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No child’s play : traduire l’ironie de voix narratives enfantines

No child’s play : traduire l’ironie de voix narratives enfantines

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[D]ans le texte narratif littéraire, fausse histoire vraie racontée par une personne qui n’existe pas, la couleur du récit, sa tonalité, l’effet produit sur le lecteur dépendent au moins autant des voix narratives que de l’histoire elle-même. On attendra donc que, une fois traduit, le texte fasse encore exister cette énonciation fictive qui fait partie de son identité et que celle-ci produise le même effet sur le nouveau lecteur : c’est le problème de la restitution des voix narratives.1

La notion de double langage est généralement associée au jeu de mots, au trait d’esprit ou à d’autres utilisations du signe linguistique consistant à tirer parti de son ambiguïté pour transformer la langue en un code qui instaure une connivence entre l’émetteur et ses destinataires. En première analyse, de tels artifices semblent être l’apanage de locuteurs et de locutrices adultes dotés d’une excellente maîtrise des ressorts de la communication verbale.

La forme de double langage qui est abordée ici émane de narrateurs a priori peu experts en la matière. Il s’agit de locuteurs apprenants, généralement considérés comme innocents, donc piètres manipulateurs de la langue et de leurs destinataires : les enfants-narrateurs. Pourtant, lorsqu’elle est mise en œuvre dans des romans de littérature générale, donc destinée à être lue par des adultes, la voix narrative de tels personnages est instrumentalisée par l’auteur à des fins narratives, textuelles et stylistiques. De la tension entre ce que dit un enfant-narrateur et ce que l’auteur laisse entendre aux narrataires naissent différentes formes d’ironie qui seront illustrées dans les pages qui suivent.

L’analyse comparative de trois romans anglo-saxons et d’extraits de leur traduction en français permet de mettre au jour les finalités littéraires de l’orchestration de ces voix narratives. Cette orchestration se rapproche de la technique du contrepoint dans la mesure où la voix et le regard d’adulte de l’auteur implicite ne sont jamais absents de la narration. Après une rapide présentation du corpus, on procèdera à l’analyse des enjeux narratifs, textuels et traductionnels de l’ironie produite par le style narratif naïf de Harrison, de Jack et du narrateur de Rocks in the Belly, sachant que ce dernier laisse également affleurer dans son récit une tonalité désenchantée.

Brève présentation du corpus

Les textes qui forment le corpus de cet article sont Pigeon English, Room et Rocks in the Belly, trois romans anglo-saxons contemporains. Pigeon English est le premier roman de l’écrivain britannique Stephen Kelman, paru en 2011 en Grande-Bretagne. Il a été traduit en français pour les éditions Gallimard par Nicolas Richard et publié sous le titre Le Pigeon anglais. Rocks in the Belly est également le premier roman d’un écrivain britannique qui était installé en Australie au moment de sa publication, en 2011. Sa traduction française a été publiée en 2012 sous le titre Des cailloux dans le ventre. Room est le huitième roman d’Emma Donoghue, une historienne et écrivaine irlandaise vivant au Canada. Paru en 2010, ce roman, tout comme Rocks in the Belly, a été traduit pour les éditions Stock par Virginie Buhl.

Consciente que son expérience de la traduction de Room et de Rocks in the Belly a orienté la recherche et l’exemplification des phénomènes linguistiques, stylistiques et narratifs qui ont retenu son attention, la chercheuse praticienne souhaite ici tirer parti d’une connaissance intime des textes qu’elle a eu à traduire et des enjeux traductionnels qu’ils soulèvent. Ainsi, sa propre expérience éclaire sa lecture analytique de la traduction de Nicolas Richard. Motivée par un souci d’objectivation, cette démarche de recherche-création mise en œuvre dans sa thèse de doctorat2 exclut les jugements de valeur sur les choix traductifs destinés à restituer les effets d’ironie qui caractérisent le corpus à l’étude.

Dans une interview accordée à BBC News, Stephen Kelman, l’auteur de Pigeon English confie que son premier roman lui a été inspiré par un fait divers : la mort de Damilola Taylor, un écolier nigérian de dix ans poignardé dans la cité de Peckham en 20003. Quant au traducteur, il présente le roman en ces termes : « Premier roman de l’auteur britannique qui se glisse dans la peau d’un garçon de onze ans, arrivé avec sa mère et sa sœur du Ghana pour échouer dans une banlieue londonienne difficile, enquêtant sur la mort d’un jeune garçon de la cité »4. S. Kelman a écrit le récit du jeune Harrison Opoku à la première personne du singulier et dans une « langue mêlée », un parler enfantin où se rencontrent l’argot britannique et une forme d’anglais créolisé d’Afrique de l’Ouest, ou pidgin. Le titre du roman se prête à une double lecture dans la mesure où il s’agit d’un jeu de mots reposant sur la proximité sonore entre Pigeon English et pidgin English. Il laisse entendre que la langue singulière dans laquelle s’exprime Harri tient un rôle tout aussi important dans le roman que le pigeon que l’enfant perçoit à tort comme un témoin et une présence protectrice. Pour créer ce parler, l’auteur s’est inspiré des conversations surprises dans son quartier, à Luton dans la banlieue de Londres.

Comme Pigeon English, Room s’inspire d’un fait divers. Le succès de librairie de ce roman et la notoriété qu’il a value à Emma Donoghue sont en partie liés à un choix stylistique audacieux – confier la narration du roman à un narrateur âgé de cinq ans – mais aussi au fait qu’il s’agit d’un récit de captivité inspiré de l’affaire Elisabeth Fritzl5. Le jeune Jack vit coupé du monde depuis sa naissance. Il a grandi dans l’abri de jardin où est séquestrée sa mère depuis son enlèvement, sept ans plus tôt. De même que S. Kelman, E. Donoghue a procédé comme une linguiste de terrain en relevant des expressions utilisées par son fils adoptif et des bribes de conversations familiales qu’elle a ensuite insérées dans son roman pour créer la langue de Jack : « Room was easier to write than any of my other books partly because it was literally child’s play: I borrowed much of its detail (games, idioms, observations, snatches of curious dialogue) from our son, who was five at the time I was drafting it »6.

Dans un entretien accordé en 2013 à Kirsten Krauth, rédactrice en chef du magazine australien Newswrite, Jon Bauer mentionne les deux principales sources d’inspiration de Rocks in the Belly : d’une part, la photo d’une petite fille handicapée dont la mort avait profondément affecté la famille d’accueil où elle avait été placée ; d’autre part, les souvenirs de l’enfant qu’il était et de son sentiment d’avoir été un laissé-pour-compte dans sa propre famille.

Rocks is based on a picture I saw on a mantelpiece years ago. The image was of a young foster child with an intellectual disability. She had died, and the family who took her in really missed her. I kept that image in my mind for years and it bubbled up again one morning while I was lying in bed looking up at clouds. In terms of the shape of my own family, I suppose Rocks has an emotional authenticity, in that I was completely befuddled by the family I found myself in, and very aware that I was bottom of their list of priorities. […] But otherwise, it is that fictional weave of authenticity and invention.7

Ce roman fait alterner deux époques : celle où un jeune homme revient dans sa petite ville natale anglaise et celle, vingt ans plus tôt, où ce même narrateur âgé de huit ans raconte comment l’arrivée de Robert – un adolescent placé dans sa famille par les services sociaux – modifie l’équilibre familial d’une façon qui lui est insupportable. Seul un chapitre sur deux est écrit dans une langue empreinte d’un parler enfantin.

Les trois romans ont en commun le parti pris narratif qui consiste à associer la naïveté d’une narration enfantine à une histoire qui, du fait de sa thématique sombre, s’adresse à un lectorat adulte. D’où la publication de ces textes dans des collections de littérature générale, en version originale aussi bien qu’en traduction française.

Le double je-narrant : cheville ouvrière du dispositif narratif

Le cadre notionnel que j’ai choisi pour mener ma réflexion sur le dispositif narratif propre à mon corpus est celui qu’a établi Gérard Genette. Dans ce cadre, les notions d’histoire, de récit et de narration constituent le socle sur lequel peut se développer l’analyse des relations entre l’auteur implicite des textes romanesques ; l’enfant-narrateur qui y fait entendre sa voix et la lectrice ou le lecteur, envisagés ici comme les narrataires adultes auxquels s’adresse le discours narratif mis en œuvre : « [j]e ne reviendrai pas sur la distinction, aujourd’hui couramment admise, entre histoire (l’ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit, qui les raconte) et narration (l’acte réel ou fictif qui produit ce discours, c’est-à-dire le fait même de raconter) […] »8.

Le dispositif narratif des romans du corpus contribue à décentrer la perspective narrative et à mettre en avant la perception, la vision du monde et la façon de raconter propres à trois jeunes narrateurs. Ce qu’on appelle ici dispositif narratif est la mise en place d’un ensemble de paramètres diégétiques au moyen desquels le lecteur accède au monde fictionnel. Leur mise en œuvre conjointe conditionne et infléchit l’interaction lectorielle avec le texte. L’expression est empruntée à Hélène Crombet, dont l’article « Penser le roman comme un dispositif narratif. Vers une subjectivation du lecteur » analyse des récits fictionnels reposant sur des procédés narratifs destinés à activer les mécanismes de projection mentale à la lecture : « ces techniques et procédés narratifs qui concourent à projeter le lecteur dans la pensée de personnages de fiction »9. Soulignons que si le terme dispositif renvoie généralement à un ensemble statique de mécanismes, celui qui a fait l’objet d’une analyse approfondie dans notre thèse est destiné à enclencher une dynamique du récit et de sa réception cognitive et affective.

S’agissant de Room, de Pigeon English et de la moitié des chapitres de Rocks in the Belly, le dispositif narratif associe quatre paramètres :

  1. un personnage central juvénile ;
  2. la focalisation interne (l’enfant est le foyer de perception) ;
  3. un régime homodiégétique ;
  4. la prédominance d’une narration au présent.

Concernant le troisième paramètre, précisons que le jeune narrateur de chacun de ces récits est à la fois homodiégétique et autodiégétique, puisqu’il est l’un des personnages de l’histoire. De ce fait, il se raconte et vit ce qu’il raconte en même temps et c’est en ce sens qu’on peut le décrire comme un double-je narrant même si la narration au présent gomme le dédoublement qui sous-tend cette forme de narration :

En effet, dans la narration simultanée, l’hiatus temporel entre le moi qui raconte et le moi qui vit ses expériences – un hiatus que le journal intime et le roman épistolaire peuvent ramener à des jours, des heures, voire des minutes – est littéralement réduit à zéro : le moment de la narration est le moment de l’expérience, le moi qui raconte est le moi qui vit ses expériences.10

Ce double je-narrant, à la fois conteur et acteur de son récit, est donc à l’origine d’un récit caractérisé par la spontanéité et la véracité que semble garantir la concomitance avec l’expérience vécue. Pourtant, il s’agit également d’un narrateur non fiable – ou « unreliable narrator »11 –, puisqu’en raison de son jeune âge, ses normes, sa vision du monde et la compréhension qu’il en a divergeront plus ou moins de celles de l’auteur implicite, d’autres personnages du roman et des narrataires adultes : « [Unreliability] is most often a matter of what James calls inconscience; the narrator is mistaken, or he believes himself to have qualities that the author denies him. Or, as in Huckleberry Finn, the narrator claims to be naturally wicked while the author silently praises his virtues behind his back »12. Il n’y a pas nécessairement duplicité ou mensonge dans le récit de ces narrateurs que Greta Olson qualifie de faillibles :

[F]allible narrators do not reliably report on narrative events because they are mistaken about their judgments or perceptions or are biased. Fallible narrators’ perceptions can be impaired because they are children with limited education or experience, as in Huckleberry Finn; or, as in the case of Marlow from Lord Jim, their reports can seem insufficient because their sources of information are biased and incomplete.13

Le décalage entre les valeurs de l’auteur implicite et celles de l’enfant-narrateur donne tout son sens à la distinction établie par G. Genette entre l’histoire (ou ensemble des événements fictifs rapportés dans un récit) et le récit lui-même (le produit d’une narration construite et orientée, susceptible d’être défaillant), histoire et récit entre lesquels il peut y avoir des décrochages. Ces divergences invitent à une double lecture du texte en même temps qu’elles créent une forme d’ambivalence chez les narrataires, entre empathie et recul critique vis-à-vis des jeunes narrateurs en question.

Le double jeu lectoriel mis en œuvre dans les trois romans

W. C. Booth détaille les différents effets de lecture que produit la narration non fiable sans pour autant conduire le narrateur défaillant à s’aliéner la sympathie des narrataires. Ces effets de lecture sont induits par l’effacement de l’auteur implicite qui laisse le narrateur faillible « se débrouiller » seul, favorisant ainsi la sympathie des narrataires à son endroit : « Perhaps the most important effect of traveling with a narrator who is unaccompanied by a helpful author is that of decreasing emotional distance »14. Par ailleurs, lorsqu’il est nécessaire de semer la confusion dans l’esprit de celles et ceux qui lisent un récit, le recours à un narrateur lui-même plongé dans la confusion est une technique très efficace. Cette expérience partagée de la confusion favorise un rapprochement entre le narrateur non fiable et les narrataires. Ne pas intervenir dans le récit et s’effacer derrière l’instance narrative homodiégétique ne signifie pas pour autant que l’auteur implicite est absent :

[T]hough the narrator may have some redeeming qualities of mind or heart, we travel with the silent author, observing as from a rear seat the humorous or disgraceful or ridiculous or vicious driving behavior of the narrator seating in front. The author may wink or nudge, but he may not speak. The reader may sympathize or deplore, but he never accepts the narrator as a reliable guide.15

La proximité avec le narrateur n’exclut donc pas la connivence avec l’auteur implicite et silencieux. La description très anthropomorphique et la métaphore routière employées par Booth laissent entendre que la conduite du récit est la responsabilité du narrateur non fiable cependant que l’auteur implicite s’impose de garder le silence, mais dissémine des indices en laissant aux narrataires le soin de les décoder. Cela suscite un autre effet de lecture particulièrement important : le plaisir de décoder ce récit défaillant et crypté.

It is obvious – at least once we’ve read Joyce – that there is no limit to the number of deciphering pleasures that can be packed into a book. And clearly the challenge to the cryptographer is greatest when the explicit helps from the author, speaking in his own voice, are least. In so far as a work depends, then, on the reader’s activity of deciphering, it cannot offer explicit aid.16 

Le plaisir intellectuel du déchiffrage est non négligeable dans certains récits dominés par une perspective limitée et conduits par un narrateur non fiable. Par ailleurs, les indices par lesquels l’auteur donne indirectement à entendre ce qu’elle ou il pense du narrateur (ou des imperfections de son récit, etc.) favorisent une connivence secrète avec les narrataires, connivence étroitement liée à l’ironie.

Whenever an author conveys to his reader an unspoken point, he creates a sense of collusion against all those, whether in the story or out of it, who do not get that point. Irony is always thus in part a device for excluding as well as for including, and those who are included, those who happen to have the necessary information to grasp the irony, cannot but derive at least part of their pleasure from a sense that others are excluded. In the irony with which we are concerned, the speaker himself is the butt of the ironic point. The author and reader are secretly in collusion, behind the speaker’s back, agreeing upon the standard by which he is found wanting.17

La configuration narrative de Room, de Pigeon English et de Rocks in the Belly aboutit à ce double jeu lectoriel reposant sur l’ironie. En effet, les décalages entre ce que pensent et croient les jeunes narrateurs et ce que les narrataires tiennent pour vrai favorisent une forme de connivence entre l’auteur implicite et ses lecteurs aux dépens des enfants-narrateurs.

Précisons ici que le récit de ces jeunes narrateurs n’est jamais remis en cause ouvertement par l’auteur, qui laisse lire la « vérité » entre les lignes. De fait, « l’ironie n’attaque pas ouvertement. Par son essentiel double jeu, elle feint de ménager la face positive de l’ironisé »18. Le plaisir d’une telle lecture réside précisément dans la coexistence d’un sens au pied de la lettre, d’une version naïve de l’histoire, et de celle que les lectrices et les lecteurs sont amenés à reconstituer par leur activité interprétative et interactive.

Une vision naïve qui défamiliarise le monde des adultes

Dans les romans étudiés ici, le récit au premier degré des jeunes narrateurs est caractérisé par un style que l’on qualifiera de « faux-naïf ». Dans Room, l’ironie dramatique résulte du fait que Jack ignore que le monde extérieur existe. Pour le protéger, sa mère lui cache la réalité de leur captivité jusqu’à ses cinq ans, aussi pense-t-il que le monde qu’il voit à la télévision n’existe pas vraiment. Lorsqu’elle finit par lui révéler la vérité, il accueille ses explications avec une incrédulité que l’on retrouve à l’échelle microtextuelle quand elle s’amuse de jeux de mots qu’il ne comprend pas (voir ci-après, échantillon n° 1). Par la suite, au contact du monde extérieur et d’autres adultes, certaines expressions idiomatiques le laissent également perplexe (échantillons n° 2 et 3).

Échantillon n° 1

I make a ten-story skyscraper.

Ten stories,” says Ma and laughs, that wasn’t very funny. 19

J’en fais une tour à dix hauteurs.

« Dix auteurs », dit Maman et elle rit (moi, je trouve pas ça très drôle).20

Échantillon n° 2

“That was Dr. Clay, your Ma is stable. That sounds good doesn’t it?”

It sounds like a horse. 21

« C’était le docteur Clay, l’état de ta maman est stable. Bonne nouvelle, non ? »

Mais les étables, c’est pas pour les animaux ?22

Échantillon n° 3

Grandma comes down crying again. “She’s turned round the corner.”

I stare at her.

“Your Ma.”

What corner?

“She’s on the mend, she’s going to be fine, probably.” 23

Mamie me rejoint, elle est encore en train de pleurer. « Elle a passé le cap critique. »

J’ouvre de grands yeux.

« Ta maman.

— Quelle cape ?

— Elle est en bonne voie, elle va sans doute s’en tirer. » 24

Comme on le constate en observant les paires de termes soulignés, l’enjeu traductionnel consiste ici à trouver en français deux termes identiques ou dont la graphie et la prononciation sont suffisamment proches en français pour restituer l’ambiguïté sémantique observée dans la version originale. Ce travail requiert une exploitation inventive des ressources linguistiques dont on dispose dans la langue cible. Ainsi, la traductrice met en œuvre une forme de créativité déclenchée par une contrainte inhérente au texte source. Mais une autre facette de sa pratique textuelle, le rôle de relai énonciatif empathique chargé de restituer le ressenti de l’enfant-narrateur, est également perceptible dans les échantillons n° 1 et n° 2. Les passages soulignés en pointillés dans la deuxième colonne correspondent à des étoffements25 destinés à expliciter le point de vue de l’enfant-narrateur qui s’inscrit en faux par rapport à la perception des adultes.

Dans Pigeon English, dont le narrateur homodiégétique est un jeune Ghanéen qui vit en Angleterre depuis peu de temps, l’ironie résulte généralement du regard décalé qu’il porte sur son nouvel environnement. À titre d’exemple, citons le passage suivant : « The baby trees are in a cage. They put a cage around the tree to stop you stealing it. Asweh, it’s very crazy. Who’d steal a tree anyway? »26. En l’occurrence, sa lecture de la réalité n’est pas métaphorique, il pense vraiment que les Anglais mettent les arbres en cage comme des bébés animaux pour éviter les vols. Les narrataires rectifieront ces énoncés selon une logique cognitive différente et partagée : a) les cages servent à enfermer les animaux, pas à protéger les végétaux du vol ; b) les arbres sont entourés d’une grille qui les protège contre différentes formes de dégradations urbaines ; c) cela n’a rien d’insensé, contrairement à ce qu’affirme Harri.

Notons que les deux lectures divergentes d’une même réalité semblent se rejoindre dans le dernier énoncé : « Who’d steal a tree anyway? ». Il contient cependant une charge ironique résultant du fait qu’il n’a pas le même sens pour l’enfant-narrateur que pour l’auteur implicite et les narrataires. Pour le premier, cette question signifie qu’il est inutile et absurde d’ériger une cage autour de l’arbre, l’énoncé exprime donc une remise en cause. Pour les seconds, il confirme que ce qui entoure les arbres n’est ni une cage ni un dispositif antivol : l’énoncé a valeur de confirmation consensuelle.

Le ton désabusé du narrateur de Rocks in the Belly

Le même effet défamiliarisant, associé à une description décalée de la réalité fictionnelle, est produit par la re-littéralisation d’expressions métaphoriques dans Rocks in the Belly. L’exemple ci-après est représentatif de l’investissement imaginatif d’une métaphore animalière par l’enfant-narrateur :

I feel sheepish, like Dad says. So I’m on the lawn but suddenly I’ve got little hairy legs and my hair is curly wool. Only I’d be lambish cos I’m not 13. Once you get to 13 your life properly starts and you can probably be sheepish then. I’d be lambish now.27

L’enjeu traductif consiste ici à trouver en français une expression animalière susceptible de véhiculer le double sens (propre et figuré) de « sheepish » qui sert de support à l’imagination du jeune narrateur et transfigure la réalité décrite dans ce passage. L’expression métaphorique recherchée permettra au texte d’arrivée de produire un effet similaire sur ses destinataires à celui que produit le texte de départ.

Je suis tout penaud – j’ai mon air de chien battu, comme dirait Papa. C’est bien moi, sur la pelouse, mais tout à coup j’ai des petites pattes couvertes de poils et un pelage bouclé à la place des cheveux. Sauf que ce serait un chiot, vu que j’ai pas 13 ans. À 13 ans, on commence sa vie pour de vrai et on peut sûrement être un chien battu. Moi, je serais juste un chiot battu pour l’instant.28

Le recours à la métaphore animalière du chien battu est ici assorti d’une explicitation de son sens (« je suis tout penaud »). Ce n’était pas indispensable dans la mesure où, comme on l’a vu précédemment, le plaisir du déchiffrage fait partie des effets de lecture induits par le récit d’un narrateur faillible. La traductrice a sans doute cédé à la tendance à l’explicitation mise au jour et définie par Antoine Berman comme « la manifestation de quelque chose qui n’est pas apparent, mais celé ou réprimé, dans l’original. La traduction, par son propre mouvement, met au jour cet élément »29.

Cependant, le narrateur du roman de J. Bauer est un enfant précoce. À huit ans, il a déjà perdu une partie de ses illusions sur les adultes, d’où le désenchantement qui colore une grande partie de son récit. Les fausses vérités et les discours moralisateurs que lui tiennent ses parents sont rapportés avec une distance critique qui laisse entendre plus ou moins explicitement qu’il n’est pas dupe. Les éléments textuels soulignés dans l’échantillon n° 4 fissurent l’image des adultes détenteurs de vérité et de sagesse : les parents n’ont guère que des esquives verbales à offrir à l’enfant qui se pose des questions existentielles.

Échantillon n° 4
I don’t know why we’re here. Humans. Which makes me really sad. I ask Mum and Dad but they always shrug and give small answers like ‘We just are’. Or ‘To tidy our room’. 30 Je sais pas pourquoi on est ici. Nous, les humains. Et ça me rend vraiment triste. À chaque fois que je demande à Maman et Papa, ils haussent les épaules en disant des petites phrases du genre : « C’est comme ça » ou : « Pour ranger notre chambre. »31

Dans l’échantillon n° 5, c’est le discours maternel qui est remis en question : l’enfant rejette la présentation moralisatrice de la démarche des familles d’accueil dont il subit personnellement les conséquences dans le roman, si bien qu’il la perçoit à la fois comme une forme d’hypocrisie bien-pensante et comme une injustice à son égard.

Échantillon n° 5
She’s talking about foster parenting again and how it’s our duty to play a part in the whole world and not just in our bit of world and I’ve heard it heard it heard it heard it […]. 32 Elle recommence à parler des familles d’accueil, comme quoi c’est notre devoir de jouer un rôle dans le monde et pas juste dans notre petit bout de monde à nous et patati et patata, j’ai déjà entendu ça mille fois […].33

L’ironie perceptible dans le discours narratif rapproche alors les narrataires du jeune narrateur et s’exerce aux dépens des personnages adultes censés en savoir plus que les enfants et leur montrer la voie vers ce qui est juste. Sur le plan stylistique, le deuxième passage souligné dans l’échantillon n° 5 montre que dans le texte original, c’est la répétition qui souligne le côté creux, répétitif et écœurant du discours que l’enfant n’a que trop entendu. Dans la traduction, le ressort syntaxique de la répétition est remplacé par une forme de lexicalisation (« et patati et patata »), un choix qui se justifie par ses sonorités enfantines, proches de l’onomatopée. La répétition est toujours présente, mais transférée sur le plan sémantique puisque « j’ai déjà entendu ça mille fois » constitue une autre façon de dire exactement la même chose qu’« et patati et patata ». La forme de redondance mise en œuvre par la traductrice est destinée à produire un effet de lecture équivalent à « I’ve heard it heard it heard it heard it ».

Conclusion

Ce que l’auteur implicite de chacun des trois romans cherche à représenter par le truchement de ce double jeu lectoriel, ce sont trois regards d’enfants sur le monde des adultes, mais aussi deux visions de l’enfance différentes. La première défamiliarise l’adulte qui lit le récit des jeunes narrateurs en lui présentant une réalité transfigurée par l’imagination et la perception décalée de jeunes narrateurs naïfs et spontanés. L’enfance y est représentée comme le temps de l’innocence et l’ironie s’exercera le plus souvent aux dépens de l’enfant-narrateur. L’autre introduit une distance critique et un ton désabusé dans le récit, sans pour autant exclure un certain de degré de revitalisation de la langue et de la perception du réel. L’enfance est alors représentée comme un désenchantement. Dans ce cas, l’ironie peut, par exemple, rapprocher le personnage-narrateur et ses narrataires aux dépens d’autres protagonistes du roman. De ce fait, les voix narratives juvéniles portent des récits dont l’intensité propose une expérience de lecture enrichie d’une charge émotionnelle particulière et dont la traduction ne saurait se limiter à un transfert linguistique, stylistique et culturel ; cette expérience de lecture engage la personne qui traduit dans sa relation intime à l’enfance et à la langue juvénile autant que dans sa prise en charge ré-énonciative des jeunes narrateurs qu’il s’agit de faire renaître dans une autre langue-culture.

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Notes

  1. Roux-Faucard, 2008, p. 29.
  2. Buhl, 2021. La défamiliarisation d’une langue à l’autre : traduire la voix de l’enfant-narrateur en français. Thèse de doctorat, Paris 3, École doctorale Sciences du langage. Sous la direction d’Isabelle Collombat. [en ligne en accès restreint] http://www.theses.fr/s154268.
  3. Masters, 2011.
  4. Richard, 2021, p. 322.
  5. Séquestrée par son père pendant vingt-quatre ans dans le sous-sol de sa propre maison, Elisabeth Fritzl a été libérée en avril 2008 ainsi que six des sept enfants nés pendant sa captivité.
  6. Emma Donoghue on how she wrote Room, 2014.
  7. Meet the locals: author Jon Bauer, 2013.
  8. Genette, 1983, p. 10.
  9. Crombet, 2016, p. 2.
  10. Cohn, 2001, p. 165.
  11. Booth, 1961, p. 155.
  12. Ibid., p. 158-159.
  13. Olson, 2003, p. 101.
  14. Booth, 1961, p. 274.
  15. Ibid., p. 300.
  16. Ibid., p. 301.
  17.  Ibid., p. 304. [nous soulignons].
  18. Géraud, 1999, p. 5. [nous soulignons].
  19. Donoghue, 2010, p. 16. [nous soulignons].
  20. Donoghue, trad. Buhl, 2011, p. 31. [nous soulignons].
  21. Donoghue, 2010, p. 258. [nous soulignons].
  22. Donoghue, trad. Buhl, 2011, p. 323. [nous soulignons].
  23. Donoghue, 2010, p. 266. [nous soulignons].
  24. Donoghue, trad. Buhl, p. 332-333. [nous soulignons].
  25. Il y a étoffement d’une micro- ou d’une macrostructure lorsque sa traduction littérale ou restructurée nécessite l’insertion d’un ou de plusieurs signes pour des raisons d’ordre morphosyntaxique, sémantique, stylistique ou idiomatique. (Ballard, 2004, p. 54-55).
  26. Kelman, 2010, p. 7.
  27.  Bauer, 2010, p. 10.
  28. Bauer, trad. Buhl, 2012, p. 19.
  29. Berman, 1999, p. 55.
  30. Bauer, 2010, p. 147. [nous soulignons].
  31. Bauer, 2012, p. 181. [nous soulignons].
  32. Bauer, 2010, p. 63. [nous soulignons].
  33. Bauer, trad. Buhl, 2012, p. 81. [nous soulignons].
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111688
ISBN html : 978-2-35311-168-8
ISBN pdf : 978-2-35311-169-5
Volume : 1
ISSN : en cours
14 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Virginie, Buhl, « No child’s play : traduire l’ironie de voix narratives enfantines », in : Buisson, Françoise, Daguerre, Blandine, dir., Traduire le double langage : double jeu et double sens, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 1, 2024, p. 119-132, [en ligne] https://una-editions.fr/no-childs-play/ [consulté le 20/07/2024].
10.46608/almaelinguae1.9782353111688.8
Illustration de couverture • Réalisation T. Ferreira, PUPPA.
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