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« Whoever hath her wish, thou hast thy Will » : traduire le substrat pornographique du Sonnet 135 de Shakespeare

« Whoever hath her wish, thou hast thy Will » : traduire le substrat pornographique du Sonnet 135 de Shakespeare

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Selon Pierre Jean Jouve, poète, romancier, mais aussi traducteur littéraire, « Traduire la poésie est une besogne ardue, qui ne peut jamais satisfaire entièrement […] Traduire Shakespeare, en général, est d’une difficulté supplémentaire, à cause de la violence de la matière, et de l’énorme distance entre sa langue baroque et notre langue peu accentuée et peu rythmée. Mais traduire les Sonnets de Shakespeare ! voilà qui touche à l’absurde »1. Jouve est évidemment loin d’être le seul traducteur à déplorer la difficulté – voire l’absurdité – de cette « besogne ». Bien souvent déclarée impossible, la traduction de la poésie shakespearienne n’en est pourtant pas moins désirable, et d’ailleurs très abondamment pratiquée. Depuis 1821, soit un peu plus de deux siècles, les Sonnets de Shakespeare ont fait l’objet de pas moins de soixante-dix traductions, dont une quarantaine sont intégrales. Naturellement, les réflexions traductologiques autour des Sonnets tendent à se concentrer sur des questions formelles : le choix de la métrique, le maintien ou non de la rime, la recherche du rythme, ou encore le rendu des sonorités. Cependant, l’ambiguïté inhérente au langage poétique ainsi que le « feuilletage sémantique » de la poésie de Shakespeare, en particulier, sont également au centre des préoccupations des traducteurs, conscients du foisonnement et de l’infinie richesse de l’écriture shakespearienne. Comment traduire les différentes strates de sens sur lesquelles Shakespeare joue en permanence ? Il s’agit là d’une des questions qui hantent la plupart des traducteurs ayant osé s’atteler à la « besogne ardue » et même « absurde » que décrit Pierre Jean Jouve.

À ce titre, c’est un niveau de difficulté supplémentaire relatif à la traduction des Sonnets que je souhaiterais aborder ici : comment traduire les sous-entendus obscènes qui émaillent ces poèmes – en d’autres termes, leur « substrat pornographique » ? Le traducteur Jean-Pierre Richard a brillamment démontré qu’en plus d’être un poète et dramaturge de génie, Shakespeare était également « un pornographe hors pair » qui, « de sa première à sa dernière (39?) pièce, […] a cultivé systématiquement une double entente saturée d’obscénité, qui va bien au-delà de la trouvaille ponctuelle, dans le cadre d’une véritable stratégie dramaturgique de l’équivoque »2. L’œuvre théâtrale de Shakespeare reposerait ainsi constamment sur un double discours constellé de jeux de mots grivois et de double entendre (pour ne pas dire triple, quadruple ou quintuple). Quant à son œuvre poétique, elle semble elle aussi fondée sur une pornographie sous-jacente – le poème narratif Venus and Adonis (1593) avait d’ailleurs acquis, à l’époque, une réputation de pornographie « soft ». La grivoiserie des Sonnets nous paraît peut-être moins flagrante aujourd’hui, mais elle est tout aussi avérée. À travers l’analyse d’un sonnet en apparence intraduisible et la comparaison d’une douzaine de traductions françaises, il s’agira ici de mettre au jour cette stratégie de l’équivoque et d’examiner quelle part les traducteurs font aux différentes strates de sens du « mille-feuille » qu’est le sonnet shakespearien.

Dans la définition qu’en donne le Trésor de la langue française informatisé, la pornographie est présentée comme une antithèse de l’art : il s’agit de la « représentation […] de choses obscènes, sans préoccupation artistique et avec l’intention délibérée de provoquer l’excitation sexuelle du public auquel elles sont destinées »3. Cette définition moderne ne parvient pas à rendre compte des multiples facettes de l’écriture et de l’esthétique « pornographiques » de Shakespeare. En effet, comme le montre Chantelle Thauvette dans un article s’attachant à définir la notion de pornographie de la première modernité, plaisir esthétique et plaisir érotique sont en réalité loin d’être antithétiques pour un lecteur du XVIe siècle. Thauvette explique qu’il faut comprendre la pornographie de l’époque non pas comme un genre à part entière, mais davantage comme une expérience de lecture, « a reading process wherein both erotic and aesthetic pleasures are brought into tension »4. Elle ajoute que la distinction entre plaisir intellectuel et plaisir sensuel était alors bien moins marquée dans les textes de la première modernité qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et si la frontière entre le sexuel et l’esthétique est poreuse, c’est en partie lié au lexique : en effet, le langage sexuellement explicite et le langage ordinaire étaient très souvent interchangeables, dans l’argot de l’époque. Les auteurs utilisaient des mots simples, des mots de tous les jours, pour créer un langage alternatif de l’obscène : par exemple « thing » pour désigner le sexe masculin et « nothing » (« no thing ») pour parler du sexe féminin5. Contrairement à nous, les spectateurs et lecteurs du XVIe siècle n’avaient nul besoin d’un glossaire spécialisé comme celui d’Eric Partridge (Partridge, 2001) ou de Frankie Rubinstein (Rubinstein, 1989) pour détecter les sous-entendus salaces d’un texte, tant ces mots étaient facilement reconnaissables. Il suffisait de tendre l’oreille pour « entendre entre les lignes ». À la différence des contemporains de Shakespeare, nous sommes malheureusement devenus sourds aux connotations sexuelles de ces mots à sens multiples. Nous n’avons plus la clé de ce « système de double écoute »6. Ou alors, c’est que nous faisons la sourde oreille : nous percevons bien l’obscène mais refusons de l’entendre. L’idée que l’auteur de sublimes poèmes d’amour soit également un virtuose du graveleux peut effectivement effrayer, voire scandaliser. De la part des critiques comme des traducteurs, les résistances sont encore fortes. Nous avons pourtant beaucoup à perdre à ne pas entendre le texte dans toute sa polysémie. Afin d’illustrer quelle gageure représente la traduction du substrat obscène des Sonnets, je propose d’examiner ici le véritable cas-limite que constitue le Sonnet 135, poème exploitant – d’une manière tout aussi ludique qu’érotique – la polysémie du mot W/will :

Whoever hath her wish, thou hast thy Will,
And Will to boot, and Will in overplus;
More than enough am I, that vex thee still,
To thy sweet will making addition thus.
Wilt thou, whose will is large and spacious,       5
Not once vouchsafe to hide my will in thine?
Shall will in others seem right gracious,
And in my will no fair acceptance shine?
The sea, all water, yet receives rain still,
And in abundance addeth to his store;             10
So thou, being rich in Will, add to thy Will
One will of mine, to make thy large Will more:
Let no unkind, no fair beseechers kill;
Think all but one, and me in that one Will. (Duncan-Jones, 2010 : 385) [nous soulignons]

Il s’agit là du premier des deux « “Will” sonnets » (135 et 136) du recueil. Sa trame narrative est simple : le poète demande à la femme qu’il convoite pourquoi elle se refuse à lui alors qu’elle se donne généreusement aux autres hommes. D’un point de vue formel, cependant, ce poème est très original dans la mesure où il exploite aussi bien la figure rhétorique de la syllepse (phénomène selon lequel un seul signifiant renvoie simultanément à deux ou plusieurs signifiés) que sa « sœur conceptuelle »7, à savoir l’antanaclase (c’est-à-dire l’emploi répété d’un même signifiant renvoyant à chaque fois à un signifié différent). Comme le souligne Stephen Booth, le sonnet 135 est un véritable festival d’ingéniosité verbale8. Ce qui saute tout de suite aux yeux, c’est la répétition obsédante du mot W/will, dont on dénombre pas moins de treize occurrences (et même quatorze, si l’on tient également compte de la forme conjuguée wilt, au vers 5). Dans le texte de l’édition princeps (l’in-quarto de 1609), les sept occurrences de Will ayant une majuscule initiale sont également imprimées en italique, laissant à penser qu’il s’agit là d’un nom propre. Will est en effet le diminutif de William, prénom de Shakespeare, mais peut-être aussi d’un ou plusieurs autres amants de la femme à laquelle s’adresse le locuteur. Le sonnet exploite non seulement la riche polysémie du mot W/will, mais aussi son instabilité grammaticale, puisqu’il est employé en tant que nom propre, nom commun, ou encore auxiliaire modal. À lui seul, le substantif will semble avoir au moins six ou sept acceptions différentes : volonté (par exemple au v.1, d’allure proverbiale : « Whoever hath her wish, thou hast thy Will »), désir, désir sexuel, plaisir, testament9, sexe masculin ou sexe féminin (au v.6, le locuteur voudrait cacher son sexe dans celui de son amante [« hide my will in thine »], lui-même qualifié de « sweet will »). Chacune des occurrences du mot semble susceptible d’être comprise dans plusieurs sens différents : la confusion est constamment et délibérément entretenue par le poète. Peter Hyland va même plus loin, déclarant que tous les sens non-obscènes de will sont ici « contaminés » par ses acceptions grivoises10. En raison de cette instabilité lexicale permanente, le sens de chaque vers est flottant, insaisissable. Au v.5, par exemple, « thou, whose will is large and spacious » fait non seulement référence au désir insatiable et licencieux (large) de la maîtresse, mais aussi à son sexe, capable d’accueillir plusieurs amants « right gracious », c’est-à-dire « bien membrés »11. C’est sans doute à cette instabilité sémantique que l’on doit toute la saveur du sonnet, qui s’apparente à une sorte d’anamorphose textuelle : à la lecture de ce poème, notre plaisir est semblable à celui que procurent ces images déformées qu’il faut regarder de biais ou dans un miroir courbe pour y découvrir une nouvelle image − l’oblicité du regard nous fait basculer d’une acception à une autre et démultiplie ainsi les sens possibles de ce will anamorphique.

Face à une telle richesse polysémique, le risque principal que court tout traducteur du Sonnet 135 est bien entendu celui de l’appauvrissement sémantique. Aucun mot français ne saurait englober les diverses acceptions que prend le mot will  dans ce poème, que ce soit tour à tour ou bien simultanément. Dans son Dictionnaire amoureux de Shakespeare, François Laroque est le seul à proposer une version « crue » du sonnet (annexe 1), traduction qui met en lumière l’obscénité sous-jacente de l’original et nous montre « jusqu’où ce poète peut aller dans l’irrévérence »12. Will  y est traduit une seule fois par « désir », au v.1, puis systématiquement par « vit » ou « con » (termes crus des fabliaux ayant l’avantage d’être, comme will, des monosyllabes) en fonction du sens qui semble l’emporter pour chaque occurrence. Laroque est cependant conscient des deux inconvénients majeurs de cette traduction « libre » : la vulgarité de la langue cible, « que l’anglais réussit à dissimuler de façon si habile »13, mais aussi l’appauvrissement sémantique, puisque le choix de mots d’un registre trivial ou vulgaire oblige nécessairement à « renoncer à l’ambiguïté du texte ainsi qu’à une bonne partie de sa polysémie »14. Comme le dit si bien Brassens au sujet du mot « con » dans sa chanson intitulée « Le Blason » : « C’est la grande pitié de la langue française, / C’est son talon d’Achille et c’est son déshonneur / De n’offrir que des mots entachés de bassesse / À cet incomparable instrument de bonheur ».

Outre la version non censurée de François Laroque, j’aimerais à présent comparer une douzaine de traductions du cas-limite que représente le Sonnet 135, de 1857 à 2021, afin de voir quelles stratégies ont été mises en place jusqu’à présent pour traduire vers le français l’extraordinaire polysémie du mot will. Le traducteur Pierre Hennequin déclare non sans humour que « traduire un tel texte relève de l’inconscience et ne peut que provoquer chez le traducteur une sévère dépression »15. Et pourtant, on relève parmi les traductions de ce poème plusieurs trouvailles tout à fait ingénieuses. Il s’agira d’abord d’examiner des traductions ayant fait le choix de rendre will  par un seul et même terme ; dans un second temps, nous analyserons des traductions ayant fait le choix inverse, répartissant les différents sens du mot will entre plusieurs signifiants.

Répétition d’un même terme pour traduire « W/will »

Plusieurs traducteurs ont opté pour le simple report du terme will, invoquant l’intraduisibilité du sonnet pour justifier ce choix. C’est par exemple le cas de Pierre Jean Jouve (annexe 2), qui, dans sa traduction en prose poétique (1956), fait apparaître les treize occurrences du mot-clé will  en italique, soulignement typographique qui attire le regard tout en marquant l’altérité. D’emblée, la note du traducteur semble constituer un aveu d’échec : Jouve considère en effet le Sonnet 135 comme étant « proprement intraduisible »16 et compte sur son lecteur pour choisir entre les différents sens de will. Dans une édition bilingue de 1992, Jean Malaplate (annexe 3) conserve lui aussi le mot anglais, mais le met entre guillemets lorsqu’il en fait un nom commun, qu’il pluralise même au vers 7. Aux dix occurrences de will  s’ajoutent quatre emplois substantivés du verbe « vouloir », sorte de traduction à même le texte. Comme le Prologue d’Henry V, qui demandait aux spectateurs élisabéthains de suppléer aux imperfections des comédiens par leurs pensées17, Malaplate s’en remet ici à l’imagination du lecteur pour combler les « trous » de sa traduction : « Devant l’impossibilité pratique de rendre en français ces cascades de calembours […], il a paru préférable de conserver le mot anglais en demandant au lecteur de suppléer par l’imagination à la carence du traducteur »18. Le contexte de l’édition bilingue est sans doute pour quelque chose dans ce parti pris : le traducteur peut espérer que son lecteur se réfère au texte original en vis-à-vis pour suppléer aux lacunes de son propre texte. Cependant, que ce soit dans la version de Jouve ou celle de Malaplate, il faut bien avouer que le message du Sonnet 135 reste éminemment hermétique, et sa trame narrative, profondément brouillée. Le jeu sur le rebond du mot will dans ses différents sens tombe à plat et risque vite de lasser le lecteur qui, sans le secours de notes explicatives, ne comprendrait sans doute pas grand-chose à ce poème.

Plus nombreux sont les traducteurs ayant fait le choix de traduire le terme will. J’examinerai tout d’abord, en suivant un ordre chronologique, les traductions ayant rendu ce mot-clé par un terme unique, en français. François-Victor Hugo est le premier à offrir des Sonnets une traduction intégrale en 1857, qu’il révise en 1865 pour les Œuvres complètes. Sa version française en prose est dans l’ensemble assez littérale et plutôt respectueuse des jeux de mots de l’original. François-Victor Hugo modifie cependant l’ordre des poèmes : le Sonnet 135 (annexe 4) devient à ce titre le tout premier de son recueil. Cette permutation lui permet en fait de recentrer la narration sur l’histoire d’amour entre le poète et sa maîtresse. « Dans le premier sonnet, au moment où l’action commence, nous voyons Shakespeare amoureux », explique le traducteur19. C’est pourquoi will est traduit tantôt par « désir(s) », tantôt par « amou(r)s ». On notera par ailleurs qu’au paragraphe 4, « élargis ton large amour » (« make thy large Will more ») est une interprétation très édulcorée du texte anglais, dans lequel le sens obscène de will (qui renvoie ici au sexe de la maîtresse) semble prédominant. Chez François-Victor Hugo, il est manifestement question d’amour, et non de gaudrioles.

En 1862, François Guizot est le deuxième à offrir au public une traduction intégrale des Sonnets, à peine cinq ans après celle de François-Victor Hugo. On dénombre dans sa version en prose (annexe 5) dix occurrences du nom « volonté » et une occurrence isolée du nom propre « Will », qui vient conclure le poème. Guizot ne s’exprime nulle part sur ses choix esthétiques, sauf à cet endroit précis du recueil, se sentant obligé d’excuser l’opacité de sa traduction dans une note : si ce sonnet et le suivant « sont presque incompréhensibles en français », c’est « parce qu’ils se composent d’une série de jeux de mots sur will, volonté ;  will, sera, et Will, abrégé de William »20. On remarque que la polysémie de will substantif est ici réduite au sens de « volonté » : les cinq ou six autres acceptions du terme, acceptions grivoises incluses, ne font l’objet d’aucune mention. Près d’un siècle plus tard, l’amour est également « le thème central des Sonnets » selon André Mansat21. Dans sa traduction en alexandrins rimés (annexe 6), Mansat restitue systématiquement will par « désir » (treize occurrences avec ou sans majuscule), qu’il fait astucieusement rimer avec « gésir » (kill) dans le distique final. Dans la seule note de bas de page de tout son sobre volume, Mansat rend compte du sens grivois de will mais se borne à qualifier le sonnet de « difficilement traduisible »22, alors même que sa traduction fait par ailleurs preuve d’une belle inventivité.

Tout comme André Mansat, Robert Ellrodt − dont la traduction des Sonnets est aujourd’hui encore une version de référence − explique en note que « ce sonnet fait le désespoir des traducteurs »23. À rebours de ses prédécesseurs, cependant, Ellrodt comprend qu’il n’est pas vraiment question d’amour dans ce poème, mais bien de l’« âpreté d’une jouissance sexuelle sans estime ni tendresse » et de la « noirceur morale » d’une « femme lubrique qui se donne à tous les hommes »24. C’est donc, logiquement, le « désir » qui est retenu ici comme unique mot-clé de sa version française du poème (annexe 7). La polysémie disparaît, mais Ellrodt en appelle au lecteur pour suppléer à la déperdition sémantique par son imagination : « Il faut imaginer, dit-il, que “Désir” ici désigne tantôt l’homme (cf. Un tramway nommé désir !), tantôt son “désir” ou celui de la femme, parfois peut-être l’organe sexuel »25. Cinq ans plus tard, le poète et enseignant Bertrand Degott souligne quant à lui la nécessité de rendre « le wit, le mot d’esprit shakespearien »26, tout en étant parfaitement conscient du défi que cela représente. Il traduit pourtant systématiquement will par « envie » (annexe 8), mais tente de compenser cet appauvrissement sémantique en recourant aux mêmes procédés que ceux qu’il attribue dans sa préface à l’« esthétique maniériste » de Shakespeare, à savoir la diaphore (autre terme pour désigner l’antanaclase), la syllepse et la paronomase. On note par exemple une antanaclase à travers l’emploi répété du nom « envie » dans plusieurs sens différents et une syllepse de sens sur le verbe « élargir », au vers 12. Quant au mot de la fin, « Will », il rime avec « un non vil » (« unkind no »), qui crée un effet de paronomase avec le mot-clé « envie » et fait ainsi le lien (phonique et imaginairement sémantique) entre « envie » et le prénom « Will ». Il s’agit là d’une traduction assez astucieuse, malgré l’inévitable déperdition sémantique liée à la traduction systématique de will par un seul et même terme. J’évoquerai enfin la traduction datant de 2007 du poète Yves Bonnefoy (annexe 9) qui, de manière plutôt étonnante, n’a pas particulièrement cherché à reproduire la dimension ludique de l’original, alors même que les « sous-entendus clairement et agressivement érotiques »27 du Sonnet 135 ne lui avaient pas échappé. Le sens coquin du sonnet est en effet mis en sourdine, comme en témoigne un certain nombre d’édulcorations. Ce sont en fait le mot « autre(s) » et les pronoms possessifs « mien », « tien » et « leur » qui sont ici répétés et mis en avant, faisant ainsi de l’opposition du locuteur aux autres assaillants de son amante l’enjeu principal du poème.

Les traductions que nous avons examinées jusqu’à présent ont choisi de restituer le mot will par « désir », « volonté » ou « envie ». De manière inattendue, c’est sur un tout autre mot que Daniel et Geneviève Bournet ont jeté leur dévolu (annexe 10). En introduction de leur édition bilingue, les deux traducteurs prétendent sans modestie que leur traduction en décasyllabes rimés (sur le modèle de Maurice Scève) « témoigne d’une fidélité au sens […] sans précédent en France »28. Pour traduire le Sonnet 135, ils ont ainsi fait le pari de rendre will par un mot supposément polysémique à même de faire entendre en français la plupart des acceptions du terme anglais – et le sens obscène ne leur a certainement pas échappé. Dans un long commentaire, ils expliquent avoir d’abord envisagé de « changer le prénom du Poète pour rendre les jeux de mots en français ». Mais il aurait alors fallu « trouver un prénom qui se prête à ces jeux aussi bien que Will en anglais »29. Jugeant cette démarche « ridicule », ils déclarent y avoir renoncé. Contrairement à d’autres traducteurs, ils n’ont pas non plus fait le choix de recourir au report (en conservant Will tel quel), estimant qu’il était difficile de faire rimer ce prénom en français. La solution à laquelle ils aboutissent est quelque peu surprenante : « Nous avons choisi “guise” […], puisqu’il peut désigner en français à la fois le désir, la volonté, le plaisir et, en langage populaire, le sexe, et qu’il présente enfin une certaine parenté avec le prénom français le plus proche du prénom anglais Will »30. Or, aujourd’hui, le mot « guise » (qui signifie « manière, façon ») n’est guère plus utilisé que dans les locutions « en guise de » et « à sa guise ». À ma connaissance, « désir » et « plaisir » ne sont pas des acceptions recensées de « guise » ; quant au sens populaire (dialectal ?) de « sexe », il n’est pas non plus particulièrement documenté. Ce choix lexical me paraît donc contestable, en dépit des bonnes intentions de ces deux traducteurs.

Si le choix d’un vocable unique pour traduire le mot will a pu montrer ses limites, je souhaite désormais m’intéresser aux traductions qui, ne baissant pas les bras devant l’apparente intraduisibilité du poème, ont fait le choix d’une stratégie différente pour rendre en français la polysémie du mot will.

Traduction de W/will par plusieurs termes

Plutôt que de rendre will par un terme unique pour tâcher de mimer l’antanaclase de l’original, les traductions qui vont suivre ont pris le parti de répartir les différents sens de ce mot entre plusieurs signifiants, tâchant même parfois de « faire fonctionner le texte français de manière autre que le texte anglais », par exemple en cherchant « des équivalents phoniques de Will »31. À ce titre, la traduction du poète et traducteur Jacques Darras (annexe 11) est sans doute l’une des plus intéressantes du corpus, tout du moins du point de vue du respect de la polysémie du poème. Conscient que « traduire les Sonnets de Shakespeare c’est toucher au principe d’insatisfaction »32, Darras explique dans l’avant-propos de sa traduction avoir donné priorité au « respect de la phrase musicale », ainsi qu’à celui « de l’extrême préciosité du langage utilisé »33. Tout ceci se vérifie dans sa pratique. Darras choisit ici de répartir les différents sens du mot will entre plusieurs signifiants. Le prénom « Will », tout d’abord, est répété à cinq reprises. Darras emploie ensuite deux homophones (eux-mêmes paronymes de Will) pour évoquer le sexe féminin : l’adverbe « oui » et le substantif féminin « ouïe »34, qui peut désigner une ouverture pratiquée dans un objet. Pour faire allusion au sexe masculin, il emploie à trois reprises le mot « outil », qui non seulement rime pour l’œil avec Will, mais qui entre également en paronomase avec l’adjectif « utile » (« Oui, j’ai l’outil utile », v.3), adjectif qui fait à son tour l’objet d’une dérivation35 au v.12 (« utilement »). Les jeux phoniques sont nombreux : on recense par exemple plusieurs homéotéleutes (« Refuser à ton Will qu’en toi il soit utile », v.6 ; « laisser mon outil s’éjouir dans ton oui », v.8) et une paronomase (« qu’elle accueille d’abondance à la bonde de ses puits », v.10). Darras recourt également à l’équivoque : la « bonde » − ouverture d’un réservoir d’eau, au sens littéral − est évocateur du sexe féminin, tandis que l’expression « gonfler tes conquêtes » est une allusion probable à l’érection masculine. Si Darras prend quelques libertés avec le texte original, c’est semble-t-il par souci de fidélité à l’esprit badin du sonnet, qui revêt une dimension résolument ludique.

J’en viens enfin à la toute dernière traduction en date, celle de Jean-Michel Déprats (annexe 12), parue en mars 2021 dans la Bibliothèque de la Pléiade. Déprats explique en note que « plutôt que de répéter un même terme qui ne pourrait convenir au sens de chaque occurrence de will et rendrait le poème obscur, [s]a traduction privilégie la cohérence globale du sens, rendant parfois plus explicite tel ou tel sous-entendu et jouant des assonances pour restituer l’esprit de l’original »36. Comme Jouve et Malaplate, le traducteur compte à son tour sur la coopération du lecteur, qui « pourra se reporter au texte anglais pour y apprécier pleinement le rebond constant du mot W/will »37. Outre les assonances et rimes internes, Déprats exploite à son tour la paronymie de trois termes (Will/Vit/Oui), tous imprimés en italique et dotés d’une majuscule, ce qui permet d’attirer immédiatement l’attention du lecteur sur trois objets clés du sonnet : le prénom du poète et peut-être de son rival (Will), la présence obsédante du sexe masculin (vit), et la poursuite du consentement féminin (oui). Le traducteur recourt en outre à des équivoques (« comblant », v.4 ; « jouissant », v.7) ainsi qu’à plusieurs euphémismes pour désigner les organes génitaux. Pour l’homme, il parle de « pointe d’amour » (v.4), expression intéressante dans la mesure où « pousser sa pointe », en argot, signifie « baiser une femme »38. Quant au sexe féminin, Déprats le qualifie de « douce fleur » à la manière de Brassens, pour qui le « plus bel apanage » du corps féminin était aussi la « fleur la plus douce et la plus érotique ». Au v.5, le traducteur convoque également l’image du « pertuis » (« trou, passage étroit »), qui rime avec « Oui » et qui, comme « vit », appartient au lexique égrillard des fabliaux et des sottes chansons. Il s’agit là d’une traduction cohérente et astucieuse, consciente des enjeux du texte source et véritablement soucieuse d’une fidélité à l’effet.

M’inspirant des nombreuses traductions que j’ai pu lire à l’occasion de cette étude comparative, et dont je n’ai retenu ici qu’un petit échantillon, je me suis moi aussi prêtée au jeu du Sonnet 135 – et si j’ose en proposer une traduction (annexe 13), c’est uniquement à titre expérimental. Convaincue qu’un seul et même mot-clé ne peut suffire à rendre l’extraordinaire polysémie du mot W/will, j’ai pris le parti de travailler sur la ressemblance phonique de plusieurs termes. À cet effet, j’ai retenu non pas un, mais deux mots-clés (« Will » et « envie »), chacun d’entre eux étant par la suite décliné sur un mode paronymique : Will//Oui/huis ; Envie//envi/vil/vit/avitaillés39. Bien qu’imparfaite, cette proposition vise à montrer qu’il n’est pas impossible de rendre le feuilletage polysémique de l’original. Si l’on est certes contraint de renoncer à reproduire à l’identique le principe d’écriture qui sous-tend le poème, alliant antanaclase et syllepse, il est cependant possible de mettre en œuvre un certain nombre de stratégies compensatoires, en faisant par exemple un travail plus approfondi sur les figures phoniques (allitérations, assonances, homéotéleutes, paronomases, homophonies). Il s’agit de renoncer à l’adéquation exacte avec le(s) procédé(s) de l’original pour essayer de faire « fonctionner » le texte autrement.

Conclusion

Des stratégies comme celles élaborées par des traducteurs tels que Jacques Darras ou Jean-Michel Déprats sont non seulement à même de limiter les pertes, mais aussi, comme c’est parfois heureusement le cas, de recréer un texte tout aussi ingénieux que l’original. Paradoxalement, un texte à forte contrainte confère sans doute au traducteur une liberté plus grande, dans la mesure où ce dernier « opère […] dans le domaine de la recréation, ce qui lui demande de mettre en œuvre sa science de la traduction, mais aussi ses qualités d’inventivité, d’originalité et d’écriture, bref, son art de la traduction »40. Il me semble que pour un texte tel que le Sonnet 135, la fidélité recherchée doive avant tout être une fidélité à l’effet, qui « se situe au niveau de la macrostructure qu’est le texte entier »41. Idéalement, il s’agirait pour le traducteur de se réapproprier le geste ludique à l’origine du texte source pour tenter d’obtenir un effet global comparable à celui de l’original.

Parce qu’elle « actualise » l’original et le clarifie pour un lecteur moderne, la traduction peut même parfois s’avérer plus efficace, voire plus drôle que le texte en anglais élisabéthain, dont un lecteur anglophone contemporain ne saisira pas forcément les nuances. Jean-Michel Déprats explique très bien ce phénomène, prenant comme exemple son adaptation − co-écrite avec Jean-Pierre Richard42 − d’une scène comique tirée des Joyeuses Commères de Windsor (IV.I), entièrement fondée sur des jeux de mots grivois anglo-latins que plus aucun anglophone non-initié ne serait à même de comprendre aujourd’hui sans le secours des notes de bas de page − c’est en partie pour cette raison, d’ailleurs, que cet interlude est très fréquemment coupé à la scène. Afin de préserver l’humour de la scène, Déprats raconte avoir « tourn[é] le dos à la traduction proprement dite » en « renon[çant] à une traduction littérale ligne à ligne », tout comme il a renoncé, plus tard, « au vis-à-vis ou au face-à-face entre la page de gauche et la page de droite » pour sa traduction du Sonnet 13543. Si l’adaptation qu’en proposent Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard est aujourd’hui plus intelligible, plus efficace, et in fine plus drôle que le texte anglais d’origine, c’est avant tout parce qu’elle relève tout autant de la recréation que de la récréation.

Pour une fois, l’opération de traduction se situe donc dans une situation plus favorable que l’original. Elle ne se contente pas de permettre la survie d’une scène le plus souvent coupée à la représentation ; bien plus, elle lui confère une nouvelle vie, un second souffle. De la même façon, il me semble que nous aurions beaucoup à gagner à prêter davantage l’oreille au double langage permanent des Sonnets et à leur incomparable poétique de l’équivoque, à redonner voix au Shakespeare facétieux et licencieux qui se trouve en permanence sous la surface du texte, et enfin à redonner voix, en anglais comme en français, à cette « pornographie » amusée qui semble faire partie intégrante de l’écriture shakespearienne.

Bibliographie

Éditions des œuvres citées

  • Booth S. (2000), Shakespeare’s Sonnets. Edited with Analytic Commentary, New Haven et Londres, Yale University Press.
  • Duncan-Jones K. (dir.) [2010], Shakespeare’s Sonnets, Londres, Bloomsbury, coll. « The Arden Shakespeare ».
  • Gurr Andrew (dir.) [2005], King Henry V. Cambridge, Cambridge University Press.
  • Mitchell M. (dir.) [1992], Francis Beaumont and John Fletcher. Love’s Cure or, The Martial Maid, Nottingham, Nottingham Drama Texts.
  • Thompson A. et Taylor N. (dir.) [2006], Hamlet, Londres, Bloomsbury, coll. « The Arden Shakespeare ».

Traductions

  • Bonnefoy Y. (trad.) [2007], Les Sonnets, précédés de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Phénix et Colombe, Paris, Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard ».
  • Bournet D. et Bournet G. (trad.) [1995], Shakespeare. Sonnets, Paris, Librairie A.-G. Nizet.
  • Darras J. (trad.) [2013], Shakespeare. Sonnets, Paris, Grasset.
  • Degott Bertrand (trad.) [2007], Shakespeare. Sonnets, mis en vers français, Paris, La Table ronde.
  • Déprats J.-M., Richard J.-P. (trad.) [2010], Les Joyeuses Commères de Windsor, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin ».
  • Déprats J.-M. et Venet G. (dir.) [2021], Sonnets et autres poèmes. Œuvres complètes, VIII, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ».
  • Ellrodt R. (trad.) [2002], Sonnets, dans Grivelet M., Monsarrat G. (dir.), Shakespeare. Œuvres complètes, Tragicomédies II − Poésies, Paris : Laffont, coll. « Bouquins », p. 737-920.
  • Guizot F. (trad.) [1860], Œuvres complètes de Shakespeare. Nouvelle édition entièrement revue, 8, Paris, Didier et Cie.
  • Hennequin P., Sonnets, version 2, fin (127-154). [en ligne] https://phennequin.wordpress.com/2016/11/20/sonnets-version-2-fin/ [consulté en avril 2022].
  • Hugo F.-V. (trad.) [1857], Les Sonnets de William Shakespeare, traduits pour la première fois en entier, Paris, Michel-Lévy frères.
  • Jouve P.- J. (trad.) [1955], William Shakespeare. Sonnets, Paris, Le Sagittaire.
  • Malaplate J. (trad.) [1992], Shakespeare. Les Sonnets, Lausanne, L’Âge d’homme.
  • Mansat A. (trad.) [1970], Les Sonnets de Shakespeare, Paris : Didier.

Dictionnaires, glossaires et manuels

  • Delvau A. (1874), Dictionnaire érotique moderne, Neuchâtel, Imprimerie de la Société des Bibliophiles Cosmopolites.
  • Laroque F. (2016), Dictionnaire amoureux de Shakespeare, Paris, Plon.
  • Laurent N. (2001), Initiation à la stylistique, Paris, Hachette supérieur.
  • Partridge E. (2001), Shakespeare’s Bawdy, Londres/New York, Routledge.
  • Rubinstein F. (1989), A Dictionary of Shakespeare’s Sexual Puns and Their Significance, Londres, Macmillan.
  • TLFi : Trésor de la langue Française informatisé. CNRS et université de Lorraine. [en ligne] http://atilf.atilf.fr/tlfi [consulté en avril 2022].

Études critiques

  • Déprats J.-M., « “Parlez-vous franglais ?” La galimafrée des langues dans Henry V », Sillages critiques, no 31, 2021. [en ligne] http://journals.openedition.org/sillagescritiques/12552 [consulté en avril 2022].
  • Henry J. (2003), La traduction des jeux de mots, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle.
  • Hyland P. (2003), An Introduction to Shakespeare’s Poems, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
  • Richard J.-P. (2019), Shakespeare pornographe : un théâtre à double fond, Paris, Éditions Rue d’Ulm.
  • Thauvette C. (2012), « Defining Early Modern Pornography: The Case of Venus and Adonis », Journal for Early Modern Cultural Studies, vol. 12, n°1, 2012, p. 26‑48.

Annexes

1. François Laroque (2016)

   Version « libre »
Si quelqu’un peut satisfaire ton désir, c’est mon vit,
Un vit encore, un vit à ne plus en pouvoir ;
Lui qui ne cesse de revenir à la charge,
Vers ton joli con pour qu’il s’unisse à lui.
Désires-tu, toi dont le con est large et spacieux,
Me permettre une seule fois de m’introduire en lui ?
Quoi, les autres sont-ils donc tellement mieux montés,
Qu’à mon vit tu te refuses de faire bon accueil ?
Pour être remplie d’eau, la mer reçoit la pluie
Et, malgré l’abondance, elle ajoute aux réserves ;
Ainsi, toi qui as un beau con, enfourne mon vit
Dans ton con pour qu’il l’agrandisse encore un peu.
Repousse tous les galants et les beaux soupirants ;
Pense que tous ne sont qu’un, moi en toi, en dedans.

2. Pierre-Jean Jouve (1956)

Si quelqu’un a ce qu’il désire, tu l’as ton Will, et Will en outre, et Will encor bien plus. Et suis-je assez ce qui te vexe encor : quand je m’ajoute à ton doux will en plus !
Ne peux-tu toi, dont le will est large et spacieux, m’accorder de cacher dans le tien tout mon will ? Pour les autres, le will semble-t-il de plein droit, et pas moyen d’accepter ce will de moi ?
La mer étant toute eau reçoit encor de l’eau, et dans son abondance elle accroît sa ressource ; ainsi toi, riche en Will, ajoutes à ton Will un will de moi, pour agrandir ton Will.
Qu’aucun « non » sans bonté ne tue tes prétendants : pense-les tous un seul, et moi dans ce seul Will.

3. Jean Malaplate (1992)

À chacun son désir, mais à toi ton vouloir
Et du vouloir en trop, et du « will » à revendre !
Aussi te vexes-tu que je veuille pouvoir
À ton vouloir si doux mon « will » encore appendre.

Ô toi dont le vouloir est vaste et spacieux,
Ne permettras-tu point que mon « will » ne s’y cache ?
Tu fais à d’autres « wills » un accueil gracieux ;
Mon « will » serait ainsi le seul « will » qui te fâche ?

L’océan, tout fait d’eau, reçoit la pluie encor
Et surabondamment à sa masse il l’ajoute ;
De même, riche en « will », ajoute à ton trésor
Ce mien « will », dont ton « will » s’agrandira sans doute.

Tes amants, beaux ou laids, ne les fais point périr !
Tous en un (moi, ton Will) laisse-les te chérir.

4. François-Victor Hugo (1857)

À d’autres la satiété ! Toi, tu gardes ton désir, désir exubérant qui déborde toujours : moi qui te poursuis sans cesse, je viens par-dessus le marché faire addition à tes amours.

Toi dont le désir est si large et si spacieux, ne daigneras-tu pas une fois confondre mon désir dans le tien ? Ton désir sera-t-il toujours si favorable aux autres sans jeter sur mon désir un rayon de consentement ?

La mer, qui est toute eau, reçoit pourtant la pluie encore et ajoute abondamment à ses réservoirs : ainsi toi, riche de désir, ajoute à tes désirs

La goutte du mien, et élargis ton large amour. Ne te laisse pas accabler par tant de suppliants, beaux ou laids : dis-toi que tous ne font qu’un, et aime Will dans ce désir unique.

5. François Guizot (1862)

Quel que puisse être le désir, tu as ta volonté, la volonté d’acquérir et de posséder à satiété ; je sais trop bien qui te contrarie, en venant ainsi ajouter à ta douce volonté. Ne veux-tu pas, toi dont la volonté est vaste et spacieuse, consentir une fois à cacher ma volonté dans la tienne ? La volonté sera-t-elle toujours bien accueillie chez les autres, et toujours repoussée chez moi ? La mer, qui n’est que de l’eau, reçoit pourtant la pluie, qui ajoute aux trésors de son abondance ; daigne donc, toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une mienne volonté pour rendre ta volonté plus vaste encore. Ne tue pas des suppliants dans ta cruelle beauté. Ne pense qu’à un seul, à moi qui suis Will.

6. André Mansat (1970)

D’autres ont leur vouloir, toi tu as ton Désir,
et surcroît de Désir, et Désir à outrance ;
et je suis plus qu’assez, moi pour ton déplaisir,
qui veut combler ton doux désir de ma présence.
Ô toi dont le désir est vaste et spacieux,
veuille qu’en ton désir mon désir s’introduise !
Quand d’autrui le désir te semble gracieux,
faut-il que mon désir souffre qu’on l’éconduise ?
Si l’humide élément du ciel reçoit les pleurs,
c’est qu’il accroît ses biens d’abondance propice ;
riche en Désir, à ton Désir donne l’ampleur
d’un seul et mien désir dont le tien s’élargisse.
Par tes refus n’envoie tes suppliants gésir,
tous vois-les en un seul, moi dans ce seul Désir.

7. Robert Ellrodt (2002)

D’autres ont leurs souhaits : toi, tu as ton Désir,
Autre Désir en plus et excès de Désir ;
Je suis plus qu’il ne faut, te harcelant toujours
Pour ajouter encore à ton tendre désir.
Ne voudras-tu, dans ton vaste et spacieux désir,
Ne laisser une fois mon désir se glisser ?
Chez d’autres le désir sera-t-il bienvenu
Quand pour le mien ne luit aucun espoir d’accès ?
Quoique emplie d’eau la mer reçoit encore la pluie
Et même en l’abondance ajoute à son avoir.
Riche en Désir, de même ajoute à ton Désir
Un seul désir de moi pour enfler ton Désir.
Qu’un « non » cruel ne tue d’honnêtes soupirants !
Unis-les tous et moi en ce Désir unique.

8. Bertrand Degott (2007)

Si chacune a son désir, tu as ton Envie
et de l’Envie en sus, et l’Envie en trop-plein
c’est moi plus qu’assez qui toujours te contrarie
pour ajouter à ton envie par ce moyen

vas-tu pas, toi dont l’envie est large et spacieuse
condescendre à cacher mon envie dans la tienne ?
l’envie paraîtra-t-elle en d’autres si gracieuse
qu’aucune approbation pour mon envie ne vienne ?

la mer, quoique toute eau, reçoit encor la pluie
et en abondance elle ajoute son stockage
— riche en Envie de même, ajoute à ton Envie
mon envie d’élargir ton Envie davantage

ne tue point de charmants soupirants d’un non vil
prends tout ça comme un seul, et moi dans ce seul Will.

9. Yves Bonnefoy (2007)

D’autres ont d’autres biens, toi tu as ton Will,
Et un en plus, et un autre en surcroît.
Mais bien suffit le mien, non ? qui te trouble encore
Et comble, tu le sais, ton beau désir.

Et puisqu’il est, ce désir, si spacieux,
Ne peux-tu pas permettre au mien de s’y blottir ?
Faut-il que leur désir te plaise chez les autres
Et que le mien n’ait pas sa place en toi ?

La mer est eau, pourtant elle veut la pluie,
Elle l’ajoute à sa surabondance,
Eh bien, toi qui désires tant, ajoute aux autres
Ce mien désir pour élargir le tien.

Ne te refuse à aucun assaillant,
Prends-les tous comme un seul, et moi parmi ces autres.

10. Daniel et Geneviève Bournet (1995)

Si chacune a son gré, tu as ta guise,
Guise à ta botte, et guise à profusion.
Bien trop je suis qui sans cesse t’attise,
Ta douce guise endurant addition.
Veux-tu, qui as la guise ample et spacieuse,
Jamais daigner ma guise en tienne enfouir ?
Guise en autrui tout droit semble gracieuse,
Nul bel accueil ma guise irait polir ?
Par la mer toute d’eau pluie est admise,
Dans l’abondance ajoutant au surplus ;
Toi, riche en guise, adjoins donc à ta guise
Ma guise, élargissant ta guise plus.
Qu’un non méchant, non, beaux brigueurs n’occise ;
Crois-les tous un, moi cette unique guise.

11. Jacques Darras (2013)

D’autres femmes ont leurs souhaits, mais toi tu as ton Will,
Ah ! quel outil ce Will, c’est bien la taille en plus ;
Oui, j’ai l’outil utile qui pourra te convenir
Doucement, à ton gré, je veux t’en faire surplus.
Voudras-tu toi dont l’ouïe est tellement généreuse
Refuser à ton Will qu’en toi il soit utile ?
Préfères-tu faire plutôt tes grâces à autrui
Que laisser mon outil s’éjouir dans ton oui ?
La mer, plénitude d’eau, ne refuse pas la pluie,
Qu’elle accueille d’abondance à la bonde de ses puits ;
À ton trésor de oui, ajoute donc un Will,
Qu’utilement il te serve à gonfler tes conquêtes :
Gentiment, donne espoir à toutes les requêtes ;
Prends-les toutes comme une seule, ton Will au compte inclus.

12. Jean-Michel Déprats (2021)

Chacune a son chacun, et toi, tu as ton Will,
Un autre Will en plus, un autre Vit encore,
Je te suffis pourtant, te harcelant sans trêve,
Comblant ta douce fleur de ma pointe d’amour.
Voudras-tu bien, dans ton vaste et spacieux pertuis,
Me permettre une fois de vivre et me cacher ?
Quand les autres y ont droit, jouissant de ton Oui,
Il n’y a pour moi aucun espoir, aucun accès ?
La mer, qui est toute eau, reçoit encore la pluie,
Elle l’ajoute en abondance à ses réserves ;
Ainsi toi, riche en désir, accepte-moi en toi,
Dis-moi Oui en ta fleur pour l’élargir encore.
Ne te refuse à aucun assaillant sincère ;
Eux tous ils ne font qu’un, et je serai ce Will.

13. Mylène Lacroix (2021)

Chacune a ses envies, et toi tu as ton Will,
Un autre Will encore, et du Vit à l’envi ;
Je ne te suffis pas, moi qui tant te chagrine,
Me joignant à ces autres pour cogner à ton huis ?
Vas-tu, toi dont l’envie est immense et profuse,
Refuser à mon vit de s’y dissimuler ?
À ce point mes rivaux sont-ils avitaillés
Pour qu’à ton Will, iniquement, tu te refuses ?
La mer, empire humide, reçoit pourtant la pluie,
Ajoute à ses réserves la moindre goutte d’eau ;
Toi qui es riche en Will, prends ce Will dans le lot,
Et d’un « Oui » permets-lui d’élargir ton envie :
Nul amant ne bannis, qu’il soit beau, qu’il soit vil ;
Sois prodigue de « Oui », ne vois en eux que Will.


Notes

  1. Jouve, 1955, avant-propos non paginé.
  2. Richard, 2019, quatrième de couverture.
  3. Trésor de la langue française informatisé, s. v. « pornographie », [en ligne] http://atilf.atilf.fr/ (consulté en avril 2022).
  4. Thauvette, 2012, p. 39.
  5. Shakespeare joue fréquemment sur ces termes, que l’on retrouve par exemple dans le Sonnet 20, au cours duquel le poète regrette que la nature l’ait malheureusement privé de son objet d’amour masculin – le « maître-maîtresse » (master mistress, v.2) de sa passion – en dotant ce dernier d’un « quelque chose » en trop : « [Nature] by addition me of thee defeated, / By adding one thing to my purpose nothing » (v.11-12). Cette polysémie est de nouveau exploitée à l’acte III, scène 2 d’Hamlet. À Ophélie qui déclare qu’elle ne pense rien (« I think nothing »), Hamlet répond facétieusement : « That’s a fair thought to lie between maids’ legs » (v.111-112). Plus tard, dans une comédie attribuée à John Fletcher et Francis Beaumont, le terme nothing devient même synonyme de féminité lorsque l’héroïne Clara, élevée comme un garçon, découvre la force inhérente à son sexe et déclare : « I will show strength in nothing » (Love’s Cure, acte IV, scène 2).
  6. Richard, 2019, p. 12.
  7. Laurent, 2001, p. 25.
  8. Booth, 2000, p. 466.
  9. Hyland, 2003, p. 177.
  10. Ibid.
  11. Rubinstein, 1989, p. 114.
  12. Laroque, 2016, p. 872.
  13. Laroque, 2016, p. 874.
  14. Ibid.
  15.  Hennequin, Sonnets, version 2, fin (127-154), [en ligne] https://phennequin.wordpress.com/ [consulté en avril 2022].
  16. Jouve, 1955, p. 136.
  17. « Piece out our imperfections with your thoughts », Henry V, Prologue, v.23 (Gurr, 2005, p. 79).
  18. Malaplate, 1992, p. 187.
  19. Hugo, 1857, p. 35.
  20. Guizot, 1860, p. 476.
  21. Mansat, 1970, p. 20.
  22. Mansat, 1970, p. 92.
  23. Ellrodt, 2002, p. 894.
  24. Ellrodt, 2002, p. 754.
  25. Ellrodt, 2002, p. 894.
  26. Degott, 2007, p. 15.
  27. Bonnefoy, 2007, p. 333.
  28. Bournet D. et G., 1995, p.18.
  29. Bournet D. et G., 1995, p. 283.
  30. Ibid.
  31. Déprats, n° 31, 2021, p. 3.
  32. Darras, 2013, p. 8.
  33. Darras, 2013, p. 9.
  34. Au vers 5 (« Voudras-tu toi dont l’ouïe est tellement généreuse »), le mot « ouïe » fait vraisemblablement l’objet d’une syllepse, renvoyant à la fois à l’oreille et au sexe de l’amante.
  35. La dérivation consiste dans l’emploi de mots différents ayant la même racine.
  36. Déprats et Venet, 2021, p. 942.
  37. Ibid.
  38. Delvau, 1874, p. 337.
  39. Mot de vieil argot signifiant « pourvu de membre viril » (Delvau, 1874, p. 35).
  40. Henry, 2003, p. 219.
  41. Henry, 2003, p. 218.
  42. Déprats et Richard, 2010, p. 137‑42.
  43. Déprats, n° 31, 2021, p. 4‑5.
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EAN html : 9782353111688
ISBN html : 978-2-35311-168-8
ISBN pdf : 978-2-35311-169-5
Volume : 1
ISSN : en cours
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Code CLIL : 4033
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Comment citer

Mylène, Lacroix, « Whoever hath her wish, thou hast thy Will : traduire le substrat pornographique du Sonnet 135 de Shakespeare », in : Buisson, Françoise, Daguerre, Blandine, dir., Traduire le double langage : double jeu et double sens, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 1, 2024, p. 83-102, [en ligne] https://una-editions.fr/whoever-hath-her-wish-thou-hast-thy-will/ [consulté le 20/07/2024].
10.46608/almaelinguae1.9782353111688.6
Illustration de couverture • Réalisation T. Ferreira, PUPPA.
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