’est qu’en ouvrant une brèche dans la temporalité capitaliste et en affrontant les mécanismes qui neutralisent et aplatissent le temps vécu qu’il devient possible, comme nous tenterons de le montrer à travers l’histoire de Hladík, d’habiter la profondeur d’un temps autre, étranger à la superficialité de la temporalité capitaliste.

« Le miracle secret », l’une des nouvelles composant le recueil Fictions (1944), commence par le récit du rêve de Hladik (la nuit du 14 mars 1939) qui s’achève, au petit matin, par le cauchemar de l’entrée des troupes du IIIe Reich dans Prague :

À ce moment, il se réveilla. Le fracas de la pluie et des terribles horloges cessa. Un bruit rythmé et unanime, entrecoupé de quelques cris de commandement, montait de la Zeltnergasse. C’était l’aube ; les avant-gardes blindées du Troisième Reich entraient dans Prague. Le 19 [mars], les autorités reçurent une dénonciation ; le même jour, au soir, Jaromir Hladik fut arrêté.8

Ce jour-là, Jaromir Hladik, homme de lettres, auteur notamment de « la tragédie inachevée Les ennemis »9, fait face à ce que Jean Starobinski appelait « l’euphorie du système »10, cet ethos caractéristique des États criminels consistant à donner à leurs actes répressifs les apparences de la normalité : « l’administration désirait agir impersonnellement et posément, comme les végétaux et les planètes »11, précise le narrateur, qui justifie ainsi la décision des autorités de programmer l’exécution de Hladick pour le 29 mars, comme une simple formalité administrative parmi d’autres. Face au « bruit rythmé et unanime » des nouveaux rituels de l’ordre sinistre de l’horreur, Jaromir Hladik ne peut rien, impossible de contester les accusations portées contre lui par la Gestapo (son deuxième patronyme à consonnance juive, ses travaux sur les sources juives de l’œuvre de Jakob Boehme, sa signature au bas d’une protestation contre l’Anschluss, etc.), impossible d’échapper à sa condamnation à mort décrétée par Julius Rothe, l’un des chefs de la Gestapo, « pour encourager les autres »12. Ces mots (en français dans le texte original) sont empruntés à Voltaire dans son récit de l’exécution de l’amiral anglais Byng pour l’exemple (au chapitre XXII de Candide). Magdalena Cámpora nous éclaire sur le sens de cet emprunt au texte de Voltaire :

Ces quatre mots français, insérés comme en passant dans le texte de Borges, condensent une série d’associations anciennes. Il s’agit de créer une continuité dans la représentation et la dénonciation de l’État criminel : à Portsmouth au XVIIIe siècle et à Prague au XXe, c’est le même ordre qui règne, caché derrière la fonction exemplaire du châtiment et la sinistre bureaucratie de l’horreur […].13

Confronté à l’imminence de sa mort et pris d’ « un sentiment de pure terreur »14, précise le narrateur, Hladik se prend alors à imaginer les circonstances concrètes de son exécution à venir, saturant son esprit des prophéties les plus atroces :

Il anticipait infiniment le processus, depuis l’insomnie de l’aube jusqu’à la mystérieuse décharge. Avant le jour préfixé […] il mourut des centaines de morts dans des cours dont les formes et les angles épuisaient la géométrie, mitraillé par des soldats variables, en nombre changeant, qui tantôt le tuaient de loin, tantôt de très près. Il affrontait avec un véritable effroi (peut-être avec un vrai courage) ces exécutions imaginaires […] avec une logique perverse, il en déduisit que prévoir un détail circonstanciel, c’est empêcher que celui-ci ne se réalise. Fidèle à cette faible magie, il inventait, pour les empêcher de se réaliser, des péripéties atroces ; naturellement, il finit par craindre que ces péripéties ne fussent prophétiques. Misérable dans la nuit, il essayait de s’affirmer en quelque sorte dans la substance fugitive du temps. Il savait que celui-ci se précipitait vers l’aube du 29 ; il raisonnait à haute voix : « Je suis maintenant dans la nuit du 22 ; tant que durera cette nuit (et six nuits de plus) je suis invulnérable, immortel. » […] Il souhaitait parfois avec impatience la décharge définitive qui le libèrerait tant bien que mal de son vain travail d’imagination.15

Ce « vain travail de l’imagination » consiste ainsi, pour Hladik, à se représenter mentalement, dans le moindre détail, toutes les variations possibles et imaginables de sa fin prochaine. Une anticipation conçue comme une « faible magie », explique le narrateur, censée pouvoir infléchir le cours des choses et conjurer la réalisation de ces prophéties atroces. Mais la magie est un art dangereux qui peut avoir des effets imprévisibles et Hladik finit ainsi par craindre « que ces péripéties ne [se révèlent] prophétiques ». En réalité, nous savons que toute prophétie est, en elle-même, autoréalisatrice, dans la mesure où elle découle d’une certaine représentation de la réalité qui prédispose l’imagination (et la perception) de telle sorte que l’anticipation de tout phénomène entraîne presque systématiquement sa propre réalisation16. Dans la fiction de Borges, cette imagination prophétique agit tant et si bien qu’elle conduit le protagoniste à accepter l’inévitable : « tant que durera cette nuit (et six nuits de plus) je suis invulnérable, immortel ». Vient alors le moment où Hladik ressent le besoin de s’extraire de cette imagination saturée de prophéties terrifiantes et se prend à désirer, non sans une certaine impatience, l’accomplissement d’une exécution qui, « en définitive […] le libèrerait tant bien que mal de son vain travail d’imagination », cette imagination prophétique devenant plus insoutenable que la mort elle-même. Une rupture qui se produit la nuit précédant son exécution lorsque Hladik, pour mettre fin à ces anticipations atroces, dirige son esprit vers sa « tragédie inachevée Les ennemis »17 et les deux actes qu’il lui reste encore à écrire… Hladik devient alors l’auteur d’une œuvre inachevée, ou l’auteur-à-venir d’une œuvre dont l’écriture occupe dès lors toutes ses pensées :

[Hladík] pensa qu’il lui manquait encore deux actes et qu’il allait bientôt mourir.

Il parla à Dieu dans l’obscurité : « Si j’existe de quelque façon, si je ne suis pas une de tes répétitions, un de tes errata, j’existe en tant qu’auteur des Ennemis. Pour terminer ce drame, qui peut me justifier et te justifier, je demande une année de plus. Accorde-moi ces jours. Toi à qui les siècles et le temps appartiennent. »18

Ainsi, lorsqu’arrive le 29 mars, jour de son exécution, Hladik découvre avec stupeur que le miracle s’est bel et bien produit :

[Hladik] s’habilla ; deux soldats entrèrent dans sa cellule et lui ordonnèrent de le suivre.
De l’autre côté de la porte, Hladik avait prévu un labyrinthe de galeries, d’escaliers et de pavillons. La réalité fut moins riche : ils descendirent dans une arrière-cour par un seul escalier de fer. […] Le sergent vociféra l’ordre final.
L’univers physique s’arrêta.
[…]
Il avait sollicité de Dieu une année entière pour terminer son travail: l’omnipotence divine lui accordait une année. Dieu opérait pour lui un miracle secret: le plomb germanique le tuerait à l’heure convenue; mais, dans son esprit, une année s’écoulerait entre l’ordre et l’exécution de cet ordre. De la perplexité il passa à la stupeur, de la stupeur à la résignation, de la résignation à une soudaine gratitude.
Il n’avait pour tout document que sa mémoire […] Il ne travailla pas pour la postérité ni même pour Dieu, dont il connaissait mal les préférences littéraires. Minutieux, immobile, secret, il ourdit dans le temps son grand labyrinthe invisible.19

Le temps s’est arrêté, ou plutôt, nous entrons alors, avec Hladik, dans une temporalité autre, celle de la création pure où, comme dans Tlön, « toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur qui est intemporel et anonyme »20. Comme le souligne Abreu Mendoza :

Hladík ne semble pas se soucier de savoir si son œuvre restera sur les étagères poussiéreuses d’une future bibliothèque, ce qu’il aurait pu demander à Dieu dans son rêve. Il aspire seulement à l’accomplissement d’une œuvre qui s’inscrira dans cette histoire de l’esprit où il n’y a pas besoin d’auteurs.21

Mais c’est surtout la rupture introduite par Hladik dans son « travail d’imagination » qui retient ici notre attention, et s’offre, selon nous, comme un modèle qui pourrait nous permettre d’échafauder à notre tour des plans pour échapper à une imagination prophétique qui, dans nos sociétés contemporaines, semble nous vouer à l’acceptation pure et simple de notre fin prochaine, générant ce que l’on pourrait appeler une conscience cynique de l’avenir. Essayons de comprendre pourquoi.

« Plein de mérites, c’est pourtant poétiquement que l’homme habite sur cette terre », dit le célèbre vers de Hölderlin qui introduit une opposition entre le « poétique » et les « mérites » de l’homme, soit ses réalisations ou ses acquisitions, et fait aussi de la vocation poétique de l’homme une force supérieure, capable de se surimposer à tout autre mode de vie. Or, c’est bien cette vocation poétique de Hladik qui l’emporte dans le texte de Borges et fait passer le protagoniste, au cours des journées précédant son exécution, d’un langage à l’autre, abandonnant la logique de l’échange pour se réfugier dans celle de la rupture et du débordement. En effet, c’est en quelque sorte pour ses « mérites » (ses réalisations, son travail) que Hladik est condamné à mort, mais c’est surtout pour ce qu’il n’est pas encore (et sa puissance poétique en devenir) que le miracle lui est accordé. En réalité, Hladik, lorsqu’il prie Dieu de lui accorder une année supplémentaire pour achever son œuvre théâtrale, ne le fait pas pour que Dieu prenne pitié de lui et le laisse vivre plus longtemps ; Hladik ne veut pas vivre une année de plus, mais simplement terminer son travail, et c’est bien cela qui lui est accordé, et c’est aussi cette activité créatrice (ou poétique) qui permet cette échappée mentale hors de « l’univers physique » où évolue le protagoniste, et interrompt la chronologie réelle pour nous faire entrer, avec lui, dans le temps vivant de la création. Indifférent au temps mesurable qui continue de s’écouler, Hladik poursuit ainsi mentalement et secrètement son œuvre, fait et défait, ajoute et supprime, une année durant, parachevant enfin, en silence, son « labyrinthe invisible » :

Il omit, abrégea, simplifia ; dans certains cas, il opta pour la version primitive. […] Il termina son drame : il ne lui manquait plus qu’à décider d’une seule épithète. Il la trouva ; la goutte d’eau glissa sur sa joue. Il commença un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l’abattit.

Jaromir Hladik mourut le 29 mars, à neuf heures et deux minutes du matin.22

Afin de poursuivre la réflexion sur le sens et la portée de la parabole borgésienne – et de la praxis de Hladik – dans notre réalité sociale, nous pourrions commencer par dire, à la manière de Foucault, que nos manières de vivre ne dérivent aucunement d’un supposé savoir préalable mais que c’est au contraire la manière dont nous vivons et nous comportons qui produit (et reproduit) cette temporalité spécifique de nos sociétés contemporaines. À cet égard, notre imaginaire social est aujourd’hui saturé de représentations apocalyptiques de l’avenir (proche ou lointain) de l’humanité, autant d’anticipations atroces qui, loin de mobiliser nos ressources et nos puissances créatrices, façonnent une sorte de conscience cynique destinée, au mieux, à nous préparer à un désastre considéré comme inéluctable. À l’image de Hladik, tentant d’affirmer son invulnérabilité « dans la substance fugitive du temps » (« je suis maintenant dans la nuit du 22 ; tant que durera cette nuit (et six nuits de plus) je suis invulnérable, immortel »), nous avons, nous aussi, durant la longue nuit de la pandémie de Covid-19, été pris dans le tourbillon de l’imagination prophétique, et c’est en quelque sorte nos « mérites » (nos pathologies antérieures, notre âge, nos modes de vie, nos relations, etc.) qui nous ont valu, à notre tour, d’être condamnés à vivre reclus, ou pour beaucoup, d’être promis à une mort certaine. L’on se souvient, à cet égard, que les décès faisaient ainsi le plus souvent l’objet d’une sorte de justification a posteriori (il/elle était trop agé·e, diabétique, atteint·e d’un cancer, enceinte, non vacciné·e, etc.). Pendant près de deux ans, nous avons ainsi avancé individuellement et collectivement dans une seule direction, avec un seul objectif : être invulnérables (ou immortels) tout le temps que durerait la pandémie, pris dans cette conscience cynique de l’avenir, nous nous sommes alors concentrés sur le respect impératif des consignes de sécurité (et des fameux « gestes barrière »23) en maintenant une sorte de double discours qui nous faisait nous sentir en danger permanent, mais également capables, par notre discipline et l’application méthodique des bonnes pratiques (de propreté, d’isolement, etc.), de conjurer l’imminence du danger. Un danger dont nous savons aujourd’hui qu’il est sans doute le prélude à l’apparition de futures pandémies et de crises sanitaires plus terribles encore. Dans ces conditions, la question que nous devons nous poser est la suivante : sommes-nous condamnés à demeurer prisonniers de l’imagination prophétique et de cette temporalité cynique de l’invulnérabilité ? N’est-il pas urgent, à l’instar de Hladik, de travailler à imaginer de nouveaux plans d’évasion ?

Du côté de la philosophie, la question de l’imagination politiquese pose aujourd’hui dans une société capitaliste ayant saturé nos imaginaires de ses images et de ses « péripéties atroces », comme dit le texte de Borges, ce qui implique avant toute chose, de pouvoir nous dissocier de la temporalité que nous produisons (et reproduisons) par nos activités humaines prises dans la grammaire universelle de l’économie. Imaginer, consistera donc à habiter les profondeurs d’un temps autre, ce qui ne sera possible qu’au moyen d’une praxis permettant de dépasser ces limites et produire une temporalité alternative. Mais lorsque nous parlons d’imaginer l’avenir, quel sens donnons-nous réellement à cet impératif, ou, en d’autres termes, à quelles fins demandons-nous, à l’image de Hladik, de disposer de temps en plus ?

S’il est vrai que la condition fondamentale, pour commencer à imaginer l’avenir, et plus encore pour le créer, réside dans la possibilité d’une temporalité autre produite par une praxis autre, encore faut-il comprendre, comme le souligne Bourdieu, que « l’expérience du temps s’engendre dans la relation entre l’habitus et le monde social, entre des dispositions à être et à faire et les régularités d’un cosmos naturel ou social (ou d’un champ)»24, ce qui signifie que le produit fondamental de toute société c’est bien le temps, ou, en d’autres termes, que le temps est le produit de la praxis, c’est-à-dire de l’activité humaine. Nous nous référons ici à l’acception bergsonienne du temps, au temps vécu, à notre expérience consciente du temps et notre perception de la durée. Or, nous savons à quel point le capitalisme (puis plus tard le capitalisme néolibéral) a entraîné la réduction de la praxis au travail, produisant ainsi un temps réifié et plat, et faisant de l’homme le pôle de cristallisation du temps : « le temps est tout, l’homme n’est plus rien, il est tout au plus la carcasse du temps »25, écrivait Marx. Dans cette perspective, la grammaire universelle de l’économie capitaliste trace les frontières de l’activité humaine et, par conséquent, l’expérience du temps est exclusivement déterminée par ce cadre économique, lui-même délimité par la concurrence, l’échange et la standardisation. Pour Marx, l’effet général du capitalisme sur l’activité humaine réside ainsi dans cette abstraction, de sorte que notre tâche consistera à nous défaire de la fascination qu’elle exerce sur nos esprits pour produire un temps autre. Le capital, pourrait-on dire en reprenant les mots de Deleuze et Guattari, « se rabat sur la production désirante, et l’attire, se l’approprie »26, réinscrivant toute cette production désirante à la surface du capital, comme si elle émanait de lui. Production sociale et production désirante se confondent ainsi dans cette « axiomatique [capitaliste] mortuaire » dont parlaient Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe : « on ne désire pas la mort, mais ce qu’on désire est mort, déjà mort »27. Et c’est bien là que réside, selon nous, la dimension de domination et non seulement d’exploitation du capitalisme, car la praxis et le désir, qui sont l’essence subjective commune de la production en général, sont séparés en travail abstrait et en désir abstrait. Le temps ainsi produit par le capitalisme nous transforme alors en sujets prévisibles, impuissants, cyniques, impitoyables, opportunistes et profondément antidémocratiques. Chaque personne doit, parce que c’est économiquement souhaitable, mais aussi socialement prescrit, développer ses aptitudes, ses compétences et ses capacités en devenant « l’entrepreneur de sa vie »28, pour reprendre les mots de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur essai sur la société néolibérale. Une prescription qui découle de la conception néolibérale du monde – ou de « la nouvelle raison du monde » pour reprendre le titre de l’essai de Dardot et Laval précité – comme ce lieu où l’être humain, à condition d’être adaptable et compétitif, pourra trouver une infinité d’opportunités de développement, et rien ne doit rompre cette relation essentielle entre l’individu et un monde aux possibilités infinies. L’absence de remise en cause de cette axiomatique capitaliste, ainsi que le manque d’intérêt pour la critique des mythes économiques modernes, constituent selon nous une menace fondamentale pour nos démocraties. Il faut dire que l’énergie désirante dont parlent Deleuze et Guattari est entièrement captée par le jeu compétitif de l’économie qui redéfinit aussi les relations entre les humains en termes de business, faisant de nous des êtres en permanence occupés et fondamentalement indisponibles29. De la même manière, la production contemporaine nous prive du temps nécessaire au traitement de l’information (faisant d’ailleurs de l’attention une ressource rare), de sorte que nous prenons des décisions de moins en moins conscientes, de plus en plus automatiques et, par conséquent, de plus en plus impitoyables, souvent réduites à de simples alternatives binaires.

Alors que l’axiomatique capitaliste capture et reterritorialise l’essence subjective du désir, créer, comme nous l’appelons de nos veux, une autre temporalité capable de transcender les limites de la grammaire universelle de l’économie capitaliste se révèle être une tâche complexe dans un monde peuplé de prophètes entièrement acquis à la cause du techno-capitalisme moderne. Des prophètes bien éloignés du rôle d’interprètes des dieux que leur assignait la tradition classique, et dont les délires de toute-puissance s’alignent parfaitement sur les nécessités du capital secondé par la technoscience, celle-ci demeurant, pour ces nouveaux prophètes, le seul moyen de résoudre les conséquences désastreuses de l’accroissement indéfini qui caractérise l’essence du capitalisme. Ainsi que l’écrivaient Ted Nordhaus et Michael Shellenberg :

The solution to the unintended consequences of modernity is, and has always been, more modernity ­­– just as the solution to the unintended consequences of our technologies has always been more technology.30

Une utopie techno-optimiste qui, loin de proposer de repenser les fondements de la production capitaliste, et de réfléchir à la question des biens communs et de l’accès aux ressources mondiales, se contente de nous faire croire, par la voix de ses gourous modernes, que les avancées technologiques nous sortiront d’affaire. Rien à repenser, rien à imaginer, si ce n’est, comme nous le voyons dans la production artistique, littéraire, cinématographique ou de jeux vidéo contemporaine, des univers fictionnels apocalyptiques terrifiants. C’est ce que constate par exemple Franco Berardi dans son ouvrage And. Phenomenology of the End (2015), où l’auteur analyse ce panorama esthétique colonisé par une imagination prophétique obscure née, selon lui, de la tonalité dystopique des événements quotidiens31. À l’instar de Hladik, hanté par les anticipations atroces de sa propre condamnation à mort, ces images d’un avenir toujours plus sombre et menaçant nous enferment aujourd’hui collectivement dans la répétition du même en pire.

Face à ce panorama social, économique, esthétique et psychique contemporain, quelle peut être la place de la philosophie ? Nous pensons que la philosophie n’a pas d’autre choix, que le pessimisme : soit cela, soit décider de s’aligner sur le capital. Or, ce qu’un tel positionnement pessimiste exige, selon nous, c’est de renoncer à l’ethos cynique qui caractérise l’imagination prophétique, celle qui, comme nous l’avons vu, reconfigure nos consciences (nos représentations, nos perceptions) d’une manière telle que nous finissons par accepter les ravages du développement indéfini de la production capitaliste comme un désastre inévitable. La philosophie devrait être ainsi capable de se soustraire à cet ethos cynique même si elle ne peut raisonnablement penser le futur qu’à partir d’une position d’abattement et de désespérance. Il s’agit alors de se situer à égale distance de la fascination qu’exercent sur nous les technosciences (et l’optimisme béat qui les accompagne) et/ou les dystopies apocalyptiques aussi terrifiantes que paralysantes.

Comme le dit Franco Berardi :

Je ne pense pas que le philosophe puisse être un prophète, mais il est certain que le travail philosophique conserve un lien étroit avec l’avenir. Deleuze et Guattari, dans leur dernier livre commun, Qu’est-ce que la philosophie, disaient en substance : la philosophie n’est pas la découverte de la vérité dernière. Il n’y a pas de vérité dernière. Elle n’est pas l’affirmation de principes éternels. Elle n’est pas la prophétie de ce qui arrivera dans le futur. La philosophie consiste à créer des concepts. Étymologiquement, le concept est un outil qui permet de saisir plusieurs choses ensemble. Et que doit-il saisir ? (…) le processus du devenir. Il doit saisir le passage d’aujourd’hui à demain. Le philosophe n’est donc pas un prophète. Il est le créateur d’un pont qui nous permet de marcher vers l’avenir. Je ne sais pas ce qui se passera demain. Je peux faire beaucoup d’hypothèses. Mais ce que je dois faire, c’est créer les conditions conceptuelles, esthétiques, philosophiques et existentielles qui me permettront, ainsi qu’à mes amis, de marcher sur le pont qui nous mène vers un endroit que nous ne connaissons pas.32

Les prophéties techno-optimistes et/ou apocalyptiques opèrent en saturant l’imagination et laissent peu d’espace à une imagination politique qui devrait, à l’inverse, travailler à configurer des alternatives nouvelles, réécrire le champ des possibles, et s’ouvrir, à l’image de Hladik, à la puissance de nos pensées et nos œuvres inachevées… Là encore, plus que le passé ou la mémoire, c’est l’hyper-présence d’un avenir apocalyptique – ou la proximité d’un futur imminent, pour Bérardi33 – qui modèle notre compréhension du présent et notre faculté à nous projeter dans l’avenir. Échapper à cette saturation mortifère de nos imaginaires, et transcender les limites de la grammaire universelle de l’économie capitaliste, c’est peut-être bien l’affaire de la littérature, celle qui, à l’instar de Hladik, échappe à la réduction du langage à un simple outil d’échange et ouvre, poétiquement, à l’espace infini du langage qui fait trembler les assises du temps, détraque le cadre des attentes préconfigurées par le capital. Comme le dit en substance Bérardi, l’acte poétique peut être conçu comme une sorte d’ingénierie sémiotique destinée à faire disparaître « la prophétie auto-réalisatrice de la dépression »34.

Michel Foucault, dans un texte consacré au rapport qu’entretient le langage avec la mort (et aux phénomènes d’autoreprésentation du langage littéraire), évoquait aussi « Le miracle secret » de Borges, et parlait en ces termes de la puissance de l’acte poétique :

Le malheur innombrable, don bruyant des dieux, marque le point où commence le langage ; mais la límite de la mort ouvre devant le langage, ou plutôt en lui, un espace infini ; devant l’imminence de la mort, il se poursuit dans une hâte extrême, mais aussi il recommence, se raconte lui-même, découvre le récit du récit et cet emboîtement qui pourrait bien ne s’achever jamais. Le langage, sur la ligne de la mort, se réfléchit : il y rencontre comme un miroir ; et pour arrêter cette mort qui va l’arrêter, il n’a qu’un pouvoir : celui de faire naître en lui-même sa propre image dans un jeu de glaces qui, lui, n’a pas de limites.35 Ce que nous avons tenté d’illustrer dans ces pages, n’est ni plus ni moins que la possibilité d’une subjectivité qui ne soit pas condamnée à demeurer prisonnière de l’identité humaine capitaliste qui construit des sujets sommés de vivre pour gagner leur vie et de lutter pour leur subsistance, des subjectivités partisanes du capital, enclines au capital, foncièrement capital-istes. Si l’être humain vit et respire dans ce monde c’est pour atteindre et exprimer son intériorité, sa profondeur ; une profondeur qui est une charge à la fois difficile et pesante (« schwer »36, selon le mot que le poète Rainer Maria Rilke utilisait pour exprimer le sens de cette quête) ; une profondeur qu’il faut également entendre comme ce point de gravité qui nous conduit au cœur de nous-mêmes, et nous révèle à ce que nous sommes, « un faucon, une tempête, ou bien un immense chant »37, selon les mots de Rilke, car nous vivons pour transformer nos consciences. Comme dirait Julio Cortázar, la vie est là, « à portée du saut que nous ne faisons pas »38. Alors comme Hladik, faisons ce saut.

Références bibliographiques

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  • Nordhaus, T. et Shellenberg, M., 2011, « Evolve. A case for modernization as the road to salvation », Orion, URL : https://orionmagazine.org/article/evolve/
  • Rilke, R.M., 1987, Briefe I, Frankfut am Main, Insel Verag.
  • Rilke, R.M., 1997, Œuvres poétiques et théâtrales, Gérald Stieg (dir.), Paris, Gallimard.

Notes

  1. Cf. Colloque international « Créer le présent, imaginer l’avenir : nouvelles dissidences de la littérature et de la philosophie contemporaines », Campus de Pau, du 28/02/2022 au 02/02/2022. https://alter.univ-pau.fr/fr/activites-scientifiques/manifestations-scientifiques/colloques/colloque-creer-le-present-imaginer-l-avenir.html
  2. Marx et Engels, 1971, p. 448.
  3. Berardi, F. (2020), « Cronaca della psicodeflazione, parte seconda », Not (en ligne), 20-03-2020. Nous traduisons. https://not.neroeditions.com/archive/reset/
  4. Bergson, 1990, p. 111.
  5. Ibidem.
  6. Borges, 1944. « El milagro secreto » (« Le miracle secret ») a d’abord été publié dans la revue Sur en février 1943. (NDT).
  7. Houellebecq, M. (2020), En Un Peu Pire, URL : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/lettres-d-interieur/je-ne-crois-pas-aux-declarations-du-genre-rien-ne-sera-plus-jamais-comme-avant-michel-houellebecq-5139741
  8. Borges, 1995, p. 299.
  9. Ibid., p. 297.
  10. Cámpora, 2011, p. 481. Nous traduisons.
  11. Borges, 1995, p. 299.
  12. Ibidem.
  13. Cámpora, 2011, p. 481.
  14. Borges, 1995, p. 301.
  15. Ibid., p. 301-303.
  16. Berardi, 2015, p. 146 : « Every prophecy is in some degree a self-fulfilling prophecy, because prophecies predispose the social imagination to expect a certain evolution, and shape common perception such that what is largely forseen becomes common sense. »
  17. Borges, 1995, p. 297.
  18. Ibid., p. 308-309.
  19. Ibid., p. 309-313.
  20. Borges, 1995, p. 53.
  21. Abreu Mendoza, 2009, p. 288. Nous traduisons.
  22. Borges, 1995, p. 315.
  23. On retrouve ainsi, à la lettre, la même formulation en Espagne (« gestos barrera ») qu’en France. (NTD).
  24. Bourdieu, 1997, p. 249.
  25. Karl Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de Proudhon, Paris, V. Giard & E. Brière, 1896, p. 69.
  26. Deleuze et Guattari, 1972, p. 17.
  27. Ibid., p. 404.
  28. Dardot et Laval, 2010, p. 237.
  29. Berardi, 2001.
  30. Nordhaus et Shellenberg, 2011.
  31. Berardi, 2015, p. 145 : « If we try to map a phenomenology of the contemporary aestheticscape, we notice a prevailing dark prophetic imagination ».
  32. « Taller de lectura con Franco “Bifo” Berardi », École lacanienne de psychanalyse, https://ecole-lacanienne.net. Nous traduisons.
  33. Berardi, 2015, p. 145 : « Prophecy is not an abstract prediction about the future, rather it is about imminence ».
  34. Ibid., p. 147. « The poetic act may be conveived as a dispeller of the gloom, as a semiotic engine aimed at dispelling the self-fulfilling prophecy of depression ». Nous traduisons.
  35. Michel, Foucault, « Le langage à l’infini » (1963), Dits et écrits I., 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, p. 251.
  36. Rilke, 1987, p. 103-104.
  37. Rilke, 1997, p. 223.
  38. Cortázar, 1979, p. 487 (chap. 114).
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111909
ISBN html : 978-2-35311-190-9
ISBN pdf : 978-2-35311-191-6
Volume : 2
ISSN : 2823-975X
Posté le 27/12/2024
11 p.
Code CLIL : 4127
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Aviñó McChesney, Ariane, “Jaromir Hladík et l’imagination politique : dissensions sur le temps pour créer un monde autre », in : Ferrero, Corinne, Aragüés, Juan Manuel, Créer le présent, imaginer l’avenir. Dissidences po/éthiques de la littérature et de la philosophie contemporaines, Collection Dissidences / Disidenci@s 2, Pessac-Pau, PUPPA, 2024, 43-54, [en ligne] https://una-editions.fr/jaromir-hladik-et-l-imagination-politique [consulté le 27/12/2024].
10.46608/dissidences2.9782353111909.5
Illustration de couverture • Collage Wéma Miranda-Ferrero (2022)
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