Traduit par Thierry Capmartin.
Faire taire la différence. Prélude grec
Marx avait dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, pour l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer le frein d’urgence.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire.
Au cours des dernières décennies, notre imaginaire concernant l’avenir est devenu terriblement apocalyptique. Aux signes de plus en plus nombreux indiquant que le changement climatique est bel et bien là se sont ajoutés ceux qui soulignent l’imminence d’une crise mondiale des ressources provoquant une véritable tempête aux conséquences imprévisibles. Rien que pour cette année, la coïncidence d’événements est frappante entre le 50e anniversaire de la publication du rapport du Club de Rome sur Les Limites de la croissance (rapport Meadows) et la publication du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Et le message est clair : d’une part, les ressources limitées de la planète ne peuvent plus soutenir le dogme du taux de croissance indéfini prôné par l’économie capitaliste ; d’autre part, les dommages que nous avons déjà causés à la planète au cours des dernières décennies rapprochent l’horizon du changement climatique d’un point d’irréversibilité dont les conséquences nous échappent plus que jamais. Le changement climatique et la crise énergétique ne sont plus des estimations ou des pronostics sur l’avenir : l’effondrement climatique et énergétique doit s’énoncer à l’indicatif et être pensé comme tel.
Dans ce contexte, nos représentations imaginaires se sont également étoffées, à la fois par rapport au changement climatique, et par rapport à un éventuel effondrement. Des productions audiovisuelles récentes telles que Dont’ look up (2021) ou la série L’Effondrement (2019) catalysent ces deux imaginaires qui s’opposent précisément sur la question du changement climatique et de la raréfaction des ressources. Celui du techno-optimisme qui croit que, d’une manière ou d’une autre, le progrès technique et scientifique trouvera les moyens de résoudre ce à quoi nous sommes confrontés, soit en renversant les changements du changement climatique (SpaceX d’Elon Musk, par exemple), soit en trouvant des alternatives énergétiques aux combustibles fossiles. Et celui de l’effondrement imminent est associé à une sorte de guerre pour la survie au sein de la population. Comme nous tenterons de le montrer, ces représentations se redoublent parce qu’elles découlent de paradigmes qui, dans les sociétés occidentales modernes, ont construit l’essentiel du rapport entre l’environnement et la population : le paradigme de l’abondance et celui de la pénurie. L’imaginaire de l’abondance matérielle et des ressources infinies est profondément lié à la foi dans le progrès technique et scientifique issu des Lumières. L’imaginaire de la rareté, quant à lui, est profondément lié à la lutte pour la survie associée à un état de nature où prévaut la loi du plus fort. Cette scansion place au centre de la question la manière dont s’est constituée la figure de l’humain dans l’épistémologie occidentale moderne : une figure qui oscille entre une nature conçue sous l’imaginaire de déterminations sans liberté et une histoire conçue sous l’imaginaire d’une liberté sans limites.
Nous allons examiner ces différents points de liaison à partir de trois débats situés à trois moments historiques différents : l’opposition entre Hobbes et Locke sur la nature humaine qui jette les fondements du contrat social au XVIIe siècle ; le débat sur les limites du progrès humain fondé sur la croissance démographique tenu par Malthus et Godwin à la fin du XVIIIe siècle ; et la poursuite de ce débat au XIXe siècle avec Darwin et Marx. À travers eux, nous tenterons de montrer comment ces représentations du changement climatique ou de l’effondrement qui envahissent nos écrans plongent leurs racines dans ce qui a façonné durablement le rapport entre environnement et population dans la politique moderne1.
La nature humaine comme fondement politique : Hobbes et Locke
Dans le célèbre chapitre XIII du Léviathan, « De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère », Hobbes s’appuie sur la notion de nature pour plaider en faveur d’une égalité radicale au sein du genre humain. Malgré les différences de force ou d’aptitude que l’on peut observer entre différents individus, souligne-t-il, aucune de ces différences n’est déterminante. C’est de cette égalité constitutive que découle d’après Hobbes un égal espoir d’atteindre le bonheur. Cependant, la réalisation de ces désirs légitimes pour quiconque est impossible à satisfaire dans le cadre des rapports sociaux, étant donné que les fins sont nécessairement contradictoires. C’est l’impossibilité d’atteindre simultanément ces fins qui introduit une sorte de principe de rareté constitutif des relations sociales qui conduira Hobbes au postulat de la « guerre de tous contre tous » dans la poursuite de ces fins soit « pour la conservation », soit pour « leur agrément » :
De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins. C’est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leurs poursuiter de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre.2
L’impossibilité de satisfaire ces espoirs de bonheur s’installe dans les trois types de conflits au sein des relations sociales : la lutte pour obtenir certains biens, la peur de les perdre et le désir de gloire :
Dans le premier cas, ils [les hommes] usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le deuxième cas, pour défendre ces choses. Dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes, ou qu’elle rejaillisse sur eux, étant adressée à leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom.3
C’est cet état de nature marqué par le conflit et l’incertitude que l’institution de la loi viendra apaiser en limitant ces désirs et ces pulsions constitutives qui conduisent à la discorde et à la guerre, d’où le fameux homo homini lupus est. Le Léviathan joue donc le rôle de garant de la paix et de la sécurité en assurant l’ordre par l’application de la loi.
En ce qui concerne les ressources matérielles, leur limitation est en fin de compte déterminée par Dieu en tant que créateur de la nature mise à la disposition du genre humain. Dans le chapitre XXIV « De l’alimentation et de la procréation de la république », Hobbes souligne que l’abondance de la matière « est limitée par la nature aux biens qui sortent des deux mamelles de notre mère commune, à savoir la terre et la mer, et que Dieu a coutume soit de dispenser libéralement au genre humain, soit de lui vendre en échange de son travail4 ». Mais il ajoute ensuite que si cette nature a été disposée par Dieu pour l’usage et la jouissance du genre humain, la prolifération de cette abondance matérielle est le fruit du travail de l’homme :
En effet, la matière de cette nutrition constituée d’animaux, de végétaux et de minéraux, Dieu l’a libéralement disposée devant nous, sur la face de la terre ou près de celle-ci, de telle sorte que les hommes n’aient plus besoin que d’en prendre possession par leur travail et leur industrie. Ainsi l’abondance a-t-elle pour seule condition (après la grâce de Dieu) le travail et l’industrie des hommes.5
Chez Hobbes, donc, on est dans le paradigme des limites naturelles comme principes de la rareté réciproque : il y a d’une part l’égalité constitutive de la nature humaine – dont les désirs et les pulsions conduisent au conflit et à la guerre dans les relations sociales – qui fonde la nécessité d’un principe de limitation et de régulation de cette sorte de « rareté du bonheur » constitutive ; et d’autre part, un principe de limitation des biens naturels fondé sur ce qui a été offert par Dieu aux êtres humains et qui passe dans le travail comme activité multiplicatrice de ce même bien. Tant le fantasme de cet « état de nature » conçu comme une guerre entre individus que celui du Léviathan comme instance de pouvoir hiérarchique ne cesseront d’être réactivés tout au long du déploiement de la pensée politique moderne.
Contrairement à cette conception de la nature humaine en tant que fondement théorique du pacte social, Locke a reformulé dans son Second traité du gouvernement une distinction claire entre « l’état de nature » et « l’état de guerre ». L’état de nature est caractérisé par Locke comme « un état où ils [les hommes] ont la parfaite liberté d’ordonner leurs actions et de disposer de leurs possessions et de leurs personnes comme il l’estiment convenable, à l’intérieur des limites de la loi de nature, sans demander la permission à quiconque et sans dépendre de la volonté d’aucun autre homme.6 » L’état de nature n’est pas seulement un état de liberté mais aussi un état d’égalité « où tout pouvoir et toute juridiction sont réciproques, personne n’en ayant plus qu’un autre7 ». Pour Locke, il existe donc dans l’état de nature lui-même une sorte de régulation réciproque dans ces conditions d’égalité et de liberté. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de conflits mais, d’une part, ils ne peuvent jamais conduire à la « destruction d’autrui » en vertu du principe même de la préservation de la vie et, d’autre part, dans cet état de nature, il y aura aussi des lois réciproques qui permettront de punir ceux qui transgressent les droits d’autrui.
La nature sera également conçue dans sa dimension matérielle sur la base du legs que Dieu a donné aux hommes « pour assurer leur existence et leur bien-être8 ». Les biens naturels sont, en ce sens, la propriété de l’humanité, puisqu’ils sont là pour l’usage de l’humanité. Le fondement de la propriété privée sera donné à l’homme par le travail : « le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains ses mains9 » appartiennent en propre à tout être humain, qui peut donc s’approprier ces biens qui sont le fruit de son travail10. Cependant, l’arbitraire qui régit cet état de nature sera décisif pour que les individus décident de former une société, en assumant réciproquement de se gouverner par des lois stables et connues de toute la société et par un représentant de celle-ci qui puisse régler de manière impartiale les conflits qui pourraient surgir. Ce renoncement en vue d’une meilleure organisation collective est la base du contrat social dont émane la constitution des pouvoirs législatif et exécutif.
Chez Hobbes et Locke, il existe donc un lien étroit entre les postulats à partir desquels la nature humaine est conçue et la manière dont le pacte social sera fondé. L’abondance ou la rareté ne sont pas directement indexées sur les ressources matérielles elles-mêmes (elles sont ce que Dieu a légué à l’homme) mais découlent de la manière dont ils conceptualisent chacun à leur façon la relation sociale. Chez Hobbes, ce principe de rareté est inhérent au conflit au sein des relations sociales ; chez Locke, il s’agit d’un renoncement à l’état de nature en vue de la constitution des rapports sociaux.
Les limites du progrès humain : Malthus et Godwin
Le deuxième moment que nous souhaitons examiner a pour cadre les discussions autour de l’économie politique naissante au xviii siècle. Les questions autour du problème de la rareté soulevées par Adam Smith dans La Richesse des nations (1776) donneront l’une des lignes directrices du débat auquel participeront des penseurs tels que Malthus et Ricardo. C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer l’Essai sur le principe de population de Malthus, un livre qui participe aux réflexions engagées par cette économie politique naissante mais qui peut être aussi décrit comme une œuvre ouvertement anti-Lumières si l’on tient compte du fait qu’il a pour objectif explicite de réfuter les thèses des Lumières sur le progrès humain tout en renonçant à donner un fondement égalitaire à l’édifice politique. Malthus ne se contente pas de situer le problème des limites de la population comme un élément fondamental du problème de la rareté, ses thèses sont aussi le moyen de remettre en cause l’héritage des Lumières sur le progrès et la perfectibilité de l’homme, ainsi que toute forme de gouvernement qui tente d’agir « contre-nature » pour modifier les lois naturelles.11
Le texte se présente comme une réponse à l’Enquête sur la justice politique que Godwin publie en 1793. L’auteur y soutenait que le progrès de l’humanité est possible mais que, pour y atteindre, elle doit se libérer des pesanteurs de l’organisation sociale et politique qui freinent son développement. Il préconise de maximiser l’autonomie en limitant la légitimité du gouvernement à « la suppression de l’injustice faite aux individus au sein de la communauté et à la défense commune contre les invasions extérieures12 ». Selon ses présupposés, une société qui développerait l’égalité et la communalité des biens entraînerait une perception d’abondance qui rendrait inutile tout désir d’accumuler des richesses.
Malthus présente son premier essai comme une réponse au texte de Godwin13 et à sa foi dans le progrès social. Il considère que ceux qui empruntent le « chemin de la perfectibilité de la société », comme Condorcet ou Godwin, ignorent « le grand obstacle insurmontable14 » qui rend ce pronostic vain. En effet, le marquis de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, avait soutenu que, puisque le progrès des sciences permet de prévoir les phénomènes de la nature en établissant des lois, il devrait être également possible d’élaborer, dans le domaine de l’histoire, des lois qui permettent de prévoir l’avenir à partir de l’expérience du passé. Ainsi, de même que les phénomènes naturels sont régis par des lois générales, ce principe peut également s’appliquer au développement des facultés intellectuelles ou morales de l’espèce humaine.
Malthus part de deux postulats pour développer l’argumentation qui le conduira à remettre en cause ce principe de perfectibilité : « Premièrement, que la nourriture est nécessaire à l’existence de l’homme ; Deuxièmement, que la passion réciproque entre les sexes est une nécessité, et restera à peu près ce qu’elle est à présent15 ». Ces deux lois, conçues comme des lois naturelles, l’amènent à affirmer qu’il existe une profonde asymétrie entre elles en ce sens que la population, « si elle n’est pas freinée16 », augmente beaucoup plus vite que la capacité de la terre à produire les aliments nécessaires à sa subsistance, d’où sa célèbre formulation de la première en progression géométrique et de la seconde en progression arithmétique. Après avoir posé les bases de son argumentation et donné un étayage empirique à ses principes, Malthus peut finalement conclure : « si les prémisses sont justes, le raisonnement aboutit à réfuter la perfectibilité de la masse de l’humanité17 ».
De ces prémisses, l’Essai tirera un certain nombre de conséquences sociales et politiques, en développant d’abord une critique des poor laws, arguant que loin d’atténuer le problème de la pénurie, elles l’accroissent en altérant artificiellement le principe de population, ce qui a pour effet d’installer des conditions propices à la reproduction des pauvres en quête de leur subsistance. Puis l’Essai développera aussi tout un ensemble de doctrines sur la vertu à partir de la revendication de l’abstinence sexuelle sur la base d’une sexualité subordonnée à la reproduction et, par conséquent, à la reproduction de la population. Aucun moyen de contraception ou de régulation étatique ne sera accepté à cet égard, dans la mesure où respecter les lois de la nature revient, pour Malthus, à respecter celles édictées par Dieu.
Ainsi donc, comme on le voit, le livre de Malthus, loin d’être un simple traité d’économie politique ou une sorte de traité pionnier de démographie, est aussi un livre de philosophie politique et un traité d’éthique à part entière dont le nœud conceptuel se resserre autour de la notion de vertu. De là les flots d’encre que ce traité fit couler pour réfuter ou souscrire à ses principales thèses, à grand renfort de données empiriques, bien au-delà des celles collectées par l’auteur lui-même dans les versions successives de son texte.
En effet, si Godwin concède d’emblée à Malthus que le problème a été bien posé en matière de population et de subsistance, il remet en cause les conclusions politiques qu’il tire de ses prémisses en refusant que cela puisse signifier que « nous devions nous contenter de toutes les oppressions et inégalités, de tous les abus qui pèsent sur les têtes et flétrissent les cœurs d’une si grande partie de notre espèce18 ».
Dans l’une des versions ultérieures, Malthus élargira même la bataille théorique et politique en substituant la référence à Godwin par celle de Robert Owen. Malthus accusera ceux qui croient que la société peut être améliorée par des politiques égalitaires et la propriété collective d’être des « observateurs superficiels ». À ces passions égalitaires, Malthus opposera deux arguments : premièrement, ces systèmes ne sont pas capables de « servir d’aiguillon à l’effort qui est nécessaire pour vaincre l’indolence naturelle de l’homme, pour le pousser à cultiver correctement le sol et à fabriquer les objets et les commodités indispensables à son bonheur19 » ; deuxièmement, la pauvreté et la misère sont « inévitables et nécessaires » et « tout système d’égalité prendra rapidement fin en raison de la tendance bien connue de la race humaine à croître plus vite que les moyens de sa subsistance20 ».
On voit ainsi comment deux questions importantes ont émergé dans ce débat sur la population : la conceptualisation d’un ordre naturel qui n’est plus postulé, comme chez Hobbes et Locke, comme fondement théorique à partir duquel dériver un ordre social et politique, mais sur la base de la recherche de données empiriques à partir desquelles formuler des lois. Par ailleurs se fait jour la possibilité ou l’impossibilité pour l’action humaine d’intervenir ou de modifier ce qui découle de ces lois de la nature conçues comme normatives, alors que l’ordre divin continue d’être invoqué comme leur créateur.
La dérive sociobiologique ou anthropologique du social : Marx et Darwin
L’impact historique et culturel du naturalisme de Malthus tout au long des XIXe et XXe siècles aura deux prolongements fondamentaux. Sa lecture a eu un retentissement profond sur les différents courants politiques qui ont souscrit à ses principes en tant que nouvelle dimension à intégrer dans la réflexion sur la relation entre l’économie et la société. Et au surplus, la lecture du texte de Malthus a été décisive dans la conception de la limitation de l’environnement qui allait inspirer le principe de sélection naturelle de Darwin, sans compter l’impact du darwinisme social sur tout le spectre des idéologies politiques.
En effet, c’est le principe malthusien de rareté qui permet à Darwin de postuler la relation de conflit entre l’environnement et la survie. Dans L’Origine des espèces, Darwin évoque ainsi Malthus :
Aussi, comme il naît plus d’individus qu’il n’en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l’existence, soit avec un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d’espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C’est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n’y a là ni production artificielle d’alimentation, ni restriction apportée au mariage par la prudence. Bien que quelques espèces se multiplient aujourd’hui plus ou moins rapidement, il ne peut en être de même pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir.21
On voit que dans le cadre du darwinisme le paradigme de la rareté est configuré comme le théâtre où est rejouée de façon permanente une forme d’adaptation créatrice: les conditions changeantes de l’environnement sont la condition de la variabilité des espèces. Situé à l’échelle de la variation et de l’évolution des espèces, le principe de la sélection naturelle sera conçu comme une « puissance » de la nature supérieure à tout principe d’adaptation à l’environnement que l’espèce humaine puisse concevoir :
La sélection naturelle, comme nous le verrons plus tard, est une puissance toujours prête à l’action ; puissance aussi supérieure aux faibles efforts de l’homme que les ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux de l’art.22
On retrouve donc, une fois de plus, une sorte de limite indépassable de la nature qu’aucune organisation sociale ou politique ne pourra compenser. Comme nous l’avons indiqué, tant le malthusianisme que le darwinisme vont susciter de multiples courants de pensée tout au long du XIXe siècle, suscitant de nombreuses controverses sur tout le spectre politique : libéraux, anarchistes et socialistes mettront sans cesse en débat les postulats malthusiens23 ou darwiniens, soit pour fonder les relations sociales sur eux, soit pour les contester, soit pour les intégrer au cadre de leurs propositions critiques.
Aussi bien Proudhon (depuis l’anarchisme) que Marx et Engels (depuis le socialisme) s’insurgeront contre les conséquences politiques des principes de Malthus. Ainsi, Proudhon dira de la théorie darwinienne qu’elle est « la théorie du meurtre politique, du meurtre par philanthropie, pour l’amour de Dieu24 » dans la mesure où ce qui semble découler de ses principes c’est que le monde a un excédent de population :
Il y a trop de monde dans le monde : voilà le premier article de foi de tous ceux qui, en ce moment, au nom du Peuple, règnent et gouvernent. C’est pourquoi ils s’efforcent de diminuer la population. Ceux qui s’acquittent le mieux de ce devoir, ceux qui pratiquent les maximes de Malthus avec piété, enthousiasme et fraternité, ce sont les bons citoyens, les hommes religieux ; ceux qui protestent sont des anarchistes, des socialistes, des athées.25
Dans son Esquisse d’une critique de l’économie politique de 1843, Engels fustigera Malthus et les conséquences de sa doctrine en termes politiques, considérant que son diagnostic de la population excédentaire semble justifier une action visant à la réduire, soit en la laissant mourir de faim, soit en la tuant. Et, dans cette perspective, ce sont les pauvres qui sont en surnombre. D’où ses critiques des poor laws qui sont pernicieuses eu égard à cette population « de trop ».
L’anarchisme comme le socialisme vont donc tenter de conjurer la menace malthusienne en contestant que la croissance industrielle puisse fournir à l’ensemble de la population des ressources suffisantes. Proudhon dira que « dans une société organisée, la production croît comme le carré du nombre des travailleurs26 », affirmant qu’une société capable de fournir à l’ensemble de la population des ressources suffisantes est une société en équilibre qui n’a pas besoin de lois restrictives. Engels, quant à lui, mettra en avant le rôle de la science et de ses progrès comme variable que Malthus n’aurait pas prise en compte :
L’étendue des terres est limitée, il est vrai. Le travail qui peut y être investi augmente avec la population ; même en admettant que l’augmentation de la production due à l’augmentation du travail n’enregistre pas toujours une augmentation proportionnelle à la proportion du travail investi, il restera toujours un troisième élément, dont l’économiste n’a certainement rien à dire, la science, dont les progrès sont au moins aussi illimités et rapides que ceux de la population.27
Dans le même ordre d’idées, Marx soulignera dans Le Capital que la question de la population ne peut être analysée sous l’angle d’une loi abstraite, mais doit l’être en termes historiques en contextualisant les effets et les facteurs de détermination imposés par certains rapports de production :
Ce n’est que pour les plantes et les animaux qu’il existe une loi abstraite de population, et ce dans la mesure où l’homme n’intervient pas historiquement. Mais s’il est vrai qu’une surpopulation ouvrière est le produit inévitable de l’accumulation, du développement de la richesse sur une base capitaliste, à l’inverse, cette surpopulation est aussi le levier de l’accumulation capitaliste, voire la condition d’existence du mode de production capitaliste. Elle constitue une armée industrielle de réserve qui appartient au capital aussi complètement et absolument que s’il l’avait levée à ses frais.28
Comme on le voit, le différend avec Malthus est explicitement présent dans les analyses de Marx et d’Engels. Mais leur rapport aux théories de Darwin connaîtra deux moments distincts. Dans un premier temps, Marx et Engels saluent la publication de l’ouvrage de Darwin, L’Origine des espèces, comme un livre qui jette les bases matérialistes de la lutte en termes historiques. Cependant, ils ne tarderont pas à souligner que les prolongements du darwinisme en darwinisme social sous l’égide des penseurs libéraux n’auront pas manqué de venir occuper le même terrain de jeu malthusien en termes de naturalisation des rapports politiques. Ainsi, Marx de souligner :
Ce qui m’amuse chez Darwin, que j’ai revu, c’est qu’il déclare appliquer aussi la théorie de « Malthus » aux plantes et aux animaux, comme si l’astuce chez monsieur Malthus ne consistait pas précisément en ceci que la théorie n’y est pas appliquée aux plantes et aux animaux, mais uniquement à l’homme – avec la progression géométrique – par opposition aux plantes et aux animaux. Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses « inventions » et sa malthusienne « lutte pour la vie ». C’est le bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] de Hobbes, et cela rappelle Hegel dans la Phénoménologie, où la société civile intervient en tant que « règne animal de l’esprit », tandis que chez Darwin, c’est le règne animal qui intervient en tant que société civile.29
À cette dérive naturaliste, Marx répond en soulignant que les lois économiques ne sont pas des lois naturelles mais historiques, d’où l’émergence et la disparition des modes de production. L’analyse de Marx se pose donc comme une analyse matérialiste dont le fondement s’enracine dans la praxis humaine comme marque du développement des forces productives et de leurs mutations au cours de l’histoire. Marx s’écarte ainsi de toute forme de réduction sociobiologique des relations sociales, en maintenant la spécificité des relations sociales sur la base de l’analyse des relations économiques et des modes de production.
Comme nous l’avons indiqué précédemment, malthusianisme et darwinisme ont tous les deux engendré de multiples dérives et de nombreuses déclinaisons politiques tout au long du XIXe siècle. Cependant, au sein de ce dialogue entre des imaginaires politiques liés à la rareté, celui dont l’impact social et les conséquences politiques ont été les plus importants est sans conteste en rapport direct avec le fascisme. Le livre de Janet Biehl et Peter Standenmaier, Ecofascism Revisited: Lessons from the German Experience30, examine en détail le cadre épistémologique qui, dans l’Allemagne des années 1930, combinait la pensée écologiste et le darwinisme social dans sa dérive nationale-socialiste. Ainsi, Earnst Haeckel, créateur du terme « écologie », était un darwiniste social convaincu dont les thèses ont conduit à la défense de l’eugénisme et de la supériorité raciale défendue par la Ligue moniste allemande. Janet Biehl et Peter Standenmaier montrent comment le groupe d’écologistes liés à Haeckel avait des positions politiques profondément réactionnaires. Des figures comme Raoul Francé et Ludwig Klages illustrent les liens entre ces écologistes pionniers et leurs positions racistes, eugénistes ou antisémites. Raoul Francé (biologiste et fondateur de la Ligue moniste) écrira les Lebensgesetze (« lois de la vie »), expliquant comment l’ordre naturel détermine l’ordre social, et à partir de là, il défendra l’idée que le métissage est « contre-nature ». Un livre comme L’Homme et la terre de Klages amalgame la critique de la dévastation de l’environnement, celle du capitalisme et du Geist (esprit) auquels il oppose les « lois naturelles » et l’« ordre naturel ».
À partir de telles positions anti-humanistes, le rejet du développement industriel et urbain est articulé à la défense de l’environnement rural. Dans la pensée fasciste allemande, cet anti-humanisme était lié aux thèmes centraux du völkisch, tels que l’anti-industrialisme, l’anti-urbanisme et le racisme pseudo-scientifique. La critique anti-humaniste se fonde précisément sur la critique de la centralité que la pensée bourgeoise a donnée à la notion de genre humain, conçue en termes de facultés et de talents :
Ainsi, pour les monistes, la caractéristique la plus pernicieuse de la civilisation européenne bourgeoise était peut-être l’attachement excessif à l’importance de l’idée de l’homme, à son existence et à ses talents, et à la croyance que, grâce à ses facultés rationnelles uniques, l’homme pouvait essentiellement recréer le monde et instaurer un ordre social plus universellement harmonieux et éthiquement juste. [L’humanité était] une créature insignifiante, considérée comme une simple partie du cosmos comparée à celui-ci et aux forces écrasantes de la nature.31
On voit comment, à travers cette ultime référence, on boucle la boucle par laquelle nous avions engagé la discussion. Le progrès humain prôné par Condorcet dans son Esquisse, caractéristique des Lumières, deviendra dans le cadre de la pensée fasciste ce qu’il faut combattre. Une réfutation de l’humanisme fondée sur le naturalisme de l’inégalité et de la race, qui procède par le déplacement de l’analyse du rapport entre environnement et population vers le pôle de la nature. Dans cette perspective, le paradigme de la rareté bascule du côté sombre, eugénique, et s’énonce désormais en termes de population et de race.
Les limites anthropologiques de l’écologie politique
Les trois discussions dont nous avons rappelé les principaux enjeux montrent clairement comment la question de l’abondance et de la rareté a été décisive dans la manière de concevoir et de penser la fondation sociale et politique des sociétés modernes, et enfin comment les pôles naturaliste et anthropologique ont fini par s’opposer l’un à l’autre. Pour Hobbes et Locke, c’est la nature humaine définie en termes d’égalité et de liberté qui était l’élément spéculatif servant de fondement au social et au politique. Mais à la faveur de la dérive sociodarwinienne, c’est cette même nature humaine qui a servi également à fonder les inégalités sociales et matérielles et à justifier l’eugénisme individuel ou collectif. D’autre part, le déploiement de la fondation anthropologique issu des Lumières et de la notion de progrès défendue par Condorcet produisent l’idée, dans le cadre épistémologique de l’économie politique, d’une capacité infinie à produire de l’abondance, tant en termes de ressources que de capacités humaines.
Dans cette configuration très polarisée, on voit que c’est le pôle naturaliste qui, dans les trois débats, a façonné un imaginaire de la rareté conduisant à la « guerre de tous contre tous », qui aboutit soit à la nécessité d’un Léviathan autoritaire pour imposer l’ordre, soit à des luttes dont l’issue est peu ou prou l’extermination active ou passive d’une partie de la population. Carlos Taibo dans un récent ouvrage de 2020, Colapso, souligne que l’un des axiomes fondamentaux de l’écofascisme consiste à dire qu’une approche efficace de la question de la rareté nécessite une diminution radicale de la population de la planète. Lorsque la question écologique anime le paradigme de la rareté, on voit comment l’imaginaire de la guerre de tous contre tous qui l’accompagne surgit des tréfonds de notre culture, avec ses inévitables dérives en direction de État autoritaire qui régule et contrôle le conflit ou avec pour seul horizon un eugénisme exterminateur.
La polarité anthropologique, en revanche, a configuré l’image de l’homme doté d’un pouvoir et de capacités illimités, tant en termes de développement que de possibilités de créer un ordre social et politique permettant une vie pleine pour tous et sans pénurie. Par conséquent, lorsque la question écologique y est soulevée, comme le soulignait Jorge Riechmann32, la tonalité générale verse dans la technolâtrie et dans l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, les problèmes du changement climatique et de la crise énergétique seront résolus sans passer par la case de la rareté.
Les deux axes que nous avons analysés ne fonctionnent cependant pas comme des paradigmes isolés ; ils alternent et se superposent, empiètent l’un sur l’autre ou se conjuguent en parvenant à s’articuler. Il n’empêche que c’est à travers eux que nous apercevons à quel point les imaginaires que nous avons évoqués au début de cette étude sont profondément enracinés dans notre culture politique : dans Dont’ look up (2021), c’est le principe d’abondance, qui alimente l’espoir anthropologique et la foi techno-optimiste liée aux intérêts politiques et au monde de l’entreprise, qui conduit à la catastrophe ; dans la série L’Effondrement (2019), c’est le principe de rareté qui dégénère en guerre de tous contre tous, égalité et liberté y laissant place à une lutte pour la survie entre des êtres devenus impitoyables et amoraux. Il est facile de dessiner, à rebours, les contre-imaginaires qui manquent au tableau : celui d’une rareté capable de soutenir une vie sociale et politique assumant des principes de limitation ou celui d’une abondance capable de se concevoir sous les limites matérielles (naturelles et corporelles) qui la rendent possible33.
De même, les contre-imaginations et contre-arguments tirés de la remise en cause de ces deux dimensions n’ont pas manqué de se faire jour : tant les thèses du darwinisme social que la conception du progrès moderne ont été largement interrogées dès l’origine. Jean-Baptiste Fressoz, dans L’Apocalypse joyeuse, montre par exemple comment le progrès scientifique et technique a été perçu depuis toujours comme inséparable d’une nécessaire réflexion sur ses effets et ses limites. C’est ainsi qu’il reprend notamment un court texte intitulé La Fin du monde par la science dans lequel son auteur, Eugène Huzar, réfléchit en 1855 sur ce qu’est le progrès souhaitable : « Je ne fais la guerre ni à la science ni au progrès, mais je suis l’ennemi implacable d’une science ignorante, impresciente, d’un progrès qui marche à l’aveugle sans critérium ni boussole34 ». Dans un sens apparenté, le penseur anarchiste Piotr Kropotkine a répondu aux premiers théoriciens du darwinisme social en remettant en question leur compréhension de la lutte pour la survie. Il a développé son analyse à partir de Darwin en avançant que la lutte pour la survie est d’abord une lutte contre l’environnement et que, dans cette lutte, la collaboration entre les individus est fondamentale. Kropotkine nie les fondements malthusiens de Darwin et critique Herbert Spencer et Thomas Huxley pour leur lecture libérale de la théorie darwinienne. Entre 1890 et 1896, il rédige toute une série d’articles en réponse à leurs thèses dans lesquels il consacre de nombreux développemets à la notion d’entraide, qui ont été compilés en 1902 dans Mutual Aid: A Factor of Evolution35.
Le livre de Rebecca Solnit, Un Paradis en enfer36, fournit un excellent cadre à la fois pour aborder la manière dont les dimensions que nous avons analysées sont activées et pour leur opposer les contre-imaginaires qui les remettent en question. L’auteur s’arrête sur ce qui s’est passé lors des tremblements de terre de San Francisco en 1989 et de Mexico en 1985, des attaques terroristes du 11 septembre à New York en 2001 et de l’ouragan Katrina en 2005, tout en faisant référence à de nombreux autres événements. Ses analyses montrent à chaque fois que, face aux catastrophes et aux situations d’urgence, la population réagit en créant des réseaux de collaboration et d’entraide qui sont essentiels pour faire face à la catastrophe et à ses conséquences. L’auteur n’exclut pas la possibilité d’un chaos ou d’un conflit en cas de catastrophe, mais elle constate que la coopération et l’entraide restent les réponses habituelles.
Cependant, en plus d’entériner la construction de ce contre-imaginaire face à la catastrophe, son analyse permet également de montrer comment l’enracinement de l’imaginaire de la rareté que nous avons analysé est loin d’être une simple construction philosophique et constitue un principe profondément ancré dans la conception de la pratique politique. L’auteur montre comment le postulat selon lequel une situation catastrophique est encline à dégénerer en une sorte de guerre de tous contre tous hobbesienne, dans laquelle il y a un retour à un état de nature susceptible de semer le chaos social, est l’hypothèse systématiquement retenue par les autorités pour déclencher des interventions policières ou militaires. Dans cette prespective, la population n’est plus conçue comme une victime de la catastrophe à soigner ou à secourir, mais comme une menace potentielle prompte à semer le chaos ou le désordre politique.
L’auteur explique comment, par exemple, après le tremblement de terre de San Francisco, le général Frederick Funston a envoyé des troupes dans la ville de sa propre initiative, provoquant un bras de fer avec la mairie et donnant l’impression à l’opinion publique que la loi martiale avait été déclarée. Comme le note Solnit, lui « et ses comparses aux responsabilités voyaient une meute aux abois qu’il fallait mettre au pas37 ». Sous son commandement, dit-il, de nombreux soldats ont fini par tirer sur les citoyens eux-mêmes, les forçant sous la menace d’une arme à quitter leur maison ou à effectuer certains travaux forcés. Si les estimations des historiens divergent, entre 50 et 500 personnes auraient été tuées par l’armée elle-même. Funston invoquera l’image de la « foule déchaînée38» pour légitimer l’intervention militaire. Le maire de la ville, Eugene Schmitz, publiera également un décret au sujet duquel il dira : « J’ai donné l’autorisation aux troupes fédérales, aux membres des forces de l’ordre, ainsi qu’à la police spéciale de tirer sur tout individu surpris à piller ou à commettre d’autres crimes.39 »
L’auteur rappelle que la sociologie des catastrophes décrit ce phénomène comme une « panique des élites » définie par Kathleen Tierney comme « la peur du désordre social ; la peur des pauvres, des minorités et des immigrés ; l’obsession des pillages et des atteintes à la propriété ; la détermination à recourir à la force, quitte à donner la mort ; les décisions prises sur la base de simples rumeurs40 ». Cet imaginaire apparaît également au cœur des relations sociales. Rebecca Solnit raconte comment, dans le contexte social de terreur provoqué par l’ouragan Katrina, des patrouilles citoyennes de propriétaires blancs se sont armées pour protéger leurs biens en faisant la chasse aux les citoyens afro-américains qu’ils considéraient comme une menace de pillage ou de saccage. Le terme n’est pas gratuit, il a été utilisé par l’émission d’information Democracy Now lors du témoignage d’une victime : « Juste après les inondations, à La Nouvelle-Orléans, la saison de la chasse a commencé pour les jeunes hommes afro-américains. À Algiers, je crois qu’environ dix-huit d’entre eux ont été tués. Personne ne sait combien il y en a eu précisément. Et c’étaient essentiellement des meurtres. Des meurtres commis soit par la police, soit par des groupes d’autodéfense qui se sont déchaînés en toute liberté.41 » D’autre part, toujours à partir du paradigme de l’abondance, apparaît un moment défensif où, au-delà de l’humain, la technologie doit être préservée comme moteur de la production. Ainsi, Solnit raconte qu’après le tremblement de terre de Mexico, une ouvrière d’une entreprise textile s’est souvenue qu’alors que huit cents ateliers s’étaient effondrés, faisant d’innombrables victimes, elle a vu ses patrons tenter de sauver les machines au milieu des corps de ses compagnons42.
Ces analyses montrent comment le moment de la catastrophe est conçu comme un moment où l’ordre social est mis en suspens et où la population incarne à nouveau cette sorte d’état de nature conçu comme une guerre pour la survie dans laquelle les actions irrationnelles prévalent et qui font ressortir l’ « animal » dans l’homme. Mais surtout, elle montre comment nous avons polarisé cette oscillation entre une nature conçue comme le « royaume de la nécessité » (où l’animal dans l’espèce humaine est synonyme de comportements étrangers à toute loi ou morale, risquant toujours de générer des « foules » ou des « troupeaux » incontrôlables et incontrôlés) et une culture conçue comme le « royaume de la liberté », érigée en garante de la loi, de l’ordre et des comportements civiques.
À travers notre parcours, on peut apercevoir comment les défis lancés par le changement climatique et l’épuisement des ressources ne compromettent pas seulement les fondements sur lesquels notre pensée sociale et politique s’est construite jusqu’à présent, mais nous obligent également à lutter contre les imaginaires et leur force d’inertie. Tant la confiance dans le progrès technique tirée de l’abondance matérielle et humaine que sa version opposée et défensive, construite sur un imaginaire de la rareté, alimentent des résistances culturelles et historiques constitutives. La force d’inertie que ces imaginaires nous opposent est inversement proportionnelle à l’enracinement toujours profond de la dynamique qui les a engendrés. De sorte qu’activer le « frein d’urgence », pour convoquer une dernière fois la célèbre image de Walter Benjamin, n’est pas chose aisée. Les fondements de notre pensée sociale et politique reposent soit sur la négation des limites de tous les conditionnements naturels (selon l’hypothèse d’une abondance indéfinie du progrès humain), soit sur la récupération de ces conditionnements naturels à titre de menace permanente capable de détruire l’ordre politique et social. La révolution nécessaire pour faire face au changement climatique passe donc par une profonde transformation politique et sociale qui permettrait de reformuler en profondeur la manière de se penser en tant que sociétés par rapport à l’environnement que nous habitons.
Références bibliographiques
- Biehl, J. et Standenmaier, P., 1995, Ecofascism: Lessons from the German Experience, Edinburgh: AK Press.
- Biehl, J. et Standenmaier, P., 2019, Ecofascismo: Lecciones sobre la experiencia alemana, Barcelona, Virus.
- Charbonnier, P. , 2019, Abondance et liberté, Paris, La Découverte.
- Darwin, 1992, L’Origine des espèces, Paris, GF.
- Fressoz, J.-B., 2012, L’Apocalypse joyeuse, Paris, Seuil.
- García, E., 2021, Ecología e igualdad. Hacia una relectura de la teoría sociológica en un planeta que se ha quedado pequeño, Valencia, Tirant humanidades.
- Girón, A., 2010, « Tomando a Piotr Kropotkin en serio: Darwinismo, anarquismo y ciencia », Mètode: Revista de difusión de la Investigación, 65, p. 10-17.
- Hobbes, 1999, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, Dalloz.
- Kallis, G., 2022, Éloge des limites, Paris, PUF.
- Locke, 1994, Le second traité du gouvernement, trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF.
- Malthus, 2020, Essai sur le principe de population (1798), trad. Éric Vilquin, Paris, INED.
- Marx, K. et Engels, F., 1979, Correspondance, tome 7 (1862-64), Éditions sociales, Paris.
- Riechmann, J., 2016, ¿Derrotó el “smartphone” al movimiento ecologista? Para una crítica del mesianismo tecnológico… pensando en alternativas, Madrid, Catarata.
- Solnit, R., 2023, Un Paradis en enfer, Paris, Éditions de l’Olivier. Ed. numérique Nord Compo.
Notes
Cette étude s’inscrit dans deux programmes de recherche : « Pensamiento Contemporáneo Posfundacional : Análisis teórico-crítico de las ontologías contemporáneas de la negatividad y la cuestión de la violencia del fundamento », Universidad de Barcelona (PID2020-117069GB-I00) et « La contemporaneidad clásica y su dislocación : de Weber a Foucault », Universidad Complutense de Madrid (PID2020-113413RB-C31).
- Ce texte est issu d’un débat avec Pierre Charbonnier suite à son livre Abondance et liberté (2020) organisé par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone. L’auteur analyse en profondeur comment la pensée sociale et politique moderne s’est appuyée sur une conception de l’abondance pour postuler la liberté et l’autonomie. Il s’agit d’un ouvrage fondamental pour réfléchir aux implications écologiques et environnementales de la pensée politique moderne. Le livre de Ernest García Ecología e igualdad (2021), publié à un an d’intervalle, repose sur des préoccupations similaires, bien qu’il prenne comme point de départ le chemin inverse, c’est-à-dire l’examen de la négation du principe de rareté par la pensée sociale et politique moderne. Notre parcours tentera de polariser autant que possible le principe de rareté et le principe d’abondance afin de comprendre leur impact sur nos imaginaires face au changement climatique ou à l’effondrement.
- Hobbes, 1999, p. 122.
- Ibid., p. 123-124.
- Ibid., p. 261.
- Ibid.
- Locke, 1994, p. 5.
- Ibid.
- Ibid., p. 22.
- Ibid.
- Ibid., p. 23.
- Pour un examen exhaustif et détaillé de l’Essai sur le principe de population de Malthus, ainsi que de tous les débats qui ont accompagné ses versions et éditions successives, voir l’excellent livre de Ernest García, Ecología e igualdad. Hacia una relectura de la teoría sociológica en un planeta que se ha quedado pequeño (2021).
- Godwin, cité par E. García, 2021, p. 47. Nous traduisons.
- Malthus, 2020, p. 21.
- Ibid., p. 28.
- Ibid., p. 26.
- Ibid., p. 27.
- Ibid., p. 28.
- Godwin, cité par E. García, 2021, p. 149. Nous traduisons.
- Malthus, cité par E. García, 2021, p. 173.
- Ibid., p. 174.
- Darwin, 1992, p. 115.
- Ibid., p. 113.
- Pour une recension exhaustive des multiples réceptions et influences des thèses de Malthus sur la pensée sociale et politique, voir Ernest García, 2021.
- Proudhon, cité par E. García, 2021, p. 229.
- Ibid.
- Ibid., p. 230.
- Engels, cité par E. García, 2021, p. 280.
- Marx, cité par E. García, 2021, p. 281.
- Marx et Engels, p. 51-52 (lettre 24).
- Ouvrage en langue anglaise paru en 1995, traduit en espagnol en 2019 sous le titre : Ecofascismo: Lecciones sobre la experiencia alemana, Barcelona, Virus, 2019.
- Haeckel, cité par Biehl et Staudenmaier, 2019, p. 22. Nous traduisons.
- Riechmann, 2016.
- C’est dans cette direction que peuvent converger des travaux récents comme ceux de Giorgos Kallis, Éloge des limites (2022) ; Pierre Charbonnier, Abondance et liberté (2019) et Ernest García, Ecología e igualdad (2021).
- Huzar, cité par Fressoz, 2012, p. 9.
- Pour une synthèse de la pensée de Kropotkin en rapport au darwinisme, voir Girón, 2010, p. 10-17.
- Solnit, 2023. Pour les citations qui suivent, nous utilisons l’édition numérique sans référence de pages.
- Ibid., « Première partie. Un compagnonnage millénaire : le tremblement de terre de San Francisco », Chap. 3 « Le général Funston a peur ».
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., « Deuxième partie. De Halifax à Hollywood : le grand débat », Chap. 3 « Hobbes à Hollywood : Une minorité contre le plus grand nombre ».
- Ibid., « Partie V. La Nouvelle-Orléans : terrains d’entente et tueurs », Chap. 2 « Meurtriers ».
- Ibid., « Troisième partie. Carnaval et révolution : le tremblement de terre de Mexico », Chap. 1 « Le pouvoir venu d’en bas ».