« Entretien avec Bernard Lesfargues
(traducteur-espagnol), par Blandine »1
Lundi 29 juin 2009
Extraits
Nous publions ici exclusivement la première question et la réponse la concernant.
1 / Comment êtes-vous venu à la traduction ?
Je suis venu à la traduction par hasard. J’étais ami de Roger Nimier et des « hussards » qui l’entouraient ; ami, certes, mais avec quelque condescendance car j’étais un provincial pas trop dégourdi. Roland Laudenbarch, maître d’œuvre des éditions de la Table ronde, me demanda de traduire de l’italien « dont je n’avais » (probablement, car un membre de phrase semble avoir été oublié dans la retranscription sur le site de la réponse de Bernard, mon commentaire, NdA) qu’une connaissance très superficielle, je calai vite. Alors Laudenbarch me mit entre les mains un livre épais en espagnol dont l’auteur était Salvador de Madariaga. Le titre : Vida del muy magnífico señor don Cristobal Colón. Je savais plus d’espagnol que d’italien, mais à vrai dire je n’en savais pas beaucoup. Traduire Madariaga me fut une redoutable épreuve, mais je sentais que, page après page, je faisais des progrès. D’énormes progrès. J’ai retrouvé récemment ma traduction, je sais que je n’ai pas à en rougir. Mais elle ne devait jamais voir le jour.
Voilà pourquoi : le livre de Madariaga faisait 650 pages ; l’éditeur avait des problèmes de trésorerie, il eut l’idée saugrenue d’alléger l’ouvrage d’environ 200 pages. Il me confia cette tâche stupide, dont je me tirais assez bien. Mais Madariaga et son éditeur londonien ne furent pas de cet avis et refusèrent mon chef-d’œuvre. J’étais tellement dépité que Laudenbarch s’arrangea avec les éditions Plon pour qu’elles me proposent une autre traduction : c’était La vida nueva de Pedrito de Andía, de Rafael Sánchez Mazas. Je fis cette traduction sans trop de difficultés, mais elle ne plut pas à un correcteur de Plon. Cet individu ne connaissait pas l’espagnol et il retoucha mon texte d’une façon extravagante. Je protestai, l’affaire remonta à Charles Orengo, un grand monsieur alors directeur chez Plon, qui me donna raison. Pedrito de Andía obtint le prix de la traduction (1953) qui s’appelait et qui s’appelle toujours le prix Halpérine-Kaminski.
En ce temps-là, je ne faisais pas que traduire, j’écrivais des nouvelles – je n’en ai jamais publié une seule – et un roman. Roger Nimier eut la gentillesse de le présenter chez Gallimard, mais Marcel Armand n’en voulut à aucun prix. Alors je dis adieu au roman et me résignai à n’être que traducteur.
Intervention de Bernard Lesfargues lors de l’inauguration de la bibliothèque des traductions Bernard Lesfargues
Le 20 janvier 2015 à Barcelone
Charles Sorel, l’auteur de l’Histoire comique de Francion (1633), écrit que « traduire des livres est une chose très servile ».
Dieu merci, depuis l’époque de Louis XIII le métier de traducteur a beaucoup évolué. En témoigne par exemple Diderot qui, dans Les Bijoux indiscrets (1748), fait brièvement dialoguer Bloculocus avec Mangogul. Celui-ci demande :
- Vous savez donc le grec ?
- Moi, seigneur, point du tout.
- Ne m’avez-vous pas dit que vous traduisiez Philoxène et qu’il avait écrit en grec ?
- Oui, seigneur, mais il n’est pas nécessaire d’entendre une langue pour la traduire, puisque l’on ne traduit que pour des gens qui ne l’entendent point.
Diderot nous amuse, mais il n’est pas si loin de nous le temps où l’on raffolait des « belles infidèles ». Cioran, très sérieux, se permet d’écrire : « Je mets un bon traducteur au-dessus d’un bon auteur. » Exagère-t-il ? C’est probable. Mais il écrit encore : « Tous les traducteurs sans exception que j’ai rencontrés étaient intelligents, et souvent plus intéressants que les auteurs qu’ils traduisaient. »
Je n’oublie pas l’amitié qui liait Cioran et Armel Guerne, une amitié qui peut nous aider à comprendre les propos quelque peu surprenants de Cioran sur la traduction. Mais on a si souvent minoré le rôle des traducteurs, qu’il ne leur déplaît pas de recevoir des éloges en général mérités. Merci, monsieur Cioran.
De l’orgueil et de l’humilité, oui, mais pas de servilité. Entre ces deux extrêmes, le traducteur trouve sa juste place.
Je savoure et je fais miennes les lignes réparatrices qu’écrit Cioran. Je ne pense pas qu’il survalorise la tâche du traducteur.
Que fait le traducteur ? Assis à sa table de travail, l’ordinateur en marche, c’est lui désormais la fameuse « page blanche » qui faisait jadis tellement peur aux écrivains et qui, je crois, leur fait toujours aussi peur, les dictionnaires narquois sont à portée de main. Et le traducteur est seul. Tout seul à se battre, page après page, à se torturer le cerveau pour translater dans sa propre langue ce qu’a écrit, proche ou lointain, un autre auteur qui a le droit d’écrire ce qui lui passe par la tête, tandis que lui, misérable traducteur, ne peut que s’interdire de retoucher si peu que ce soit au texte qu’après tout il a accepté de traduire et non de modifier.
Il me semble, Mesdames et Messieurs, que vous avez été bien imprudents en donnant mon nom à cette bibliothèque. La coutume est de patienter quelque peu, d’attendre que la personne à qui l’on rend hommage ait disparu de la terre des vivants. On ne sait jamais ce qui peut passer par la tête d’un vieillard… Mais je vais faire en sorte de ne pas démériter de vous.
Et, surtout, dites-vous bien que je n’ai guère de mérite. Traduire Joan Sales, traduire Mercè Rodoreda, traduire Jaume Cabré, c’est un immense plaisir, ce n’est absolument pas un pensum.
Je termine donc en répétant haut et fort combien j’ai aimé consacrer des heures et des heures de ma vie à la littérature catalane, à la langue catalane qu’un imbécile gradé avait tout fait pour éradiquer. La culture catalane est bien vivante. Je crie donc aussi fort que je peux :
Vive la Catalogne.
Visca Catalunya.
Note
- Entretien avec Bernard Lesfargues (traducteur – espagnol) par Blandine. in Université Paris-Nanterre. Tradabordo / Tradoeste, plateforme communautaire et participative de traduction espagnol / français; français / espagnol – Université Paris Nanterre (animée par Caroline Lepage), [en ligne] Université Paris-Nanterre, actif depuis 2008 ; https://tradabordo.blogspot.com/2009/06/entretien-avec-bernard-lesfargues.html [consulté le 20 décembre 2022] ; texte repris dans Lo Bornat, n° 4 de 2018, p. 17-20.