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Postface
Le temps des métropoles universitaires

Depuis les années 1990, les relations entre villes et universités sont régulièrement scrutées par la recherche urbaine. Les journées d’études organisées à Bordeaux les 19 et 20 octobre 2023 s’inscrivent et renouvellent une historiographie dynamique, bien installée dans le paysage universitaire et qui tend aujourd’hui à le déborder via les écoles d’architecture voire les INSPE1. L’histoire des établissements d’enseignement supérieur a été longtemps circonscrite à l’analyse des spécificités du modèle français (grandes écoles versus universités, prépondérance de l’État sur les contextes locaux, poids du secteur public dans l’ESR, etc.) et à l’éclairage de la « longue marche » de la démocratisation puis de la libéralisation des universités. Depuis une quinzaine d’années, l’historiographie a pris un véritable tournant urbain, légitimant une approche par les lieux, à la fois territoriale et patrimoniale. Les journées de Bordeaux confirment l’intérêt de cette grille de lecture, pour la recherche historique comme pour les acteurs du devenir de l’enseignement supérieur.

Significativement, alors que le colloque L’université et la ville, tenu à Grenoble les 31 mai et 1er juin 1993 était organisé par le Plan urbain donc le ministère de l’Équipement2, celui de 2023 l’est par la Maison des Sciences de l’Homme, la Ville et la Métropole de Bordeaux. Sans sur-interpréter le sens de la maîtrise d’ouvrage des colloques, qui dépend avant tout de l’intérêt des organisateurs pour le sujet traité et de l’existence d’un champ de recherche, il n’est pas inintéressant d’interroger les contextes profonds qui forment l’arrière-plan de ces manifestations scientifiques. Qu’ils en soient pleinement conscients ou non, les chercheurs qui éclairent depuis une trentaine d’années les relations complexes entre les villes et leurs universités sont des témoins. Leurs travaux enregistrent, parfois à leur insu, les mutations qui traversent parallèlement les villes (processus de métropolisation) et les universités (autonomie et libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche). Les actes des journées de Bordeaux peuvent être relus à l’aune de cette double mutation, enregistrée par le tournant urbain de l’histoire des universités en trois moments sur lesquels on se propose de revenir : les années 1990, qui refondent la carte universitaire française en rompant avec la logique métropolitaine des Trente Glorieuses ; les années 2010, qui rapprochent la mise en concurrence des universités de celle des métropoles ; les années 2020, qui semblent ouvrir de nouvelles relations entre métropoles et universités.

Le terme de « patrimoine » qui constitue le fil conducteur des journées de Bordeaux constitue, par sa polysémie même, une excellente manière d’aborder ce tournant urbain de l’historiographie. Dans une perspective culturelle, privilégiée par la recherche architecturale qui concerne ici huit communications sur dix-huit, l’étude du « patrimoine des campus » vise la patrimonialisation c’est-à-dire la reconnaissance de la valeur architecturale, paysagère ou artistique des universités par le ministère, les villes ou les établissements eux-mêmes. Dans une perspective muséale, qui intéresse à bas bruit l’histoire de l’art et l’histoire des sciences, la description du « patrimoine des collections » vise à renforcer l’identité des établissements dans un contexte de concurrence internationale. Les communications de Laurence Buchholzer, Ariana Esposito et Sophie Montel, dans la quatrième partie de l’ouvrage témoignent de l’émergence récente de ce champ de recherche3, qui réinvente en réalité un intérêt ancien pour les musées scientifiques municipaux, associés au développement positiviste des sciences au XIXe siècle (musées de médecine, musées des sciences naturelles, musées d’archéologie). Enfin, dans une perspective urbanistique et juridique, le recensement du « patrimoine immobilier » des universités constitue le principal levier de la refondation souhaitée par l’État, les universités et les métropoles, des relations entre l’enseignement supérieur et les collectivités locales.

Détaillons les principales étapes de ce tournant urbain de l’historiographie et ses impacts sur le patrimoine des universités, en rappelant au préalable que les universités ont entretenu historiquement avec les villes des liens plus importants que ce qu’une conception centralisatrice de leur développement laisse à penser.

La longue durée du rapport ville-université

Si le sujet « villes et universités » apparaît récent dans la bibliographie, il ne l’est guère pour les chercheurs qui s’intéressent à la longue durée de l’histoire universitaire c’est-à-dire aux époques qui précèdent la première massification de l’enseignement supérieur dans les années 1960-1970. L’historiographie des périodes anciennes a très tôt convoqué le cadre urbain pour expliquer la nature même de l’université à l’époque de sa genèse médiévale (Bologne, Oxford, Paris, Toulouse, Montpellier au début du XIIIe siècle) comme de sa diffusion heurtée et réversible du XIVe au XVIIIe siècle. La contribution d’Hélène Rousteau-Chambon sur le cas nantais s’inscrit ici dans cette veine, ouverte par la thèse de Jacques Verger, soutenue en 1995 et portant sur les universités du midi de la France à la fin du Moyen Âge4. Cette tradition historiographique rappelle que le campus est une invention tardive (fin du XVIIIe siècle à Princeton) et que longtemps les établissements universitaires furent de taille modestes (collèges), disséminés dans la ville et instables dans le temps (transferts Nantes/Rennes ; Dôle/Besançon ; Grenoble/Valence). Ce lien ancien entre villes et universités est rompu en 1793 par la suppression de toutes les universités et leur remplacement par des écoles centrales. La refondation d’un système universitaire sous l’égide de Bonaparte puis plus tard de la IIIe république (loi Liard du 10 juillet 1896) rebat la cartographie de l’Ancien-Régime5 et lèse durablement plusieurs villes de province. Significativement, la fondation des universités nouvelles de Nantes (1962), d’Orléans (1966), Rouen (1966) et Reims (1967) est présentée aujourd’hui comme une « re-création ».

Ces travaux sur l’histoire ancienne des universités sont paradoxalement très peu mobilisés par les aménageurs métropolitains actuels. L’usage voire l’instrumentalisation de l’histoire accompagne pourtant systématiquement le récit des fondations universitaires des années 1960, à Orléans-La Source6 (Oxford français selon le mot du ministre Pierre Sudreau) ou à Rouen-Mont-Saint-Aignan (Oxford-sur-Seine). Plus récemment, le retour en ville des universités depuis les années 1990-2000 brouille la géographie universitaire des métropoles, telle qu’elle s’était fixée à la fin des Trente Glorieuses dans une logique de zones. On renoue, depuis les années 1990 avec une diffusion plus ou moins assumée des lieux d’enseignement supérieur dans la cité, caractéristique de l’histoire universitaire du XIIIe siècle au milieu du XXe siècle. La figure du « quartier Latin » forme de ce point de vue une exception. Ce processus de (re)diffusion des universités – dont Amiens étudié ici par Simon Texier forme un bon exemple – mais aussi des cités étudiantes dans l’espace urbain peut générer des opportunités d’aménagement pour les métropoles comme le cas du triangle de Montpellier détaillé par Laurent Viala le suggère. Dans bien des cas, le retour en ville constitue aussi une remise en cause à peine voilée des patrimoines immobiliers des Trente Glorieuses, associés à tort ou à raison à l’éloignement des élites enseignantes et étudiantes des centre-villes. L’exemple des juristes, qui ne sont jamais résignés à troquer les termes de « doyen » et de « faculté » pour ceux promus par la loi Faure (12 novembre 1968) de « directeur d’unité de formation et de recherche » est emblématique comme le rappelle Alexandre Frambéry-Iacobone pour Bordeaux comme pour d’autres métropoles.

L’historiographie des périodes anciennes s’intéresse également à l’économie urbaine des universités (imprimeries, librairies, logements, restauration) et aux relations parfois conflictuelles entre les sociétés urbaines (town) et le monde des toges (gown). Elle nous invite à réfléchir sur la pseudo évidence du développement universitaire contemporain. S’il y a bien un consensus national sur l’utilité publique de la formation des cadres de la nation (années 1960), de la démocratisation de l’enseignement supérieur (années 1990) ou de l’investissement dans la société de la connaissance (années 2010), l’intérêt particulier des villes qui accueillent des campus depuis les années 1960 est loin d’être évident, notamment pour les communes populaires. Enclaves exemptes de fiscalité locale, les universités peuvent aussi générer des conflits d’usage avec les riverains (utillisation des équipements sportifs ou des bases de loisirs7, nuisances nocturnes des résidences étudiantes). La volonté précoce d’intégrer la ville et l’université voire de fonder des villes universitaires (Le Mirail, Orléans-la-Source, Villeneuve d’Ascq dès les années 1960) échoue sur la durée, à la différence, toujours rappelée du modèle de Louvain-la-Neuve8. Les moments de rattrapage, à l’image du projet de restructuration du campus de Talence-Pessac-Gradignan présenté par Roland Castro et Michel Cantal-Dupart dans le cadre de Banlieue 89 en 1984 fait long feu malgré sa pertinence, comme le souligne Amandine Romanet.

À rebours d’une histoire institutionnelle des universités qui souligne la part essentielle de l’État central dans leur émergence et leur gestion jusqu’à nos jours, la recherche historique sur le XIXe siècle et l’Entre-deux-guerres (illustrée dans ce volume par les monographies d’Églantine Pasquier sur la cité internationale universitaire de Paris et de Florian Grollimund sur celle de Bordeaux) a révélé, dans le sillage des travaux fondateurs de Michel Grosseti sur Toulouse9, la place oubliée des élites urbaines juridiques, médicales, industrielles, commerciales dans le développement d’un enseignement supérieur, indispensable au fonctionnement des villes industrielles en pleine essor : écoles supérieures de commerce, d’ingénieurs mais aussi de droit et de médecine. Elles forment souvent les premiers jalons, dès la fin du XIXe siècle, des « créations » universitaires des années 1960. Cette veine de recherche mériterait d’être réinvestie au moment où la part de l’enseignement supérieur privé augmente en France (un quart des étudiants en 2024) et ou de véritables campus privés émergent, à l’exemple de l’école Kedge de Talence ou du campus des Bassins à Flot de Bordeaux.

Le tournant urbain des années 1990

Au-delà des travaux portant sur la longue durée de l’histoire des universités, les études urbaines se saisissent du sujet « villes et universités » dans les années 1990, inaugurant le tournant urbain de la recherche. Le colloque de 1990 à Grenoble évoqué plus haut s’inscrit dans un contexte désormais bien connu de l’évolution du système universitaire. Après les grèves massives de 1986 contre la loi Devaquet qui introduisait le principe de la sélection à l’entrée pour gérer la hausse brutale des effectifs (600 000 étudiants en plus dans l’enseignement supérieur entre 1980 et 1990), le gouvernement de Michel Rocard fait adopter un plan de modernisation des universités françaises connu sous l’appellation Université 2000. Ce « plan Jospin » créée huit universités nouvelles (Cergy, Saint-Quentin-en-Yvelines, Évry, Marne-la-Vallée, Artois, Côte d’Opale, Bretagne Sud, La Rochelle) et 3,5 millions de m² neufs. Il sera mis en œuvre dans les années 1990 par l’État et les régions dans le cadre de la 2e et de la 3e génération des contrats de plan État-régions (1989-1993 et 1994-1999). Il forme une étape essentielle de la décentralisation régionale mais aussi municipale.

La philosophie qui anime cette étape importante de l’aménagement du territoire universitaire10 constitue une rupture au regard des choix d’équipement universitaire des métropoles régionales faits dans les années 1960 (Nantes, Nice, Orléans, Reims, Rouen) et complétés dans les années 1970 par les chefs-lieux les plus importants (Amiens, Brest, Chambéry, Limoges, Le Mans, Metz, Mulhouse-Colmar, Pau, Perpignan, Saint-Étienne, Tours, Toulon, Valenciennes, Antilles-Guyane, La Réunion). Au contraire des débuts de la Ve République, Université 2000 lie massification, démocratisation et territorialisation de l’enseignement supérieur, dotant des dizaines de villes moyennes d’IUT ou d’universités de plein exercice (La Rochelle, Lorient-Vannes, Arras-Béthune-Douai-Lens-Liévin, Boulogne-Calais-Saint-Omer-Dunkerque).

En lançant à la même époque un premier programme de recherche sur les liens entre villes et universités, le Plan Urbain du ministère de l’Équipement cherche à comprendre et en réalité met en doute les effets d’entraînement possibles de ces nouvelles implantations universitaires pour les villes périphériques : « L’extension des sites d’accueil au-delà des métropoles régionales contribue-t-elle à la démocratisation d’accès à l’enseignement supérieur et au développement économique locale ? […] L’intégration de l’université à la ville, souhaitée par les urbanistes correspond-elle à des pratiques sociales réelles ? […] le campus ne peut pas être un lieu d’accueil et d’échanges s’il se vide le soir de ses principaux occupants »11. Le constat à chaud est sévère et ne tient pas compte de la manière dont les villes concernées et leurs services (notamment sociaux, sportifs ou culturels) appréhendent les nouveaux publics étudiants (centres communaux d’action sociale, maisons de l’étudiant, tarifs des piscines ou des cinémas, etc.). Il pose néanmoins la question de l’échelle pertinente des politiques urbaines universitaires et suggère un système à plusieurs vitesses : les centres-villes des grandes métropoles bénéficient des retombées économiques et de l’animation induite par le développement universitaire tandis que pour les campus périphériques l’université demeure un corps étranger, au mieux séparé des quartiers d’habitat social, au pire en conflit ouvert avec eux comme dans le cas de Villetaneuse12. Ce schématisme, qui duplique d’une certaine manière celui contemporain de la « ville à trois vitesses » (centre gentrifié, banlieue reléguée, péri-urbain individualisé)13 mérite d’être nuancé. Il existe tout d’abord des exceptions précoces, à l’image de Tours où dès les années 1960 Jean Royer fait le choix d’implanter des bâtiments de l’université (qui se dissocie de celle d’Orléans en 1971) en centre-ville comme le rappelle ici Loève Gerez. Par ailleurs, le plan Université 2000 ouvre une séquence d’aménagement dont se saisissent plusieurs métropoles pour initier de nouveaux campus dans les centres-villes (Amiens, Bordeaux, Lille, Lyon, Rouen, Perpignan) souvent en vue de redynamiser des quartiers en déclin démographique ou en difficulté sociale.

La mise en concurrence des universités et des territoires des années 2010

La séquence de recherche « villes et universités » qui s’ouvre au début des années 2010 participe d’un tout autre contexte urbain et universitaire. S’il faut se garder d’une lecture strictement politique d’un sujet qui relève aussi du temps long, force est néanmoins de souligner combien la loi relative aux Libertés et Responsabilités des universités du 10 août 2007 constitue une rupture dans la conception de l’enseignement supérieur14 mais aussi de la territorialisation des établissements. L’objectif premier de la loi, la compétitivité internationale des universités françaises, est contemporain des réflexions sur la métropolisation, qui visent à redonner l’avantage dans l’aménagement du territoire aux grandes villes au détriment des villes moyennes15. La réforme des collectivités territoriales, engagée en 2008 par Nicolas Sarkozy et poursuivie après l’alternance de 2014 renforce le rôle des grandes intercommunalités (communautés d’agglomération) et plus particulièrement des communautés urbaines. En créant 22 métropoles, la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM du 27 janvier 2014) achève le processus. La loi Pécresse autorise l’augmentation des « personnalités extérieures » dans les conseils d’administration des universités « autonomes » c’est-à-dire concrètement des représentants des conseils régionaux et métropolitains. La loi donne également la possibilité de transférer la propriété des biens immobiliers de l’État aux universités, ouvrant la question de leurs stratégies foncières et patrimoniales. Sur les neuf universités candidates à la dévolution seules trois sont retenues à titre expérimental en 2009 (Clermont-Ferrand 1, Toulouse 1, Poitiers).

La recherche urbaine ne s’y trompe pas et lance plusieurs chantiers parallèles liés de près ou de loin à ce nouveau contexte. Le plan Urbanisme Construction et Architecture (PUCA) inaugure en 2010-2011 un nouveau séminaire sur les liens entre « universités et territoires » pour comprendre le nouveau rôle des villes et des régions induit par le « Plan Campus » lancé en 2008 et qui pour la première fois met en concurrence les établissements en vue de l’obtention de crédits d’aménagement. Corollaire à la loi LRU, ce plan ne retient que des sites métropolitains (Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy-Metz, Strasbourg, Toulouse) et contribue pour la région parisienne à l’affirmation des « campus d’excellence » de Saclay (sciences) et Condorcet (sciences humaines et sociales).

La dévolution patrimoniale initiée par la loi Pécresse forme également l’arrière-plan d’une relance de travaux d’histoire des universités, lancés au début des années 2010 sans concertation entre-eux et caractérisés par une place importante de la recherche architecturale16. Les célébrations d’anniversaires symboliques – cinquante ans de Nanterre ou Rouen, quarante ans de Vincennes-Saint-Denis, Créteil, Villetaneuse voire vingt ans de Marne-la-Vallée – constituent pour la région parisienne notamment, le prétexte d’un investissement inter-disciplinaire et archivistique sans précédent. L’approfondissement du tournant urbain de l’histoire des universités peut être daté de ce moment, qui légitime durablement l’usage de la monographie. De nombreuses contributions du présent volume s’inscrivent dans cette filiation : Gautier Bolle sur Strasbourg, Amandine Romanet sur Bordeaux, Pauline Collet sur Toulouse, Simon Texier sur Amiens, Amandine Diener sur Metz, complétant une bibliographie désormais solide, qui couvre l’histoire des architectures universitaires depuis la IIIe République jusqu’à nos jours. Si ces recherches ont été préparées par les travaux pionniers d’un Christian Hottin17 ou d’un Gérard Monnier18 avant la loi Pécresse, ils se systématisent à l’heure où l’horizon de la dévolution des biens immobiliers s’esquisse.

La centralité de ses travaux d’histoire architecturale et dans une certaine mesure paysagère19 depuis les années 2010 pose néanmoins question si on interroge leur finalité patrimoniale. Dans un monde idéal où la recherche éclairerait l’action publique, on pourrait considérer que ses travaux documentent la valeur et donc débouchent sur des formes de protection. Force est de constater qu’il n’en est rien. D’une part, très peu de bâtiments universitaires du XXe siècle sont protégés au titre des monuments historiques, labellisés architecture contemporaine remarquable ou même simplement signalés sur la base de l’association Docomomo (Documentation et la conservation des édifices et sites du Mouvement Moderne, créée en 1991). D’autre part, le travail documentaire des chercheurs n’interdit nullement les villes ou les universités de détruire leur propre patrimoine, à l’image de la Faculté de Pharmacie et de l’École Centrale à Châtenay-Malabry20 ou du Bâtiment principal de la Faculté des Sciences de Rouen (1961) documenté par Docomomo et détruit en avril 202121. Le rejet contemporain de l’architecture des Trente Glorieuses, dont nombre de grands ensembles font les frais depuis la création de l’ANRU (2003), menace objectivement le patrimoine immobilier universitaire postérieur à 1960. À cet égard, la visibilité et l’utilité opérationnelle de la recherche architecturale est clairement posée.

L’imperméabilité relative entre recherche architecturale et renouvellement des campus depuis la loi Pécresse affecte sans doute moins la recherche urbaine, en particulier celle qui est liée aux plateformes d’observation des grands projets urbains et des stratégies métropolitaines du ministère de l’Écologie (POPSU créée en 2001), plus proche des collectivités locales. La perspective historique intéresse d’ailleurs moins les études urbaines des années 2010 que les effets de rupture induits par l’Opération campus et la loi Pécresse. La communication de Pascale Philifert sur le renversement de perspective du campus universitaire sur la ville de Nanterre forme ici un bon exemple de ce type d’approche.

Le numéro spécial que la revue Espaces et Sociétés consacre en 2014 au « Retour à la ville » des universités constitue une première tentative de montée en généralité des nouvelles problématiques d’insertion urbaine des universités, également alimenté par une série de colloques22 et de publications élargissant le sujet de l’architecture à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire. Le colloque organisé à Rennes en juin 2015 sur les mutations de l’enseignement supérieur et de la recherche en Bretagne (1945-2015)23 et la soutenance en octobre 2011 de la thèse d’Hélène Dang Vu sur L’action immobilière des universités mondialisées24 constituent deux jalons importants de l’évolution de la recherche urbaine sur les universités dans les années 2010. D’une part, il s’agit de mettre en évidence des processus locaux de longue durée présidant à la formalisation de la trame universitaire couvrant l’ensemble d’un territoire régional, de l’autre, il s’agit d’interroger en creux les conséquences urbanistiques pour la France de la création d’un marché universitaire mondialisé, à travers les exemples américains, britanniques et belges. L’histoire urbaine des universités devient conjointement une histoire locale et une histoire globale, à l’image de la métropolisation. Les contributions de Lionel Kan et de Jacques Yomb sur les universités camerounaises dans le présent volume témoignent de la circulation rapide et mondiale des référentiels universitaires au début du XXIe siècle, au-delà des contextes nationaux.

Vers une nouvelle décentralisation universitaire et urbaine ?

À relire les textes réunis dans Villes et Universités : Quels patrimoines pour quel avenir partagé ? on peut se demander si nous ne sommes pas entrés dans une nouvelle époque, que le colloque enregistre par sa tenue comme par son programme au début des années 2020. L’introduction de Nina Mansion-Prud’homme et de Sylvain Schoonbaert évoque des « récents changements de paradigme » : pédagogiques (visio-conférences post-covid auquel on ajoutera l’impact en cours de l’intelligence artificielle) environnementaux (du désamiantage à la lutte obligatoire contre les passoires thermiques universitaires) architecturaux (achèvement des campus d’excellence de type Saclay, restructuration des campus hérités des Trente Glorieuses) pour justifier l’approfondissement nécessaire de la problématique patrimoniale des universités.

Deux communications invitent ici à prendre la notion de patrimoine au sens immobilier et non plus seulement culturel du terme : celle de Jean-Christophe Videlin sur les sociétés publiques universitaires immobilières (SPUI) nées de la loi de décentralisation 3 DS du 21 février 2022 et depuis rebaptisées sociétés publiques locales universitaires (SPLU) ou sociétés universitaires locales immobilières (SULI) ; et celle d’Émeline Dumoulin et Manon Espinasse sur l’opération d’intérêt métropolitaine Bordeaux Inno Campus (BIC) initiée en 2016. Ces deux communications relèvent à la fois du témoignage (d’un vice-président chargé du patrimoine universitaire de Grenoble II et d’une directrice de projet de Bordeaux Métropole) et de la mise à distance de l’actualité propre à la démarche scientifique. Elles interrogent la refondation en cours des relations entre métropoles et universités du point de vue des nouveaux outils (seconde vague de dévolution du patrimoine immobilier initiée en 2019 avec Marseille, Bordeaux, Caen et Tours, lancement de la troisième vague en 2022-202325, extension aux universités du régime des sociétés publiques locales d’aménagement créé en 2006) et des projets d’aménagement métropolitains consécutifs à la loi MAPTAM.

Dans quelle mesure entre-t-on dans une nouvelle ère ? L’insertion dans l’article 190 de la loi 3 DS de la possibilité de créer des sociétés associant collectivités locales et établissements publics d’enseignement supérieur pour « contribuer à la gestion et à la valorisation du patrimoine immobilier [des universités] » est pour partie le fruit d’un lobbying croisé des associations France Universités (1971), France urbaine-métropoles-agglo et grandes villes (2015) et de l’Association des villes universitaires de France (1993). Ce rapprochement politique des gouvernements urbains et universitaires apparaît à la fois conjoncturel et structurel. Côté universités, il s’agit de prendre en charge la rénovation énergétique du bâti dont la crise ukrainienne a révélé le caractère urgent et stratégique. Il s’agit aussi de répondre à la précarité étudiante dont l’ampleur a été mise en évidence au moment de la pandémie Covid 19, en soutenant des dispositifs « innovants » et « solidaires », au-delà de la problématique du logement étudiant. La multiplication depuis dix ans des tiers lieux universitaires (Fab’Lab, épiceries sociales et solidaires, centrifugeuses, espaces de coworking, etc. ) et l’émergence plus récente de « ressourceries de campus »26 parfois ouvertes aux riverains contribuent à ancrer les universités dans des territoires dont elles préféraient faire abstraction jusqu’alors. La promotion de l’économie sociale, solidaire et circulaire, qu’on la considère ou pas comme relevant d’éco-gestes symboliques n’en intéresse pas moins les communes et les métropoles universitaires pour des raisons politiques ou sociales.

Côté collectivités et notamment métropoles, il s’agit de prendre en compte les gisements fonciers que forment certains campus périphériques aux généreux espaces libres, pour densifier tout en respectant l’objectif de zéro artificialisation nette défini par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021. L’alliance conjoncturelle des universités et des métropoles participe aussi d’un objectif de plus long terme, qui croise le désengagement de l’État de l’enseignement supérieur (la dévolution complète du patrimoine immobilier aux universités est envisagée par le ministère pour 2034)27 et les objectifs de transition écologique consécutifs aux Accords de Paris de 2015.

En dépit des incertitudes du moment sur le devenir des universités (fin des COMUE au 31 décembre 2024, pérennisation en cours des 18 établissements publics expérimentaux issus de l’ordonnance du 12 décembre 2018), il est donc vraisemblable que les rapports entre villes et universités évoluent dans les prochaines années et que les villes deviennent ou redeviennent des acteurs clés du développement de l’enseignement supérieur.

Au terme de l’analyse, il semble évident que le processus de généralisation des équipements universitaires engendré par le Plan Université 2000 mais initié en réalité dans les années 1970 marque le pas depuis le début du XXIe siècle. Les politiques de regroupement lancées au milieu des années 2000 (Pôles de recherche et d’enseignement supérieur initiés en 2006 et remplacés par des Communautés d’universités et d’établissements de 2013 à 2024) favorisent objectivement les universités métropolitaines. En dehors du cas spécifique de la région parisienne, tous les établissements publics universitaires expérimentaux (Clermont-Auvergne, Dijon, Lille, Montpellier, Nantes, Rennes, Toulouse) se situent dans des métropoles régionales, à l’exception de Nîmes et Saint-Etienne. Les journées de Bordeaux sont ainsi contemporaines d’une forme de retour à l’échelle métropolitaine, historiquement liée au développement universitaire au début des Trente Glorieuses. L’enjeu du patrimoine foncier des universités pour les métropoles comme le désengagement annoncé de l’État sur l’immobilier universitaire suggèrent de redéfinir les rapports entre villes et universités. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce colloque que d’avoir ouvert cette piste.

Notes

  1. Guy Lambert, Éléonore Marantz (dir.), Architectures manifestes. Les écoles d’architecture en France depuis 1950, Métis Presse, 2018 ; Colloque Vingt-quatre ans de redéfinitions de la formation des professeurs de l’enseignement public en France, organisé par l’Université de Paris-Est Créteil, les 15-16-17 mai 2025.
  2. Magali Laurencin, Bernard Pouyet (dir.), L’université et la ville, Plan urbain, 1991.
  3. Sébastien Soubiran, « Patrimoine des universités et médiation culturelle des sciences », La lettre de l’OCIM, 164, mars-avril 2016, p. 33-37 ; Sébastien Soubiran, Soraya Boudia, Anne Rasmussen (dir.), Patrimoine et communautés savantes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
  4. Jacques Verger, Les universités françaises au Moyen Âge, Brill, 1995.
  5. Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités XIIIe-XXIe siècle, PUF, 2012.
  6. Loïc Vadelorge, « Aménagement du territoire et urbanisme municipal : l’exemple de La Source », dans Pierre Allorant, William Chancerelle (dir.), Roger Secrétain. Actes du colloque Roger Secrétain du 16 juin 2023, Orléans, Éditions Le Mail, 2025, pp. 107-124
  7. Voir les travaux d’Antoine Marsac sur les relations conflictuelles entre les étudiants de Cergy-Pontoise et les riverains de l’Ile de loisirs, dans Les évolutions sportives des îles de loisirs et leurs relations avec la ville, mémoire original du dossier d’HDR soutenu le 11 février 2025 à l’Université Gustave Eiffel.
  8. Jean Rémy, Jean-Marie Lechat, « Université et projet de ville : le cas de Louvain La Neuve », Espaces et Sociétés, 1996, 80, p. 215-246.
  9. Michel Grossetti, Université et Territoire. Un système scientifique locale, Toulouse et Midi-Pyrénées. Villes et Territoires, Presses Universitaires du Mirail, 1994.
  10. Myriam Baron, « Les transformations de la carte universitaire depuis les années 1960 : constats et enjeux », Le Mouvement social, 2010, 4, p. 93-105.
  11. Anne Querrien, Pierre Lassave, « Universités et territoires », Introduction au numéro spécial du même nom, Les Annales de la recherche urbaine, 62-63, 1994, p. 5-7.
  12. Christian Bachmann, Nicole Le Guénnec, Les relations entre l’université Paris-Nord et la cité Salador Allende à Villetaneuse. Problèmes et perspectives, Plan urbain, juillet 1996.
  13. Jacques Donzelot, La ville à trois vitesses, La Villette, 2009.
  14. Les racines de cette rupture et son impact sont étudiées dans Joël Laillier, Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2022 et dans Christine Musselin, La longue marche des universités françaises, PUF, 2001, réédité aux Presses de Sciences Po en 2022 et La grande course des universités, Presses de Sciences Po, 2017.
  15. Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti, La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?, 2018. [https://hal.science/hal-01724699v2].
  16. Éléonore Marantz, Stéphanie Méchine (dir.), Construire l’Université. Architectures universitaires à Paris et en Ile-de-France (1945-2000), Publications de la Sorbonne, 2016 ; Catherine Compain-Gajac (dir.), Les campus universitaires 1945-1975. Architecture et urbanisme. Histoire et sociologie. État des lieux et Perspectives, Presses universitaires de Perpignan, 2014.
  17. Christian Hottin (dir.), « Les patrimoines de l’enseignement supérieur », In Situ, revue des Patrimoines, 17, 2011 ; « Les Délices du campus ou le douloureux exil. Trois grandes écoles parisiennes face à leur transfert (1950-1980) », Histoire de l’Éducation, 102, 2004, p. 267-293 ; « Jussieu, l’inachevée. Cinquante ans de projets pour la “faculté des sciences de Paris centre” », Livraisons d’histoire de l’architecture, 13, 2007, p. 23-50.
  18. Voir notamment sa postface à Philippe Poirrier (dir.), Paysages des campus : Urbanisme, architecture et patrimoine, Éditions universitaires de Dijon, 2009.
  19. Bernardette Blanchon, Sonia Kéravel, « Le patrimoine paysager des universités franciliennes (1950-1990) : rétrospectives et perspectives », dans Florence Bourillon et al. (dir.), De l’université de Paris aux universités d’Ile-de-France, Actes d’un colloque tenu à Créteil et Champs sur Marne les 25 et 26 septembre 2014, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 241-256.
  20. Voir les actes du séminaire « Échelles urbaines et Temporalités du Grand Paris : Le cas de Châtenay-Malabry (1919-2020) » du 14 septembre 2021 publiés sur le site Inventer le Grand Paris.
  21. https://www.docomomo.fr/batiment/batiment-principal-des-sciences-de-luniversite-de-rouen
  22. Florence Bourillon et al. (dir.), op. cit.
  23. André Lespagnol, Matthieu Leprince (dir.), Les mutations de l’enseignement supérieur et de la recherche en Bretagne (1945-2015). Déploiement territorial, diversification et essais de structuration, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  24. Hélène Dang Vu, « Les grandes universités face aux enjeux de la production urbaine », Espaces et Sociétés, 2014, 4, 159, p. 17-35 et L’action immobilière des universités mondialisées. Le plan campus au regard des expériences américaines, britanniques et belges, Thèse de doctorat, Université Paris Est, 2011.
  25. La dévolution du patrimoine immobilier aux universités, Rapport de l’IGF et de l’IGAENR, septembre 2016.
  26. Valentine Pennec, L’implantation de ressourceries sur les campus : une opportunité et un moyen pour les universités de s’ancrer à leur territoire ? Étude comparée de trois universités : l’Université Gustave Eiffel, l’Université de Bordeaux et l’Université de Bordeaux Montaigne, mémoire de master 2 parcours AUDE, École d’urbanisme de Paris, 2024.
  27. Défis et opportunités dans la gestion du patrimoine immobilier des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, Rapport de l’IGESR, avril 2024.
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Pessac
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EAN html : 9791030011395
ISBN html : 979-10-300-1139-5
ISBN pdf : 979-10-300-1140-1
Volume : 35
ISSN : 2741-1818
Posté le 18/06/2025
10 p.
Code CLIL : 3669; 3076;
licence CC by SA

Comment citer

Vadelorge, Loïc, « Postface. Le temps des métropoles universitaires », in : Mansion-Prud’homme, Nina, Schoonbaert, Sylvain, dir., Villes et universités. Quels patrimoines pour quels avenirs partagés ?, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 32, 2025, 353-363, [en ligne] https://una-editions.fr/postface-le-temps-des-metropoles-universitaires [consulté le 20/06/2025].
Illustration de couverture • Maquette d’étude du quartier de l’Esplanade (mai 1959). C.-G. Stoskopf architecte (avec intégration du projet de R. Hummel pour le campus) (Archives d’Alsace-Site de Strasbourg, fonds Stoskopf, 60J62).
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