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Université de Tours : intégration ou désintégration du site des Tanneurs ?
Essor d’une nouvelle typologie d’université ?

L’université de Tours (37) se compose aujourd’hui de six sites répartis dans la ville, au nord, au sud et dans le centre-ville de Tours. Elle possède également un septième site qui est, lui, situé au sein de la ville de Blois (41). Jean Royer, maire de Tours de 1959 à 1995, fut dès 1960 le principal initiateur de ce vaste projet qui s’adjoint à la faculté de médecine de Tours déjà présente et sise depuis 1841 à l’ouest du centre-ville.

Les études supérieures sont au lendemain de la seconde guerre mondiale, un enjeu sociétal important et, alors que le « campus universitaire » initié par les anglais et repris par les américains fait fureur, ce nouveau « modèle » deviendra la principale typologie de référence pour l’architecture universitaire1

C’est dans le centre-ville de Tours et en plein quartier historique que Jean Royer décide d’implanter une faculté de Sciences humaines et sociales mais, en témoignent les multiples esquisses et propositions#2, le projet très controversé sera discuté pendant environ 7 ans et la faculté n’ouvrira ses portes qu’en 1972. Aujourd’hui encore son architecture ne fait pas l’unanimité et son emplacement, s’il convient massivement aux étudiants, a créé de nombreux débats. L’emplacement choisi a sans doute été stratégique et, au-delà d’une préoccupation probable mais faible, liée à l’intégration de l’étudiant, il retranscrit une pensée politique conservatrice forte. La typologie rare, voire unique, de ce projet est le fruit d’une étude aux axes de réflexion multiples : sociaux, politiques et économiques.

À ce jour, nous connaissons la distinction entre campus extra-muros et intra-muros mais n’y aurait-il pas une troisième définition à intégrer ? Le campus extra-muros, modèle anglo-saxon développé aux États-Unis pendant la seconde moitié du XXe siècle, s’apparente à une nouvelle ville presque autonome éloignée du centre de la ville qui l’accueille. Le campus intramuros, dont le modèle apparait notamment par la réutilisation de bâtis au sein de la ville, s’intègre au maillage de celle-ci. Ce positionnement exceptionnel ne nous permettrait-il pas de requestionner et de distinguer clairement, par un vocabulaire précis, le « campus universitaire » de la « ville universitaire » ? Françoise Choay et Pierre Merlin écrivent conjointement en 1995 l’ouvrage : Le dictionnaire de l’Urbanisme et de l’aménagement3 dans lequel ils précisent l’étymologie du mot latin « campus » qui signifie « champ » et qui définit donc le cadre géographique du campus universitaire. Pierre Merlin précise également le terme « université » dans son ouvrage Urbanisme universitaire à l’étranger et en France4. Le mot « université », d’origine latine, ne désigne pas un lieu mais « la communauté des maîtres et des élèves » et que « [ce] n’est qu’au moyen-âge que ce terme s’appliquera aux locaux qui y étaient attachés »5. L’adjectif « universitaire » évoque lui, une communauté, la notion d’enseignement et le rang de maître et d’élève. Ainsi, le terme « campus » déterminerait le cadre géographique et l’adjectif « universitaire » la dimension sociale qui s’y applique. Ces deux chercheurs définissent le terme « campus universitaire » comme étant un « vaste terrain sur lequel sont construits les bâtiments d’une université »6. Si ce terme est considéré comme un pléonasme selon le Larousse, il a été adopté dans le champ disciplinaire car, avec les définitions énoncées précédemment, il précise un type de réalisation architecturale particulier regroupant toutes les infrastructures et équipements liés aux études supérieures et investis par une population précise. Françoise Choay et Pierre Merlin affirment qu’un campus universitaire se constitue dans un premier temps des bâtiments consacrés à l’enseignement. Il faut ensuite y ajouter les bâtiments administratifs qui permettent le bon fonctionnement de l’université ; la bibliothèque, les lieux de restauration ainsi que les logements universitaires qui font également partie du campus universitaire.

L’université de Tours et le site des Tanneurs ne font l’objet que de très peu d’études. La première, prend la forme d’un mémoire de Maîtrise finalisé en 2001 par Virginie Charon, étudiante en Histoire de l’art à l’université de Tours. Sous la direction de Monsieur Jean-Baptiste Minnaert7, elle s’attache plus précisément à l’université François Rabelais, faculté des sciences humaines et sociales de Tours, et son lien au quartier du « vieux Tours » en pleine restauration. Sise entre le bord de Loire et le quartier du « vieux Tours », l’université doit – à la demande de Jean Royer et sous le conseil de Pierre Boille – s’intégrer visuellement dans un quartier qui se caractérise par un habitat dense et ancien. Virginie Charon étudie conjointement et croise les deux projets distincts : la construction de l’université et la restauration du quartier du « vieux Tours », afin de comprendre les choix architecturaux bridés par les ressources financières, les choix politiques et les volontés de la ville. La seconde n’est pas une étude architecturale mais une analyse de la politique et des choix de Jean Royer. Michel Lussault et Serge Thibault8 proposent une analyse de la politique universitaire de Jean Royer. Ils opposent ses deux projets, radicalement différents tant dans l’architecture que dans le choix de l’emplacement et pourtant tous deux ont été initiés par une seule et même personne : Jean Royer. Ils affirment que Jean Royer a initié le projet de la faculté des Tanneurs en envisageant l’université comme complémentaire de la ville, comme lieu qui devait s’intégrer dans la ville. Ils appellent ça « la banalisation fonctionnelle et paysagère ». Ce parti-pris se remarquera, selon Michel Lussault et Serge Thibault, jusque dans l’architecture du bâtiment des Tanneurs qui doit, en somme, s’harmoniser avec la ville, s’adapter au paysage, afin de ne pas s’imposer comme un nouveau bâtiment. En revanche, lorsqu’il s’agit de la technopole au sud de Tours située dans la vallée du Cher, le sujet est envisagé différemment : Jean Royer s’engage dans la réalisation d’une université qui ne dispensera pas des matières dites « nobles » et place le projet comme le centre névralgique d’un quartier nouveau. Ainsi l’université ne vient plus compléter la ville mais devient un acteur majeur annexe à celle-ci.

Ne devons-nous pas remettre en question l’analyse architecturale et urbanistique des campus universitaires afin de créer des typologies bien distinctes ? Ne serait-il pas intéressant de mettre en duel deux typologies, par une redéfinition claire de chaque, menant à une compréhension plus large de la politique mise en place dans un contexte d’évolution record de l’enseignement supérieur ? Précisément, celle de l’université de Tours présente une grande différence avec celles des campus de Bordeaux ou d’Orléans définis par Pierre Merlin et Françoise Choay de « campus universitaires extra-muros#9 ». L’analyse de la politique locale et des décisions que celle-ci engendre devient primordiale pour comprendre, d’une part, le choix de l’emplacement géographique, d’autre part, l’architecture et le caractère donné à l’édifice.

Renouvellement des politiques

La politique de gauche disloquée

Le clivage traditionnel qui sépare les partis politiques dits de gauche et dits de droite s’écroule dans les années 1960 et, face à la domination politique du Gaullisme et les échauffements sociaux qui émanent de la guerre d’Indépendance de l’Algérie, les partis de gauche tentent de construire une nouvelle image en s’éloignant du communautarisme et du stalinisme. C’est dans ce tourment politique et social que le Parti Socialiste unifié10 se détourne « de certaines logiques de pouvoir et [que le parti] va s’atteler à une remise en cause du mirage des ‘‘Trente Glorieuses’’11 en proposant une nouvelle grille d’analyse de la société »12. Les partis de gauche se reconstruisent autour des dites minorités, entre autres, les étudiants ; en témoignent, leurs associations aux manifestations de « mai 68 ». Peut-on cependant affirmer que les partis de gauche essentialisent la société ? Cela relève d’une étude politique approfondie ; néanmoins, on constate que les partis de gauche subdivisent la population, créent des catégories et même si celles-ci ne dépendent pas uniquement des revenus ou des statuts sociaux, elles existent bien et sont nommées. En outre, si l’on reprend le schéma binaire des politiques, a contrario, la droite devrait apparaître comme un parti politique prônant une « égalité » au sein de la population.

Jean Royer : une politique conservatrice gaulliste

Jean Royer est né le 31 octobre 1920 à Nevers (58), il déménage peu de temps après à Decize (58) avant de s’installer avec ses parents à Tours (37) en 1926 ; Jean Royer grandira ainsi dans la région Centre-Val de Loire. Issu d’une famille modeste, il reçoit une éducation bercée par la religion catholique et influencée par « Ferdinand Foch, Georges Clémenceau et Raymond Poincaré »13. Il poursuivra ses études à la Faculté des Lettres de Poitiers où il obtiendra deux certificats de licence avec mention : l’une en histoire du Moyen Âge, l’autre en histoire moderne et contemporaine ; plus tard, sa carrière politique sera d’ailleurs entrecoupée de plusieurs périodes d’enseignement en école élémentaire, notamment à Langeais (37). En 1946, suite à l’appel au Rassemblement de du général de Gaulle, il s’investit dans la politique locale. Très vite, il gravit les échelons politiques et en 1949, il est appelé à Paris par le général Charles de Gaulle qui le nomme « délégué départemental du Rassemblement du Peuple Français pour le département de l’Indre-et-Loire »14. Le 30 novembre 1958, Jean Royer sera élu député de la première circonscription du département et en 1959, « attaché à Tours depuis l’enfance, conscient de sa vitalité et de la richesse de son histoire, [Jean Royer] orientait son destin politique vers la conquête de la mairie ». Il sera d’ailleurs élu maire en mars 1959 avec une liste électorale, selon lui, « diversifiée et équilibrée »15 nommée « la liste d’action non politique pour l’administration, le développement économique et le progrès social de la ville de Tours »16. Selon Jean Royer, son enfance et son histoire sont importantes et le rendent incontestablement attaché à Tours et son patrimoine ; de plus, son parcours d’étudiant et ses études en histoire qui s’ancrent dans un réel attachement à la nation, révèlent le patriotisme qui l’anime. Tout cela laisse croire et penser que son envie, lorsqu’il s’investit politiquement, est de conserver, protéger le patrimoine et ne pas le dénaturer au profit d’innovation issues de l’industrialisation.

Intégration : une université centralisée

Alors que la municipalité se questionne quant à l’avenir du vétuste centre historique de Tours17 correspondant au quartier du vieux-Tours, marqué par les destructions liées aux bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, l’implantation de la future Université des Lettres tourangelle devient un sujet tout aussi complexe.

Le choix de l’emplacement de l’université de Lettres au cœur de la ville

À l’aube des années 1960, l’éducation nationale sollicite un terrain de dix hectares au sein du parc de Grammont18 qui accueille déjà les bâtiments dédiés aux sciences. L’objectif est clair : intégrer l’université des lettres à l’université des sciences mais, si ce n’est par Jean Royer, ce projet n’est pas approuvé par la municipalité. À la place, Jean Royer propose le terrain des tanneries – propriété de la commune – dont les caractéristiques géographiques se différencient en tout point avec celles des terrains habituellement choisis pour édifier des bâtiments d’enseignement universitaire19. En effet, sis au sein du centre historique de Tours, le terrain déjà construit ne propose qu’une surface de quatorze mille mètres carrés et des perspectives d’expansion presque nulles. Le terrain se situe sur les bords de Loire qui matérialisent sa limite nord. Il est interrompu à l’est par l’axe routier principal soit la rue Nationale qui relie le nord et le sud de la ville tandis qu’à la limite ouest, des logements sont présents. Enfin, au sud, le terrain est dessiné par l’axe routier principal qui, parallèle aux bords de Loire et à travers le quartier historique, relie les extrémités est et ouest de la ville. En quelques mots : en plein centre-ville, au sein du centre historique de Tours et à proximité immédiate du Vieux-Tours, le site proposé par Jean Royer, dit « Les Tanneries », est construit de bâtiments vétustes car victimes des bombardements de la Seconde Guerre mondiale (fig. 1). La réfection de la parcelle engageant trop de financement, la projection du maire fut la suivante : raser les bâtiments sur ladite parcelle qui recevra ensuite la nouvelle faculté de Tours. Notons qu’en outre et en guise de contre-proposition, la municipalité qui maintient son opposition au projet du parc Grammont, ira jusqu’à proposer à l’éducation nationale, la donation du terrain des Tanneries, l’imposant presque comme seul et unique choix. Les motivations de Jean Royer20 ne sont pas explicites quant à la nécessité – selon lui – de placer les étudiants en Lettres au sein du centre-ville. Pouvons-nous parler de gentrification du vieux quartier ? Nous n’en sommes pas certains, en revanche, il est sûr que le quartier, par sa typologie, son implantation et son environnement, est parfaitement adapté à l’accueil d’une population jeune et étudiante. En effet, les caractéristiques des habitations du quartier historique de Tours ne répondent plus aux envies et aux besoins des familles ; en revanche, ces petites surfaces et des loyers accessibles, s’adaptent parfaitement au profil de l’étudiant.

Fig. 1. Situation de la parcelle de terrain proposée par la municipalité de Tours sur le plan Guilland-Verger, 1875 (https://commons.wikimedia.org).
Fig. 1. Situation de la parcelle de terrain proposée par la municipalité de Tours sur le plan Guilland-Verger, 1875 (https://commons.wikimedia.org).

Typologie des habitations du quartier du vieux Tours : une évolution complexe

Tout le centre historique de Tours est vétuste et les conditions de vie au lendemain de la guerre sont humainement terribles. Alors même que la France présente une pathologie, c’est-à-dire le manque cruel de logements, raser l’ensemble du centre historique de Tours n’est pas envisageable pour la municipalité. Jean Royer refuse ce projet de Jean Dorian – premier architecte de la ville de Tours – et œuvre avec l’architecte de la ville, Pierre Boille, afin de sauvegarder a minima le quartier du vieux Tours. L’étudiant apparaît alors comme un « argument » afin de conserver et réutiliser l’existant : les maisons du vieux Tours ne possèdent pas de jardin, leurs distributions et leurs petites surfaces proposent des logements adaptés aux étudiants d’autant que ceux-ci portent une promesse : la redynamisation d’un quartier appauvri et peu accueillant. Les habitations du vieux Tours sont relativement semblables et l’on y trouve principalement des maisons à pans de bois et à colombage datant du XVe et XVIe siècle21, de petites surfaces, souvent réparties sur un plan R+2+combles. La maison du Vieux Tours possède une distribution simple, l’escalier droit ou en vis central, accolé au mur porteur de la maison, permet la création à chaque étage de paliers desservant plusieurs logements de type T1 et T2. Cela permet d’augmenter le nombre de logements sans injecter d’argent dans de nouvelles constructions qui se traduiraient par l’acquisition de terrains onéreux et une charge constructive conséquente. Le placement de la faculté au sein du vieux-Tours portera une nouvelle dynamique dans la ville de Tours : celle de l’investissement immobilier favorisée par la loi Malraux. En effet, la loi Malraux22 vient compléter la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France et permet de faciliter la restauration immobilière par une aide financière de l’État.

Le choix de l’emplacement de l’université est complexe à analyser et si à première vue nous percevons la volonté « d’intégrer » l’étudiant via un lieu qu’il côtoie quotidiennement et autour duquel il gravite, on ne peut ignorer d’autres enjeux bien distincts : l’économie de la ville et le redynamisme de son centre-ville.

Désintégration : de la dissolution sociale à la dissolution visuelle

L’analyse sociétale nous force à croire que la volonté première est l’intégration de l’étudiant, en revanche, les analyses urbanistiques et architecturales semblent contredire cette première hypothèse.

La modernité mise à l’écart

Édouard Albert, premier architecte responsable de la réalisation du site des Tanneurs, s’est confronté aux « principes conservateurs » de Jean Royer tout comme aux réticences de l’architecte des bâtiments de France et de la municipalité. Il proposait plusieurs projets se basant notamment sur le principe de module. Les façades pour une grande majorité vitrées laissaient apparaitre les structures en acier tubulaire. Comme l’affirme Louis Sainsaulieu dans une lettre de 196223, Édouard Albert aurait proposé au total quinze projets pour l’université François Rabelais de Tours. Exagération ou réalité ? Dans tous les cas, cette lettre témoigne de tous les obstacles rencontrés et implicitement, de la mésentente entre tous les acteurs du projet. In fine, il s’avère que l’architecture moderniste d’Édouard Albert et une toiture plate comme ce dernier le proposait, ne conviennent pas à Jean Royer. La restauration de la rue Nationale qui longe le quartier historique par l’architecte Jacques Poirrier24 et son environnement architectural deviennent de nouvelles contraintes. L’Université des lettres sera bien implantée sur le site des « Les Tanneries », néanmoins, l’idée générale et la vision de Jacques Poirrier seront conservées : d’une part, l’axe de symétrie (nord/sud) de la ville est matérialisé par le pont Wilson et la rue Nationale qui le prolonge ; d’autre part, au pied du pont (côté sud, au pied du centre-ville et au début de la rue Nationale) les édifices qui se font face, dont la bibliothèque nationale, se répondent sur les points architecturaux et visuels tels que la façade, les toitures à 4 pans et le plan de masse25 ; il convient d’harmoniser le projet avec cet environnement architectural.

À proximité immédiate, l’entrée principale du site des Tanneurs devient un sujet de discussions et de négociations car celle-ci est également juxtaposée au vieux-quartier et ses toitures typiques à 2 pans. Initialement pensée en coupole, avec l’approbation de Jean Royer, l’entrée finira par être couverte, à l’instar de la bibliothèque nationale de Tours d’un toit à 4 pans, même si les pentes sont moins abruptes. On comprend alors pourquoi la toiture des Tanneurs fut longtemps un point de désaccord entre Jean Royer et Édouard Albert. En premier lieu, il est demandé à l’architecte de penser une toiture à 2 pans évoquant celles du vieux-quartier de Tours. Or, toutes les élévations archivées d’Édouard Albert démontrent bien que ce choix n’est pas seulement une contrainte et qu’il remet en cause ses choix architecturaux : la toiture vient casser l’élancement de la façade largement vitrée et renforcée des structures métalliques verticales en acier tubulaire26 qu’Édouard Albert développe au long de sa carrière – véritable innovation structurelle du XXe siècle par ailleurs. Les réalisations d’Édouard Albert témoignent de ses orientations architecturales. Prenons en exemple l’université de Jussieu qui apparaît comme le point de comparaison évident : même période de construction, même utilisation. Jussieu est véritablement construit avec les caractéristiques de l’architecture novatrice. Cette architecture ne porte pas de toiture et s’apparente même à l’architecture prolifique qui se développe chez les architectes prospectifs des années 1970 par ses modules reproductibles à l’infini. Ce concept de modules a réellement fonctionné et, même si l’université de Jussieu n’est pas terminée lorsque Édouard Albert décède en 1968, il est repris par d’autres architectes27 qui n’opèrent qu’une répétition des formes. Avec de tels choix architecturaux, on comprend que pour Édouard Albert, le site des Tanneurs s’apparente à une « verrue » dans sa production. 

Le choix des architectes

Lorsque le projet de la faculté des Tanneurs voit le jour, l’heure des concours publics n’a pas encore sonné. Le choix des architectes est donc fait par l’État, la décentralisation de ses responsabilités n’étant pas encore faite. Rappelons que Jean Royer semble proche de Charles de Gaulle, cette hypothèse n’est ni vérifiée, ni affirmée mais leur proximité a vraisemblablement impacté le choix des architectes d’ailleurs souvent soumis à l’appréciation finale du maire de Tours. Jean Royer intégrera ainsi Pierre Boille, architecte originaire de la ville de Tours mais également, Michel Marconnet, petit fils d’Augustin Marconnet, grande génération d’architectes tourangeaux, Pierre Labadie, un architecte également originaire de Tours, Louis Sainsaulieu, un architecte originaire de Reims mais dont la production est marquée par de grands ensembles universitaires28 et établissements connexes : internat, cantine universitaire, etc. À travers ce choix d’architectes emprunts de la culture tourangelle, Jean Royer se sent compris et les visions du futur bâtiment s’harmonisent. Ce sont ces 4 architectes qui ont finalement pensé le projet final de l’université et leur style architectural se détache nettement de celui proposé par Édouard Albert. C’est également de cette association d’architectes que naît le plan en « U » adossé aux bords de Loire que nous connaissons. Ce plan diffère en tout point des plans précédemment proposés par Édouard Albert. Le plan de masse ne s’accorde pas avec la dynamique de la parcelle de terrain étendue d’ouest en est. Étonnamment le U encadre visuellement le centre historique avec, dirigés vers le sud de la ville, deux « bras » qui apparaissent comme des liens regroupant ces deux espaces contigus mais néanmoins séparés par un axe routier (est/ouest). Ces mêmes liens Vieux Tours/université sont soutenus par la passerelle qui enjambe cet axe routier avec la même orientation nord/sud (fig. 2). Nous comprenons à travers l’implantation de l’université, son plan de masse et ses toitures que la municipalité ne souhaite pas présenter le bâtiment en question comme une nouveauté ou une innovation architecturale. Cette insertion que nous pouvons qualifier de « dissolution » témoigne d’une autre volonté de Jean Royer.

Fig. 2. La passerelle reliant l’université des Tanneurs au quartier du vieux-Tours (cliché Grand Celinien [G. A.] 2017).
Fig. 2. La passerelle reliant l’université des Tanneurs au quartier du vieux-Tours (cliché Grand Celinien [G. A.] 2017).

Conclusion

Peut-on aujourd’hui se limiter à ces deux termes binaires : intégration ou désintégration ? Il semble bien qu’après analyse, la nuance est de rigueur car, si l’intégration urbaine de l’étudiant, inséré dans le maillage de la ville, est réussie, qu’en est-il de son intégration sociale ? Dans les deux ouvrages qu’écrira Jean Royer, seule une page est dédiée à l’intégration de l’étudiant29 et cela peut laisser penser que le véritable objectif était simplement de fondre toutes les populations. La réflexion est complexe mais il semblerait que la volonté d’invisibilité du bâtiment a finalement soutenu cet objectif mais a également contribué à un plus grand dynamisme de la ville, riche de la plus-value « étudiante ».

L’analyse architecturale de l’ensemble universitaire de Tours est également difficile mais révèle un choix politique fort. Le site universitaire des Tanneurs reflète les choix politiques de Jean Royer ; avec ses caractéristiques géographiques, ses caractéristiques architecturales ancrées dans un style sobre et discret, il est incontestablement modelé pour se fondre dans le paysage local (fig. 3).

Fig. 3. La façade nord de l’université des Tanneurs, 2007 (https://commons.wikimedia.org).
Fig. 3. La façade nord de l’université des Tanneurs, 2007 (https://commons.wikimedia.org).

Tous ces choix mènent donc à un modèle encore inexpérimenté dans les années 1970 avec l’inscription volontaire d’une université au cœur même de la ville. Alors même qu’après différents débats politiques, l’université de Louvain (Belgique) construit une « université-ville » ex-nihilo – référence majeur dans le développement des « campus universitaires européens » – à quelques kilomètres de l’Université catholique implantée elle depuis le XVe siècle, le développement universitaire à Tours se fait intra-muros. C’est en cela que cette nouvelle typologie s’éloigne de la définition communément admise.

Ce sujet profondément psycho-social nous permet en revanche de comprendre la volonté de Jean Royer et après l’analyse croisée, du choix d’implantation de la faculté, de la situation précaire du vieux Tours, de l’architecture de la faculté, on peut convenir que : s’il présente les étudiants comme une « population à part entière » digne d’être intégrée en ville et accueillie dans un cadre privilégié, Jean Royer va à l’encontre de « l’universitaire » comme nouvelle « attraction » régionale par sa démarcation visuelle. Notons, en outre, que la présente analyse diverge de l’étude précédente de Mme Charron qui affirme que « pour [Jean Royer], l’étudiant occupe une place prépondérante dans la cité »30.

Enfin, cette analyse ne doit pas exclure la notion de patrimoine mais bel et bien l’envisager. Si Tours est présentée comme une ville moyenne, riche d’histoire et au patrimoine relativement bien préservé, pouvons-nous proposer l’implantation du site des Tanneurs comme un autre modèle ? Un moyen, un outil de préservation du patrimoine par le biais d’un financement issu de la loi Malraux et des financements nationaux dédiés aux logements des étudiants ? cela apporterait un argument supplémentaire au choix de l’emplacement de l’université. La réflexion reste à poursuivre d’autant plus que la politique locale est restée très longtemps hermétique aux outils centralisés de protection du patrimoine mis en place par l’État, préférant agir sans, jusqu’à ce qu’ils soient imposés par pression31. Les problématiques liées au mille-feuille administratif en est-elle l’unique responsable ? Cela est possible mais l’homme conservateur qu’est Jean Royer a sans doute vu en ces outils centralisés, une emprise réduite et la perte d’un pouvoir décisif de la collectivité.

Notes

  1. Pierre Merlin, Françoise Choay, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, PUF, 2015 (1ère éd. : 1988).
  2. Archives de Tours, lettre de Sainsaulieu à P. Boile, boite n° 00039.
  3. Pierre Merlin, Françoise Choay, op. cit.
  4. Pierre Merlin, L’urbanisme universitaire à l’étranger et en France, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1995.
  5. Ibid.
  6. Pierre Merlin, Françoise Choay, op. cit.
  7. Historien de l’architecture, il est aujourd’hui professeur d’histoire de l’architecture contemporaine du XXe siècle à l’université de La Sorbonne.
  8. Michel Lussault, Serge Thibault, « L’émergence de l’université́ sur la scène locale. L’exemple de Tours », Les Annales de la recherche urbaine, 62-63, 1994, p. 127-138.
  9. Pierre Merlin, Françoise Choay, op. cit.
  10. Parti Socialiste Unifié, créé en avril 1960.
  11. Danièle Voldman « Les Français et la politique dans les années 1960. Réunion des correspondants de l’IHTP, 17 février 1999 » in Bulletin de l’institut du temps présent, 73, 1999, p. 147-148.
  12. Matthieu Rémy, « Bernard Ravenel, Quand la gauche se réinventait. Le PSU, histoire d’un parti visionnaire (1960-1989) », Questions de communication,  31, 2017, p. 535-536.
  13. Jean Royer, Jean Royer, Il était une fois un maire, Tours, C.L.D., 1997, p. 9.
  14. Ibidem, p. 13.
  15. Ibidem, p. 25.
  16. Ibidem, p. 26.
  17. Celui-ci fut établi par Pierre Boille, architecte de la ville de Tours, de concert avec Jean Royer.
  18.  Virginie Charon, Élaboration et construction de la faculté des lettres et sciences humaines à Tours, sous la dir. de Jean-Baptiste Minnaert, mémoire de master, Université de Tours, 2001, 2 vol., p. 16. Entretien enregistré avec Jean Royer du 13 juillet 2000.
  19. Pierre Merlin, Françoise Choay, op. cit.
  20. Dans les deux ouvrages qu’il rédige, ce choix n’est pas expliqué, il convoque seulement la notion sociale affirmant que l’étudiant allait être pleinement intégré à la ville.
  21. Julien Noblet, « L’architecture en pan de bois à Tours : nouvelles perspectives », dans Clément Alix, Frédéric Épaud (dir.), La construction en pan de bois : au Moyen Âge et à la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
  22.  Loi n° 62-903 du 4 août 1962 complétant la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France et tendant à faciliter la restauration immobilière.
  23. Lettre de Sainsaulieu à P. Boille, Archives de Tours, boite n° 00039.
  24. Jacques Poirrier, ancien architecte-urbaniste de la ville, il travailla également à la Reconstruction du Havre, ville largement détruite par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale.
  25. Dans le projet de M. Poirrier, seule la toiture variait, le centre des congrès adoptant un toit-terrasse alors que la bibliothèque se couvrait d’un toit pyramidal.
  26. Sebastien Cherruet, Édouard Albert (1910-1968) : l’œuvre complexe d’un architecte moderne, thèse de doctorat d’histoire de l’art dirigée par Claude Massu, université Paris 1, 2019.
  27. Les architectes de Périphériques (David Trottin, Anne-Françoise Jumeau, Emmanuel Marin) puis Architecture Studio.
  28. Anonyme, « Complexe universitaire de Bordeaux-Talence. Louis Sainsaulieu, Architecte en chef. Autier, Bouey, Carlu, Conte, Coulon, Daurel, Ferret, Ludinard, Mathieu, Tagini, Touzin, Architectes », L’Architecture Française, 275-276, juillet- août 1965, p. 13-15.
  29. Jean Royer, La cité retrouvée, Paris, Presses de la Cité, 1977, p. 38.
  30. Virginie Charon, op. cit., p. 12.
  31. Mathieu Gigot, « L’institutionnalisation locale d’une politique patrimoniale à Tours : instruments, territorialisation et jeux d’acteurs  », Géocarrefour, 95/4, Varia, 2019.
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EAN html : 9791030011395
ISBN html : 979-10-300-1139-5
ISBN pdf : 979-10-300-1140-1
Volume : 35
ISSN : 2741-1818
Posté le 18/06/2025
11 p.
Code CLIL : 3669; 3076;
licence CC by SA

Comment citer

Gerez, Loève, « Université de Tours : intégration ou désintégration du site des Tanneurs ? Essor d’une nouvelle typologie d’université ? », in : Mansion-Prud’homme, Nina, Schoonbaert, Sylvain, dir., Villes et universités. Quels patrimoines pour quels avenirs partagés ?, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 32, 2025, 257-268, [en ligne] https://una-editions.fr/universite-de-tours-integration-ou-desintegration-du-site-des-tanneurs [consulté le 20/06/2025].
Illustration de couverture • Maquette d’étude du quartier de l’Esplanade (mai 1959). C.-G. Stoskopf architecte (avec intégration du projet de R. Hummel pour le campus) (Archives d’Alsace-Site de Strasbourg, fonds Stoskopf, 60J62).
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