En arrivant chez moi, je vis un groupe de badauds plantés devant le terrain vague.
Ils se précipitèrent pour me voir descendre de la voiture. Quelques minutes plus tard, le juge arrivait, accompagné du greffier, et suivis tous deux, dans une autre voiture, de deux individus bien mis, mais qui avaient cet air grossier et bourgeois, un manque d’aisance dans le port des vêtements si caractéristique de la police. Leurs manteaux et leurs chapeaux étaient coupés sobrement. Je ne m’en rendis compte qu’une fois à l’intérieur de l’hôtel, quand nous nous saluâmes dans le hall éclairé, car dehors il faisait nuit :
– Ces messieurs sont de la police, dis-je au juge. Soyez les bienvenus.
L’un d’eux s’avança vers moi, avec une cordialité feinte. De près, il avait un regard perspicace et inquisiteur. J’appris par la suite qu’il était considéré, au sein de la profession, probablement comme le plus fin limier. Le caractère sensationnel du crime, et l’agitation qui gagnait Madrid avaient conduit à confier l’affaire au célèbre Cordelero.
– Après vous, messieurs, m’empressai-je de dire. Je vis dans une confortable demeure d’homme célibataire qui jouit d’une position privilégiée et d’un penchant pour l’art et la littérature. Elle est parfaitement tenue et j’ai demandé à mon domestique Remigio et à sa femme Teresa, mes deux anciens et loyaux serviteurs, de vous donner accès à toutes les pièces. Les deux domestiques semblaient épouvantés ; on pouvait lire sur leurs visages la terreur que leur inspirait la justice. Ils obéirent, d’un air taciturne, et, une fois que je leur eus remis les clés, ils ouvrirent portes et meubles. Ils avaient beau savoir qu’aucun crime n’avait été commis en ces lieux, leur sang se glaçait et je ne pouvais que les comprendre. Nous inspectâmes la salle à manger, le salon, le cabinet où se trouve mon piano, la cuisine et les dépendances. Tout respirait la tranquillité et la légalité. Puis, nous montâmes au deuxième étage, où se trouvent mes appartements et la salle de bains. Nous allâmes directement dans ma chambre à coucher : c’est là que je range mes papiers dans un secrétaire style Empire dont je remis la clé au juge. Tandis que ce dernier l’ouvrait, Cordelero, qui était resté en arrière, s’approcha de la fenêtre et s’empressa de ramasser un paquet sur le sol.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, comme s’il se parlait à lui-même.
Je me retournai, et je vis, à ma grande surprise, un paquet enveloppé dans une étoffe foncée et noué à l’aide d’un ruban de soie noire.
– Qu’est-ce donc, Teresa ? demandai-je à mon tour, en me tournant vers la servante. Lequel d’entre vous a déposé ce paquet ici ?
– Nous ne savons pas de quoi il s’agit, monsieur. Ce n’est pas nous qui l’avons mis là.
Cordelero plaça très soigneusement l’emballage suspect sur la table où j’ai l’habitude de prendre mon petit-déjeuner, et m’interrogea du regard avant de l’ouvrir.
Avec mon approbation, il défit les nœuds du ruban et écarta l’enveloppe de percale soyeuse. Apparut alors un manteau de toile fine, élégamment coupé, soigneusement plié, et à l’intérieur plusieurs objets : un portefeuille en cuir anglais parfumé, un mouchoir, une montre plate avec sa chaîne, des boutons de plastron (yeux de chat et rubis calibrés), des gants blancs, une tabatière ornée d’un trèfle en émeraudes.
Le juge m’adressa un regard plus sombre qu’un ciel d’orage.
– Cordelero, suppliai-je, je vais vous demander une faveur. Nous devons tirer profit de cette découverte très étrange, quelle qu’en soit l’origine. Ne touchez pas les objets en métal et en cuir. Il est primordial de relever les empreintes digitales que leurs surfaces ont très certainement conservées. Les traces de doigts du criminel ou de son complice sont forcément là.
Le policier me regardait, avec une expression mêlée de triomphe et d’étonnement. Pour lui, le fait d’avoir découvert le manteau et les effets de la victime chez moi après que le corps avait été retrouvé dans le terrain vague était une preuve accablante contre moi. Mais dans le même temps, il voyait bien que mon observation était juste et en accord avec les dernières méthodes d’enquêtes de la police : les empreintes, à savoir les traces de doigts du meurtrier, devaient sans aucun doute s’y trouver.
– On ne touchera à rien, grommela-t-il. Monsieur le Juge, nous devons répertorier tout ce qui se trouve ici.
Remigio, mon serviteur, s’avança vers eux. Sa voix était tremblante et teintée d’indignation.
– Si vous me le permettez, Monsieur le Juge, ce paquet a été jeté dans cette pièce depuis le terrain vague : que l’on me coupe la tête si ce n’est pas le cas (et il passa sa main, d’un geste rapide, devant sa gorge). Le maître nous ordonne de laisser la fenêtre de sa chambre tout le temps ouverte. Je lui ai souvent dit qu’il finirait par avoir des ennuis, car ce terrain vague est très mal fréquenté mais les ordres sont les ordres. Il nous dit toujours : « Je préfère qu’on me vole un jour plutôt que de respirer un air vicié tous les jours ». C’est ça qu’il dit Monsieur, hein, Teresa ? Et cette nuit, quand je suis venu la fermer (aussi vrai que je m’appelle Remigio Camino et que je suis né à Lugo), il faisait noir, seul le couloir était éclairé, j’ai fermé la fenêtre et je suis ressorti. Le paquet a été lancé de l’extérieur et devait déjà se trouver à l’intérieur à ce moment-là.
L’explication du domestique avait toutes les apparences de la vérité. Je regardai Cordelero avec un sourire ironique. Il détourna le visage, contrarié. Me faire porter le chapeau était une piste si brillante, et tellement commode ! Puisque j’étais le meurtrier, inutile de se creuser davantage les méninges ou de risquer la bavure. J’étais déjà entre leurs mains…
Une fois la perquisition terminée, et les papiers mis sous scellés à ma demande, je me tournai vers le juge :
– J’aimerais, implorai-je, m’entretenir avec vous et avec M. Cordelero en privé pendant un quart d’heure.
Les autres – le greffier, les domestiques et le policier qui assistait Cordelero – sortirent et j’invitai mes interlocuteurs à s’asseoir.
– Nous avons perdu un temps précieux au cours de la première partie de cette procédure, dis-je et je regrette de ne pas être resté pour assister à la levée du corps par le juge de permanence. Nous aurions pu relever les empreintes des pas des meurtriers sur le terrain vague, car ils y ont transporté le corps depuis le lieu où le crime a été commis.
– Pourquoi parlez-vous de meurtriers au pluriel ?, maugréa le policier. Vous êtes donc convaincu qu’ils sont plusieurs ?
– Ils sont au moins deux, un homme et une femme. Imaginez un peu notre surprise si nous y avions découvert l’empreinte d’un joli petit pied de femme, mais c’est peine perdue, désormais : les traces ont été effacées ! Bref, venons-en au fait, messieurs. Vous me croyez coupable. Il y a quelques heures, je ne m’en serais pas offusqué : il n’y avait pas d’autre piste que la mienne, je l’admets. Mais à présent que le manteau de la victime et d’autres vêtements ont été retrouvés dans ma chambre, il me semble bien naïf de votre part de ne pas changer d’avis. Pour quiconque a du flair, une telle découverte est une preuve éclatante de mon innocence. Souvenez-vous que c’est moi qui ai demandé la perquisition. Si j’étais coupable, je me serais bien évidemment débarrassé du paquet dans les égouts. Monsieur Cordelero, je vous pensais plus futé. Votre méprise vient de ce que la presse s’acharne sur moi et répète, à l’envi, deux faits à charge : c’est moi qui ai découvert le cadavre et ma maison jouxte le terrain. La foule, elle aussi, me croit coupable ; au vu de cela, et comme leurs vêtements auraient pu les compromettre, les vrais coupables ont eu l’idée de les lancer chez moi à travers ma fenêtre à la tombée de la nuit. Ils avaient sans doute pour projet de les abandonner dans le terrain vague mais ils ont vu la fenêtre ouverte et en ont profité pour la viser. Ils sont repartis tout guillerets. Il est parti tout guilleret devrais-je dire, parce que seul l’un d’entre eux est venu. Cette histoire a tout d’une intrigue grossière, qui ne saurait tromper un magistrat ou un policier aussi chevronné que vous.
Cordelero ne comprenait rien à ce qui se passait. La pertinence de mon raisonnement le décontenançait. Il devinait toute une science policière et une école de pensée européenne qu’il avait honte de ne pas connaître :
– Qu’est-ce qui vous fait dire, demanda-t-il, que les criminels sont un homme et une femme ?
Je pris un malin plaisir à le défier en lui adressant un sourire condescendant ; et le juge s’empressa d’intervenir, désireux de montrer qu’il comprenait mieux que le policier désemparé :
– Cela va de soi, mon cher Cordelero ! Parce que la victime a été tuée dans son lit… Et comme elle n’a pas été tuée dans l’hôtel où elle logeait, il a bien fallu qu’une femme s’en mêle…
– Il y a toujours une femme dans l’histoire, affirmai-je, même si elle reste parfois dans l’ombre. Dans ce cas précis, je mettrais ma main à couper qu’elle a joué un rôle actif dans l’affaire. Ce petit paquet a été confectionné par une femme. Aucun homme ne possède chez lui un morceau de lustrine comme celui qui a servi à l’emballer. Seules les femmes conservent de telles étoffes dans leurs armoires. Vous venez de voir le contenu des miennes et vous avez pu constater qu’elles ne ressemblent point à celles d’une dame. Et le ruban n’est pas plus un accessoire d’homme. Qu’en pensez-vous, Cordelero ?
– Vous me permettrez, répondit-il, involontairement mortifié, de garder mes impressions pour moi.
– Gardez-les pour vous si cela vous chante. Pour ma part, je joue franc jeu et je vous livre tous mes atouts. Ces chers assassins, quels qu’ils soient, se sont permis de faire en sorte que les soupçons se portent sur moi, mais je vais ruiner leur plan : je vais les démasquer, et ce dans les plus brefs délais. Cela ne me prendra pas plus de trois jours à partir de cet instant. Et si j’arrive à mes fins (ce dont je ne doute pas), je souhaite que toute la gloire revienne à M. Cordelero. Je dirai à qui voudra bien l’entendre que c’est vous, M. Cordelero et vous, honorable juge, qui avez fait la lumière sur cette affaire mystérieuse. En échange, je pose deux conditions. La première, que vous travailliez, le plus activement possible, à établir ma culpabilité. La seconde, que vous découvriez dès ce soir, par tous les moyens dont vous disposez, monsieur Cordelero, les noms et les habitudes des personnes qui vivent dans les deux rues adjacentes. Je connais les habitants de ma rue et je sais qu’il n’y a rien à tirer de ce côté-là. Si vous avez la bonté de m’apporter la liste demain matin, je me mettrai au travail à midi… Et il serait fort étonnant que…
– Cette proposition me paraît raisonnable, Cordelero, trancha le juge ; Selva ne peut faire plus.
– Et pendant ce temps, mettez ma maison ainsi que ma personne sous surveillance. Il ne faudrait pas que j’aie l’idée de m’enfuir à l’étranger, ajoutai-je sur ce ton plaisantin que j’aimais adopter. Mais hâtez-vous de me procurer cet inventaire. Et si vous n’y arrivez pas, je pourrai m’en occuper mais j’aurai alors besoin d’un jour supplémentaire.
Cordelero protesta.
– Comment ne pourrais-je y arriver ? Je m’y mets sur le champ.
Il ressemblait à un chien qui ne sait pas si on va lui donner un os ou un coup de fouet.
Mes domestiques firent leur déposition également. Ils pensèrent avoir fait preuve d’habileté en décidant de s’exprimer à demi-mots et par monosyllabes.