À travers l’état des personnes et le droit de la famille, le droit privé occupe une place notable dans l’évolution de la condition des femmes, mais la part du droit public qui en dévoile notamment la dimension collective, institutionnelle et politique ne saurait être occultée.
Qu’on s’attache aux apports du droit constitutionnel, à ceux du droit administratif ou à la reconnaissance des droits et libertés à caractère fondamental, le droit public s’immisce dans les questions initialement à dominante privée en contribuant à leur encadrement. Il se retrouve en première ligne pour l’interprétation et la validation de la loi à travers la jurisprudence du Conseil constitutionnel et s’empare de l’évolution des revendications et des concepts féministes. C’est dire l’importance du champ potentiellement investi. Si le droit public a ainsi nécessairement contribué à faire évoluer la condition des femmes, l’évolution des idées féministes a tout autant contraint le droit public à se transformer, notamment du fait de l’appropriation progressive de certaines thématiques féministes tant dans un cadre national que dans les instances internationales… C’est donc à l’évocation cursive d’une interdépendance et d’interactions réciproques que nous nous livrons ici en guise de prémices aux interrogations majeures suggérées par ce colloque Liberté, Égalité, Sororité : Femmes et droit public. À travers les communications présentées, il s’agit bien de questionner la place faite aux femmes dans la République et par le droit public à la lumière de deux concepts emblématiques : la liberté et l’égalité, interpellés par la gestation déjà contestée de la sororité.
Aussi ne serait-il pas envisageable d’évoquer le lien entre droit public et droits des femmes, sans rappeler les objectifs des mouvements féministes portés par la recherche d’égalité. Les observatrices et observateurs de ce mouvement en soulignent les différentes phases. L’avocate militante Gisèle Halimi rappelle ainsi une étape essentielle de cette évolution dans les termes suivants : « dans les années-phares du féminisme, les années 1960-1970, le féminisme était pour les femmes une revendication de survie… Notre combat a donc été un combat d’urgence, dont le corps était l’objet, au sens large du mot… »1.
Paradoxalement, la reconnaissance du droit de vote en avril 1945 n’a suscité que peu de réactions et la revendication de l’égalité politique ne s’inscrira que beaucoup plus tard dans le mouvement, éclipsée par la montée des revendications sociales, coïncidant avec l’entrée de plus en plus importante des femmes dans le monde du travail et incarnée par la préoccupation de l’égalité des salaires.
L’affirmation de l’égalité est aussi favorisée par l’appartenance européenne. L’Union européenne et dans une moindre mesure le Conseil de l’Europe ont joué un rôle essentiel notamment en matière de reconnaissance de l’égalité salariale, d’égalité d’accès aux emplois en recourant par exemple à la notion de sexe sous représenté puis à celle de représentation équilibrée entre hommes et femmes dans les institutions.
Si dans le concert des nations, la France tient un rang honorable en matière de reconnaissance des droits des femmes, elle n’est pas pour autant la championne d’une tradition féministe, pas davantage qu’elle n’est concrètement le pays des Droits de l’homme (une fois dégagé du prisme historique). Ni le droit de vote, ni les droits à l’avortement ou à la contraception n’ont fait d’elle en effet une pionnière résolue en matière de droits des femmes. La reconnaissance du droit de vote est particulièrement illustrative de ce constat : dès 1893, la Nouvelle-Zélande accordait ce droit aux femmes 2, et une cinquantaine de pays l’ont rejointe avant la France. Cette dernière est, en revanche, l’un des rares pays à avoir institutionnalisé la parité.
S’il semble possible de scinder les préoccupations de protection des droits des femmes au regard d’une distinction entre espace public et espace privé, cette séparation s’avère largement artificielle. La théorie féministe met d’ailleurs en doute la pertinence de cette distinction entre sphère privée et sphère publique, la dimension politique de la première s’avérant tout aussi importante dans les faits que celle de la seconde. Le droit public a cependant contribué par l’intercession du législateur à la reconnaissance des revendications de liberté et d’égalité des femmes, intégrant en cela certains aspects des théories féministes.
Les thématiques choisies par les contributrices et contributeurs à ce colloque le démontrent : le droit public à l’épreuve de la pensée et des luttes féministes en accompagne les évolutions sur des problématiques récentes (l’écriture inclusive ou la précarité menstruelle) ou renouvelées telles que la dignité, le droit à disposer de son corps à travers l’interruption volontaire de grossesse (IVG), les violences faites aux femmes, l’exercice des droits et libertés et celui du pouvoir politique, les discriminations positives, etc. Signe des temps, certaines des questions ont émergé dans le débat public grâce à la mobilisation des réseaux sociaux notamment sous l’impulsion de l’emblématique #MeToo.
Aujourd’hui encore, les combats féministes pour les droits des femmes questionnent la devise de la République et ce colloque est l’occasion d’en revisiter les deux premiers termes, la liberté et l’égalité, double objectif des combats des femmes à la lumière d’une préoccupation nouvelle, la sororité. Comme le montrent plusieurs contributions, la revendication de liberté s’incarne dans la thématique originelle du mouvement féministe qui concerne le corps des femmes et sa présence dans les espaces public et privé (I). La seconde revendication sur le plan chronologique, celle de l’égalité, interroge la place et le statut des femmes singulièrement sur les plans social et sociétal, politique et économique (II). La sororité en revanche, en accompagnement ou en remplacement de la fraternité (dont la valeur constitutionnelle n’a d’ailleurs été reconnue que très tardivement)3, s’affranchit du vocabulaire juridique pour offrir une lecture féministe et déjà controversée de la devise de la République, tout en contribuant à nourrir le droit de la théorie féministe (III).
I- Le corps des femmes, enjeu de leur liberté dans l’espace public et privé
Le corps des femmes est-il le siège de leur liberté ou au contraire, un auxiliaire de leur possible contrainte ? La réponse ne saurait être univoque, la seconde interrogation justifiant précisément les revendications autour d’une réappropriation de leur corps par les femmes. Le droit épouse-t-il indifféremment les différentes revendications autour de ce corps ?
La maîtrise de leur corps par les femmes est un combat féministe des premières heures, toujours brûlant, mais évolutif dans le rapport aux hommes, à la société patriarcale, voire à elles-mêmes. Envers les femmes et leur corps, les injonctions sociétales foisonnent, qu’il s’agisse de leur apparence physique, de leurs codes vestimentaires, de leur image, de leur comportement dans l’espace public ou plus gravement de leur choix de disposer de leur corps. Le rapport du droit au corps des femmes s’avère certes plus distancié mais se fait le reflet de certaines préoccupations, qu’elles aillent dans le sens de la protection de la liberté des femmes ou qu’elles concourent à la limiter.
Cette dualité se retrouve dans les communications du colloque. Si dans le sens de la limitation, la contribution de N. Esterle évoque par exemple, L’habillement des femmes et la police administrative, l’autre volet, celui de la protection des droits des femmes révèle bien souvent son insuffisante effectivité qu’il s’agisse de besoins de la vie quotidienne comme le montre la communication de C. Tuha : Le Préambule de la Constitution de 1946 et la précarité menstruelle, ou d’atteintes fondamentales à la dignité, ce qu’illustre la communication de H. Lami : L’effectivité du droit international en matière de mutilations génitales féminines.
En présentant la thématique : Droits des femmes et lois bioéthiques, T. Jurat-Pentiadou s’attaque aussi à un volet qui tient de la limitation comme de la protection et rejoint la problématique essentielle du droit des femmes à disposer de leur corps.
Il est vrai que ce droit peut s’apprécier de manière plus ou moins restrictive notamment au regard de préoccupations éthiques. Consacré par le juge français ou européen lorsqu’il s’agit par exemple du choix des modalités de l’accouchement (CEDH, 14 déc. 2010, Ternovszky c/ Hongrie, req. n° 67545/09) ou du droit d’entretenir des relations sexuelles 4, il est au centre de conflits éthiques parfois virulents, lorsqu’il s’agit d’interrompre une grossesse non désirée. Le législateur français, comme la plupart des autres législateurs européens, a choisi de reconnaître le droit à l’avortement enserré dans des limites temporelles, qui peuvent être contestées tant par les défenseurs de l’avortement choisi que par ses détracteurs. Le manifeste des 343 femmes en 1971 proclamant solennellement avoir eu recours à l’IVG a été suivi de la reconnaissance du droit à l’avortement et de sa dépénalisation quatre ans plus tard grâce à la loi Veil du 17 janvier 1975. Ce droit a certes été renforcé tant par le législateur notamment par l’allongement des délais durant lesquels l’IVG peut être pratiquée, que par le droit pour la mineure de décider seule de recourir à l’interruption, sans accord des titulaires de l’autorité parentale ou encore par le remboursement intégral de l’IVG par la sécurité sociale 5. Il n’en demeure pas moins insuffisant aux yeux de certaines féministes6 et n’est pas à l’abri des attaques et remises en question. Ainsi la lecture par le juge du droit des femmes à disposer de leur corps se révèle-t-elle contrastée selon les situations.
Les violences faites aux femmes, violences sexuelles, féminicides, constituent une autre préoccupation collective essentielle, prise en compte par le législateur à travers la répression de comportements violents (viols, agressions sexuelles) et la pénalisation plus récente de certains comportements sexistes. La sanction des comportements et des violences sexistes, qu’elle soit prévue explicitement ou implicitement par le Code pénal, était souvent attachée au cadre conjugal. Cette question est abordée dans le cadre de ce colloque, par S. Dampenon sous l’angle spécifique de La justice des violences sexistes et sexuelles à l’épreuve des médias et des réseaux sociaux. On citera la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, porteuse d’avancées dans la lutte contre les violences sexistes. À compter de cette loi, l’article 132-77 du Code pénal ajoute l’identité de genre, en complément de l’orientation ou identité sexuelle de la victime, comme facteur aggravant pour un certain nombre d’infractions.7
La loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes innove aussi en matière de répression des violences sexuelles, érigeant par exemple en délit le fait d’user de tout moyen pour apercevoir les parties intimes d’une personne à son insu ou sans son consentement (art. 226-3-1 c. pén.). Elle crée en outre une infraction d’outrage sexiste, pour réprimer le phénomène du harcèlement dit « de rue » (art. 621-1 c. pén.) 8 , infraction que nous présente R. Sanchez avec un certain scepticisme dans sa communication intitulée : Le délit d’outrage sexiste : un effet d’annonce ?
Quoiqu’apparemment distincte, la place du corps des femmes comme enjeu de liberté n’est pas séparable de celle de l’égalité, ne serait-ce que parce que le corps des hommes ne fait l’objet ni du même traitement, ni de la même « sollicitude ». La communication de D. Lestrade, nous montre en ce sens, à travers l’exemple des Femen que le corps peut aussi être concrètement l’instrument de revendications : Les femmes et la revendication des idées : l’exemple du corps comme moyen de revendication. Néanmoins, cette forme de lutte certes percutante, mais relativement récente n’illustre que partiellement la conquête égalitaire dont la progression s’inscrit dans la durée. Elle s’incarne notamment à travers l’évolution de la représentation des femmes dans les différentes sphères sociétales et institutionnelles, dont la parité incarne une étape essentielle.
II- L’égalité à l’épreuve du droit : le prisme de la parité
Pour Gisèle Halimi, et nombre de féministes de sa génération : « Le socle de l’indépendance des femmes, que ce soit dans le travail, la formation et même la culture, passe d’abord par une indépendance financière et économique, entière et totale » 9. Cet énoncé, partagé par de nombreuses féministes de la première heure, a-t-il fait long feu ? Sans doute pas, tant il apparaît encore réaliste mais le combat de l’indépendance économique s’il sonne toujours comme une évidence s’avère insuffisant pour assurer l’égalité, ce dont les féministes comme Gisèle Halimi étaient déjà très conscientes.
L’arrivée d’Yvette Roudy dans le Gouvernement d’Union de la gauche sous la présidence de François Mitterrand en 1981 avait marqué un tournant dans la visibilité du mouvement féministe en même temps qu’une accélération de la mobilisation pour l’égalité et la parité. La question de l’égalité passe en effet par celle de la représentation des femmes dans l’espace public, ce dont témoignent deux communications, celle d’A. Galindo, qui traite de La parité en politique ainsi que celle d’I. Bosca qui aborde la question de La représentation des femmes dans l’audiovisuel.
Dans un souci de faire progresser l’égalité, faut-il alors recourir à la discrimination positive ? Dans sa communication, E. Castarraingts analyse cette hypothèse dans un cas particulier en réinterrogeant les mécanismes de la discrimination positive en matière d’égalité hommes-femmes à l’aune de l’exemple de la mairie de Paris.
Après l’égalité en droits, la poursuite de l’égalité s’est en effet enfin saisie de la question de la représentation politique. Quoiqu’elle n’en soit pas l’unique symbole, la parité occupe une place particulière dans l’affirmation de l’égalité même si elle en est une expression relativement tardive.
Comme cela a pu être déjà signalé, la parité dans son inscription normative fait partie des quasi-exceptions françaises, même si cela ne signifie pas pour autant qu’elle a atteint tous ses objectifs.
La route a été longue en effet. Certes, l’alinéa 3 du préambule de 1946 dispose que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». Mais cette disposition n’a guère été mobilisée dans le contrôle de constitutionnalité des lois 10 et il faut constater que le Conseil constitutionnel a longtemps été timoré en matière de partage du pouvoir entre les sexes. Doit-on voir une part de l’explication dans le fait que sur les 83 membres nommés depuis la création de l’institution, seules 10 femmes ont bénéficié d’une nomination, et que sans surprise, jamais une femme n’en a été la présidente ou la secrétaire générale ? Après que la loi du 27 juillet 1982 prévoyant des quotas a été annulée par le Conseil constitutionnel, il faudra en tout cas une double révision constitutionnelle et plusieurs années pour promouvoir la parité. Le 17 juin 1998, sur proposition du Premier ministre de cohabitation, Lionel Jospin, Jacques Chirac signe un projet de loi constitutionnelle qui ne comporte pas le terme de parité mais reconnaît l’égalité hommes-femmes. Une première révision par la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 11 a permis d’inscrire le principe de parité en matière d’accès aux mandats électoraux et fonctions électives dans la Constitution, tout en précisant que les partis et groupements politiques contribuent à la mise en œuvre de ce principe dans les conditions déterminées par la loi (art. 4, al. 2, de la Constitution). Le Conseil constitutionnel avait cependant refusé d’appliquer l’article 3 de la Constitution aux élections professionnelles dans la magistrature (Cons. const. 19 juin 2001, n° 2001-445 DC § 57) puis censuré en 2006 la loi relative à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, imposant le respect de quotas, au sein des conseils d’administration et de surveillance des sociétés privées et des entreprises du secteur public entre autres au nom de l’égalité entre tou·te·s les citoyen·ne·s 12.
Cette censure appelait une deuxième révision constitutionnelle, celle du 23 juillet 2008 qui a élargi le champ d’application de ce principe de parité aux responsabilités professionnelles et sociales et permis d’assouplir une nouvelle fois la jurisprudence constitutionnelle.
Par la suite, le Conseil constitutionnel a précisé la portée du principe de parité, qui « n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit » et dont la « méconnaissance ne peut donc être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité » (décision n° 2015-465 QPC du 24 avril 2015). Mais ce principe, nous dit le Conseil, permet : « au législateur d’instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales (…). À cette fin, il est loisible au législateur d’adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant. Il lui appartient toutefois d’assurer la conciliation entre cet objectif et les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant n’a pas entendu déroger » 13.
Toutefois, le principe s’avère moins aisé à mettre en œuvre qu’on pourrait le croire et en France, seuls les scrutins de liste sont dans un premier temps concernés. À l’exception des assemblées locales, où la loi impose la parité, les femmes représentent dans les autres instances rarement plus de 40 % des élus. À l’Assemblée nationale, en dépit d’une progression notable, les femmes demeurent minoritaires. Aujourd’hui encore, elles ne représentent que 38,8 % des élus ce qui représente une progression notable mais récente, encore loin d’autres pays. Au Rwanda, par exemple, 61,3 % de femmes siègent à la chambre basse et selon un classement établi par l’Union interparlementaire (qui dépend de l’ONU), la France est classée quinzième mondiale s’agissant de la parité politique dans les assemblées élues assurant la représentation du peuple. Contrairement à d’autres pays, comme l’Allemagne ou le Brésil, la France n’a jamais eu de femme à la tête de l’État. Si sous la présidence de François Hollande en 2012, le Gouvernement de Jean-Marc Ayrault comporte, pour la première fois dans l’histoire, dix-sept femmes sur trente-cinq membres, il ne confie qu’un seul ministère régalien à une femme, celui de la Justice, à Christiane Taubira. Depuis 2017, les gouvernements respectent la parité mais les femmes sont plus nombreuses à occuper des postes de secrétaires d’État au détriment de ministères de plein exercice.
Un certain volontarisme politique se vérifie néanmoins permettant de faire progresser l’égalité par exemple en rendant obligatoire la mixité dans des instances toujours plus nombreuses, à travers l’objectif de représentation équilibrée entre les sexes, promu initialement par les instances européennes 14 et mis en œuvre notamment dans le domaine de la Haute fonction publique 15. En outre, l’annonce par le président de la République, lors de la Journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes du 25 novembre 2017, de sa décision de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la « grande cause du quinquennat » tend à inscrire la question des violences de genre dans l’agenda politique.
La conquête de la parité, n’a, à l’évidence, pas aplani toutes les divergences de vues. Certain·e·s y voient une hypothèque sur le mérite des femmes, et dans la ligne de la reconnaissance des quotas, un encouragement au communautarisme ainsi qu’un risque pour la République universaliste. D’autres, à l’inverse, écartent l’argument méritocratique estimant que la parité n’a pour fonction que de résoudre les problèmes concrets des obstacles rencontrés par les femmes en politique causés par le décalage existant entre l’égalité formelle et l’égalité réelle et récusent l’atteinte à l’universalisme découlant de l’assimilation de la parité aux quotas. Les propos de Gisèle Halimi en font foi : « les femmes ne forment pas une communauté… Elles ne sont ni une race, ni une classe, ni une ethnie, ni une catégorie. Elles se trouvent dans tous ces groupes, elles les engendrent, elles les traversent ». Le Manifeste des Dix pour la parité, publié le 6 juin 1996 dans L’Express et signé de femmes politiques d’horizons divers 16, portait une démarche transpartisane. Il incitait notamment à : « […] en finir avec ces stéréotypes et ces blocages, en féminisant la République. Le regard des femmes, leur expérience, leur culture manquent cruellement au moment de l’élaboration des lois. […] ».
Quoi qu’il en soit, même insuffisant, dans sa fonction protectrice le droit contribue incontestablement aux conquêtes de liberté et d’égalité des femmes et donc à l’avancée des causes féministes. Mais, s’il n’inclut pas une forme de féminisation de la République 17 comme cela a pu être proposé, il s’approprie progressivement les préoccupations féministes et se trouve parfois au carrefour de certaines tensions idéologiques qui traversent également le mouvement féministe.
III- Les incursions prudentes du droit dans la théorie féministe
La démarche demeure timide en premier lieu parce que les freins à l’acceptation ou au développement de certains concepts issus de la pensée féministe demeurent importants dans la société et dans ses espaces de représentation. Aussi, le droit se trouve-t-il parfois au carrefour de querelles conceptuelles, comme le montre L. Solans, L’écriture inclusive dans les textes officiels et la jurisprudence.
La question du genre a, à titre d’exemple, contribué à renouveler la réflexion sur l’égalité en proposant une redéfinition du « sexe », dépassant la notion strictement biologique (mâle/femelle) pour incarner une notion sociopolitique (masculin/féminin). Le concept de genre renvoie à la manière dont un contexte social, politique et culturel particulier façonne le sexe biologique, pour classer et assigner les individus à un sexe social. Ce constat pourrait conduire à remettre en cause le classement entre individus selon leur sexe, voire à effacer la logique binaire des genres en permettant à tout individu le souhaitant de se déclarer ni masculin, ni féminin – mais « neutre » ou « autre » 18.
Mais la reconnaissance du genre dans son expression la plus simple fait déjà débat, sa pertinence étant contestée par la critique du féminisme.
Pourtant, la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté a introduit dans plusieurs dispositions législatives la notion d’identité de genre, apparue en droit français à l’article 225-1 du code pénal avec la loi du 18 novembre 2016 et dont l’inconstitutionnalité n’avait à l’époque pas été soulevée par les députés et sénateurs dans leur saisine du Conseil constitutionnel. C’est donc à l’occasion de la loi de 2017 que le Conseil a eu à se prononcer, l’argument de l’inconstitutionnalité de la notion introduite par le législateur étant soulevé par la saisine des sénateurs arguant du fait que la notion d’identité de genre, imprécise, est contraire au principe de légalité des délits et des peines. Elle ferait l’objet de controverses scientifiques et ne répondrait pas à l’exigence d’intelligibilité de la loi. Le Conseil rejette l’argument. D’une part, il rappelle la définition ressortant des travaux parlementaires : « le législateur a entendu viser le genre auquel s’identifie une personne, qu’il corresponde ou non au sexe indiqué sur les registres de l’état civil ou aux différentes expressions de l’appartenance au sexe masculin ou au sexe féminin ».
D’autre part, il mentionne les différents textes internationaux qui s’y réfèrent (Conv. Conseil de l’Europe du 12 avr. 2011 et Dir. du 13 déc. 2011). Il conclut que, « dans ces conditions, les termes d’identité de genre utilisés par le législateur sont suffisamment clairs et précis (…) » 19.
Mais l’influence de la théorie féministe sur le droit se trouve aussi affaiblie par les dissensions d’un mouvement féministe divisé sur de nombreuses questions. À vrai dire, les luttes féministes n’ont jamais été homogènes, et les conflits apparaissent rapidement non seulement entre le mouvement féministe et les autres opinions, mais parfois au sein même de ce militantisme, affectant cette sororité dont l’urgence avait été perçue par les militantes féministes dans le sillage de leurs homologues anglo-saxonnes.
Les divergences dans la pensée féministe commencent dès l’analyse des facteurs de production et de reproduction de l’inégalité. Historiquement, chez les féministes à tendance socialiste, on impute le sujet à la structure économique du capitalisme tandis que les féministes radicaux soutiennent que l’origine du mal réside dans la tradition patriarcale de la société et dans le comportement des hommes en général.
Les désaccords se sont ensuite cristallisés par exemple comme cela a été dit précédemment, autour des discriminations positives puis de la parité suspectée d’affaiblir l’universalisme républicain et de faire le lit du communautarisme. Cette opposition s’affirme désormais entre les féministes universalistes qui défendent la même liberté pour toutes les femmes 20 , tandis que les intersectionnelles, souvent issues de générations postérieures, dénoncent une forme d’angélisme de l’idéal républicain, qui nie les différences. Les féministes intersectionnelles, convaincues de l’inégalité des situations des femmes, entendent tenir compte des origines et des identités, mais parfois aussi de l’origine sociale, l’identité se trouvant alors à l’intersection de plusieurs discriminations.
Fracturé par ces divergences, le mouvement féministe pourrait-il se réparer par la sororité ? Les années soixante-dix signent en effet aussi l’émergence du concept de « sororité » qui recouvre une réalité historiquement plus ancienne : celle des mouvements de lutte des femmes pour l’égalité des droits, notamment politiques. Ce concept qui demeure étranger à l’univers traditionnel du droit ne serait-il qu’une fraternité au féminin ?
La sororité n’est pas un concept juridique en ce sens que la notion n’a été ni forgée, ni définie par le droit. En revanche, elle peut être un objet de droit, et donc un objet d’étude. Comme beaucoup de néologismes, singulièrement lorsqu’ils touchent aux femmes, il apparaît suspect aux yeux de certains. Ainsi le philosophe Raphaël Enthoven voit dans cette notion « le véhicule d’un fond de solidarité clanique » 21 et souligne que le remplacement de la fraternité par la sororité 22 aurait pour objet de la communautariser, alors que la fraternité suffirait pourtant déjà à désigner ces liens de solidarité et d’amitié qui unissent les membres d’un groupe, d’une nation, de l’espèce humaine tout entière. Sans entrer plus avant dans le débat, il faut néanmoins rappeler que la révolution de 1848, qui marque l’adoption de la devise « Liberté, égalité, fraternité » par la IIe République, est aussi la date d’instauration d’un suffrage universel masculin qui signe donc la reconnaissance d’une communauté politique masculine, dont les femmes sont exclues.
À vrai dire, la sororité a peu de chances en l’état de remplacer la fraternité, de même qu’il est peu probable qu’elle acquiert une portée juridique autonome : sa fonction semble davantage consister à protéger une solidarité particulière, de mettre en garde et de dépasser les divergences entre les mouvements féministes susceptibles de fragiliser et d’affaiblir la lutte pour les droits des femmes. À ce titre, la sororité ne saurait cependant demeurer étrangère à une théorie féministe du droit en gestation qui s’appuie sur l’évolution des droits des femmes et ne peut ignorer l’éclosion de conceptions émergentes telles que l’afroféminisme ou l’écoféminisme qui viennent nourrir et interpeller l’évolution de la pensée féministe.
Bibliographie
BADINTER (E.), Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003.
BORILLO (D.), « Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi », Jurisprudence. Revue critique, 2011, p. 263-274.
DUPONT Marion, « La sororité n’est-elle qu’une fraternité au féminin ? », Le Monde, 2020, consultable en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/04/la-sororite-n-est-elle-qu-unefraternite-au-feminin_6031727_3232.html
ENTHOVEN (R.), Nouvelles morales provisoires, Paris, Éditions de L’Observatoire, 2019.
HALIMI (G.), « De l’anticolonialisme au combat féministe », Revue internationale et stratégique, vol. 86, n° 2, 2012, p. 7-15.
HALIMI (G), « Féminisme. Deux ou trois choses sur l’avenir… », Cités, vol. 9, no 1, 2002, p. 49-58.
Sitographie
CNCDH, « Avis sur les violences contre les femmes et les féminicides », 2016, consultable en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000032644413
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, consultable en ligne : https://www.elysee. fr/la-presidence/la-declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen
Manifeste des Dix, publié le 6 juin 1996 dans L’Express, consultable en ligne : https://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-manifeste-des-dix_492498.html
Notes
- HALIMI (G.), Féminisme. « Deux ou trois choses sur l’avenir… », Cités, vol. 9, n° 1, 2002, p. 49-58.
- Elle est suivie par l’Australie, en 1902, la Norvège, en 1913, le Danemark et l’Islande en 1915, le Canada, le Royaume-Uni et la Russie, en 1918, les États-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique et la Suède, en 1919, l’Albanie, l’Autriche, la Hongrie en 1920… sans oublier la Turquie, en 1934.
- L’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 déclare que : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Absente de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la fraternité n’a acquis en revanche valeur constitutionnelle qu’en 2018, lorsqu’en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité transmise par la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 6 juillet 2018 en se fondant sur les articles 2 et 72-3 et le préambule de la Constitution, a considéré la fraternité comme un principe à valeur constitutionnelle dont découle : « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. »
- CEDH, K. A. et A. D. c/ Belgique, 17 février 2005, n° 42758/98 et 45558/99 § 83 s. : « le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle. »
- Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, JORF, n° 0156, 7 juillet 2001, texte n° 1.
- Cinquante ans après le premier manifeste, 343 femmes signataires d’un nouveau manifeste publié dans le Journal du Dimanche ont réclamé l’allongement des délais de recours à l’avortement en France, au-delà de 12 semaines.
- Le législateur n’a pour autant pas jugé nécessaire de consacrer dans le code pénal le terme de féminicide, (c’est-à-dire le meurtre d’une femme parce qu’elle est femme), rejoignant à cet égard, l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui avait estimé que cette inscription dans la loi risquerait « de porter atteinte à l’universalisme du droit et [de] méconnaître le principe d’égalité detous devant la loi pénale, dès lors qu’elle ne viserait que l’identité féminine de la victime » (CNCDH, Avis sur les violences contre les femmes et les féminicides, 2016, p. 21).
- L’outrage sexiste est caractérisé par des propos ou des comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit portent atteinte à la dignité de la victime en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à l’encontre de celle-ci une situation intimidante, hostile ou offensante.
- HALIMI (G.), « De l’anticolonialisme au combat féministe », Revue internationale et stratégique, vol. 86, no 2, 2012, p. 7-15.
- La question de l’égalité entre les sexes a été évoquée par le Conseil constitutionnel pour la première fois en 1981.
- Loi constitutionnelle n° 99-569 du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les femmes et les hommes, JORF, n° 157, 9 juillet 1999.
- Cons. const., 16 mars 2006, n° 2006-233 DC, § 14.
- Cons. const., 24 avril 2015, n° 2015-465 QPC.
- La Cour européenne (CEDH) avait par exemple rendu le 12 février 2008, son premier avis consultatif, où elle soulignait la nécessité de la conciliation, rendue nécessaire par la protection de la souveraineté des États, entre affirmation de la légitimité d’un objectif de représentation équilibrée entre les sexes d’une part, et impossibilité d’en faire une exigence absolue, d’autre part.
- Ainsi, à titre d’exemple, dans le domaine de la fonction publique un des objectifs de la loi du 12 mars 2012 consistait à briser le « plafond de verre » auquel se heurtent les femmes fonctionnaires (L. n° 2012-347, 12 mars 2012) en inscrivant différentes mesures visant à améliorer l’égalité professionnelle entre hommes et femmes et en prévoyant notamment une obligation de nominations équilibrées dans l’encadrement supérieur de la fonction. L’objectif légal d’employer au moins 40 % de femmes dans les services de l’État, fixé par le « dispositif des nominations équilibrées » a été atteint pour la première fois en 2020 ; quatre ministères restant soumis au versement d’une contribution financière pour ne pas avoir respecté le seuil minimal de primo-nominations.
- Quatre sont proches ou membres de partis de droite (Michèle Barzach, Hélène Gisserot, Monique Pelletier, Simone Veil) et six appartiennent au Parti socialiste (Frédérique Bredin, Édith Cresson, Catherine Lalumière, Véronique Neiertz, Yvette Roudy, Catherine Tasca).
- Manifeste des Dix pour la parité, publié dans L’Express du 6 juin 1996.
- Voir par exemple : BORILLO (D.) « Le sexe et le droit : de la logique binaire des genres et la matrice hétérosexuelle de la loi », Jurisprudence. Revue critique, 2011, p. 263.
- Le sexe de l’état civil a moins à voir avec la réalité du sexe biologique (qui n’est pas binaire), qu’avec le genre qui reconstruit la réalité.
- BADINTER (E.), Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003.
- ENTHOVEN (R.), Nouvelles morales provisoires, Paris, Éditions de L’Observatoire, 2019.
- DUPONT (M.), « La sororité n’est-elle qu’une fraternité au féminin ? », Le Monde, 4 mars 2020.