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Chapitre 7

Chapitre 7

J’eus l’impression d’entendre une histoire connue de moi depuis longtemps. J’avais deviné seul toute la vérité.

– Moi, je ne connaissais pas Grijalba, déclara Chulita, mais lui, qui était de Malaga comme moi, m’a vue au théâtre et s’est entiché de moi. Andrés, ce scélérat, était à court d’argent ; la situation était telle qu’il n’y avait pas d’issue. On prétend que je suis dépensière mais lui, il jouait, encore et toujours, et perdait systématiquement. Il était désespéré. Il parlait de partir en Amérique, de se suicider, que sais-je encore ! Il m’a pris tous mes bijoux, jusqu’au dernier. Tout a été mis en gage ou vendu, même les meubles, sauf ceux-là, sans lesquels je n’aurais pas pu vivre. Regarde…

Elle ouvrit une porte qui donnait sur le cabinet, et je vis une pièce dépouillée, avec une simple chaise bringuebalante et une table tout à fait ordinaire.

– Ça, c’était la salle à manger… Elle renfermait des objets précieux… Des sculptures, des tentures, des pièces en argent ciselé, des tapis. Tout est parti… Un jour, il m’a dit que nous pouvions sortir de cette mauvaise passe : son ami Grijalba, un homme fortuné fraîchement arrivé à Madrid, m’avancerait sûrement la somme que je lui demanderais car il était éperdument amoureux de moi. Et Grijalba s’est présenté, introduit par Andrés. Il paraissait enthousiaste ; mais au moment où je lui ai demandé des fonds, il s’est montré avare et s’est défilé, prétextant qu’il n’était encore qu’un modeste employé mais que, l’année prochaine, il serait associé à la Compagnie Sucrière et aurait les moyens de se montrer plus généreux. L’année prochaine ! Il n’y a pas d’année prochaine pour Chulita ! Je n’ai jamais su ce qu’était l’année prochaine…. Pour moi, il n’y a que le moment présent…. Nous ne sommes sûrs de rien d’autre. La vie est tellement courte ! Seul l’amour présent, celui qui vient d’embraser mon cœur, existe, tu comprends ? Et je te préviens, je ne quitterai pas Madrid si tu ne me promets pas de me rejoindre à l’étranger, espèce de vaurien !

– Continue, Chulita, continue.

– Alors Andrés a voulu me convaincre que nous pouvions tirer profit de Grijalba autrement. Il venait à Madrid pour toucher d’importantes sommes d’argent. Plusieurs millions, apparemment. Si nous pouvions l’attirer ici un jour où il venait de collecter l’argent, il serait très facile de lui soustraire son portefeuille, sans qu’il puisse porter plainte, et même de lui faire croire qu’il l’avait perdu. Tout était question d’habileté. Mais Grijalba, très prudent, ne tardait jamais à déposer ses recettes à la banque. Nous commencions déjà à désespérer, lorsqu’un après-midi Andrés est venu me trouver ; il courait comme un fou et il m’a dit, comme en plein rêve :

– Il vient de toucher cent-soixante-dix mille pesetas de la maison Bordado et Compagnie et il n’a pas eu le temps de les encaisser. Comme il est très méfiant, il ne les laissera pas non plus à l’hôtel… Et nous allons nous débrouiller pour qu’il passe la nuit ici !

Ce que nous avons fait. Andrés ne se montrerait pas ; il se montrait rarement quand Grijalba était là. Il resterait caché. Nous avons envoyé la servante dormir chez une de ses cousines, comme cela arrivait parfois, de sorte qu’elle n’a pas été surprise. Andrés est arrivé à la tombée de la nuit ; personne ne l’a vu monter. Les portiers étaient en train de souper. Quelques instants plus tard, sans qu’on le voie non plus, Grijalba est arrivé. Je lui ai servi de la viande froide et j’ai tenté de lui faire boire autant de champagne et de liqueurs que possible. Je ne dirais pas qu’il était soûl mais légèrement étourdi. La corbeille de gardénias qu’il m’avait envoyée et que j’avais placée tout près a contribué à l’étourdir davantage. Ils sentaient si fort ! Andrés s’est dissimulé dans cette pièce vide. Il attendait que je fouille les vêtements de Grijalba, que je sorte son portefeuille et le lui fasse passer par la porte entrebâillée. Mais Grijalba était en effet très méfiant. En dépit de son étourdissement, il a placé son portefeuille sous l’oreiller ; il était évident qu’il ne pensait qu’à son maudit portefeuille. J’étais indignée : quel mépris pour moi que de se soucier à ce point de ce portefeuille ! Je ne peux pas comprendre cela car l’amour passe avant tout ! Je suis sortie sous un faux prétexte et j’ai raconté à Andrés ce qui se passait. Il fronçait les sourcils, se mordait les lèvres, signe qu’il réfléchissait. « Éteins la lumière, m’a-t-il dit, et rallume-la brusquement une fois que je serai à l’intérieur ». J’ai obéi, tel un automate. Andrés avait enlevé ses bottes, je ne l’ai pas entendu entrer. « Allume », a-t-il murmuré, comme dans un souffle. J’ai fermé la porte à clé. J’ai juste eu le temps de voir un éclair, l’éclat de la rapière nue, qui a scintillé deux fois en frappant Grijalba, lequel, stupéfait, s’est redressé à moitié. La première blessure lui a arraché un cri ; la seconde, aucun, car l’arme lui avait transpercé le cœur. Il est retombé sur l’oreiller, inerte ! La mort arrive tellement vite ! J’ai raison de dire qu’on est bien peu de choses… Enfin… Andrés l’a fouillé et s’est emparé de son portefeuille. Puis il a remis ses chaussures – il était pieds nus – et il a examiné ses manchettes et son plastron, redoutant quelque tache mais il n’y en avait pas…

– Si, il y en avait une, répondis-je à Chulita, sur un ton solennel… puisque je l’ai vue. C’est grâce à elle que j’ai découvert tout ce qui s’est passé. Une simple petite goutte, un tout petit détail… Tente de changer de vie et retiens bien ceci : on ne peut rien cacher ; le crime que nous commettons nous pointe toujours du doigt et nous sommes punis à proportion.

Un violent frisson parcourut le corps de la pécheresse. L’espace d’une seconde, un frémissement prodigieux lui glaça les veines.

– À chacun son destin…. Moi, je ne peux plus changer de vie…. Je suis une cause perdue.

Elle approcha sa bouche de mon oreille, comme je l’avais fait quelques instants plus tôt, et balbutia :

– Il y a bien longtemps que le Malin s’est emparé de moi… Ne sais-tu pas que mon père est mort de chagrin à cause de mes folies ?

Elle ajouta avec une volubilité enfantine :

– Mais sauve-moi, j’ai peur, tellement peur !

– Continue…

– Ensuite, il a dit qu’il fallait cacher le corps, hors de la maison. C’était la partie la plus difficile. L’angoisse s’est emparée de moi. J’ai bu un verre de cognac pour me ressaisir. Andrés répétait : « Dépêchons-nous, dépêchons-nous ». Nous l’avons habillé en toute hâte ; son corps était facile à manipuler car il n’était pas encore raide. Une écume rougeâtre sortait de sa bouche ; je l’ai essuyée avec un mouchoir. Nous avons oublié de lui remettre son manteau, qu’il avait laissé dans l’antichambre. J’ai pris ma clé et j’ai éclairé l’escalier. J’ai commencé par regarder par la fenêtre pour voir si le veilleur de nuit faisait sa ronde, ce qui arrive rarement quand il fait froid. La rue était déserte. J’ai aidé Andrés à porter le corps jusqu’à l’entrée et j’ai ouvert la porte qui donnait sur la rue. Heureusement, il n’y a que quelques marches. Andrés m’a demandé de fermer la porte et de remonter à l’étage. Je voulais l’accompagner, mais, d’après lui, une femme attire trop l’attention. Il s’en sortirait très bien tout seul. Cinq minutes plus tard, il était de retour.

– Je l’ai laissé dans le terrain vague à côté de l’hôtel. À mon avis, on n’est pas près de le retrouver…

Il s’est recoiffé et s’est regardé dans le miroir. Il ne s’était pas écoulé plus d’une heure et demie entre l’arrivée de Grijalba et le moment où son corps a été abandonné.

– Il serait bon, a-t-il annoncé, que l’on me voie dans un lieu public ; je vais aller me montrer… Toi, vérifie qu’il n’y a pas de taches : tu as plusieurs heures devant toi. Et il est sorti.

En entendant ces mots, je souris. La colère feinte de l’Apollon n’était rien d’autre qu’un moyen pour Andrés Ariza de se montrer ! Il recherchait des témoins pour affirmer qu’à l’heure où le crime avait été commis, lui se trouvait dans un théâtre, loin du lieu où se déroulait la tragédie !

– Et ensuite, Chulita ?

– Je suis restée seule. J’essayais de me convaincre que tout cela n’était qu’un cauchemar. Quelle folie ! Un mort qui semblait s’être évaporé ! Un mort dans ma chambre ! Et moi, je l’avais habillé, l’avais porté dans l’escalier ! Mais Andrés, avant de disparaître, m’avait chargée de bien regarder s’il y avait du sang. « C’est le sang qui parle », répétait-il. J’ai cherché et j’ai découvert des traces sur les draps, rien sur le sol. La rapière était aussi fine qu’une aiguille. J’ai lavé les draps, qui étaient à peine tachés. Il ne restait que la montre, les boutons de manchette, etc. Au petit matin, Andrés est revenu, j’ai soigneusement emballé ces objets et il les a emportés pour les faire disparaître.

– C’est toi qui dois disparaître immédiatement, m’écriai-je, maintenant que j’avais entendu tous les détails. Enfile des guenilles, couvre-toi d’un petit chapeau et d’un voile épais et, dans une heure, sauf avis contraire, descends au coin de la rue de…. Là, une automobile que j’aurai louée t’attendra pour te conduire en France. Prends un peu d’argent ; le chauffeur te remettra une enveloppe avec un complément. Si tu le peux, veille à ne plus céder à la tentation…

Elle me fixa de ses yeux cernés que l’extase de la passion rendait innocents, et murmura :

– Rejoins-moi en France !… Ne serait-ce que pour me convertir !

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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111961
ISBN html : 978-2-35311-196-1
ISBN pdf : 978-2-35311-197-8
Volume : 2
ISSN : 3040-312X
Posté le 17/03/2025
8 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Pardo Bazán, Emilia, trad. Chapin, Nayrouz, Guyard, Émilie, Orsini-Saillet, Catherine et Pérès, Christine, « Chapitre 7 », in : Une goutte de sang, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 2, 2025, 85-92 [en ligne] https://una-editions.fr/une-goutte-de-sang-chapitre-7 [consulté le 28/02/2025].
DOI : 10.46608/almaelinguae2.9782353111961.9
Illustration de couverture • Dessin et réalisation : Chloé Videaux, 2025.
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