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Ostracisme numérique

Ostracisme numérique

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L’ostracisme numérique est une pratique plus ou moins ouverte et explicite qui vise à ignorer, à tenir à distance, voire à mettre à l’écart une personne ou un groupe d’une interaction sociale en ligne.

Ce refus d’intégration est essentiellement basé sur l’indifférence et emprunte régulièrement la forme d’un « traitement silencieux »1. Il s’agit essentiellement de ne pas interagir avec la cible toujours présente dans le groupe et d’omettre de prendre certaines dispositions pour l’associer aux échanges ou aux activités (on ne lui parle pas, on ne l’invite pas, on ne la « voit » pas, etc.).

Si l’ostracisme peut être « punitif » (punir les individus qui transgressent une norme du groupe), « défensif » (exercé en anticipation de la menace que représente un individu pour le groupe) ou « ignorant », il revêt principalement cinq formes2 : l’ignorance, la négligence, l’exclusion, le traitement différencié, la dépréciation.

Ce comportement passif-agressif est subi par les victimes et leur donne l’impression d’être invisibles, exclues des interactions sociales et traitées comme extérieures au groupe, sans pour autant qu’une rupture brusque et formelle soit établie.

Le processus d’ostracisation se déroule en trois temps. Tout d’abord, la phase réflexive durant laquelle la victime détecte la pratique qu’elle perçoit comme une menace, suivie d’une phase réflective où elle essaie de mettre en place des comportements adaptatifs pour y pallier, puis une phase de résignation, où elle perd progressivement ses capacités d’ajustement et peut se sentir totalement impuissante.

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  • Rejet social numérique
  • Silent treatment

Pas informée des conversations WhatsApp auxquelles mon groupe participe, systématiquement oubliée dans les boucles de mails… Finalement, être ignorée c’est avoir l’impression de ne pas compter : c’est le pire des mépris !
– une victime

Traduit en français par « culture de l’annulation » ou « culture de la dénonciation », la « cancel culture » est une pratique déviante de l’ostracisme qui vise à mettre au pilori une personne qui aurait tenu des propos ou eu des comportements offensants (avérés ou supposés) qui conduisent à l’indignation publique, notamment sur les réseaux sociaux.

Généralement portées par les mouvements « woke » (qui se décrivent comme une nouvelle génération militante qui revendique lutter et dénoncer toutes formes d’injustices subies par les minorités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses), des accusations publiques sont proférées en appelant à une nouvelle forme de censure générale : le boycott.

Il s’agit de « cancel » la personne (littéralement la supprimer), en ternissant son image par des insinuations, des dénonciations, des délations, etc., en perturbant son activité per des intimidations, des menaces, une exposition médiatique, etc., jusqu’à ce qu’elle capitule.

Souvent dénoncée pour l’impunité du système dans lequel la cancel culture s’inscrit et la manière dont les individus reproduisent à leur tour des injustices et des violences en ligne pourtant consensuellement critiquées, elle s’appuie sur une forme de lynchage numérique qui brutalise les débats et polarise les échanges, car :

  • les écrits d’écran courts et émotifs laissent peu de place à la nuance et au raisonnement ;
  • la distance marquée par l’usage d’un ordinateur, par l’asynchronicité des réponses ne permet pas de mesurer l’impact psychologique sur les victimes ;
  • les dynamiques collectives propres aux réseaux sociaux amplifient le phénomène de contagion et la diffusion d’affirmations spectaculaires qui génèrent du trafic.

Le terme « ostracisme » trouve son origine dans la Grèce antique et fut institué aux environs du Ve siècle avant Jésus-Christ. Il s’agissait initialement d’une mesure d’éloignement politique, indépendante du système juridique, exercée par l’assemblée des citoyens libres d’Athènes, l’Ecclésia.

Elle servait à voter le bannissement, pour une période de dix ans, des personnes jugées dangereuses pour la vie de la cité, que l’on soupçonnait d’aspirer à des ambitions trop personnelles, voire qui pouvaient nuire aux intérêts de l’état (comme un général autoritaire, un orateur de grande influence, un rival politique cupide, etc.). Il ne s’agissait aucunement d’une condamnation pénale : leurs droits civiques et leurs biens étant conservés.

Chaque membre de l’assemblée inscrivait sur un ostracon (tesson de poterie, dont le nom provient de sa ressemblance avec une coquille d’huître) le nom d’un citoyen qu’il souhaitait refouler de la ville. Celui qui était désigné par la majorité des voix devait se soumettre à ce verdict d’exil, sans avoir le droit de se défendre ni même de le contester.

L’exilé n’avait que dix jours pour tout mettre en ordre et se résigner à dire adieu à ses proches avant de devoir s’éloigner de la cité pour cette longue durée d’exclusion. Il arrivait parfois qu’il soit rappelé avant ce temps par un décret du peuple.

Généralement, après cette période obligatoire de dix années, il était cependant libre de revenir dans la cité et de réintégrer la vie politique d’Athènes.

Message sur X (anciennement Twitter).
Message sur X (anciennement Twitter).
Captures d’écran de victimes.

D’après l’article 222-32-2, l’ostracisme peut être considéré dans certains cas comme une des formes de harcèlement moral caractérisé, si des propos ou des comportements sont répétés et ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie se traduisant par une altération de la santé physique ou mentale (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende).

Plusieurs cas de jurisprudence font état d’atteinte à la dignité et à la santé de la victime dans le cadre professionnel suite à des mises l’écart prolongées de groupes de travail, des absences de directives, des mesures administratives vexatoires, des déroulements de carrière anormalement ralentis, des refus de promotion, etc.

Si ces infractions sont reconnues à la marge, il est à noter une nouvelle mesure qui en fait état explicitement : la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 qui vise à améliorer la protection des lanceurs d’alerte (« personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général ») et qui dispose qu’ils ne peuvent faire l’objet de mesures de représailles, ni de menaces ou de tentatives de recourir à toute forme de : « coercition, intimidation, harcèlement ou ostracisme » (article 10-1-II de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016).

Quelques références scientifiques :

  • Augustinova Maria, Oberlé Dominique, Chapitre 3. Devenir membre d’un groupe, in Augustinova Maria, Oberlé Dominique, Psychologie sociale du groupe au travail. Réfléchir, travailler et décider en groupe, Louvain-la-Neuve,
  • De Boeck Supérieur, coll. « Ouvertures psychologiques », 2013, p. 65‑89.
  • Barbéris Isabelle, Sur l’expression « cancel culture », Cités, vol. 86, n° 2, 2021, p. 31-40, [https://doi.org/10.3917/cite.086.0031].
  • Condomines Bérangère, Hennequin Émilie, Le syndrome du vilain petit canard : de l’ostracisme à la vénération ?
  • Le cas des lanceurs d’alerte, @GRH, vol. 37, n° 4, 2020, p. 13-38, [https://doi.org/10.3917/grh1.204.0013].
  • Cursan Anthony, Pascual Alexandre, Félonneau Marie-Line, L’ostracisme. Avancées scientifiques sur la thématique d’une menace quotidienne, Bulletin de psychologie, vol. 551, n° 5, 2017, p. 383-397, [https://doi.org/10.3917/bupsy.551.0383].
  • Klingbeil David, Chapitre 3. Explorer les nouveaux chemins américains de la persuasion », in : Briones Éric, Luxe & résilience, Paris, Dunod, coll. « Hors collection », 2021, p. 53‑58, [https://doi.org/10.3917/dunod.brion.2021.01.0053].
  • Maes Renaud, La « cancel culture » à l’assaut du débat public, La Revue Nouvelle, vol. 4, n° 4, 2021, p. 2-8, [https://doi.org/10.3917/rn.214.0002].
  • Taquin Véronique, Nouvelles censures identitaires sous prétexte d’émancipation, Cités, vol. 82, n° 2, 2020, [https://www.nonfiction.fr/article-10386-nouvelles-censures-identitaires-sous-pretexte- demancipation.htm].
  • Williams, Kipling D., Ostracism: The kiss of social death, Social and Personality Psychology Compass, vol. 1, 2007, p. 236-247, [https://doi.org/10.1111/j.1751-9004.2007.00004.x].
  • Zhao Mengchu, Chen Zhixia, Glambek Mats, Einarsen Ståle V, Leadership Ostracism Behaviors From the Target’s Perspective: A Content and Behavioral Typology Model Derived From Interviews With Chinese Employees, Frontiers in Psychology, vol. 10, 2019, [https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.01197].

Notes

  1. Williams, 2007.
  2. Zhao, 2019.
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Chapitre de livre
Pessac
EAN html : 9791030008425
ISBN html : 979-10-300-0842-5
ISBN pdf : 979-10-300-0843-2
Volume : 1
ISSN : en cours
6 p.
licence CC by SA

Comment citer

Dulaurans, Marlène, « Ostracisme numérique », in : Dulaurans, Marlène, Violences en ligne : décrypter les mécanismes du cyberharcèlement, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 1, 2024, 147-152 [en ligne] https://una-editions.fr/ostracisme-numerique/ [consulté le 15/07/2024].
10.46608/vademecum1.9791030008425.27
couverture de l'ouvrage Violences en ligne de la collection V@demecum
Illustration de couverture • Design Roman Vinçon et Nicolas Ruault
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