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Chapitre 6

Chapitre 6

Je suis très sensible aux parfums, et lorsqu’ils ne me donnent pas la migraine, ils me mettent les nerfs en boule et produisent chez moi une excitation malsaine. Cette senteur, que j’avais déjà perçue au théâtre Apollon, faisait resurgir dans ma mémoire la gouttelette de sang. J’entrai dans la pièce, pénétré par cette odeur, qui trahissait et accusait Chulita. Tel un effluve évanescent déjà lointain, la réminiscence d’une autre sensation s’insinua en mon for intérieur. Il me semblait que le mort et les objets qu’on avait lancés dans ma chambre et qui lui avaient appartenu exhalaient cette odeur qui, depuis le théâtre, importunait mes muqueuses. En attendant d’être reçu, je m’installai dans un fauteuil aussi élégant que le reste du mobilier. Le portrait de Chulita, œuvre d’un pastelliste à la mode, trônait au-dessus du sofa. L’artiste, mort très jeune, avait fidèlement rendu l’expression énigmatique de ses yeux sombres, la fraîcheur rouge sang de sa bouche, et surtout les formes exquises de son buste parfait, aussi menu que celui d’une enfant, diaboliquement virginal, mis en valeur par sa robe cintrée style empire en mousseline rouge rehaussée d’une ceinture et de broderies en argent vieilli. Ô femme fatale, l’esprit du mal te place sur mon chemin ! Sous cette grâce, grouille la vermine qui nous rongera dans nos tombes !

Il me fallut attendre cinq minutes avant que la pécheresse ne me reçoive. Ce court laps de temps m’avait permis d’élaborer mon plan d’attaque.

Il s’agissait, comme à l’accoutumée dans cette affaire, de surprendre l’adversaire, l’impétuosité de l’offensive étant gage de victoire. Il ne fallait pas que la friponne puisse préparer sa défense. Il s’agissait de l’empêcher d’agir, par une manœuvre habile, à la vitesse de l’éclair.

Je me levai et la saluai bien bas. Divinement vêtue dans sa tenue d’intérieur ornée de rubans souples et de crêpe, elle était souriante et avait l’air enfantin ; on lui donnait vingt-cinq ans, tout au plus – mais ses yeux sombres étaient bordés de vilains cernes mauves. La contraction involontaire de la main qu’elle me tendit, froide et moite, trahissait une nervosité difficile à contenir.

– Je vous ai dit que je viens de la part d’Ariza… Je vous prie, Mademoiselle, de bien vouloir excuser ce petit mensonge dont le but était d’être reçu promptement, dis-je, avec un très léger accent étranger. Je viens pour mon propre compte. Je suis originaire de Malaga, j’ai grandi à Londres et je connais très bien, depuis de nombreuses années, la famille de don Francisco Grijalba, qui a été assassiné, comme vous le savez.

Le visage de Chulita s’assombrit et elle écarquilla les yeux, comme si elle était aveuglée par un violent éclair de lumière.

– Je ne comprends pas, Monsieur… Quel rapport ?…

– Ah, mademoiselle, je vois que vous n’êtes pas au courant des dernières nouvelles, m’exclamai-je sans la moindre ironie. C’est bien ce que je craignais ; ceux qui devaient veiller sur vous vous abandonnent au moment le plus critique. Comment Ariza, qui vous aime, peut-il agir de la sorte ? Vous n’imaginez pas la terrible tempête qui se prépare et qui va s’abattre sur vous. À Malaga et même ici d’ailleurs, on commence à entendre des noms… Devinez-vous qui l’on accuse de la mort de Grijalba ?

– Comment voulez-vous que je le devine ? répondit-elle, en se ressaisissant et en me foudroyant du regard ; son orgueil masquait, je le compris, une terreur abyssale.

– Est-il possible que vous ne sachiez rien ? Il est indigne de vous laisser dans l’ignorance alors que cette affaire vous concerne ! Une fausse piste vient d’être abandonnée et, actuellement, on en suit une autre : tout Madrid, ébranlé par ce crime de la haute société, vous désigne, vous et Ariza, comme les auteurs de cette tragédie.

Un léger balbutiement confus s’échappa de ses lèvres grenat, devenues violacées sous l’effet du coup de sang. Je vis qu’elle était terrorisée, comme un animal pris au piège, guidée par son instinct, et je compris que, pour quelques minutes, elle était à moi. Je décidai d’en profiter.

– On va bientôt vous arrêter. Et le pire, c’est qu’Ariza, au lieu de vous prévenir, s’est enfui, on ne sait où. On le recherche mais sans succès pour le moment…

Le coup était risqué, car Ariza pouvait, à cet instant, frapper à la porte. J’espérais que le hasard me sourît. J’avais raison : Chulita me crut ; elle se pensa perdue ; elle voulut crier sans y parvenir. Elle porta les mains à sa gorge, devint pâle comme une morte, ferma les yeux et perdit connaissance.

Alors je fis quelque chose de plus audacieux, de plus fou encore. Je la pris dans mes bras pour la porter jusque dans ses appartements. Comme je l’avais supposé, son cabinet était ouvert sur sa chambre, derrière le salon. La chambre était séparée du cabinet par deux hautes colonnes, et par un magnifique rideau en dentelle de Bruxelles, sans aucun doute fait sur mesure, car il portait le monogramme de Julita et la couronne du comté de la Tolvanera (de plein droit étant donné que la sœur de Chulita n’avait pas d’enfants). Je vis tout cela en un clin d’œil ; mes facultés semblaient s’être décuplées. L’inspiration me gagnait. Je préparais la scène dans ma tête, tel un artiste en pleine création. Je soulevai le somptueux rideau ; apparut alors le lit de bois blanc orné de superbes sculptures dorées représentant des roses, des carquois et des colombes, couvert d’un voile de dentelle et drapé de soie… C’était là, sur cet infâme autel de galanterie et dépravation, que la victime avait été sacrifiée. Je m’imaginais la scène : Grijalba endormi et inerte, Ariza qui lui plantait son épée en plein cœur, et, qui en dépit de la faible hémorragie provoquée par de telles blessures, recevait, s’en rendre compte, sur son plastron, la marque, le stigmate du crime ; cette goutte de sang qui m’avait guidé tel un astre rouge…

J’allongeai Chulita sur le lit. Elle était toujours inconsciente. Je l’éventai avec mon foulard, et comme elle ne reprenait pas ses esprits, je cherchai l’attache compliquée de son corset ; je le détachai et en arrachai les rubans. J’écartai les étoffes pour lui permettre de respirer et dans la hâte, je pris, sur la petite table couverte de babioles argentées, un pulvérisateur. Il en sortit une eau imprégnée d’un parfum capiteux et entêtant, celui-là même qui emplissait l’atmosphère et dont j’avais respiré les vapeurs enivrantes émanant des vêtements de l’assassin au théâtre… Les odeurs sont des êtres vivants, ou pour le moins des génies qui pénètrent notre âme et la troublent, s’en emparent, la grisent. Je perdis la raison et m’abandonnai aux effets du parfum. Elle ouvrit doucement les yeux, soupira et, sans y penser, vint glisser ses bras autour de mon cou… Un sourire silencieux se dessinait sur le calice de ses lèvres rouge sang, et du fond de l’abîme noir de ses pupilles, une lueur infernale m’attirait et m’effrayait à la fois. Ce n’était pas la femme avec ses rets coutumiers qui provoquaient cette maudite fascination mais l’idée que cette bouche avait trempé dans l’amère liqueur du crime, dans l’essence du mal, celui de notre humaine condition et de notre nature déchue : j’étais convaincu qu’en mordant ses lèvres, je croquerais la pomme fatale qui entraîne notre perdition et une vie de misère…

Elle répétait tout bas :

– Sauve-moi ! Ce vaurien m’a abandonnée ! C’est bien ce que je craignais ! Il a pris l’argent ! C’est lui qui a tout manigancé, tout ! Sauve-moi ! Je t’aimerai tant ! Tu n’imagines pas à quel point je peux aimer ! Mon amour n’est que braise ! Lui, je le déteste ! Sauve-moi de l’échafaud ! Sauve-moi, pour l’amour de Dieu !

Elle laissait s’échapper ces mots entrecoupés de soupirs au milieu des vapeurs écœurantes de son parfum insidieux qui imprégnait ses vêtements et sa peau soyeuse ; elle m’envoûtait avec ses bras serpentins et ses lèvres où le miel de l’été avait déposé des saveurs de perversité et d’anathème. Elle m’arracha alors cette promesse :

– Ne crains rien, je te sauverai.

À ma demande, elle me fit le récit du crime. C’est Andrés qui a tout manigancé, tout ! répétait-elle, avec la bassesse de celle qui veut rejeter la faute sur autrui, alors qu’il serait plus noble de prendre sa défense, mais Chulita était encore plus femme quand elle avait peur et qu’elle mentait. Je la regardais avec compassion.

J’oubliais que, peu de temps auparavant, j’étais entré chez Chulita prêt à lui tendre un piège pour la confondre et prouver sa culpabilité. Le philtre d’une époque peu virile, faite de mansuétude et d’indulgence, avait coulé dans mes veines l’espace d’un instant, un instant irréparable. Je venais de m’engager à sauver cette femme, et mon engagement me rendait, en quelque sorte, complice des deux coupables. La boussole de ma conscience avait perdu le nord, changeant d’orientation. Une partie du péché m’incombait désormais. J’avais croqué la funeste pomme, elle m’avait laissé dans la gorge un goût de putréfaction ; je n’y voyais plus rien. J’étais allongé à l’endroit précis où la courtisane et l’assassin avaient tué et le crime s’insinuait, tel un serpent, à travers les pores de ma peau, jusque dans mon cerveau, se répandant dans mes nerfs. Cette fébrilité persistait et m’enveloppait d’un tel air de folie, que, sans savoir ce que je faisais, j’ouvris la fenêtre du cabinet, et exposai mon front à l’air pur et glacial du dehors. C’était une imprudence démesurée ; on aurait pu me voir dans cette maison vers laquelle, le lendemain peut-être, convergeraient les regards de Madrid tout entier. Mais la bouffée d’air frais me permit de recouvrer quelque peu mes esprits et ma lucidité. Je m’insultai intérieurement, me méprisai… et comme David, je me repentis. Quelle misère que celle des hommes ! Je retournai auprès de la criminelle. Elle passait un peigne en argent et en écaille dans ses beaux cheveux naturellement noirs et arborait un sourire triomphal, forte de sa nouvelle victoire, quoiqu’encore accablée d’une terreur enfantine. Sur un ton badin, je lui dis à l’oreille, comme pour jouer :

– Tu vois, c’est ici, au creux de cette nuque si douce, là où naissent tes boucles, que le bourreau te passera le garrot.

– Non, tu as promis de me sauver, gémit-elle, sur le point de perdre à nouveau connaissance.

– Eh bien, si tu veux que je tienne ma promesse, il n’y a pas une minute à perdre, Chula… Raconte-moi ce qui s’est passé, sans rien omettre. Tu comprends ? Je veux toute la vérité. Si tu mens, tant pis pour toi ! Ensuite, tu rassembleras tes bijoux et l’argent dont tu disposes ; je complèterai si besoin et tu pourras alors rejoindre la France. Parle ! Allez, parle !

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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111961
ISBN html : 978-2-35311-196-1
ISBN pdf : 978-2-35311-197-8
Volume : 2
ISSN : 3040-312X
Posté le 17/03/2025
8 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Pardo Bazán, Emilia, trad. Chapin, Nayrouz, Guyard, Émilie, Orsini-Saillet, Catherine et Pérès, Christine, « Chapitre 6 », in : Une goutte de sang, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 2, 2025, 77-84 [en ligne] https://una-editions.fr/une-goutte-de-sang-chapitre-6 [consulté le 28/02/2025].
Illustration de couverture • Dessin et réalisation : Chloé Videaux, 2025.
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