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Au sein de la littérature occidentale, on a rapidement perçu dans la picaresque une « tradition historiquement et géographiquement délimitée »1 propre à l’Espagne du Siècle d’or, un genre à part quasiment sans précédent. À cette idée reçue, de récentes études viennent rappeler l’importance des origines apuléiennes et lucianesques de cette formule narrative « neuve ». Le gueux à l’esprit madré semble bien ainsi le fils prodigue des Anciens. Ne faudrait-il pas, dès lors, prolonger la réflexion et reconsidérer à tout le moins le cliché scientifique qui voit dans ce personnage le parfait exemple (dissident) du héros de la Renaissance ? Le Moyen Âge n’a-t-il pas participé lui aussi à l’engendrement de l’aigrefin ? Du reste, sur la péninsule Ibérique, qui vit naître Lazarillo sur les rives du Tormès, il ne serait pas surprenant de voir affleurer quelques racines qui durent marquer de leur empreinte les vicissitudes de cet anti-héros propre à la première modernité. Que penser, en effet, de l’influent personnage de l’insubordonné qui, se positionnant contre le monarque ou contre ses différents bras institutionnels, a trouvé de nombreux échos ? Le Cid Campeador, dont s’inspira Corneille en France, est certainement l’une des figures les plus marquantes du Moyen Âge sud-européen, dans la continuité d’Achille contre Agamemnon et, plus proche de lui, de Renaud de Montauban contre Charlemagne.

En Angleterre, le débat scientifique invite à questionner la pluralité des ascendances picaresques. À la charnière du XVIe et du XVIIe siècle, les conny-catching pamphlets de Robert Greene, ces opuscules qui détaillent par le menu les agissements frauduleux d’habiles plume-pigeons, rencontrent un franc succès. Greene s’inscrit dans la tradition des typologies des gueux et des récits de ruse, dans le sillage de The Highway to the Spital-House (La grand-route pour la maladrerie) que Robert Copland écrit en 1535-1536, puis de A Manifest Detection of Dice-Play (Une Détection manifeste des jeux de dés) que Gilbert Walker publie en 1552, et enfin de The Fraternity of Vagabonds (La Confrérie des Vagabonds) de John Awdeley et A Caveat or Warning for Common Cursitors, Vulgarly Called Vagabonds (Un Caveat ou avertissement à l’encontre des coureurs de route, vulgairement appelés vagabonds) de Thomas Harman, qui paraissent respectivement en 1561 et 1566. Robert Greene reprend le flambeau en 1591-1592, avec une série de six pamphlets qui s’ouvre avec A Notable Discovery of Cozenage (L’Art de l’arnaque, découvertes considérables) ; il s’inspire (parfois de façon éhontée) de ses prédécesseurs, mais renouvelle aussi le genre : il se concentre sur les agissements des crapules qui opèrent à Londres, et son narrateur adopte un ton des plus ambivalents (s’il condamne les mauvais tours des aigrefins, il admire aussi leur esprit de ruse et la dextérité avec laquelle ils dupent les citoyens naïfs). Dans ces brochures contre la filouterie,

le narrateur, qui prétend agir pour le bien de ses concitoyens, dévoile les méfaits des plume-pigeons et insère, d’une brochure à l’autre, de nouveaux procédés, des mots de jargon jamais usités auparavant, des lieux différents, des anecdotes inédites, plus truculentes encore que les précédentes – par exemple, à celles des tricheurs de cartes et des revendeurs de charbon escrocs dans L’Art de l’arnaque succèdent celles des voleurs de chevaux et des crocheteurs de serrures dans La deuxième partie de l’art d’attraper les connils2.

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Chaque nouvel opuscule déploie tour à tour « une prolifération de rôles quasi théâtraux se déroulant dans une temporalité ouverte »3, pour reprendre la formulation de Lawrence Manley. Les plume-pigeons de Robert Greene règnent en maîtres sur les jeux de simulacre (mimicry), c’est-à-dire « de la mimique et de l’interprétation », qui consistent « à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence »4. Dans le théâtre urbain de Londres, ils se livrent à de « roguish performances »5, enfreignant les lois somptuaires et se rendant coupable d’usurpation identitaire. L’esthétique picaresque ne doit-elle pas son émergence aux multiples formes de rénovation du théâtre, autant qu’aux mutations du récit en prose ? Ainsi, en Espagne, ne voit-on pas d’abord, et dès le XVIe siècle, les pièces de Lope de Vega mettre le portefaix et le filou sur le devant de la scène ?

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Quoi qu’il en soit, il n’est guère étonnant que les ingénieux escrocs de Robert Greene trouvent leur pendant sur la scène théâtrale élisabéthaine et jacobéenne. Avec les personnages de Falstaff dans King Henry IV (First and Second Parts) et d’Autolycus dans The Winter’s Tale (Le Conte d’hiver) – pièces jouées respectivement en 1597 et 1609 –, Shakespeare met en scène de fin matois somme toute sympathiques, bien que tous deux qualifiés de « rogues », et dont la notion très relative de l’honneur n’est pas sans rappeler l’ethos paradoxal du pícaro, « incarnation exemplaire de l’antihonneur »6. On se souvient de la célèbre tirade de Falstaff qui constate l’hécatombe sur le champ de bataille de Shrewsbury : « L’honneur peut-il remettre une jambe cassée ? Non. Un bras ? Non. Peut-il supprimer la douleur d’une blessure ? Non. L’honneur ne connaît-il rien à la chirurgie ? Non. Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot. Qu’y a-t-il dans ce mot honneur ? Qu’est-il cet honneur ? Du vent » (V, 1, 131-136)7.

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Mais, parce que Falstaff et Autolycus demeurent des personnages dramatiques, secondaires de surcroît, c’est sans doute le récit en prose, « this phantasticall Treatise »8, que Thomas Nashe publie dès 1594, The Unfortunate Traveller, or the Life of Jack Wilton (Le Voyageur Malchanceux), qui se rapproche le plus, et par la forme et par l’esprit, du roman picaresque, en ce qu’il est autobiographique et en prise sur l’Histoire de son temps : c’est toujours le point de vue du valet, de celui qui débuta comme « prince des myrmidons, comte palatin de la paille fraîche et de la provende »9, qui prime et qui porte un regard sans complaisance sur la société qui l’entoure. Comme le souligna en son temps le traducteur Charles Chassé : « Le picaro avait désormais licence de s’avancer seul devant le lecteur et, sans l’appui de personne, de raconter effrontément ses aventures ; et c’est ce que fit Jack Wilton »10.

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Beaucoup de ces figures de fictions qui circulent dans l’Angleterre de la première modernité sont héritières de la mètis grecque, des ruses du baron de Maupertuis, traduites par William Caxton sous le titre The History of Reynard the Fox (1481), du précurseur allemand que fut Eulenspiegel, tout autant que des premiers récits picaresques espagnols. On peut dès lors se demander comment la source espagnole « se greffe en Angleterre sur la tradition nationale (celle des livres de gueuserie et du Jack Wilton de Thomas Nashe), qu’il infléchit dans le sens d’un anathème contre le vice »11.

Les personnages marginaux appelés respectivement rogues et pícaros ont déjà fait, séparément, l’objet d’études variées12. La perspective ici envisagée est de questionner la diversité de leurs origines, afin de dégager la polygénèse d’une thématique qui précède le baroque et n’engage pas seulement, ab initio, la péninsule Ibérique. Du reste, l’interrogation étiologique permettra de mettre en lumière différents domaines qui ouvrent le littéraire au social et au politique. Qu’est-ce que ces représentations fictionnelles nous disent, en effet, de la société dans laquelle ces aigrefins agissent ? De quelle manière ces gueux madrés s’inscrivent-ils dans la société ou s’en démarquent-ils ? Quelle voie suggère leur auteur dans un contexte où le conformisme et l’utopisme s’entrecroisent fréquemment ?

N’est-ce pas, au demeurant, une nouvelle taxinomie qui émerge alors ? Il est intéressant de se pencher sur le moment où les termes spécifiques apparaissent. Selon l’Oxford English Dictionary, la première occurrence de rogue daterait de 1489, avec pour sens de « idle vagrant, vagabond », alors que l’acception varie en 1568 où le terme se met à désigner « a dishonest, unprincipled person ; a rascal, a scoundrel »13 ; la langue anglaise s’approprierait le terme de pícaro en 1622, comme synonyme de « rogue, scoundrel »14. Or, ces deux mots, qui ne sont pas exactement synonymes, ne recouvrent-pas une réalité semblable, raison pour laquelle il existe des emprunts d’un pays à l’autre, afin de conserver la spécificité de chaque terme.

Ainsi, sur le fil du littéraire, une analyse précise du contexte historique de l’Espagne et de l’Angleterre permettra de comprendre à quel moment les divers ouvrages (opuscules populaires, ballades en prose, récits, pièces de théâtre) qui représentent des rogues et des pícaros font leur apparition. Si l’on se penche sur le contexte anglais, les brochures contre la gueuserie, le récit de Thomas Nashe, les personnages shakespeariens semblent se lire, en partie, comme une réponse aux événements qui malmènent l’Angleterre tout au long du XVIe siècle, depuis la fermeture des monastères qui suit la Réforme (The Break with Rome) jusqu’à l’évolution de la notion et de la pratique de la charité (les Poor Laws élisabéthaines), sans oublier le phénomène d’individualisme agraire (la mise en place des « enclosures » et l’expropriation qui s’en suivit) et les soldats démobilisés qui viennent grossir la cohorte des traîne-savates15. En ce qui concerne la circulation de ces récits, on peut se demander pourquoi environ vingt-quatre années s’écoulent entre la parution du Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán et sa traduction anglaise (publiée en 1622) par James Mabbe ? Pourquoi Richard Head reprend-il, quant à lui, la veine picaresque à l’époque de la Restauration avec The English Rogue ? Enfin, quel est le contexte sociohistorique et esthétique qui voit la parution du roman picaresque de Daniel Defoe, Moll Flanders, en 1722, plus d’un siècle après la Moll Cutpurse que Thomas Middleton et de Thomas Dekker portent à la scène dans leur « city comedy », plus d’un siècle après « La ilustre fregona » des Novelas Ejemplares de Cervantès ?

Ce sont là quelques questions auxquelles le présent ouvrage espère pouvoir répondre, en abordant successivement quatre axes : l’origine antique (rôle de Lucien de Samosate et du néolucianisme), la généalogie médiévale et renaissante de la picaresque (dans ses aspects folkloriques et législatifs), l’apport théâtral (notamment celui de Shakespeare et de Lope de Vega) et les fondations civilisationnelles (mise à mal de la société bureaucratique et nobiliaire). Rogues & pícaros : polygénèse de la picaresque dans l’Espagne et l’Angleterre médiévales et renaissantes entend ainsi actualiser les connaissances sur la matière picaresque et fournir les dernières analyses en date sur les anti-héros que l’on associe trop facilement au Castillan Lazare de Tormès et au Sévillan Guzmán de Alfarache. Ainsi les contributions réunies ici examinent-elle le lien singulier que les îles britanniques ont entretenu avec cette mythologie. On verra donc que la matière picaresque, loin de ne devoir son émergence qu’au proto-roman espagnol, a irrigué les Lettres britanniques dès le Moyen Âge et que cet ancrage ancien jette une lumière nouvelle sur un courant savoureux de l’histoire littéraire européenne16.

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Fig. 1. légende de l’image

Notes

  1. Gérard Genette, Des genres et des œuvres, Paris, Seuil, 2012, p. 131.
  2. Pascale Drouet, « Introduction », dans Robert Greene, L’Art de l’arnaque, découvertes considérables/A Notable Discovery of Cozenage, traduction et édition critique de P. Drouet, Paris, Classiques Garnier, 2022, p. 22-23.
  3. Lawrence Manley, « Cony-catching: Anatomy of Anatomies », dans Literature and Culture in Early Modern London, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 348 (trad. P. Drouet).
  4. Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, (1958) 1967, p. 42, 61.
  5. Bettina Boecker, « Falsehood, Fact and Fiction in Early Modern Rogue Literature: Robert Greene’s Cony-Catching Pamphlets », Poetica, 2009, 41 (1-2), p. 102.
  6. Maurice Molho, « Introduction à la pensée picaresque », Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. cv. Au sujet d’Autolycus et Falstaff, voir, entre autres, Herbert B. Rothschild, « Falstaff and the Picaresque Tradition », The Modern Language Review, January 1973, vol. 68, p. 14-21 ; « Les “règles” du jeu d’Autolycus : kairós, mètis et mimicry dans The Winter’s Tale », dans Line Cottegnies, Alexis Tadié et Clara Manco, Les Règles du jeu à la période moderne, Paris, Classiques Garnier, 2024.
  7. Traduction de Jean-Michel Déprats, William Shakespeare, L’Histoire d’Henry IV, dans Histoires II (Œuvres complètes, IV), éd. J.-M. Déprats et G. Venet, Paris, Gallimard, 2008, p. 425.
  8. C’est ainsi que l’appelle Thomas Nashe dans sa dédicace à Lord Henry Wriothsley, dans Thomas Nashe, Le Voyageur malchanceux, trad. Charles Chassé, Paris, Aubier, 1954, p. 44.
  9. Ibid., p. 53.
  10. Charles Chassé, « Introduction », dans T. Nashe, Le Voyageur malchanceux, p. 38. À notre connaissance, c’est la seule traduction existant à ce jour.
  11. Marcel Bataillon, Le Roman picaresque, Paris, La Renaissance du livre, 1931, p. cxxx.
  12. Voir, par exemple, Craig Dionne et Steve Mentz (dir.), Rogues in Early Modern English Culture, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2006 ; Pascale Drouet, De la filouterie dans l’Angleterre de Shakespeare : Études sur Shakespeare et ses contemporains, Toulouse, PUM, 2013. Pour l’Espagne, Pierre Darnis, La Picaresca en su centro: Guzmán de Alfarache y los orígenes de un género, Toulouse, PUM, 2015.
  13. Oxford English Dictionary, « rogue, n. and adj. », A.n.1, puis 2.a.
  14. Ibid., « picaro ».
  15. Voir à ce sujet, Pascale Drouet, Le Vagabond dans l’Angleterre de Shakespeare, ou l’art de contrefaire à la ville et à la scène, Paris, L’Harmattan, 2003.
  16. Cet ouvrage collectif s’inscrit dans le projet Vida y escritura II: Entre historia y ficción en la Edad Moderna [PID2019-104069GB-I00], dirigé par Luis Gómez Canseco.
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111961
ISBN html : 978-2-35311-196-1
ISBN pdf : 978-2-35311-197-8
Volume : 2
ISSN : 3040-312X
Posté le 17/03/2025
10 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Pardo Bazán, Emilia, trad. Chapin, Nayrouz, Guyard, Émilie, Orsini-Saillet, Catherine et Pérès, Christine, « Chapitre 8 », in : Une goutte de sang, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 2, 2025, 93-102 [en ligne] https://una-editions.fr/une-goutte-de-sang-chapitre-8 [consulté le 28/02/2025].
Illustration de couverture • Dessin et réalisation : Chloé Videaux, 2025.
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