L’urbanisme est traversé d’injonctions contradictoires qu’il est utile de questionner dans cette première partie. L’exigence de produire des espaces d’activités et de logement tout en répondant à l’objectif de sobriété foncière en est un exemple signifiant. L’injonction à la densification des espaces bâtis, censée permettre la limitation de la progression de l’urbanisation des espaces agricoles et de nature, est la réponse formulée par la puissance publique comme la voie condition du respect de l’environnement. En Europe, la stratégie de « zéro artificialisation nette » (ZAN) à l’horizon 2050 en est le levier opératoire et a été annoncée par la Commission européenne dès 20111 avant d’être déclinée au niveau national2. Si ces objectifs se sont précisés ces dernières années, notamment en réponse aux constats répétés du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), cette prise en compte des enjeux environnementaux et l’écologisation des pratiques de l’urbanisme ne sont pas neuves. À compter des années 1970, la question environnementale émerge dans le champ de la littérature scientifique et de la littérature grise. Elle est alors appréhendée selon une approche sectorielle (espaces naturels, eau, énergie, etc.) à laquelle participe une expertise émergente en écologie du paysage. Cette approche modélisatrice des continuités écologiques sera intégrée dès les années 1990 en Europe aux démarches de planification territoriale. En France, les lois Grenelle portant engagement sur l’environnement (2009-2010) initient la planification des trames vertes et bleues dans les documents d’urbanisme et d’aménagement tandis que la recherche s’intéresse aux conditions d’une biodiversité en ville sous un prisme pluridisciplinaire3. Les chapitres constitutifs de cette première partie s’inscrivent dans ce sillage.
Les conditions de mise en œuvre des règles de limitation de l’artificialisation des sols et l’évaluation de leurs effets sont discutées par le premier article portant sur le contexte d’action suisse (Chapitre 1 : Fabien Jakob). Étroitement liée à la limitation de l’artificialisation des sols et à sa compensation, la renaturation des espaces artificialisés s’inscrit dans les politiques d’aménagement contemporaines à la croisée d’un double objectif écologique (lutte contre l’érosion de la biodiversité) et de santé publique (lutte contre les îlots de chaleur urbains). En la matière, deux contributions proposent des prescriptions et des outils d’aide à la décision pour la renaturation des espaces urbains (Chapitre 2 : Nils Le Bot, Yohan Sahraoui, Pascal Marty, Alexandre Auvray ; Chapitre 3 : Benoit Romeyer, Noémie Montel, Mathilde Pham, Jean Noël Consalès). Elles valorisent les hypothèses et les premiers résultats issus du programme Biodiversité, Aménagement Urbain et Morphologie (BAUM). Lancé en 2019 par le PUCA (Plan Urbanisme Construction et Aménagement), le programme BAUM4 visait à éclairer cette question : « comment concilier densification du bâti, organisation des constructions, et déploiement dans la matrice construite de la ville, d’un réseau d’espaces à caractère naturel, propice à l’accueil et au maintien de la biodiversité la plus riche possible ? ». Si ce programme et les travaux qui en découlent ont tendu à favoriser des approches modélisatrices, le dernier chapitre de cette première partie (Chapitre 4 : Muriel Delabarre, Bertrand Vignal) s’intéresse à l’interprétation des nouvelles injonctions environnementales dans la démarche conceptuelle qui guide la conception des projets spatiaux.
L’article de F. Jakob expose le problème général de l’évaluation des surfaces artificialisées en ce qu’elle implique de caractériser le niveau d’artificialisation et les capacités physiques et biologiques des sols et des sous-sols à assurer ou non différentes fonctions environnementales (infiltration de l’eau, biodiversité, pollution, etc.). La construction d’une connaissance nouvelle pour l’action, dont la définition de nouveaux outils permettant d’opérationnaliser le ZAN, est l’enjeu. Or en Suisse5, la méthode proposée est centrée sur la caractérisation physico-chimique des sols, ce qui ne permet pas d’éclairer la diversité des services rendus par la nature et leur évolution. Le flou sémantique de la notion d’artificialisation conduit ainsi à un défaut de caractérisation des processus à l’œuvre et de leurs niveaux d’impact sur les sols.
Dans une perspective d’opérationnalisation des objectifs en matière de renaturation, l’article coordonné par Nils Le Bot présente l’intérêt des quartiers de gare comme objets d’étude et d’interventions en écologie urbaine. Il se conçoit comme une présentation méthodologique et un état de l’art dont l’un des principaux apports est la bibliographie conséquente en matière d’aménagement des quartiers de gare et d’écologie urbaine. Partants de questionnements anciens sur l’urbanité de ces espaces où s’entrelacent les infrastructures et du constat de leur émergence récente en lieux emblématiques de la mobilité décarbonée, ils sont présentés comme des espaces en mutation, dans les métropoles comme dans les petites villes. Ce constat motive la proposition d’une approche par l’écologie du paysage. Cette approche est au cœur du projet de recherche FRUGACITÉ porté par les auteurs. Elle met en jeu d’une part la prise en compte des « dépendances ferroviaires » bordant les infrastructures de circulation ferroviaire, espaces techniques et sanctuarisés, et d’autre part, de l’ensemble des espaces bâtis et non bâtis liés à la gare et leur potentialité en termes de végétalisation. Un enjeu en matière de recherche et d’opérationnalisation de la planification environnementale est en effet l’articulation entre ces deux niveaux d’actions :
- celui des « infrastructures vertes » définies à un niveau intercommunal par des modélisations issues des théories de l’écologie du paysage et intégrées aux documents de planification territoriale (trames vertes et bleues des SRADDET, SCOT et PLU) ;
- et celui de l’aménagement et de la renaturation d’espaces localisés dont la caractérisation de la biodiversité est réalisée par des inventaires de terrain à l’appui d’une expertise en écologie des communautés.
La contribution de B. Romeyer et al. développe à l’articulation de ces deux niveaux d’action, les résultats obtenus dans le cadre du projet BioRev-Aix (Biodiversité et Réseau Viaire à Aix-en-Provence). La rue y est interprétée comme un objet d’étude interdisciplinaire à l’interface entre l’aménagement urbain et l’écologie des communautés et la planification territoriale et l’écologie du paysage. L’article détaille la méthodologie mobilisée pour localiser des actions ciblées en matière de renaturation sur le réseau viaire d’Aix-en-Provence en cohérence avec le réseau écologique territorial. Le recours à la modélisation numérique et aux systèmes d’information géographique nécessaire au recoupement des données territoriales est indissociable de cette approche de terrain. Elle permet de caractériser d’un point de vue morphologique les tronçons de voiries identifiées sur la carte pour leur potentiel de renaturation à l’appui de trois indicateurs basés sur la valeur écologique, la valeur d’usage et la qualité des frontages, c’est-à-dire des espaces ouverts privés situés entre la voie publique et les façades des bâtiments privés. Des prescriptions d’aménagement et des outils à intégrer aux documents de planification territoriale constituent l’aboutissement de la recherche à finalité opérationnelle.
Enfin et en démarcation des chapitres précédents où les chercheurs se positionnent, d’une part en évaluateurs des moyens et des effets de la mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre l’artificialisation des sols et d’autre part, en promoteurs d’approches modélisatrices visant à répondre efficacement à ces politiques, le dernier chapitre de cette première partie s’intéresse à l’évolution des approches conceptuelles liées à la conception du projet spatial dans ce contexte d’action publique en transformation. M. Delabarre, enseignante-chercheuse à Lausanne, et B. Vignal, paysagiste à Lyon, éclairent ainsi les principes de l’approche paysagiste de l’aménagement de l’espace et de l’urbanisme (landscape urbanism et urbanisme paysager) dans leur contribution consacrée à l’élaboration du plan guide de la troisième correction du Rhône en Suisse. Partant de la caractérisation des « figures de la nature » mobilisées dans les projets de landscape urbanism pour constituer la nature en nouvel élément d’habitabilité, la contribution explore le récit développé par le plan guide pour aboutir à la programmation d’un système de parcs mis en réseau par les mobilités douces. Le premier acte renvoie à un changement d’échelle de valeurs dans la conception du projet spatial dont le point de départ est : « comprendre et apprendre de l’épaisseur du territoire », c’est-à-dire des trames de l’eau, du relief et du climat. Au regard de la contribution précédente, on s’interroge sur la capacité du plan-guide à intégrer également les conditions politiques de l’action pour mettre en œuvre effectivement ses intentions.
Notes
- [en ligne] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A52011DC0571
- En France, elle s’est ainsi imposée comme un objectif quantitatif à atteindre par chaque collectivité via la loi climat et résilience en 2021. Sa mise en œuvre par les documents de planification territoriale (schémas de cohérence territoriale et plans locaux d’urbanisme) implique de réduire de moitié la consommation des sols réalisés sur la période 2011-2021. [en ligne] https://www.ecologie.gouv.fr/loi-climat-resilience.
- Voir à ce titre les ouvrages de Philippe Clergeau : Ville et biodiversité (2011), Urbanisme et biodiversité. Vers un paysage structurant le projet urbain (2020).
- [en ligne] https://www.urbanisme-puca.gouv.fr/biodiversite-amenagement-urbain-et-morphologie-a1586.html
- L’article s’intéresse au contexte d’action suisse où la « Stratégie Sol Suisse » adoptée en 2020 s’inspire de la stratégie européenne de ZAN. Voir en ligne : https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/sol/info-specialistes/mesures-de-protection-des-sols/bodenstrategie-schweiz.html