Les collections apparaissent comme le parent pauvre d’une université française dont les bâtiments assurent, depuis au moins un demi-siècle, la continuité visuelle d’un cadre d’apprentissage. A contrario, les objets, mobiles par essence, souvent remisés ou détruits, ont la plupart du temps disparu de l’espace visible de l’université. Supports historiques de la pédagogie ou de la recherche, rassemblés au sein de collections disciplinaires, allant de l’appareil de mesure pour les sciences astronomiques au petit tirage en plâtre d’intailles ou de camées, ces objets ont constitué, depuis la refonte des facultés à la fin du XIXe siècle, l’incarnation de la modernité d’un savoir scientifique et de son élaboration. C’est cette même modernité qui conduit à rendre obsolète l’usage de ces collections qui semblent s’inscrire dans une temporalité révolue. Pourtant, lorsque notre regard s’élargit à l’échelle internationale, les strates historiques paraissent faire partie intégrante de la richesse académique. Certes, l’exemple du Ashmolean Museum à l’université d’Oxford remonte au XVIIe siècle mais d’autres sont des créations plus récentes1. Il suffit de découvrir à l’università della Sapienza de Rome le Museo dell’arte classica fondé en 1892 et il ne faut pas oublier que les universités américaines se sont pourvues, au cours du XIXe siècle, de musées d’art, telle la prestigieuse Yale University Art Gallery créée en 1832. D’autres, comme le Musée de science de l’université de Lisbonne, ont su reconnaître les collections comme un patrimoine à valoriser au même titre que les bâtiments historiques. Si la situation européenne n’est pas aussi idyllique qu’il n’y paraît et demeure hétérogène2, c’est l’histoire germanique de l’université de Strasbourg à compter de la Kaiser-Wilhelms Universität et la richesse de ses collections qui ont notamment contribué à impulser une dynamique inédite. Leur appropriation au profit d’un programme culturel intitulé Jardin des Sciences a joué le rôle de marqueur identitaire d’une université fusionnée en 2009. Mais de nombreuses collections disciplinaires ne sont pas pour autant prises en compte dans le périmètre de cette institution. En outre, comme le met pertinemment en exergue Laurence Buchholzer, la mise en récit de la médiation contribue à modeler paradoxalement une histoire fantasmée des relations entre la ville et l’université. Les années 2000-2010 ont été incontestablement marquées par une prise en considération des enjeux scientifiques et culturels de ce patrimoine et par des initiatives en faveur de sa protection et de sa valorisation3. Ce mouvement s’inscrit en droite ligne de l’autonomie et du regroupement des universités définis par la loi de programme pour la recherche (2006) et la loi LRU (2007), des campagnes de rénovation supportées par le plan ou opération Campus (depuis 2008) et des fusions engendrées à partir de 2009 par les programmes d’investissements d’avenir (PIA). Un projet de rénovation de grande envergure – pour le bâtiment et les tirages en plâtre – a été entrepris sous la houlette de Rosa Plana-Mallart, professeur d’art et d’archéologie classique, entre 2009 et 2015 pour le musée des Moulages de l’université Paul-Valéry Montpellier 3. L’unique musée d’ethnographie universitaire en France, le Musée d’ethnographie de l’université de Bordeaux (MEB), a fait l’objet d’un chantier des collections en 2009-2011 et, dans le cadre du plan Campus, d’une construction bâtimentaire spécifique avec l’aménagement de réserves (2009). C’est également au cours d’une campagne de rénovation du plan Campus que la présidence de l’université Lumière Lyon 2 a entrepris la rénovation de l’espace d’exposition du musée des moulages qui fut inauguré en mars 2019 sous l’appellation de MuMo.
Malgré ces évolutions significatives, comme le soulignait déjà en 2004 Marta C. Lourenço et Dominique Ferriot : « nul ne sait exactement combien il peut exister actuellement de musées et collections des universités en Europe »4. Les collections « dormantes », pour reprendre le terme de Lydia Béhrer-Vidal5, ne demandent qu’à être valorisées pour former les étudiants et pour mieux inscrire l’université dans la société. Les exemples de Dijon et de Besançon sont à ce titre éloquents tout en étant représentatifs du devenir de ces fonds. Littéralement, redécouverts au fond d’un grenier, d’un placard ou d’un tiroir, les objets sont tout d’abord identifiés comme ayant eu un usage didactique et scientifique et ayant appartenu à un ensemble académique. Mais cette « reconnaissance » n’est rendue possible que par le regard d’une personne qualifiée, consciente des enjeux que recèlent l’objet, anodin aux yeux d’un autre6. Faute de leur prise en considération par les instances universitaires, il est rare de trouver un personnel qualifié à l’échelle de l’établissement, excepté au sein du Service commun de documentation dont les missions l’amènent à s’occuper notamment de collections iconographiques pédagogiques et des cartothèques. Aussi, la tâche revient souvent à des enseignants-chercheurs qui, attentifs à l’épistémologie de leur discipline et aux pratiques académiques, chercheurs déjà sensibilisés au principe de la corrélation entre l’idée et l’objet – objet d’étude ou instrument de travail –, développent un regard scrutateur sur leur environnement. Le travail ne s’achève pas en ce point et les enseignants-chercheurs, telles Arianna Esposito et Sophie Montel, sont amenés à endosser – sans être spécifiquement formés pour cela – de nombreuses casquettes pour assurer l’inventaire, la conservation, la restauration et la valorisation virtuelle et physique, et ce parallèlement à la recherche de financement. Il n’est pas anodin que l’actuelle directrice du Musée d’ethnographie de Bordeaux, l’anthropologue Sophie Chave-Dartoen, soit titulaire d’un diplôme de recherche à l’École du Louvre7 et d’une thèse de doctorat en ethnologie, ou que la gouvernance des actuels musées des moulages de Lyon et de Montpellier soit coassurée par des professionnels de la conservation et par des enseignants-chercheurs. À ces problématiques, s’ajoute celle de la protection dans un temps long de ces collections. L’absence de reconnaissance par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche d’un statut juridique spécifique aux musées et aux collections appartenant aux établissements sous sa tutelle, les statuts sont les plus divers, quitte à rendre les choses un peu plus confuses. Si l’autonomie des universités a contribué à simplifier le statut juridique en attribuant aux établissements la propriété des objets – souvent acquis avec le support de l’État et des municipalités de l’époque – et à faire les démarches qui s’imposent en termes d’inventaire et de déclaration auprès des assurances, les collections ne sont pas pour autant protégées au regard de leur statut particulier et peuvent être sujettes à une dispersion ou à une vente8. Rares sont ceux à l’être spécifiquement. À Bordeaux, les collections d’instruments astronomiques seules, hors des bâtiments auxquelles elles sont pourtant rattachées, ont été inscrites (1990, 1994 et 1995) au titre des Monuments historiques, à l’instar de la collection des tirages en plâtre de l’ancienne faculté des lettres de Bordeaux (2019 ; un arrêté de classement est actuellement en cours pour l’année 2025). À Montpellier, les collections d’anatomie et de moulages ont bénéficié chacune, en 2009, d’un classement au titre des Monuments historiques avec l’appui de la conservatrice à la Conservation régionale des Monuments historiques, Hélène Palouzié9. Le MuMo entame, quant à lui, une demande pour être classé musée de France. Il faut ajouter que de nombreuses collections universitaires sont nées d’actions conjointes entre les facultés et les musées ou les sociétés savantes10, témoignant des liens entre les institutions ou associations et le monde universitaire mais rendant complexes l’histoire de la propriété des objets.
En 2010, Laetitia Maison-Soulard et Sébastien Soubiran, en ouverture du numéro de l’Ocim sur le patrimoine scientifique des universités, appelaient de leur vœux la mise en place d’un « édifice solide »11, espérant qu’un élan durable se dessine en faveur de collections pour lesquelles l’ICOM et le conseil de l’Europe (2005) énonçaient des préconisations afin de les préserver. Il ne fait pas de doute que l’intérêt pour les collections de la part des enseignants-chercheurs ne s’est pas démenti. Quelques publications et initiatives pour exemple. En 2017, à la suite d’un programme de recherches Région, je dirigeais un ouvrage collectif où s’entrecroisaient approches historiques, épistémologiques et patrimoniales autour de l’architecture et des collections associées à l’enseignement de l’histoire de l’art et de l’archéologie12. Deux ans plus tard, Denise Borlée, maîtresse de conférences en histoire de l’art médiéval, et Hervé Doucet, maître de conférences en histoire de l’art contemporain, publiaient un ensemble de textes questionnant l’usage des vues à projection dans les pratiques académiques13. Plus récemment, l’ouvrage édité par l’historienne de l’éducation, Marguerite Figeac-Monthus, donne à voir la multiplicité et l’interdépendance de ces patrimoines à l’orée des différentes disciplines et d’un unique territoire14. Depuis 2022, Hélène Wurmser, maîtresse de conférences en archéologie et histoire de l’art grec, encadre un projet soutenu par l’École française d’Athènes intitulé « Patrimoines universitaires en réseau : gypsothèques d’art antique et collections d’archéologie en France ».
Mais le devenir de ces collections demeure fragile. En témoignent par exemple les objets pédagogiques plus récents et devenus obsolètes par l’arrivée de l’usage du numérique – telles les diapositives ou les transparents – qui n’ont pas fait l’objet de la même attention et sont parfois jetés au gré des déménagements. Ils participent pourtant d’une histoire de l’enseignement académique à l’instar des archives des enseignants15, voire des étudiants16, qui peuvent dire beaucoup de la conception d’une discipline. Ce manque de gouvernance dans la gestion du patrimoine en dit souvent long sur l’image de l’université sur elle-même. Nous ne sommes pas seulement des individus enseignant et produisant isolément. L’université génère des multiples interactions sociales, didactiques et scientifiques dont les bâtiments, les collections et les archives sont les témoins. À l’heure où le projet scientifique reposant sur le collectif et les partenariats est devenu la norme, il serait temps de voir dans ces collections universitaires une histoire encore génératrice d’interactions et d’innovations.
Notes
- Marta C. Lourenço, Entre deux mondes : la spécificité et le rôle contemporain des collections et musées des Universités en Europe, thèse de doctorat, histoire des techniques et muséologie, sous la direction de Dominique Ferriot, Paris, CNAM, 2005 ; Idem, « Musées et collections des universités : les origines », La Revue, 41, mai 2004, p. 51-61.
- Sébastien Soubiran, Marta C. Lourenço, Roland Wittje, Sofia Talas, Thomas Bremer, « Initiatives européennes et patrimoine universitaire », La Lettre de l’OCIM, 123, 2009, [http://journals.openedition.org/ocim/229].
- Lætitia Maison-Soulard, Sébastien Soubiran, « Musées et collections universitaires : nouveaux enjeux, nouvel élan ? », La Lettre de l’OCIM, 129, 2010, p. 5-6.
- Dominique Ferriot, Marta C. Lourenço, « De l’utilité des musées et collections des universités », La Lettre de l’OCIM, 93, mai-juin 2004, p. 4-16.
- Lydia Bhérer-Vidal, « Collections universitaires dormantes : bilan et perspective », Muséologies. Les cahiers d’études supérieures, 1-2, noctobre 2007, p. 120-136 [https://doi.org/10.7202/1033601ar].
- Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, coll. « Ethnologie de la France », Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
- Sophie Chave-Dartoen, Les musées dans le Pacifique Sud : protection et valorisation du patrimoine culturel matériel, mémoire de recherche approfondie, sous la direction de Jean Guiart, Paris, École du Louvre, 1991.
- Marie Bassano, Charles-André Dubreuil, « Préservation et valorisation du patrimoine universitaire. Quels outils juridiques pour quel patrimoine ? », dans Florent Garnier, Philippe Delvit (dir.), Des Patrimoines et des normes (formation, pratique et perspectives), Toulouse, Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2015, p. 77-88 [https://doi.org/10.4000/books.putc.9889].
- Hélène Palouzié, « La protection Monument historique : connaissance et reconnaissance des collections de l’Université de Montpellier », In Situ, 17, 2011 [http://journals.openedition.org/insitu/940].
- Soraya Boudia, Anne Rasmussen, Sébastien Soubiran (dir.), Patrimoine et communautés savantes, coll. « Art et société », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
- Lætitia Maison-Soulard, Sébastien Soubiran, « Musées et collections universitaires : nouveaux enjeux, nouvel élan ? », La Lettre de l’OCIM, 129, 2010 [http://journals.openedition.org/ocim/144].
- Marion Lagrange (dir.), Université & Histoire de l’art. Objets de mémoire (1870-1970), collection « Arts & Société », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
- Denise Borlée, Hervé Doucet (dir.), La plaque photographique : un outil pour la fabrication et la diffusion des savoirs (XIXe-XXe siècles), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019.
- Marguerite Figeac-Monthus, L’université de Bordeaux. Des lieux, des objets, des savoirs : regards croisés sur des patrimoines à conserver, Bordeaux, La Geste, 2022.
- Myriam Metayer, Adriana Sotropa, Dessiner, enseigner. François-Georges Pariset (1904-1908). Historien de l’art au XXesiècle, coll. « Les cahiers du centre François-Georges Pariset », Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2024.
- Myriam Metayer, « Des archives pédagogiques pour une autre approche de l’enseignement de l’histoire de l’art. L’exemple des notes de cours d’un étudiant de la faculté des lettres de Bordeaux (1966-1967) », François-Georges Pariset, historien de l’art au XXesiècle. Projet historiographique autour des pratiques de recherche et d’enseignement en histoire de l’art, Carnet de recherches Hypothèses, 21 mars 2024 [https://fgp.hypotheses.org/1192].