Traduit par Corinne Ferrero.
Ἐγώ εἰμι τὸ Ἄλφα καὶ τὸ Ὦμέγα
(Je suis l’Alpha et l’Oméga)
Yahvé, cité par Jean de Patmos, Apocalypse 22:13
Faire taire la différence. Prélude grec
Faire taire la différence. Prélude grec
Première connexion
L’apocalypse est de retour, une fois de plus.
Bien que la pensée apocalyptique ait toujours été associée à l’affirmation d’une fin ultime et absolue de tout ce qui existe, paradoxalement, son annonce a toujours été l’un des discours les plus répétés au cours de l’histoire de l’Occident. Que ce soit sous la forme d’une prophétie religieuse, d’une loi de l’Histoire (mécaniciste ou dialectique) ou de la prédiction scientifique (déterministe ou probabiliste-stochastique), la certitude d’une fin ultime de tout ce qui existe, connu ou inconnu, a toujours été présente comme le double obscur de la pensée de l’origine comme principe premier (ἀρχή) propre à la philosophie occidentale.
Au cours des dernières décennies, la pensée de l’anéantissement absolu de tout ce qui existe a refait son apparition, non seulement dans le cinéma catastrophe dystopique et/ou de science-fiction hollywoodien, mais aussi, de manière encore plus intense, dans la sphère académique, s’adaptant dans les deux cas au langage technoscientifique propre à la théorie – cybernétique, thermodynamique et écologique – des systèmes développée à partir de 1945.
À cet égard, si le fondateur de l’Accélérationnisme, Nick Land, justifie l’effondrement du système économique « sémiocapitaliste »1 par les phénomènes de récursivité générés par les loops et feedbacks inhérents à la théorie cybernétique et sa capacité à générer des tendances macro-systémiques inéluctables (eigen-states2), son disciple, Ray Brassier, de l’Université de Warwick, recourt pour sa part à la seconde loi de la thermodynamique pour situer la mort thermique de l’univers comme le destin inéluctable de l’humanité ; un destin révélé par des Dark Enlightenment3 (Lumières Obscures) n’ayant plus en ligne de mire le progrès et l’émancipation, mais un pur et empirique être-pour-la-mort4.
Un peu moins dramatique et absolutiste, le discours de l’apocalypse contemporain a lentement dérivé vers une reconceptualisation plus soft, axée sur l’effondrement de la civilisation mondiale moderne basée sur le capitalisme, la technologie industrielle et les combustibles fossiles5. Selon cette perspective, même si l’univers ne disparaît pas (et l’humanité toute entière n’est pas vouée à l’extinction), la civilisation que nous connaissons s’achèvera, y compris le type de comportement écologique qui lui a permis de se développer.
Quoi qu’il en soit, le discours de l’apocalypse radicale et celui de l’effondrement généralisé s’accordent à soutenir que l’échelle d’apparition (ontologique pour l’apocalypse, infrastructurelle dans la perspective de l’effondrement) et les conséquences (sans résilience possible) des deux événements (ou processus) ne se réduisent pas à une simple crise passagère du système, mais impliquent nécessairement la fin d’une manière d’être (ou de l’être lui-même) sur terre.
En réaction au discours apocalyptique de l’effondrement, la dernière décennie a également vu l’émergence d’une grande variété de dénégations explicites du changement climatique (à l’échelle géologique) et du risque d’effondrement socio-économique du capitalisme6. De même, nous assistons à la multiplication de discours ou de théories anti-apocalyptiques niant, non pas l’existence de problèmes graves, mais la perspective apocalyptique à partir de laquelle ils sont toujours abordés, fustigeant notamment le caractère déterministe, acceptationniste et sans espoir du « il n’y a pas de solution » (ou du « game over ») propre au réalisme capitaliste. Une tendance que l’on retrouve par exemple dans les derniers travaux d’Isabelle Stengers, Donna Haraway ou Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, entre autres7.
La conclusion que nous pouvons tirer de cette première approche des deux principales formes du discours apocalyptique est qu’il existe, tant chez ceux qui affirment son existence que parmi ceux qui le nient ou le critiquent, des positions socialement progressistes et réactionnaires, idéologiquement de gauche et de droite, en nombre pratiquement égal. La réflexion sur l’apocalypse et l’effondrement généralisé n’est donc pas un élément d’identification d’une position politique et/ou idéologique spécifique, mais plutôt un élément perturbateur de ces dernières.
Le discours sur la fin unique et définitive (du monde et/ou de la civilisation occidentale) refait donc son apparition, une fois de plus, et aujourd’hui, comme à chacune de ses apparitions, il provoque dans son sillage un phénomène de diffraction du spectre politique permettant aussi de redéfinir le sens, l’idéologie et le programme identitaire des positions politiques impliquées. Le monde et la politique tels que nous les connaissions s’achèvent et se reconfigurent, une fois de plus.
Deuxième connexion
L’apocalypse est un élément fondamental de la structure binaire-hyperbolique propre à la métaphysique occidentale.
Le discours apocalyptique n’est pas (seulement) une pensée religieuse, mais une pensée métaphysique. Suivant le philosophe allemand Peter Sloterdijk, la métaphysique occidentale peut être décrite comme un processus d’hyperbolisation infini transformant tout un système de binarismes initialement partiels et délimités en absolus, transcendants et/ou transcendantaux8.
De ce point de vue (métaphysique), nous pouvons dire que l’apocalypse a été réinterprétée par Jean de Patmos comme une hyperbolisation de ce qui avait été jusqu’alors la révélation d’une vérité intérieure concernant la constitution d’une nouvelle identité ou d’une renaissance au sein d’un monde (Φύσις /κόσμος) qui demeurait objectivement identique à lui-même. Comme le précise D. H. Lawrence dans son célèbre commentaire du dernier livre du Nouveau Testament9, alors que le christianisme des Évangiles appelait à une résurrection intérieure et une transmutation de notre identité socio-symbolique dans sa relation à la Loi, l’Apocalypse10 écrite par Jean de Patmos – qui est, rappelons-le, le dernier livre du Nouveau Testament –, introduisit le projet utopique de la destruction absolue du pouvoir politique (fin de l’Empire romain) et ontologique (fin du monde) en raison du ressentiment éprouvé face à l’absence de révolution politique lors de la résurrection du Christ. La pensée apocalyptique, dès lors, s’identifierait ainsi avec le caractère hyperbolique de la conception métaphysique du pouvoir, qui renvoie à son tour au désir de vengeance des sujets sous sa domination, ces derniers étant caractérisés par le ressentiment et la mauvaise conscience11.
Cependant, comme le souligne Lawrence lui-même, il ne faut jamais oublier que « Apocalypse is, basically, a work that bets on hope and life, althought it condemns in such a way all contemporary ways of living »12. En d’autres termes, l’apocalypse est l’hyperbole où les deux faces d’une même pièce se confondent à l’infini : l’espoir utopique en un monde radicalement nouveau, sans aucune dette à l’égard du précédent, et l’anéantissement complet de toute trace et de toute mémoire du monde actuel.
C’est pourquoi, parallèlement à la longue liste de réflexions sur l’effondrement civilisationnel citée dans le paragraphe précédent, les deux dernières décennies ont également montré une hyperbolisation tout à fait excessive de l’espoir utopique, que ce soit à travers l’éloge technocratique-libéral d’une imminente troisième, quatrième et même cinquième révolution industrielle13, ou à travers la croyance dans un accélérationnisme technophile-libertaire (prétendument) de gauche selon lequel la mise en œuvre d’une infrastructure mondiale de géo-ingénierie cybernétiquement automatisée mettrait définitivement fin à la nécessité du travail humain et à la propriété privée, garantissant en outre l’accessibilité universelle à presque toutes les ressources, énergétiques et gnoséologiques, pour un coût marginal nul14.
Dans les deux cas, et comme à chaque fois que l’idéologie apocalyptique est réapparue dans l’histoire occidentale, ce binarisme simultané des absolutistes du tout (l’utopie salvatrice) ou rien (l’anéantissement total) repose sur la certitude commune que l’accélération exponentielle des événements nous conduira irrémédiablement à notre fin prochaine. Dès lors, une fois que cette mentalité apocalyptique s’installe dans les esprits, le moindre événement est aussitôt interprété comme le signe permettant de réaffirmer la véracité de cet anéantissement à venir. L’apocalypse est donc un phénomène auto-poïétique (soit une prophétie auto-réalisatrice) qui fonctionne simultanément comme cause et effet des récursivités catastrophiques qui la définissent.
Troisième connexion
L’hyperbolisation apocalyptique fonctionne par le biais d’un court-circuit entre fin et finalité, selon le binarisme à double contrainte (doble bind) qui définit sa structure.
Dans un court texte intitulé D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1983)15, Jacques Derrida évoquait, pour la première fois de manière systématique, la fin de l’Histoire, la fin de la lutte des classes, la fin de la philosophie, la fin des religions, la fin du sujet, la fin de l’Homme, la fin de (l’hégémonie) de l’Occident, la fin de l’Œdipe ou la fin de la Terre, entre autres, comme les principaux thèmes d’une nouvelle idéologie apocalyptique récemment adoptée par une post-modernité désireuse de se démarquer radicalement des (grands projets et récits) de la modernité. À cet égard, Derrida soulignait qu’il s’agissait d’une tentative ratée de différenciation par opposition binaire, et s’attachait à déconstruire le discours apocalyptique post-moderne en montrant qu’il était inséparable d’une conception de la Vérité comme absolu, et qu’il était le résultat d’un court-circuit entre a) une conception de la fin comme attente (de l’à venir) et/ou trajectoire ou appel dans le futur et b) une conception de la fin comme destin nécessaire, inéluctable, déterminé par un ordre cosmique, puis historique. De plus, il reliait aussi, dans son texte, ce court-circuit de la conception temporelle-métaphysique de la fin à la structure grammatologique de l’(archi-)écriture, où l’impossibilité de séparer l’ « itérabilité »16 du signe de la singularité absolue de l’événement originel qui est censé lui donner lieu, entraîne l’impossibilité d’établir une notion ultime (ou première), originelle et absolue de la Vérité.
Nous sommes donc confrontés à une structure binaire à double contrainte (doble bind) – que l’on peut comparer à une situation de communication dans laquelle une personne recevrait deux messages simultanément contradictoires et nécessaires – de nature à la fois ontologico-temporelle (fin/finalité) et gnoséologico-linguistique (singulier/itérable), qui se présente comme la structure profonde de l’apocalypse. C’est une question que Derrida abordera à nouveau dans sa conférence, peu commentée, de 1984 à l’université de Cornell, « No apocalypse, not now ». Le philosophe y décrit la structure même de l’apocalypse comme « le fantôme d’une destruction sans reste »17 qui se répète sans cesse, liant ainsi l’apocalypse à l’hantologie, cette logique spectrale de la pensée développée par Derrida18, qui intéressera tant les accélérationnistes.
Point limite où coïncident la singularité maximale possible d’un événement (la fin du monde) et l’itérabilité propre à tout système grammatico-discursif (le signe qui indique la révélation – révélation étant aussi le sens étymologique du mot apocalypse – de la fin du monde), la pensée apocalyptique implique donc de soutenir la contradiction selon laquelle il est à la fois impossible qu’elle ait eu un précédent (sinon tout serait déjà fini) et il est évident, historiquement et psychologiquement, que « ce n’est ni la première ni la dernière fois {que la fin du monde a eu lieu] »19.
Méconnaissance absolue du nouveau (ce qui n’a jamais eu lieu auparavant) et certitude garantie de sa répétition (ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela se produit) forment donc la structure de double contrainte (ou doble bind) et pleinement consciente, propre à la pensée apocalyptique (du tout ou rien) en tant que psycho-sphère de notre présent immédiat. L’apocalypse nous apparaît alors comme un type de configuration psychique et libidinale qui va au-delà de la pulsion lacanienne du Réel, et correspondrait assez bien à la situation psycho-sociale que nous rencontrons actuellement dans le cadre de la pandémie de Covid-19, que l’on pourrait aussi décrire comme un trouble cyclothymique faisant alterner la dépression (apocalypse) et l’euphorie (l’utopie) à un rythme si accéléré que dépression et euphorie se produisent presque simultanément20.
Dans les deux cas, que ce soit l’acceptation d’un effondrement apocalyptique supposément inévitable, ou l’espoir volontariste et inébranlable en l’advenue ex nihilo de quelque chose de radicalement nouveau, ce que cette structure de double contrainte implique et signifie en dernière instance, pour Derrida, c’est que « le krinein, le crisis, la décision même, et le choix se soustraient à nous »21. Ou, ce qui revient au même, que l’idéologie utopique-apocalyptique entraîne la fin de la politique, du moins telle que la modernité l’avait toujours comprise.
Alors que la révélation apocalyptique obéissait à l’origine à un messianisme de ce qui était à venir, mais n’avait pas encore été fixé, l’interprétation chrétienne de ce messianisme par Jean de Patmos a transformé l’ouverture de l’à-venir prophétique-apocalyptique en la réification et clôture d’une Vérité auto-poïétique intrinsèquement reliée à l’absolutisme eidétique de la métaphysique platonicienne et/ou à la réaffirmation gnoséologico-aristotélique de cette dernière dans le principe du tiers exclus. Ce n’est pas pour rien que l’Apocalypse a été écrite en grec. Le court-circuit entre fin et finalité, entre originalité et itérabilité, est ce qui produit cette fermeture caractéristique de la Vérité sur elle-même. Ce court-circuit n’est pas purement imaginaire ou privé. Il est grammatologique. C’est l’écriture elle-même, semble vouloir nous dire Derrida, qui a une structure apocalyptique fonctionnant comme la condition transcendantale de tout discours.
Quatrième connexion
La pensée occidentalo-centrée estime que la modernité et les Lumières sont les seules conceptions post-apocalyptiques valables, et identifie le nihilisme utopique-révolutionnaire comme son principal ennemi.
Jusqu’à présent, nous avons parlé de l’apocalypse comme de la révélation de quelque chose qui est encore à venir, quand bien même la certitude de son arrivée est une sorte d’absolu qui ne fait aucun doute. Mais alors, que devient-elle (l’apocalypse) lorsque la structure de cet à-venir (qui lui donnait un sens) est supplantée par son arrivée effective ? Comment pouvons-nous concevoir le temps, la vérité et la politique une fois que l’apocalypse est arrivée, et même qu’elle est derrière nous ? Comment fonctionne l’après-apocalypse ? Cela a-t-il même un sens de poser cette question ?
Selon nous, il existe deux types de réponses à ce problème : le projet (moderne) de vivre « après la fin du monde » (κόσμος) et toute une gamme de positions qui posent la question de la possibilité de vivre « après le futur ». Pour l’heure, concentrons-nous sur la façon dont la vie « après la fin du monde » a été conçue.
Pour Michaël Foessel, la condition post-apocalyptique de vivre « après la fin du monde » suppose la disparition définitive de l’image nécessaire, immuable et hiérarchique du monde (κόσμος). Selon le philosophe, la modernité occidentale coïnciderait pleinement avec cette condition post-apocalyptique par laquelle le monde est devenu contingent, de sorte que la notion de projet (politique) visant à construire un nouveau monde possible fondé sur la pluralité et la « natalité »22 a pu apparaître.
La condition post-apocalyptique change donc la conception du monde (κόσμος) nous faisant passer de l’affirmation de sa nécessité ontologique (Spinoza) à celle de sa contingence et de sa possibilité (Leibniz). Après la prise de conscience que le monde dans sa totalité peut être anéanti par l’apocalypse, une fois que l’on est certain de la contingence radicale du monde, et donc de la possibilité de l’anéantissement complet de ce que l’on croyait auparavant nécessaire, avoir un (projet de) monde consiste à assumer sa propre capacité de choix et, par une décision volontaire et souveraine, le devoir éthique de construire et de développer toutes ses possibilités, de sorte que désormais, « perdre le monde »23 équivaudrait, selon Foessel, à perdre le sens du possible.
Compte tenu de cette conception de la condition post-apocalyptique, les configurations utopiques-révolutionnaires du politique sont désavouées par Foessel pour leur adhésion à une vision ascétique-nihiliste typique des idéologies apocalyptiques. Plus précisément, la politique utopique-révolutionnaire se caractériserait, pour le philosophe, par son rejet (des possibilités) de ce monde, en raison de sa non-coïncidence avec les catégories d’un monde projeté ex nihilo dans l’imaginaire des révolutionnaires, un monde identifié par ces derniers comme la seule forme possible de justice universelle. De ce fait, les ascètes-révolutionnaires tentent toujours, pour Foessel, d’imposer violemment une normalisation des comportements socio-économiques des individus de ce monde en vertu d’un modèle idéal transcendant qui ne s’inscrirait même pas dans les possibilités matérielles effectives du monde présent.
Enfin, Foessel soutient que la conception psycho-apocalyptique du politique est fondée, comme Peter Sloterdijk l’a déjà affirmé à propos de la métaphysique occidentale, sur le ressentiment généré par la déception des attentes des révolutionnaires, une fois que ces derniers sont contraints d’admettre l’impossibilité de matérialiser leur monde idéal. C’est en raison de ce ressentiment et de cette frustration que l’ascète de Foessel cherche moins à fuir le monde qu’à le combattre, au risque d’une dérive hyperbolique de ce ressentiment qui transformerait sa psychologie utopique-révolutionnaire en un nihilisme apocalyptique susceptible d’abolir toute croyance dans le possible par l’acceptation soumise du « il n’y a rien à faire », ou du plus actuel « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ».
Arrivés à ce point, nous sommes confrontés à l’un des premiers loops d’ouverture et de fermeture caractéristiques de l’idéologie (post)apocalyptique, de sorte que l’ouverture initiale de la conception d’un monde radicalement contingent fournie par l’idéologie (post)apocalyptique, via la médiation d’une (nouvelle) projection hyperbolique de la promesse de construire un monde radicalement nouveau absolument ex nihilo, finit par se refermer sur elle-même dans l’assomption d’un défaitisme sans espoir. Plutôt que de s’inscrire dans les catégories de projet politique, de la pluralité et/ou « natalité », la critique de la raison apocalyptique de Foessel semble s’aligner clairement sur les notions de réalisme politique et de réformisme institutionnel.
Cinquième connexion
Malgré leurs tentatives (ratées) de critique du postmodernisme et du poststructuralisme, le réalisme spéculatif, l’hyperstition accélérationniste et l’Ontologie Orientée (hyper)Objets sont des récupérations hyperboliques de la pensée métaphysique-apocalyptique.
Parmi les différents discours qui tentent de conceptualiser ce que nous pouvons comprendre sous l’expression « après le futur », trois se distinguent par leur caractère hyperbolique et totalement apocalyptique, qui remet sérieusement en question leur prétention à dépasser la postmodernité, soulevant aussi la question de savoir s’il ne s’agit pas simplement d’un retour aux imaginaires et aux visions du monde occidentalo-centrés antérieurs non seulement à la postmodernité, mais aussi à la philosophie transcendantale.
Parmi eux, le réalisme spéculatif développé par Quentin Meillassoux soutient que la capacité de la connaissance humaine est telle qu’elle est capable de parvenir à une notion absolue de Vérité purement objective et ne dépendant aucunement de l’appareil gnoséologico-transcendantal du sujet connaissant. Le seul problème, à cet égard, réside dans le fait que le résultat de cet exploit purement spéculatif de la raison humaine serait l’identification de cet Absolu absolument connu avec un « hyper-chaos »24 radicalement aléatoire qui ne suivrait aucun modèle à quelque échelle que ce soit. Cela remettrait en question à la fois la capacité de la science empirique à trouver des modèles absolus permettant une prédiction radicalement exacte des événements, et la possibilité de développer un projet politique de domination et de reconfiguration technico-culturelle du monde (Φύσις). Ces deux facteurs rendraient à leur tour impossible tout projet d’autoconstitution d’un sujet collectif rationnel capable de construire un monde minimalement stable et/ou habitable.
Face à cet hyper-chaos sans avenir (prévisible) qui a fait imploser notre conception temporelle en un présent éternel (Jeztzeit), et reprenant la distinction corrélationniste par excellence entre éthique et théorie de la connaissance comme deux champs radicalement autonomes et sans lien, Meillassoux a développé une étrange récupération de la résurrection post-apocalyptique de tous les corps comme exigence catégorique d’une raison pratique qui doit postuler l’existence d’une Justice absolue pour que l’éthique continue d’avoir un sens, dans un monde sans avenir25.
D’un point de vue épistémologique moins prétentieux, l’Ontologie Orientée (hyper)Objets développée par Timothy Morton soutient que « Hyperobjects are genuinely apocalyptic (from the Greek term apocalyptō) in the sense that they lift the veil of prejudice – but in so doing they do not catapult us into a beyond. Rather they fix us more firmly to the spot, which is no longer an embeddedness in a world »26. Du point de vue de Morton, ce lieu sans monde dans lequel nous vivons serait une conséquence directe de l’effondrement de la relation sujet-objet propre à la modernité et de sa substitution par une abduction du sujet effectuée directement par les hyperobjets que le développement technico-scientifique nous a permis de postuler, en entendant par hyperobjets toutes les entités d’une échelle spatio-temporelle telle que, étant plongés en elles (et non devant elles), nous sommes incapables de leur fixer un début et une fin, puisque leur échelle même excède directement notre capacité de compréhension. Dans une nouvelle articulation du sublime kantien, des hyperobjets tels que le changement climatique, les particules quantiques et/ou l’horizon des événements cosmologiques nous situeraient non pas face à, ou en attente de l’apocalypse, mais pleinement dans l’apocalypse.
En ce sens, « vivre après le futur » s’identifierait à vivre après l’effondrement de l’échelle temporelle qui nous permettait de distinguer le passé, le présent et le futur en tant que références objectives au sein desquelles les objets existent. En revanche, l’Ontologie Orientée (hyper)Objets considère que « space and time are […] the strife between real objects and their accidents (space) or intentional objects and their accidents (time) »27, de sorte que la temporalité de notre relation avec (et au sein de) l’hyperobjet « changement climatique » est une temporalité dans laquelle l’excès de son échelle sur notre capacité de perception nous rend incapables d’établir des limites temporelles précises : ce que chaque sujet humain individuel perçoit comme une action passée, présente ou future implose dans l’« hyperobjet » changement climatique, que nous ne pouvons percevoir que comme une sorte de spectre qui n’est pas pleinement présent dans l’espace ou dans le temps, car nous ne parvenons jamais à voir l’ensemble des phénomènes que nous appelons « changement climatique » ni même leur déroulement temporel complet.
Enfin, le concept d’hyperstition développé par Nick Land et le CCRU28 interprète la condition post-apocalyptique de la vie après le futur à travers l’exemple paradigmatique du marché de futurs. À cet égard, le philosophe autrichien Armen Avanessian souligne le fait que nos croyances actuelles sur la valeur future d’une obligation ou d’une action produisent (poiesis) un(e attente de) futur qui pré-détermine le présent immédiat dans lequel nous vivons, transformant à la fois nos comportements réels et l’efficacité même de nos prévisions. C’est dans ce sens précis qu’il affirme explicitement que « future precedes present »29, au point de postuler que « truth emerges over time and must always first be constructed [retroactively] »30.
Dans les trois cas que nous avons analysés – l’hyper chaos réaliste spéculatif, l’Ontologie Orientée (hyper)Objets et l’hyperstition accélérationniste – l’ « hyper » de la métaphysique hyperbolico-apocalyptique commentée par Sloterdijk fait à nouveau son apparition. Une situation face à laquelle il est pertinent de soulever à nouveau le problème déjà posé par Sloterdijk lui-même dans sa critique de la pensée (supposément) post-métaphysique, et de reconnaître avec lui qu’ « il ne peut y avoir, à proprement parler, de pensée post-métaphysique en tant que telle, mais seulement post-hyperbolique. Il s’agirait donc en réalité de savoir si cette (prétendue) pensée post-métaphysique est réellement post-hyperbolique et non une nouvelle hyperbole avec une terminologie post-métaphysique. »31
Sixième connexion
Il ne faut pas confondre le nihilisme (No Future) du mouvement punk avec le nihilisme (No Future) du Dark Enlightenment (Lumières Obscures), ni avec le nihilisme ascétique attribué par Foessel à la politique révolutionnaire.
Selon Franco Berardi, mai 68 a été l’apogée de l’évolution humaine, parce que dans ces années-là, la conscience et la technologie sont allées de pair32, alors que depuis 1977, date de la sortie de « Never Mind the Bollocks » des Sex Pistols, le mot futur ne veut plus rien dire, et la provocation nihiliste de la culture punk est devenue le sens commun de la majorité33. Au contraire, selon Mark Fisher, « le punk a été la version britannique de mai 68 »34, et ce n’est qu’en 1997, avec l’arrivée au pouvoir du parti travailliste dirigé par Tony Blair, qu’aurait commencé cette perte de foi en la possibilité d’un avenir propre au réalisme capitaliste.
Contrairement à Berardi, Fisher considère que le No Future de la culture punk (de large diffusion) en général, et du cyberpunk en particulier35, ne doit pas être interprété comme un choix de soumission et d’acceptation désespérée de l’apocalypse, mais comme un No Future à la fois adressé à la politique britannique et occidentale alors en vigueur (basée sur le capitalisme et l’État-nation) et à La grande escroquerie du rock’n’roll36, pour reprendre le titre d’un des albums des Sex Pistols. À cet égard, la chanson dans laquelle les Sex Pistols ont eux-mêmes chanté leur No Future était très claire sur le véritable sens de ce No Future, qui n’était pas un No Future générique tel que l’accélérationnisme de droite l’a interprété, mais un « No Future for you ! », où ce « you » faisait explicitement référence au symbole fondamental de la politique britannique moderne, clairement identifié dans le titre puissamment ironique de leur chanson la plus célèbre : « God save the Queen ».
De la même manière, ce sont les paroles de cette même chanson qui mettent en lumière l’un des enjeux clés du caractère politico-émancipateur du No Future porté en étendard par le mouvement punk. Plus précisément, dans la partie où il est question des conséquences de ce « No Future for you ! » : dans un système sans avenir, all crimes are paid, dit la chanson, car, when there’s no future, how can there be sin ?
Plutôt qu’une condamnation, le No Future (for you !) du mouvement punk doit être lu comme une auto libération du discours de la dette (et de l’obligation qui nous est faite d’y souscrire), qui est le discours paradigmatique avec lequel l’Occident a toujours essayé de conceptualiser le lien social de tous les groupes humains possibles existant dans tous les mondes possibles, ainsi que l’ont montré les travaux de Marcel Mauss, Lévi-Strauss ou, plus récemment, de David Graeber37. De ce point de vue, comme les athées des XVIIe et XVIIIe siècles, considérés comme des terroristes sociaux qui ne devaient pas être tolérés tant dans la Charte de la tolérance de Locke que dans le Traité sur la tolérance de Voltaire (précisément parce qu’on considérait que, ne croyant pas en Dieu, ils ne pouvaient pas « croire » aux promesses ou aux dettes qu’ils contractaient avec leurs concitoyens38), les punks de la fin du XXe siècle ont rejeté la contrainte morale qui les condamnait à être redevables d’un système politiquement et socio-économiquement voué à l’effondrement, et ont choisi la désobéissance et le nihilisme positif consistant à ne plus croire en aucune des promesses (ou dettes) établies par la politique moderne, capitaliste et occidentalo-centrée.
Pour leur part, la nouvelle alt-right et les Dark Enlightenment (les Lumières Obscures) interprètent de manière littérale et absolutiste le No Future punk en le réinsérant dans un horizon métaphysico-apocalyptique, produisant ainsi un nouveau processus de clôture, visant comme toujours à gérer l’anxiété et la panique causées par l’indétermination radicale de ce qui peut advenir et/ou être généré sympoietiquement39. Plutôt que d’affronter la gestion de l’indétermination radicale, la psychopolitique apocalyptique préfère la certitude d’une catastrophe connue.
De même, le nihilisme punk (No Future) ne coïncide pas avec le discours ascétique du ressentiment que Michaël Foessel attribue à la psychopolitique révolutionnaire, mais il est, du moins de notre point de vue, beaucoup plus proche de l’ontologie du temps révolutionnaire décrite par Merleau Ponty. C’est-à-dire d’une temporalité libérée (de la dette du passé) et constitutive d’une nouvelle subjectivité dans laquelle la « responsabilité [soit la dette] historique »40 n’est pas déterminée par un passé éternel valable dans le présent (système) mais par « ce [que les hommes] se trouvent avoir fait à la lumière de l’événement [futur] »41.
Contrairement à l’éthique, au droit et à la politique libéraux-jusnaturalistes, où le caractère légitime des actions à mener dans le présent est déterminé par un passé mythique considéré comme immuable et « donné » (conformément à la théorie du Droit naturel), dans l’éthique, le droit et la politique révolutionnaires, en revanche, le caractère légitime des actions présentes reste indéterminé car il dépend d’un avenir ouvert que seul le cours ultérieur de l’histoire sera en mesure de déterminer. En ce sens, « être révolutionnaire, c’est juger ce qui est au nom de ce qui n’est pas encore, en le prenant comme plus réel que le réel »42.
Cependant, ce futur qui n’existe pas encore n’est pas un idéal transcendant sans aucun lien avec le monde actuel, comme le prétend Foessel, mais sa possibilité est inscrite de manière virtuelle et immanente dans la matérialité même de notre monde actuel. Le nihilisme punk n’est nihiliste qu’au regard du discours de la dette, et non par rapport à la possibilité matérielle du monde. Si Ernst Bloch considérait, dans son principe d’espérance, que dire « non » à ce monde implique aussi de dire « oui » à un novum dont nous ne savons pas encore de manière certaine ce qu’il est, le « Non » du No Future punk doit être lu comme un « Oui » à un After Future.
Septième connexion
La « futurabilité »43 bérardienne est nécessaire, mais pas suffisante, pour développer une pensée post-apocalyptique active.
Selon Franco Berardi, alors qu’au début du XXe siècle il y avait encore un avenir et un monde à construire (dans sa version fasciste ou communiste), la condition propre au XXIe siècle est qu’il n’y a plus d’avenir ni de monde à construire. Cependant, la compréhension de Berardi de la condition de notre vie « après le futur » n’est pas basée sur une quelconque hyperbole de type métaphysico-apocalyptique, mais sur une diffrac(taliza)tion multiple et une ré-articulation complexe des différentes dimensions « p » du futur, qu’il appelle « futurabilité ».
Plus précisément, Berardi fait la distinction entre possibilité, puissance, pouvoir et probabilité. Par possibilité, il entend « a content inscribed in the present constitution of the World »44, des possibilités qui ne sont donc pas infinies comme elles pourraient l’être pour Leibniz et/ou Bergson, mais multiples et plurielles. Pour sa part, la puissance est conçue comme « the subjective energy that deploys the possibilities and actualizes them »45, tandis que le pouvoir est défini comme le processus molaire de morphogenèse (émergence d’une forme concrète) généré à partir des différentes réarticulations complexes au niveau moléculaire. En d’autres termes, « the selection and enforcement of one possibility among many »46.
La thèse principale de Berardi est que, alors qu’à l’époque où la possibilité du futur existait encore, celui-ci était inscrit dans le présent comme une forme-tendance que nous pouvions imaginer (et donc projeter), l’After Future post-apocalyptique dans lequel nous vivons aujourd’hui est caractérisé par un triomphe sans appel de la probabilité numérique automatisée en tant que gestion administrative, qui a éclipsé l’ancien pouvoir politique fondé sur l’imagination. En conséquence, le futur a implosé sur lui-même et nous ne sommes plus capables de l’imaginer, mais seulement de l’anticiper statistiquement, avec les effets performatifs que cela implique.
Bien que l’on rencontre des parallèles avec le caractère de prophétie autoréalisatrice également présent dans le concept accélérationniste d’hyperstition, la manière dont Berardi conçoit son After Futur n’obéit aucunement à un hyper (en termes de croyance ou de superstition) mais à une soustraction ou à une réduction de pouvoir qui court-circuite le possible (virtuel) en probable (formel). Si la structure gnoséologique de l’apocalypse était définie par le court-circuit entre la fin comme finalité/tendance et la fin comme fin/terme, la structure du post-apocalyptique l’est, quant à elle, par le court-circuit entre possible et probable. À son tour, alors que la structure de double contrainte propre à l’apocalyptique consistait à postuler comme unique, absolue ou radicalement définitive la répétition imminente de la même chose, la double contrainte post-apocalyptique met en évidence la nouvelle simultanéité contradictoire entre le déterminisme mathématique du calcul stochastique-probabiliste et l’indétermination radicale et le caractère aléatoire des phénomènes complexes non linéaires formalisés à l’aide de tels modèles mathématiques.
Arrivés à ce point, la « futurabilité » post-apocalyptique propre à l’idée d’habiter une fin du monde-après-le-futur est configurée par le paradoxe, de nature absolument hantologique, d’un « déterminisme du non-connu », qui nous apparaît comme simultanément déterministe et aléatoire. Ici, l’imagination ne fonde plus rien, et il n’y a plus d’imagination qui vaille. Comme le reconnaît Berardi lui-même, « we must abandon hope : the world machine is ungovernable, and human will is impotent »47. Plutôt que de faire des projections de l’avenir, la politique post-apocalyptique devrait, selon le philosophe italien, se « face the inevitable »48 et exercer « the art of subjecting the unpredictable »49. C’est-à-dire nous préparer à ce déploiement caché du possible non identifié par le probable (ni par les formalisations mathématico-probabilistes associées à ce concept), en créant les conditions nécessaires pour pouvoir traverser la temporalité post-apocalyptique jusqu’à l’irruption de cet événement. Mais au-delà de la simple attente de l’événement, que pouvons-nous faire aujourd’hui, pour créer, et ne pas nous contenter d’attendre, les conditions qui permettront la réapparition d’une nouvelle politique in-monde (et non pas abjecte) After Future ? De notre point de vue, le point clé réside dans l’interconnexion des mondes abîmés.
Huitième connexion
La reconstruction et l’interconnexion continues de mondes abîmés multiples et radicalement hétérogènes (4I)50, effondrés et même anéantis est le point de départ d’une nouvelle cosmovision du monde post-apocalyptique.
Contrairement aux post-apocalypses « hyper » et au-delà du simple à-venir After-Future de Franco Berardi, des auteurs tels qu’Isabelle Stengers, Donna Haraway, Anna Tsing, Thom van Dooren ou Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski ont articulé une composition du post-apocalyptique qui ne met pas tant l’accent sur le développement (et le progrès indéfini) et/ou l’actualisation du simple possible (enregistré ou non par le probable) que sur la réhabilitation continue de ce qui a été abîmé par l’établissement de connexions finies et contingentes avec des formes de vie symbiotiques capables de construire des mondes-refuges dans une stabilité relative (eigen-state) et une résilience. De ce point de vue, plutôt qu’une reconstruction complète ex nihilo après un effondrement apocalyptique absolu, il s’agit plutôt de penser la reconstruction continue de mondes multiples et innombrables dont les devenirs consistent dans la transformation continuelle des effondrements partiels interconnectés.
Que ce soit à travers le récit de la manière dont d’autres espèces et règnes biologiques (les oiseaux, les mycorhizes et les escargots en particulier) reconstruisent les espaces dévastés lors de la Grande Accélération51 du capitalisme extractiviste52, à travers l’analyse des cosmovisions perspectivistes des peuples et cultures indigènes amérindiens et de leur capacité de résilience après les multiples apocalypses traversés53, ou à travers la projection de mondes autres radicalement cosmopolitiques et antispécistes54, la conception de la post-apocalypse complexifiée par cet ensemble de recherches s’aligne et s’interconnecte avec la critique postcoloniale et décoloniale de la modernité, ainsi qu’avec l’écoféminisme et la critique féministe des structures hétéro-patriarcales qui sont à la base du capitalisme, dans le but d’ouvrir une nouvelle conception de la reconstruction post- apocalyptique du possible, étrangère à toute connotation absolutiste-apocalyptique du tout ou rien.
Étant donné la complexité et la non-linéarité des connexions intersectionnelles, interculturelles, inter-scalaires et interdisciplinaires (4I), la re-génération d’autres mondes post-apocalyptiques possibles n’est plus conçue comme un projet ex-nihilo qui parierait sur la logique du tout (apocalypse) ou du rien (utopie), car, comme l’affirme Donna Haraway, cette logique binaire-apocalyptique « feeds radiant hope and bottomless despair, and I, for one, am satiated. We pay dearly for living within the chronotope of ultimate threats and promises »55.
Contrairement aux récits utopiques-révolutionnaires de type masculiniste-sacrificiel dans lesquels le héros-chasseur part en quête d’une proie-ennemie à anéantir au risque d’y laisser sa vie, les récits de SF appartenant au genre utopique-post-apocalyptique (Science Facts, Specualative Feminism, Speculative Fabulation, String Figures, So Far) retracent et développent les possibilités de narrations-autres, absolument éloignées des récits héroïques où n’existent que la violence et le conflit, ainsi que le fait, par exemple, Ursula K. Le Guin dans ses textes (et ses essais) où le modèle du contenant, ou du récipient, propre à la femme cueilleuse, est à la fois le premier dispositif culturel et la forme naturelle du récit56.
Nous sommes donc confrontés à la nécessité d’établir de multiples interconnexions queer, étant entendu que « queer here means not committed to reproduction of kind and having bumptious relations with futurities »57. Contre la reproduction des modèles antérieurs, il s’agit de promouvoir des devenirs complexes qui puissent tisser un panier-refuge collectif que nous pourrons ré-habiter, en nous débarrassant de la Philosophie de l’Histoire propre au projet humaniste moderne et en la remplaçant par une nouvelle terraformation de type humusiste58. Un remplacement, donc, du Commonwealth souverain et autopoïéique par un Compostwealth hétéroarchique et sympoïétique.
Contrairement aux cyberfuturismes et aux récits proto-fascistes d’horreur (weird) dans lesquels diverses entéléchies fantomatiques – qu’il s’agisse d’intelligences artificielles conscientes d’elles-mêmes ou d’anciens démons des profondeurs du temps et de la terre qui ont été réveillés – prennent le contrôle de la planète pour leur propre survie au prix de l’anéantissement de l’espèce humaine, les récits de SF qui s’inscrivent dans cette autre conception du post-apocalyptique se caractérisent par leur tentative de construire des réseaux complexes d’alliances intersectionnelles étendues dont la matérialité cthonique situe le concept berardien de puissance non seulement dans la subjectivité politique des êtres humains, mais dans la matérialité même du biologique-culturel, en harmonie avec la conception d’Ernst Bloch de la matière en tant que natura naturans (par opposition au vitalisme aléatoire démesuré de Bergson).
Arrivée à ce point de rencontre fortuit entre Bloch et Haraway, l’utopie change complètement de sens, se débarrassant du ressentiment et de la frustration apocalyptiques et millénaristes propre à la manière occidentalo-centrée de concevoir le nihilisme, et les remplaçant par l’ironie et le nihilisme caractéristiques du bouddhisme(zen)-punk.
Neuvième connexion
L’ironie et le nihilisme zen-punk sont les vertus fondamentales d’une éthique révolutionnaire post-apocalyptique de type sémiomatérialiste.
Nous avons vu que l’idéologie apocalyptique est un élément fondamental de la structure gnoséologico-binaire propre à la métaphysique « hyper » occidentale, de sorte que la Vérité (avec une majuscule) acquiert un caractère absolu, autonome, universel et univoque. Pour cette raison, sortir des cosmovisions apocalyptiques impose de sortir de cette conception de la Vérité, et il ne suffira pas de l’identifier à un hyper-chaos impossible à prévoir (mais absolument existant), de se limiter à analyser le processus rétroactif-socio-symbolique de sa formation (hyperstition), ou de recourir au caractère fantasmatique de quelques hyperobjets qui, bien qu’ils ne soient pas complètement connus, sont supposés avoir une essence obscure mais radicalement objective, autonome et agissant en dehors des différents systèmes de perception qui existent dans l’univers.
Plutôt qu’une nouvelle réflexion sur la Vérité (avec une majuscule), il faut une nouvelle figure grammaticale qui soit située, historique, partielle, ouverte, diffuse, flexible et – surtout – agglutinante. C’est-à-dire qu’elle ne devra pas être pensée pour exclure (le faux) mais pour permettre différentes réarticulations, recompositions (ré-agencements / ré-assemblages). Cette figure n’est pas la vérité (avec une minuscule), mais l’ironie.
À cet égard, Franco Berardi identifie l’ironie à un manque de conviction absolue – et non pas à un manque absolu de conviction – qui rend possible l’utilisation d’un « non-assertive language that aims to tune into many levels of meaning »59, et nécessitant toujours une certaine empathie permettant de partager avec d’autres le fait de vivre dans une situation de précarité (matérielle et gnoséologique), afin que l’ironie ne se transforme pas en cynisme. Selon le philosophe italien, l’ironie et le cynisme coïncident dans l’acceptation que la Vérité n’existe pas, mais ils diffèrent en ce que « the cynical person bends to the ppower of reality, while the ironic person knows that reality is a projection of the mind, of many interweaving minds »60.
Pour sa part, Donna Haraway lie l’ironie à l’impossibilité de parvenir à un système de connaissance complètement harmonieux, cohérent et consistant, ou même à une totalité dialectique. Selon elle, « Irony is about contradictions that do not resolve into larger wholes, even dialectally, about the tension of holding incompatible things together because both or all are necessary and true. Irony is about humor and serious play »61.
À cet égard, il est essentiel de souligner le profond sens de l’ironie présent à la fois dans le bouddhisme Chan et le bouddhisme Zen, ainsi que dans tous les courants et écoles bouddhistes influencés par Nagarjuna, souvent décrits comme nihilistes, car ils coïncident tous (à de rares exceptions près), non seulement dans un rejet complet de toute notion absolue d’ontologie positive (Être) ou de gnoséologie (Vérité), mais aussi dans une défense insistante – et une pratique active – de la tolérance (avec les autres religions et écoles de pensée), ainsi que de la bienveillance et de la coopération avec toutes les formes de vie, humaines ou non humaines.
Contrairement à l’Occident, qui a toujours diabolisé le nihilisme comme une position sociopathe et exclusivement destructrice opposée à la croyance ou à la foi (en l’avenir)62, le bouddhisme et le punk coïncident pour développer une conception du nihilisme proche de l’ironie, qui leur permet d’insister sur la non-existence d’une Vérité dernière et absolue, Principe et Fin de toutes choses. De notre point de vue, la condition post-apocalyptique d’un monde après le futur exige donc une conception nihiliste du politique. C’est-à-dire une politique débarrassée des quatre cavaliers de l’Apocalypse qui ont toujours accompagné la Vérité. Une politique, donc, sans Sujet (souverain), sans Histoire, sans Récit (identitaire), ni Conscience (la certitude comme bestialité de la raison).
Face à ces positions, le nihilisme punk, continuellement oublié et/ou, de manière très symptomatique, tergiversé et mal interprété par la quasi-totalité de la gauche académique, a été le principal mouvement social occidental du XXe siècle à nier tout avenir possible à une politique moderne qui, tout en acceptant la contingence post-apocalyptique du monde (κόσμος), maintiendrait sa fidélité aux quatre piliers de la Vérité propre à la pensée occidentale.
Le nihilisme punk n’est pas une négation cynique du possible, et son No Future n’est pas constitué de « evil words »63 (« paroles maléfiques ») réappropriées par le néolibéralisme et le néo-nationalisme. Au contraire, le nihilisme punk demeure, après 45 ans d’existence, une forme de complicité ironique avec le fait que nous vivons, non pas simplement sans avenir, mais après le futur même d’un système actuel qui s’effondre. Le No Future punk est l’expérience concrète d’un After Futur propre à l’éthique révolutionnaire conçue par Merleau-Ponty, un After Future dans lequel il n’y a plus aucune dette à l’égard de ce présent qui s’effondre sans laisser apparaître la moindre trace de Vérité.
Le contraire du pessimisme apocalyptique n’est donc pas l’optimisme moderne-prométhéen, mais la désobéissance et/ou la dissidence face à la structure apocalyptique de la Vérité. Comme l’indique le titre d’une courte conférence donnée par la philosophe Marina Garcés à l’université de Saragosse en mai 2021, nous devons « désobéir à l’apocalypse ». De notre point de vue, la meilleure façon d’y parvenir n’est pourtant pas de construire un nouveau radicalisme des Lumières64, mais l’inverse : une reconfiguration bouddhiste-punk de la pensée politique, technoscientifique et humaniste qui n’aurait aucune nostalgie pour la pensée des Lumières, puisque nous ne lui devons rien. Rappelons-le encore une fois : when there’s no future, how can there be sin?65
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Notes
Le 28 mai 2021, la philosophe Marina Garcés a donné une conférence à l’Université de Saragosse intitulée « Désobéir à l’apocalypse » lors de la séance de clôture du cours « Globalisation. Réflexions philosophiques, économiques et juridiques », coordonné par Juan Manuel Aragüés. Le présent texte est le résultat d’une tentative d’approfondissement, de développement et de réponse à certaines des principales questions soulevées par la professeure Marina Garcés lors de cette conférence.
- Le terme est emprunté au philosophe italien Franco Berardi, il désigne la dimension sémiotique du système capitaliste à l’ère des technologies et de l’informatique planétaire (cf. Berardi, 2011.) NDT.
- Land, 2012, p. 441-461.
- Cf. Land, 2022.
- Brassier, 2007, p. 223-229.
- Citons par exemple : Jared Diamond, Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive (2011) ; Naomi Oreskes et Jared Conway, The Collapse of Western Civilization: A View from the Future (2014); Carlos Taibo, Colapso. Capitalismo terminal, transición ecosocial, ecofascismo (2016); ou Luis Arenas, Capitalismo cansado. Tensiones (eco)políticas del desorden global (2021).
- On peut citer par exemple : Bjorn Lomborg, False Alarm: How Climate Change Panic Costs Us Trillions, Hurts the Poor, and Fails to Fix the Planet (2021) ; Jesús Zamora Bonilla, Contra-apocalípticos: Ecologismo, animalismo, posthumanismo (2021) ; ou Michaël Shellenberger, Apocalypse Never: Why Environmental Alarmism Hurts Us All, (2020).
- L’on se réfère particulièrement ici à : Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient (2013) ; Donna Haraway, Staying with the trouble : Making Kin in the Chthulucene (2016) ; etDéborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, The Ends of the World, Cambridge (2016).
- « […] die klassische Metaphysik die Idee der Weltwerdung der Vernunft hyperbolisch aus; die Gnosis setzte auf die Hyperbel der Verwandtschaft der Seele mit dem außerweltlichen Guten; der Messianismus ist die Übertreibungsgestalt des Wartens auf Gerechtigkeit; der Kritizismus hybridisiert diese Hyperbeln, indem er sie anonym beerbt, kombiniert, relativiert und umkehrt” : Sloterdijk, 2001, p. 255.
- Cf. Lawrence, 1966.
- Nous utiliserons le terme « Apocalypse » avec un « A » majuscule lorsque nous nous référerons explicitement au dernier livre du Nouveau Testament, et « apocalypse » avec un « a » minuscule lorsque nous nous référerons au concept général de l’apocalypse.
- Sloterdijk, 2001, p. 263.
- Lawrence, 1966, p. XXIII.
- Cf. Jeremy Rifkin, The third industrial revolution : how lateral power is transforming energy, the economy and the world (2011) ; Klaus Schwab, The fourth industrial revolution (2016) ; Inma Martinez, The Fifth Industrial Revolution (2020).
- À ce sujet, nous renvoyons à : Benjamin Bratton, The Terraforming (2019) ; Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the future: postcapitalism and a World without Work (2015) ; et Jeremy Rifkin, The Zero Marginal Cost Society; the Internet of Things, the Collaborative Commons and the Eclipse of Capiltalism (2015).
- Derrida, 1983.
- Pour une compréhension de l’ « itérabilité » chez Derrida (et sa différence avec la citation), on peut se référer, entre autres, à : Jacques Derrida, Limited Inc, Paris, Galilée, 1999. (NDT).
- Derrida, 1987, p. 372.
- Notamment dans Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. (NDT).
- Derrida, 1987, p. 365.
- Un bon exemple de cette configuration psychique pourrait être la déclaration hâtive de la réalisation de l’utopie communiste avec la crise de Covid-19 par Slavoj Žižek, ou encore la déclaration tout aussi hâtive de l’arrivée d’une nouvelle solution finale totalitaire avec l’état d’exception par Giorgio Agamben, ainsi que d’autres positions plus ou moins médianes rassemblées à la hâte dans un volume collectif intitulé Sopa de Wuhan (Soupe de Wuhan). Cf. VVAA, Sopa de Wuhan. Pensamiento contemporáneo en tiempo de pandemias (2020) ; Slavoj Žižek, Pandemic! Covid-19 shakes the world (2020) ; Giorgio Agamben, A che punto siamo? L’epidemia come politica (2020).
- Derrida, 1987, p. 368.
- Foessel, 2012 (2019), p. 139-146. Dans ces pages, Foessel reprend la notion de « natalité » développée par Hannah Arendt qui renvoie au caractère proprement créatif de l’action politique, qui différencierait cette dernière des domaines du travail ou de la production, caractérisés par la répétition mécanique avec ou sans plus-value. Plus précisément, Foessel considère que la natalité de la politique d’Arendt n’est possible qu’une fois que le monde et l’histoire sont devenus contingents. En outre, le philosophe lie cette natalité de la politique à la conception heideggerienne de l’historicité de l’être, les opposant toutes deux au déterminisme des philosophies de l’histoire du XIXe siècle. Pour un exposé complet de la conception de la natalité chez Arendt, voir : Arendt, 1998, pp. 7-12.
- Foessel, 2012 (2019), p. 157.
- Cf. Meillassoux, 2018. L’ouvrage est une compilation inédite de plusieurs articles et/ou conférences du philosophe français. Le terme « hyper-chaos » apparaît dans une conférence de Q. Meillassoux intitulée « Time without becoming » (2008), Mimesis International, Philosophy 6, 2014. (NDT).
- Meillassoux, 2006, p. 105-115.
- Morton, 2013, p. 144.
- Harman, 2010, p. 17.
- CCRU, 2015.
- Avanessian, 2017, p. 68.
- Avanessian, 2020, p. 113.
- « Es kann kein nachmetaphysisches Denken geben, sondern nur ein posthyperbolisches. Posthyperbolik aus Einsicht könnte ein Stadium der Reife sein, Posthyperbolik aus Schwäche ist eine Konjunkturphaser » : Sloterdijk, 2001, p. 271.
- « 1968 is the peak of human evolution because in those years consciousness and technology were rising together ». Cf. Berardi, 2019, p. 16.
- Malgré cette transformation réactionnaire du No Future initialement lancé par la culture punk, il faut rappeler ici que les premières réflexions de Franco Berardi sur le punk reconnaissaient ce dernier comme un « cries out desperately against the rarefaction of contact, against the post-urban desert, and reacts with a kind of hysterical self-destructiveness” (Cf. Berardi, 2009, p. 91.). C’est donc à l’appropriation néo-réactionnaire et dystopique du No Future par le cyberpunk et les Dark Enlightenment que Berardi fait référence, et non au mouvement punk lui-même.
- « Punk was what Britain had instead of 68 ». Cf. Fisher, K-punk. The Collected and Unpublished Writings of Mark Fisher (2004-2016), London, Repeater Books, 2018, p. 45.
- À cet égard, il est important de souligner que Mark Fisher définit presque exclusivement le terme « punk » comme « a confluence outside legitimate(d) Space » (Mark Fisher, 2018, p. 45.), que ces espaces soient politiques (parti, État, syndicat, etc.), éducatifs (universités, centres de recherche, musées) ou sociaux (famille, nation). Pour sa part, le terme « K », dans son célèbre blog « K-punk », se réfère non pas au « K » du Kratos démokratique, mais au « K » de Kyber (cyber) en tant que tendance culturelle de nature distributive facilitée par les nouvelles technologies de l’information.
- Plus précisément, la grande escroquerie du rock’n’roll, selon Fisher, consistait à entretenir un discours hypocrite qui postulait la possibilité de continuer à maintenir une conception moderne et « rebelle » de la liberté à travers la nouvelle version biker du sujet souverain (volontariste), authentique (spontané) et individualiste (libre de tout lien social), comme s’il s’agissait d’un bon sauvage dans le plus pur style Walden avec Harley Davidson. De ce point de vue, le No Future punk ne portait pas sur l’impossibilité d’un avenir en général, mais sur l’impossibilité d’un avenir pour la psychopolitique moderne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’industrie musicale frauduleuse.
- Graeber, 2012.
- C’est précisément en ce sens que Voltaire considérait la parole d’un athée comme de la « mauvaise monnaie ». Cf. Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763, Chap. XX. (http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb12103344s). Cette question du danger de l’athéisme comme circulation de « mauvaise monnaie » n’a pas été prise en compte par Derrida dans son célèbre Séminaire sur le conte de Baudelaire « La fausse monnaie » au cours des années 1977-78.
- Le concept de « sympoïesis » apparaît dans différents domaines (philosophie, théorie des systèmes, cybernétique, etc.) et désigne des processus de création complexes qui comprennent la collaboration ou interaction de plusieurs agents, éléments. (NDT).
- Merleau Ponty, 1947, p. 46.
- Ibidem.
- Merleau Ponty, 1947, p. 30.
- Berardi, 2017.
- Ibid., p. 8.
- Ibidem.
- Ibidem.
- Berardi, 2017, p. 70.
- Ibid., p. 69.
- Berardi, 2019, p. 35.
- « 4I » désigne les quatre modalités possibles d’interconnexion : « intersectionnelles, interculturelles, inter-scalaires et interdisciplinaires.
- La « Grande Accélération » désigne ici la période qui a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale, bien qu’il soit important de souligner que, comme l’a affirmé la théorie décoloniale, les fondements épistémologiques et technoscientifiques du capitalisme des 1ère et 2e révolutions industrielles et du cyber-capitalisme de la Grande Accélération trouvent leur principale impulsion dans le système-monde colonial initié en 1492, que Haraway appelle, par opposition à la période de la Grande Accélération, la période de la « Grande Simplification ». Cf. Haraway, 2018, p. 87.
- Cf. Thom van Doreen, Flight Ways : Life and Loss at the Edge of Extinction (2016) ; Anna Tsing, The mushroom at the end of the world : On the possibility of life in capitalist ruins (2021).
- Selon Eduardo Viveiros de Castro, certaines cultures indigènes amérindiennes ont développé une vision du monde dans laquelle il existe une horizontalité radicale de la différence entre les espèces, de sorte que « when a jaguar looks another jaguar, it sees a man (an indian) […] But when it looks at a man – what indians sees as a man – it sees a peccary or a monkey ». Danowski et Viveiros de Castro, 2016, p. 70.
- Cf. Stengers, 2022.
- Haraway, 1997, p. 41.
- Cf. Sa théorie de « la fiction-panier » : Le Guin, The carrier bag. Theory of fiction, London, Ignota Books, 2019 [1986] [NDT].
- Haraway, 2016, p. 105.
- Nous proposons ici d’employer le néologisme « humusiste » en référence au terme de « humusities » que Donna Haraway propose de substituer au mot « humanities » (« humanités »). Une substitution que la biologiste nord-américaine défend pour souligner la nécessité d’éliminer la conception anthropocentrique actuelle des sciences et/ou de la connaissance de l’esprit au profit d’une conception antispéciste (humus) de celles-ci.
- Berardi, 2019, p. 76.
- Ibid, p. 76.
- Haraway, 2000, p. 171.
- Alors que dans le cas du bouddhisme, le nihilisme est considéré comme la reconnaissance du vide ou de la contingence de l’Être et de la non-existence d’une Vérité absolue qui nous pousse à tenter de comprendre l’autre (et de collaborer avec lui), l’Occident insiste pour lier le nihilisme à l’irrationalisme et au ressentiment fasciste. Ce n’est pas pour rien que Berardi lui-même, malgré ses références continues à l’art oriental, insiste sur la répétition de la conception occidentale du nihilisme, qu’il caractérise comme « the growing wave of self-contempt and self-destruction, as nihilism is the only possible reaction to the impotence that follows the accomplishment of abstraction ». Cf. Berardi, 2019, p. 34.
- Berardi, 2024, p. 65.
- En référence au titre du livre de la philosophe Marina Garcés, Nueva Ilustración radical (2017).
- Je tiens à remercier Pablo Samper, étudiant du cours « Philosophie comparée : Orient et Occident » à l’Université de Saragosse pendant l’année 2020-21, pour m’avoir mis sur la piste des relations existantes entre les formes d’être-au-monde propres au bouddhisme zen et du mouvement punk, car sans son insistance à retracer cette relation à travers son concept du ou de la « punkarra », nous n’aurions jamais découvert l’œuvre de Brad Warner (Hardcore Zen. Punk rock, monster movies and the truth about reality, Somerville, Wisdom, 2015), fondamentale pour pouvoir porter la critique de l’apocalypse, que j’ai tenté de mener à bien dans ce texte, jusqu’à ses ultimes conséquences.