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Des plans à une mise en atlas :
la cartographie de Nice aux XVIe et XVIIe siècles et ses usages

par

Dans son étude sur le rôle du Consiglio d’Ornato dans la planification urbanistique de Nice au XIXe siècle, Philippe Graff souligne “l’exception urbaine” de Nice1. Ce qualificatif peut aussi s’appliquer à la représentation cartographique de la ville. L’équipe qui, autour de Marc Bouiron, Fabien Blanc-Garidel et moi-même, prépare un Atlas historique de Nice dans la collection coordonnée par l’UMR Ausonius est en effet confrontée à un paradoxe. Elle dispose, pour connaître l’histoire urbanistique de Nice, d’un dossier riche de 90 représentations de la ville, de la vue “à vol d’oiseau” au véritable plan, entre le début du XVIe siècle et le XIXe siècle, qui sont conservées dans les Archives municipales de Nice et départementales des Alpes Maritimes, mais aussi à l’Archivio Reale de Turin et au Service Historique de la Défense à Vincennes. Mais aucun de ces documents ne peut avoir la précision qu’offre un véritable cadastre, qui n’a jamais été élaboré à Nice, alors qu’en d’autres lieux, des matrices cadastrales ont souvent fourni les références pour la réalisation des plans géométraux dits “cadastraux” au début du XIXe siècle. Cette absence n’est pas explicable seulement par les vicissitudes des dominations historiques de la ville : à l’époque médiévale, ni sous la domination des comtes de Provence, ni sous celle des comtes puis ducs de Savoie, aucun registre cadastral n’a été élaboré à Nice, contrairement à Grasse ou à Saint-Martin-Vésubie, pour n’évoquer que des exemples locaux2. Nice n’a pas non plus bénéficié, sous la royauté sarde avant la fin du XVIIIe siècle, de l’élaboration des mappe réalisées pour d’autres villes du royaume. 

Nous tenterons donc, dans les pages qui suivent, d’expliquer l’absence de cadastre niçois avant le XIXe siècle, puis nous nous interrogerons sur les objectifs et les fonctions de l’abondante série de plans de la ville de Nice et nous nous demanderons enfin si une telle série peut former atlas, c’est-à-dire si elle répond à une volonté de la part des commanditaires de posséder une représentation analytique et comparative de la topographie urbaine niçoise. Il conviendrait aussi d’évaluer dans quelle mesure les informations fournies par ces documents peuvent être utilisées pour compléter la réalisation d’un plan historique fondé sur la trame géométrale d’un plan cadastral, tout en tenant compte des biais de ces représentations. Je serai conduit, dans cette présentation qui demeure un work in progress associé à notre entreprise éditoriale, à sortir de mes compétences chronologiques habituelles et à m’aventurer sur les terrains des temps modernes, puisque la documentation cartographique s’échelonne pour l’essentiel entre 1543 à 1720. Après un hiatus de près de 60 ans, la série des plans de Nice recommence, à partir de 1784, de manière assez régulière et préfigure le premier plan cadastral napoléonien, réalisé dès 1812.

Des plans cadastraux sans antécédents ?

Au point d’aboutissement de cette enquête, qui est aussi le point de départ d’une édition de l’Atlas historique des villes de France, Nice, en dépit des vicissitudes complexes d’une ville frontière qui n’est entrée définitivement dans l’espace français qu’en 1860, dispose heureusement du même instrument cartographique que la majorité des villes françaises : les planches du cadastre dit “napoléonien” de 18123. On sait l’importance, pour les destinées de Nice, de son appartenance, entre 1388 et 1860, aux États du duché de Savoie intégrés ensuite au royaume de Piémont-Sardaigne. Mais il ne faut pas oublier que la ville fut sous le contrôle des comtes de Provence entre 1162 et 1388 – ces comtes étaient capétiens depuis 1246 par le mariage de Charles d’Anjou, frère cadet de saint Louis, avec Béatrice de Provence. Nice passa aussi à trois reprises au moins avant 1860, sous la domination française : d’abord sous le règne de Louis XIV, une première fois après le siège par le maréchal de Catinat, entre 1692 et 1697 ; puis à nouveau entre 1705 (siège par le maréchal de la Feuillade qui aboutit à la destruction du château) et la paix d’Utrecht de 1713 ; enfin, au temps de la Révolution française, qui lutta contre les rois de Sardaigne alliés aux Autrichiens, et sous l’Empire, de 1792 à 18144. Pendant cette dernière période, Nice fut donc soumise à l’application de la loi de Finances du 15 septembre 18075 et la réalisation du cadastre, diligentée par le préfet napoléonien Marc-Joseph Dubouchage, fut achevée avant la restitution de Nice au royaume de Piémont-Sardaigne en 1814.

Force est de constater l’absence de documents antérieurs de type cadastral (qu’il s’agisse de matrices ou de plans). Cette situation interpelle, dans des terres où les politiques financières et fiscales, en Provence comme dans l’Italie voisine, ont très tôt développé les instruments fiscaux pour inventorier, localiser et évaluer les possessions des habitants permanents, faire atlas en quelque sorte de ces biens. Une telle absence n’est pas un problème de conservation : à Nice, aucun indice dans les registres de délibération ou les comptes de la ville ne permet de penser qu’on n’ait jamais réalisé un cadastre à l’époque médiévale. L’exercice du pouvoir fiscal des comtes de Provence, tel qu’il apparaît systématiquement dans les enquêtes générales ordonnées par Charles Ier et Robert d’Anjou6, n’impliquait pas une telle démarche de recension ; les recettes de la cour comtale étaient assurées par les levées de la cavalcade et de l’albergue, parfois des questes ou fouages, toutes taxes fondées sur l’évaluation de l’effectif démographique des communautés et non de la richesse patrimoniale des habitants, et par les taxes sur les échanges commerciaux et la consommation, particulièrement rémunératrices à Nice7.

Au XIVe siècle, les comtes de Provence inventoriaient attentivement les biens comtaux concédés à cens à des habitants de Nice, mais cela ne représente qu’une faible part des biens du territoire de Nice. Si, dans les périodes où le pouvoir communal disposait de l’autonomie la plus étendue, les consuls, puis les syndics et leurs conseils n’ont pas ordonné de relevé cadastral, c’est, je pense, parce que l’activité économique niçoise reposait avant tout sur les échanges et la consommation, sources de revenus fiscaux plus fructueux et réguliers. La fiscalité indirecte, associée à la perception des droits de justice partagés avec l’autorité comtale, assurait donc l’essentiel des revenus de la communauté, sans qu’il apparût nécessaire d’établir des taxes sur les biens fonciers ou immobiliers ; pour financer des dépenses exceptionnelles, on levait un emprunt volontaire sur les habitants.

Le “transfert” de la domination provençale à la domination savoyarde n’a pas modifié substantiellement les principes de levée fiscale, ni les rapports entre l’autorité de l’État et celle de la ville, dans ce domaine au moins. L’absence d’entreprise cadastrale pendant toute l’Époque moderne est une donnée remarquable. L’inventaire des Archives municipales dressé en 2005 évoque explicitement “une résistance des Niçois à l’établissement d’un cadastre”8 et montre une fiscalité qui, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle au moins, reposait avant tout sur les taxes à la consommation (lesdes) et les recours à l’emprunt. De 1636 à 1640, une tentative pour mettre sur pied un cadastre échoue9. À la fin du XVIIe siècle, un mémoire (dont l’auteur demeure inconnu) est présenté aux autorités municipales pour évoquer une levée d’impôt fondée sur un cadastre10 mais reste sans suite, bien qu’à cette époque la ville lève des cens sur les mutations de propriétés. 

Les Niçois, qui n’avaient jamais été sollicités avant le XVIIe siècle pour contribuer aux finances communales sur la base de leur patrimoine foncier et immobilier, considéraient le projet d’un cadastre comme une limitation de leurs libertés et s’opposaient à l’élaboration de tout document planimétrique à objectif fiscal. La production de documents planimétriques de la ville à l’initiative des autorités souveraines ou municipales répondait donc à d’autres motifs. 

La représentation cartographique, 
un instrument de contrôle étatique

Les représentations planimétriques de Nice ont été recensées dans une base de données constituée en 2008 à l’initiative de Marc Bouiron, alors directeur du Patrimoine historique de la ville de Nice, dans le cadre du PCR sur la colline du château auquel j’ai contribué11 ; un millier de documents iconographiques sur Nice y ont été enregistrés. Un grand nombre de ces pièces a été publié depuis longtemps mais la base s’est enrichie de plans et de représentations encore inédits, redécouverts dans les archives d’État de Turin par Mara de Candido et au Service Historique de la Défense à Vincennes par Éric Guilloteau. Les plans illustrent les évolutions topographiques de Nice pendant environ 150 ans, entre la fin du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, au temps de la domination de la maison de Savoie-Piémont. Dans le format limité de cette contribution, il ne peut être question d’en faire un bilan exhaustif. J’évoquerai les exemples les plus remarquables par les circonstances et les motifs de leur réalisation, en croisant l’analyse des procédés figuratifs employés, de la formation intellectuelle des auteurs de ces plans et des autorités qui ordonnaient leur réalisation.

Les représentations générales de la ville de Nice ont utilisé deux procédés figuratifs essentiels : les vues “à vol d’oiseau” et les plans reliefs en perspective, dont on conserve neuf exemplaires différents, et les plans géométraux, plus ou moins détaillés, qui forment une série de 19 réalisations. Ces modes de représentation n’ont pas été utilisés en alternance, de manière complémentaire ; leur usage caractérise au contraire des périodes bien distinctes. Le dessin des vues et plans en perspective a dominé à partir de 1543 jusqu’en 1630. On ne connaît pour cette période qu’un seul document associant la technique géométrale à une représentation en perspective : en 1579, Ascanio Vitozzi, ingénieur militaire du duc de Savoie12, dessine pour le souverain une “vue de la côte de Nice au cap Saint-Hospice” (le cap Ferrat), sur laquelle figure, en petite échelle dans le coin inférieur gauche, une représentation zénitale simplifiée de Nice. Le changement de procédé cartographique se situe vers 1640. Après une décennie qui ne livre aucun plan de la ville, commence cette année-là la série des plans géométraux qui seront désormais l’unique mode de représentation de la ville jusqu’en 1798. Seule fait exception la grande vue en perspective de Nice dans le Theatrum Sabaudiæ, illustration de prestige réalisée en 1682 – nous y reviendrons. Le remplacement du pourtraict interprétatif de la ville par un tracé planimétrique, œuvre de géomètre, ne peut pas s’expliquer seulement par les progrès de la technique cartographique. Il correspond à de nouveaux objectifs d’information, à une prise en compte plus précise de la topographie urbaine. L’étude des ordonnateurs, des éditeurs et des dessinateurs des plans nous aidera à le comprendre.

Trois autorités publiques, associées ou concurrentes, ont exercé le pouvoir sur le territoire et les habitants de Nice : la municipalité ; les ducs de Savoie puis rois de Piémont-Sardaigne, souverains d’un État dont le comté était le premier accès à la mer ; les rois de France enfin, presque toujours adversaires des États de Savoie et de leurs alliés Habsbourg, qui ont cherché régulièrement à prendre le contrôle du comté de Nice et de son chef-lieu. Ces différentes autorités ont fait un usage très inégal de la représentation cartographique de la ville comme instrument de pouvoir et de contrôle. L’identité des commanditaires et des exécutants que nous fournissent les plans et les écrits qui les légendent, commentent et complètent, confirme le faible intérêt manifesté par la municipalité pour les documents cartographiques. Elle n’apparaît qu’une seule fois à l’initiative d’un plan : en 1610, le syndic de la commune Honoré Pastorelli commande à Giovanni-Lodovico Baldoino un grand plan en perspective de la ville13. L’observation confirme ce que révélait l’absence de cadastre local : la municipalité, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, ne cherche guère à disposer d’un instrument de connaissance topographique de sa propre ville. L’entreprise était-elle jugée superflue par des citoyens qui pouvaient contempler directement leur paysage urbain depuis l’un des belvédères environnants ? Les Niçois sont un peu plus présents parmi les exécutants ou éditeurs des plans, mais leur nombre demeure restreint. À l’image de beaucoup d’hommes de la Renaissance et du Baroque, ils avaient des talents multiples, à la fois peintres et ingénieurs au service des autorités municipales, aussi bien que des officiers royaux piémontais. Ce groupe comprend les deux Baldoino, le père Gio-Lodovico, actif à partir de 1594, et le fils Gio-Gasparo, en activité de 1622 à sa mort en 1669 ; c’est aussi le chanoine Borriglione qui réalise ou fait réaliser en 1595 une vue et perspective de Nice. 

Il faut donc rechercher les cartographes de Nice dans les milieux de cours et les entourages souverains. Les ducs de Savoie ont fait appel aux services d’ingénieurs militaires et d’architectes qui ont planifié et réalisé sur le terrain des ensembles de fortifications destinés à renforcer la défense de leurs États. Grâce aux plans élaborés, les souverains disposaient d’une information précise sur les places-fortes sans être obligés de parcourir leur territoire ; ils pouvaient ordonner à distance l’amélioration des fortifications. Les travaux des ingénieurs italiens illustrent surtout le XVIe et le début du XVIIe siècle. Le plus haut en titre fut Ercole Negro, comte de Sanfront (1541-1622), qui fortifia la frontière entre Savoie et Dauphiné et finit sa carrière comme surintendant des fortifications et général d’artillerie de Charles-Emmanuel II de Savoie. Il établit en 1590 un plan général des fortifications de Nice. Auparavant, Ferrante Vitelli, mort en 1582, a réalisé plusieurs fortifications dans le sud du Piémont et le comté de Nice ; en 1579, il lève un plan de la ville haute. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’ingénieur piémontais Gio-Tomaso Borgogno et Carlo Morello, lieutenant-général d’artillerie et architecte du duc, s’intéressèrent également à Nice ; le second dresse un plan des enceintes niçoises en 165614.

On retrouve les ingénieurs piémontais à l’œuvre à l’extrême fin du XVIIIe siècle, notamment avec le plan que Giacomo Carrette dessine en 1784 afin de présenter au souverain les projets urbanistiques de creusement du port dans le quartier de Limpia, à l’est de la colline du château.

Les fonctions différenciées des plans

Des plans français : vues commémoratives
ou instruments militaires ?

Les archives de Turin n’ont conservé aucun plan de Nice dessiné entre le milieu du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle. Cette lacune interpelle d’autant plus que tous les plans géométraux de Nice exécutés entre 1680 et 1720 sont légendés en français, contrairement aux précédents qui utilisaient l’italien. L’usage administratif du français dans les États de Savoie, encouragé par François Ier dès 1539, n’était donc pas généralisé. Il est délicat de déterminer si les plans légendés en français correspondent à un nouvel usage de la cour de Savoie ou s’ils ont au contraire été réalisés pour les rois de France. Les cartographes français s’inscrivent dans une tradition d’intellectuels aux profils et aux compétences plus variés que ceux des ingénieurs piémontais. C’est l’écrivain Nicolas de Belleforest (1530-1583), poète et traducteur d’ouvrages de géographie, historiographe d’Henri III, qui transmet l’un des plus anciens plans en perspective de Nice ; c’est aussi Nicolas de Fer (1647-1720), géographe du Dauphin, qui a notamment publié des cartes des villes fortifiées par Vauban ; c’est enfin Antoine Niquet (1639-1724), ingénieur et géographe ordinaire du roi Louis XIV, élève de Vauban. Il vint à Nice en 1691 en qualité de directeur général des fortifications de Languedoc, Provence et Roussillon, pour examiner l’état de la place endommagée par le siège du maréchal de Catinat. Il fit réaliser à cette occasion l’un des plus anciens plans géométraux de la ville15. Pour les rois de France et les généraux de leurs armées, un plan détaillé de Nice permettait d’évaluer avec précision les forces et les faiblesses de la place-forte et d’organiser de manière efficace le siège. Une fois la ville prise (en 1692 puis en 1705), les plans servaient à renforcer les fortifications pour rendre la ville imprenable. Sept plans géométraux différents ont été levés entre 1680 et 1695, trois entre 1705 et 1720, six entre 1784 et 1798, soit toujours pendant les périodes de conflits entre la France et les États de Savoie : ils sont donc liés à des enjeux poliorcétiques.

En réalisant des plans du site de Nice, que cherchait-on à représenter : une ville dans son ensemble, une citadelle ou simplement un fait d’arme qui met en valeur les fortifications ? Les plus anciennes représentations figurées de Nice sont associées à l’un des faits d’armes les plus connus de l’histoire niçoise et les plus mythifiés jusqu’à nos jours : le siège de la ville à l’été 1543 par la flotte turque, alliée de l’armée de François Ier. La mémoire de l’événement n’est pas exclusivement locale ou française, puisque une estampe turque en transmet le souvenir16 (fig. 1). La représentation est schématique, trop géométrique (la ville y dessine un rectangle et non un triangle), mais les particularités du site avec la ville haute bien distincte de la ville basse, le cours du Paillon et la proximité de la baie de Villefranche sont bien mises en évidence. Le “pendant” du point de vue des défenseurs est illustré par une gravure d’Enea Vico17, qui produisit une série de gravures de batailles survenues dans les États italiens à la Renaissance (fig. 2). Vue depuis la mer, sa représentation de Nice paraît plus confuse à cause d’une distorsion de la perspective, quoiqu’elle soit plus précise pour le tracé des enceintes, le château et le bâti de la ville basse. Mais, afin de renforcer les circonstances dramatiques, l’artiste a exagéré l’âpreté et l’altitude de la colline du château, et c’est le siège, plus que la ville, qui retient son attention, avec la disposition soigneuse des batteries d’artillerie sur la grève et la masse confuse des armées françaises dans la plaine à l’ouest.

 Fig. 1. Vue à vol d’oiseau du siège de Nice en 1543, anonyme (Istambul, Topkapï Saray Museum).
Fig. 1. Vue à vol d’oiseau du siège de Nice en 1543, anonyme (Istambul, Topkapï Saray Museum).
Fig. 2. Vue à vol d’oiseau du siège de Nice en 1543, gravure sur bois, Enea Vico (Nice, Bibliothèque de Cessole).
Fig. 2. Vue à vol d’oiseau du siège de Nice en 1543, gravure sur bois, Enea Vico (Nice, Bibliothèque de Ces-sole).

Le souvenir du siège a peut-être aussi déterminé François de Belleforest à introduire un plan perspective de la “Ville et chasteau de Nice”, le plus ancien connu, dans sa Cosmographie universelle (fig. 3). L’ouvrage est une traduction de la Cosmografia Universalis du grand géographe allemand Sébastien Münster mais, comme le précise Belleforest dans son sous-titre, l’œuvre est “beaucoup augmentée, ornée, enrichie, tant de ses recherches comme de l’aide de plusieurs mémoires envoyés de plusieurs villes de France par hommes amateurs de l’histoire de leur patrie”18. Le plan de Nice est l’une de ces additions pour lesquelles Belleforest affirme collecter l’information surtout auprès des autorités municipales, mais nous ignorons si c’est le cas pour Nice. Souvenir du siège de 1543 : il y a en effet ce détail curieux des canons placés en haut des remparts de la ville et tournés vers le château et non vers l’extérieur, ce qui correspond à la situation consécutive à la reddition de la ville le 23 août. L’armée française entra dans la ville basse et poursuivit en vain le siège du château et de la ville haute qui résista jusqu’à l’arrivée de l’armée de secours savoyarde, le 9 septembre. Ce plan inaugure une tradition de vues perspectives de la ville de Nice depuis l’ouest, qui permet d’installer la colline du château en toile de fond et correspond à la vision qu’avaient les assiégeants. La gravure combine une sémiologie de l’“illustration” de la grandeur de la ville, qui doit impressionner l’œil du lecteur par des éléments emblématiques, dont les dimensions sont exagérées – comme le château haut perché sur des escarpements ou quelques églises pourvues de clochers très élevés – à des éléments cartographiques restitués avec une précision et une véracité que l’archéologie a récemment confirmées, comme le tracé de l’enceinte bastionnée près de la porte Pairolière. La représentation de la “porte de la Marine”, construite entre 1569 et 1583, permet d’affiner la date de réalisation de la gravure, publiée en 1575. 

Fig. 3. La ville et chasteau de Nice, vers 1575, François de Belleforest, Cosmographie universelle.
Fig. 3. La ville et chasteau de Nice, vers 1575, François de Belleforest, Cosmographie universelle.

La qualité de l’exécution cartographique apparaît lorsque l’on compare ce plan à la vue en perspective levée selon un angle presque identique par le chanoine Borriglione en 159519, avec un tracé beaucoup plus approximatif. Mais les deux représentations “font atlas” sur un point au moins : elles confirment la persistance d’une muraille interne séparant la ville haute de la ville basse, qui figure encore sur la vue en perspective de la ville dessinée en 1620.

Les vues à l’italienne : gouverner par la cartographie

Quatre autres représentations de Nice s’inscrivent dans cette volonté de “donner à voir” une ville remarquable, autant par son site que par sa fonction de chef-lieu du Comté, résidence du gouverneur représentant le duc de Savoie. Elles bénéficient, au XVIIe siècle, des progrès de la gravure, qui facilitent la reproduction et la copie presque à l’identique. Ainsi, le plan exécuté en 1625 par le cartographe Jacob Laurus20 (fig. 4), pour les comtes de Beuil ou la maison de Savoie, apparaît comme une copie de celui que Gio-Lodovico Baldoino avait dessiné en 1610 à la demande d’Honoré Pastorelli21. La similitude de l’orientation ou des détails, comme les navires dessinés devant la grève des Ponchettes, le prouvent. Laurus a sans doute réutilisé la base du plan de Baldoino mais en le mettant “à jour” à partir d’une information directe que lui ont fournie des témoins locaux. Ainsi, le tracé des rues est plus lisible et la partie de l’enceinte médiévale flanquée de tours, conservée en arrière des bastions construits au XVIe siècle le long du Paillon, est dessinée avec une plus grande précision. En revanche, la muraille entre ville haute et ville basse a disparu à la suite des remaniements de la citadelle. 

Fig. 4. Plan perspective de Nice, 1625, Jacob Laurus (Archives Municipales Nice, 1 Fi 90/04).
Fig. 4. Plan perspective de Nice, 1625, Jacob Laurus (Archives Municipales Nice, 1 Fi 90/04).

Cinq ans plus tard, en 1630, le dessinateur Michel-Ange Morello22 réutilise cette représentation, à une échelle plus réduite – et sans doute avec une mise à jour de l’enceinte bastionnée – pour situer Nice dans son territoire et insister sur son rôle de capitale locale. C’est la première vue planimétrique qui associe le site romain de Cimiez à celui de la ville proprement dite et ces lieux chargés d’histoire sont situés au pied d’une impressionnante chaîne de montagnes aux formes imaginaires. 

L’illustration de la gloire urbaine culmine dans la gravure en couleur réalisée par le secrétaire du duc et cartographe Giovanni Tommaso Borgogno pour l’immense ouvrage du Theatrum Sabaudiæ commandé par le duc Charles-Emmanuel II et publié après sa mort à Amsterdam en 168223. Ce livre de prestige poursuivait un double but : contribuer à construire l’unité politique du conglomérat des États de Savoie en en donnant une figuration cartographique précise et illustrer sa puissance et son rayonnement face à l’expansionnisme de Louis XIV. Y concouraient en particulier les 50 figures des principales cités et places sous la domination ducale, dont Nice. Le blason de la cité et celui des ducs s’écartèlent à égalité au-dessus d’une perspective de la ville vue depuis le nord, à peu près telle qu’elle pouvait apparaître aux yeux du duc et de sa suite qui venaient de sa capitale Turin (fig. 5). L’ingénieur-dessinateur associe des procédés de reconnaissance grandiloquente – largeur du fleuve et hauteur de colline exagérées, clochers urbains surélevés dominant un bâti très dense – à la précision d’une représentation destinée à montrer la puissance d’une place-forte très bien protégée. Mais on peut aussi y déceler ce qui faisait sens monumentalement pour un observateur de Nice à la fin du XVIIe siècle : le pont franchissant le Paillon, les principales églises, l’emblème civique de la tour de l’Horloge, dominant de haut la ville basse, la silhouette imposante de la ville forte et du château au sommet de la colline.

Fig. 5. Niceæ civitas, vue perspective, 1682, Theatrum Statuum Regiæ Celsitudinis Sabaudiæ Ducis, Tomaso Borgonio (Biblioteca Reale di Torino, Manoscritti rari IV 3/2, tav. 62).
Fig. 5. Niceæ civitas, vue perspective, 1682, Theatrum Statuum Regiæ Celsitudinis Sabaudiæ Ducis, Tomaso Borgonio (Biblioteca Reale di Torino, Manoscritti rari IV 3/2, tav. 62).

En regard de cette collection de vues perspectives, qui contribuent à la notoriété de Nice en montrant les éléments les plus remarquables de son paysage urbain, les plans géométraux offrent une image plus abstraite et précise. Il s’agit de documents techniques, qui dressent l’état de la ville ou bien présentent la projection de futurs projets d’urbanisme. La plupart de ces plans ont été réalisés par les ingénieurs militaires, à partir de l’observation directe du lieu et de levées trigonométriques, et tracés avec une échelle exacte ; ils sont complétés souvent par des tracés en coupe et des levées des fortifications.

La cour de Savoie n’a pas ignoré les plans géométraux, mais elle les utilise uniquement comme documents techniques pour le tracé des fortifications. Le plus ancien plan connu a été dressé dès 1560 par le Piémontais Giovanni Olgiati. C’est un travail de pur ingénieur militaire, qui se contente de relever le tracé des enceintes, dont le bastionnement est précisément restitué, et qui montre aussi le projet de transformation du Camas soubran au nord du château en une citadelle. Dix-neuf ans plus tard, Ferrante Vitelli, ancien officier de cavalerie devenu en 1574 surintendant des fortifications du duc de Savoie, trace un plan plus détaillé, mais limité à la ville haute, sur lequel il positionne l’ancien château comtal24 ; il sert de base à l’édification, sous l’autorité directe de Vitelli, de la puissante muraille bastionnée qui protège au nord la partie sommitale de la colline. Le chantier est manifestement achevé lorsqu’en 1590 Ercole Negro établit un nouveau plan des fortifications niçoises25 ; rien n’indique cependant que Negro, architecte militaire du duc, ait lui-même travaillé sur la citadelle de Nice. Son plan est sans doute destiné à informer le duc Charles Emmanuel Ier ; il combine de manière rare une levée géométrale du périmètre urbain et une vue en perspective de tous les éléments de fortification, tant de la ville basse que de la colline (fig. 6). Cette gravure exceptionnelle fournit la représentation la plus précise du château comtal et de l’ancienne cathédrale à la fin du XVIsiècle, avant qu’ils ne subissent les destructions totales ou partielles lors des sièges du XVIIe siècle. La puissante fortification élevée par Ferrante Vitelli est achevée mais la citadelle, au nord de la colline, ne semble pas encore complètement fortifiée. Le plan de Negro n’est pas un simple état des lieux ; il contient un projet de protection bastionnée du pont sur la rive droite du Paillon et surtout d’édification d’un port dans l’anse des Ponchettes, devant le mur de la marine. 

Fig. 6. Vue de Nice et projet d’amélioration des défenses, vers 1579, Ercole Negro (SHD, Ancien dépôt 4.5 sub. 1 n. 164 fol. XIIv-XIII A[5]).
Fig. 6. Vue de Nice et projet d’amélioration des défenses, vers 1579,
Ercole Negro (SHD, Ancien dépôt 4.5 sub. 1 n. 164 fol. XIIv-XIII A[5]).

En 1620, Giovanni-Gasparo Baldoino, fils du dessinateur du plan-perspective de 1610, qui n’était pas ingénieur militaire mais exerça une activité de peintre officiel au service de la ville de Nice puis de Maurice de Savoie, leva le plan le plus détaillé, à l’échelle, que nous possédions de la ville haute avec le quartier de la cathédrale et le château comtal dont chaque tour, chaque pièce du corps de logis sont identifiées, ainsi que la fortification de Vitelli26 (fig. 7). Ce document, qui était sans doute destiné à illustrer des ouvrages sur les possessions ducales, permit à un autre ingénieur des ducs de Savoie, Carlo Vanello27, de redessiner le plan d’Ercole Negro dans des proportions analogues, en incluant une représentation uniquement planimétrique de tous les édifices de la colline, dont le relief est fortement suggéré ; en revanche, les projets d’aménagement proposés par Ercole Negro ont disparu : ce plan semble avoir pour but d’indiquer quelles parties des murailles, dessinées en traits renforcés, ont besoin de réparation. Il inspire à son tour le plan qu’établit l’ingénieur militaire et commandant de l’artillerie ducale Carlo Morello (1599-1665) dans les Avvertimenti sopra le fortezze di S. R. A. qu’il publie en 165628, premier atlas général des places fortifiées des États de Savoie, dont les planches sont accompagnées d’une description détaillée de chaque place et de sa valeur stratégique, en indiquant les travaux de renforcement les plus urgents à réaliser.

Fig. 7. Pianta della citadella e del castello di Nizza, vers 1620, Giovanni-Gasparo Baldoino (BnF, H 188681, Va 428 fr 6).
Fig. 7. Pianta della citadella e del castello di Nizza, vers 1620, Giovanni-Gasparo Baldoino (BnF, H 188681, Va 428 fr 6).

Jusqu’en 1630, ces plans élaborés pour les souverains des États de Savoie-Piémont se distinguent par l’absence de représentation du bâti et du carroyage des rues de la ville, à l’exception du plus ancien dressé par Ascanio Vitozzi dès 1560, dont nous avons déjà relevé le caractère sommaire. L’intérieur du périmètre clos par l’enceinte demeure une tache blanche pour la ville basse, tandis que la ville haute, siège des pouvoirs, bénéficie d’une reproduction plus attentive. Mais l’absence de matrice cadastrale à Nice compliquait la délimitation des îlots bâtis.

Les buts incertains des plans géométraux

Les premiers plans géométraux, qui ajoutent le tracé viaire de la ville basse à celui des enceintes et préfigurent ainsi les plans cadastraux du début XIXe siècle, apparaissent seulement, nous l’avons dit, dans les décennies 1680 et 1690, étaient sans doute destinés aux assiégeants français. Ils sont conservés à la Bibliothèque nationale de France et au Service historique de la Défense. Leurs auteurs sont malheureusement anonymes. Éric Guilloteau émet l’hypothèse que l’un de ces plans, daté de 1691, a pu être commandé par l’ingénieur Antoine Niquet pour accompagner le mémoire très détaillé de l’état des fortifications de Nice, qu’il adresse en 1691 à Vauban, après la prise de la ville par le maréchal de Catinat : “Je vous envoie Monseigneur le plan de cette ville et du château, les profils, estimations et développements de toutes les parties qui en composent les fortifications”29 (fig. 8). L’ingénieur français aurait-il fait venir des géomètres pour procéder à un relevé du tracé des rues que les autorités de Nice ou de Savoie n’avaient jamais réalisées ? La réponse n’est pas certaine car il existe au moins un antécédent de plan géométral de toute la ville, établi vers 1640 et légendé en italien, qui est un projet d’extension urbaine sur le Pré-aux-Oies à l’ouest de l’enceinte et au-delà du Paillon sur la rive droite. Le tracé des rues de la ville basse y figure clairement30. En l’état actuel de la recherche, on ne peut préciser comment ce relevé a été établi, ni sur l’ordre de qui ; on ne sait si ces plans établis pour les ducs de Savoie ont pu venir à la connaissance des ingénieurs français et servir de matrice à leur propre plan. Peut-être une copie en était-elle conservée par le gouverneur royal ou par la municipalité, qui aurait pu être saisie par les Français après la conquête de la ville. La recherche en cours ne permet pas non plus, à ce jour, de définir la source et les modalités de réalisation des plans légendés en français datés de 1680, dont il existe trois copies31. En revanche, les plans dressés au début du XVIIIe siècle renvoient explicitement au siège de 1705 et à ses effets ; l’un livre un “Plan des attaques du château de Nice par le duc de Berwich [sic] général de France”, réalisé vers 1706, et un autre plan vers 1720 représente “l’ancien château détruit”32. Ce dernier est inclus dans un atlas réalisé pour la monarchie sarde. Il semble donc plutôt établir les dégâts dont le roi pourrait demander réparation aux Français.

Fig. 8. Plan de la ville et château de Nice, 1691, Antoine Niquet (SHD, Cartes et plans J10 C 1096-2).
Fig. 8. Plan de la ville et château de Nice, 1691, Antoine Niquet (SHD, Cartes et plans J10 C 1096-2).

De la collection de plans à la “mise en atlas” historique :
quelles données utiliser ?

La richesse de la documentation figurative de la ville de Nice, sa diversité et la production régulière des plans pendant deux siècles “font atlas” pour l’historien contemporain, qui peut y trouver un continuum informatif sur les évolutions urbaines et repérer les changements majeurs. Mais cela ne constituerait qu’un atlas factice, réuni par la base de données qui collectionne des documents isolés et circonstanciels, élaborés au gré des demandes des autorités. Toutefois, le plan de 1720 que je viens d’évoquer montre qu’une partie notable de cette production cartographique a été réalisée dans le but de contribuer à une collection cartographique comparative, qui est le principe même d’un atlas. Il en est ainsi pour deux des plus importantes vues en perspective : le plan de Belleforest vers 1575 élève Nice au rang des villes les plus remarquables d’Europe mais suggère peut-être aussi déjà une convoitise du roi de France en direction de ce territoire. Un siècle plus tard, dans le Theatrum Sabaudiæ, les rois de Piémont-Sardaigne inscrivent, sur la couronne puissante de leurs États, Nice parmi les villes les plus notables, dont le paysage est reproduit à l’équivalent de ceux de Turin ou de Genève. Dans ces deux entreprises, il s’agit de faire connaître la ville et son environnement à des lecteurs étrangers à la région.

Six plans géométraux au moins ont été insérés dans des recueils de plans et dessins, réalisés essentiellement à la demande des ducs de Savoie. Leur intérêt pour les atlas est sans doute à mettre en relation avec la culture cartographique particulièrement développée dans les États princiers italiens, qui ont presque tous encouragé des initiatives semblables, associée à la volonté d’affirmer l’unité des États de Savoie qui se sont formés comme un conglomérat territorial. Je ne m’étendrai pas sur les recueils des Piante di fortezze réalisés vers 1646 par les frères Pietro et Domenico Arduzzi et des Avvertimenti sopra le fortezze de S. R. A. del capitano Morello de 1656, dédiés non au duc mais à son grand maître de l’artillerie, le marquis de Pianezza33. Il s’agit d’atlas militaires, ouvrages techniques destinés à permettre au roi et aux gouverneurs de connaître le potentiel des places-fortes du royaume : ils ne contiennent aucune représentation planimétrique de l’ensemble de la ville. 

Les commandes d’atlas reproduisant des plans complets de villes, dont Nice, relèvent de l’initiative des ducs, à partir de la fin du XVIIe siècle, peut-être pour répondre à des entreprises similaires ordonnées par Louis XIV, mais qui ne contenaient pas de reproductions de Nice. Les atlas de la fin du XVIIe siècle mettent toujours en avant la défense militaire des États. Trois exemplaires sont aujourd’hui conservés au Services historique de la Défense à Vincennes. Ils ont été saisis soit après la conquête de la ville de Nice par les troupes françaises (ce qui indiquerait que les gouverneurs royaux disposaient de copies de ces ouvrages), soit à l’issue des campagnes d’Italie du Directoire et de Napoléon. L’atlas coté 164. 4.5 E1 est le seul à regrouper plusieurs plans de la ville de Nice et des reproductions de ses monuments, réalisés à des dates différentes. On y trouve au folio VII, la reproduction du plan de Vitozzi, remontant à 1579 ; au folio XII, le plan d’Ercole Negro de 1590 ; au folio IX un plan géométral sans doute antérieur à 1640, puisqu’il ne comporte pas le projet d’extension à l’ouest sur le “pré aux Oies”. C’est, à notre connaissance, l’unique recueil attestant l’intérêt rétrospectif des rois de Piémont pour l’évolution urbanistique aussi bien que militaire de Nice.

Dans les autres atlas, il n’existe généralement qu’une seule reproduction de Nice, mise cette fois en perspective comparative avec d’autres lieux possédés par la monarchie sarde. L’un d’eux, intitulé Plans des places et estats de S.A.R (le roi de Sardaigne) avec des discours militaires sur les mesmes places par Falconette, Perona, Besson, et autres (vers 1693), contient 57 plans coloriés des principales villes fortifiées des États de Piémont-Sardaigne. Sous le titre a été ajoutée une note qui confirme l’usage de cet atlas comme instrument de gouvernement militaire du royaume : “ce volume provient du cabinet du roi de Sardaigne, où il a été pris en 1799. Les discours sont d’un ingénieur, qui s’est trouvé à la défense de Coni en 1691, ils paraissent avoir été écrits entre 1692 et 1696”. Il contient, au folio 54, un plan général de la ville de Nice (haute et basse) dessiné par Varin de la Marche, entre 1688 et 1693, sans doute à partir de celui de Baldoino. Un autre recueil, réalisé vers 1690, est intitulé Recueil de cartes et plans, gravés ou manuscrits, de divers places et régions de Savoie et d’Italie34 ; on y trouve deux plans originaux du château de Nice et de ses enceintes avec l’indication des retombes de feu : il s’agit sans doute ici d’un document élaboré pour les armées françaises, utile pour le siège. Mais ce n’est pas exclusivement un document militaire car la trame viaire de la ville basse est dessinée avec précision et les plans intérieurs des édifices religieux sont détaillés. La collection géographique faisait donc bien partie de la culture des rois de Sardaigne et il se confirme que tous les plans rédigés en français n’étaient pas destinés à la dynastie des Bourbons. 

Qu’ils aient été réalisés indépendamment les uns des autres ou qu’ils aient été conçus pour faire partie d’un atlas, quelle est la valeur informative de ces plans pour compléter les données fournies par le cadastre “napoléonien” pour restituer le bâti antérieur à 1800 ? Parmi la douzaine d’auteurs ou éditeurs identifiables de ces plans, les deux tiers avaient une formation intellectuelle de cartographes ou d’ingénieurs : ils maîtrisaient les techniques les plus précises de levée au sol et de report planimétrique en usage de leur temps. Leurs plans devaient avoir une grande fiabilité, surtout lorsqu’il s’agit de donner, à l’appui d’un rapport présenté au roi, un état de la valeur militaire de la forteresse niçoise. La plupart des plans géométraux, partiels ou généraux, de Nice peuvent être considérés comme une source précise pour restituer les modifications successives des enceintes et éléments défensifs. Toutefois, les codes de représentations distinguaient rarement le relevé du bâti en place sur le terrain des projets de modification envisagés. Il faut donc être attentif à ce biais mais les récentes prospections archéologiques permettent de confirmer, sur de nombreux secteurs, comme celui de la porte Pairolière, l’exactitude des informations reportées sur les plans des XVIe et XVIIe siècles35.

Les plans militaires, s’ils ont été réalisés indépendamment les uns des autres par des auteurs différents, soit pour répondre à la commande de souverains successifs, soit en fonction des actions militaires dont Nice fut l’enjeu, font néanmoins atlas pour les cours commanditaires. Que ce soit à Turin ou à Paris, les ingénieurs militaires ou les surintendants des fortifications avaient accès, dans les archives des cours, aux documents antérieurs, qu’ils ont pu consulter pour mieux évaluer la réalité de terrain et pallier les faiblesses éventuelles des fortifications. L’utilisation des plans antérieurs pour réaliser de nouveaux secteurs de fortification est assez évidente chez les ingénieurs savoyards. Il est donc possible de dater avec précision les étapes de la transformation de la place-forte, en particulier le bastionnement de la citadelle de la colline. Il est aussi possible de comparer ces plans au fond de carte cadastrale. Éric Guilloteau, dans le cadre du PCR, a redressé le plan Baldoino de 1620 et l’a superposé au tracé cadastral actuel de la colline du château36 ; l’exactitude des mesures levées par Gio-Gasparo Baldoino a été confirmée et les redressements à opérer pour l’insérer dans un plan à coordonnées GPS sont minimes. Or ce plan restituait avec minutie l’emprise au sol du château comtal disparu, ainsi que plusieurs bâtiments du quartier de la cathédrale, que les fouilles n’ont pas encore mis au jour. Il fournit également la nomenclature des édifices d’usage militaire, tels que magasin à poudre, fonderie, etc. Il permet donc de reconstituer un état de la ville haute, disparu lors de la confection du cadastre de 1812. Un essai comparable de superposition des plans géométraux de la ville basse de la fin XVIIe siècle au plan cadastral sera indispensable pour en vérifier la pertinence et, éventuellement, faire ressortir des modifications de l’emprise des édifices religieux et du tracé viaire à la fin de l’Époque moderne.

Les plans perspectifs en relief n’ont évidemment pas la même valeur planimétrique. Faut-il pour autant ne les utiliser qu’à titre d’illustration des notices ? Ils fournissent toujours au moins un terminus a quo pour l’existence des édifices remarquables de la cité – on ne peut imaginer que, contrairement aux enceintes, le plan “invente” une église qui ne serait pas encore construite. Il s’agit bien sûr de “représentations” avec toute la part d’interprétation du paysage qu’elles impliquent de la part de l’auteur, qui le reconstitue parfois à distance, comme François de Belleforest. Une étude attentive de ces plans doit cependant être conduite, pour les confronter à des indices présents dans le plan cadastral. Ainsi, le plan de Belleforest mentionne (et identifie dans la légende) des places dans la ville basse qui ont disparu par suite de la densification du bâti37. Il faudra le comparer à celui de Lodovico Baldoino, sur lequel certaines places semblent déjà avoir disparu. Est-il possible d’en restituer exactement la localisation sur le plan cadastral ? Une question identique se pose pour l’emplacement exact du seul emblème civique de Nice avant le XVIIe siècle, la tour de l’Horloge, aujourd’hui disparue, qui ne figure que dans les plans perspectifs dans la partie la plus haute de la ville inférieure, sous le château comtal. 

L’abondance des reproductions cartographiques anciennes de Nice confirme l’importance historique de la ville et de sa fonction frontalière, malgré sa relative modestie démographique. La succession des plans fait sens par elle-même, même si la plupart d’entre eux n’ont pas été conçus pour constituer une suite homogène de représentations réalisées avec des critères identiques, et ont été parfois a posteriori copiés dans un volume d’atlas. Mais un mode de représentation habituel des villes avant le XVIIIe siècle n’est pas utilisé pour Nice : celui du “profil” ou de la “silhouette” de la ville, perçue à hauteur d’homme, qui exalte le mieux la grandeur urbaine des villes marchandes de Flandres ou de la Hanse. Toutes les vues de Nice sont surplombantes et, de la réalité sensible de la vue perspective à “l’aplatissement” du plan géométral, cette succession n’est-elle pas révélatrice du rapport inégal entre les autorités urbaines et les souverains, principaux ordonnateurs des plans, qui manifestent à travers eux l’intérêt pratique et symbolique qu’ils éprouvent à la possession de la ville ? 


Bibliographie

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  • Viglino Davico, M., dir. (2005) : Fortezze “alla moderna” e ingenieri militari del ducato sabaudo, Turin.

Notes

  1. Graff 2000 : le “Consiglio d’Ornato” institué en 1832 et approuvé par le roi de Piémont Charles-Albert, était une commission de la ville de Nice, dans laquelle siégeaient des conseillers élus, des juristes et des architectes, qui devait “veiller à l’embellissement de la ville”.
  2. Cadastre de Grasse de 1433 : Archives communales de Grasse, CC 45, Cadastre (fol. 150) ; cadastre de Saint-Martin-Vésubie, 1490 : AD06, 2005 E 0031010 “Registre des habitants et possédants au lieu de Saint-Martin”, 61 feuillets.
  3. Archives municipales de Nice (AMN), G 26 et G 27 1810-1812 – plan cadastral. La cote G 26 est un volume portatif du plan parcellaire sur papier calque, réalisé en 1810. G 27 rassemble 56 plans de section, format 54 x 66 cm, dépourvus de plan d’assemblage.
  4. Sur l’histoire de générale de Nice, Ruggiero 2006.
  5. Sur ces lois et leur impact, Jean-Courret in : Bidot-Germa et al., coord. 2017, Notice générale, 20-21.
  6. Baratier 1969. Pécout 2008 : voir en particulier l’introduction à la Viguerie de Nice par Alain Venturini, p. 197-238.
  7. Jansen 2010.
  8. Joseph 2005, 71.
  9. AMN, CC 675, 7 pièces de procédure.
  10. AMN, CC 669/11.
  11. Bouiron 2009, I, 9-120. Un complément a été donné au tome I du rapport de l’année 2009, p. 10-29.
  12. Viglino Davico 2003.
  13. On ne sait pas si Honoré Pastorelli a commandé ce plan au nom de la municipalité ou à titre personnel : Pastorelli, mort en 1617, a été aussi un écrivain, auteur en 1608 d’un des premiers récits de l’histoire de Nice, Discorso del monasterio antico delle monache della città di Nizza e altre memorie antiche della città di Nizza. Le plan de Balduino devait sans doute figurer en frontispice de l’œuvre : Barelli 2007, 170.
  14. Thévenon 1999, 385-386.
  15. Sur Antoine Niquet, Guilloteau 2009a, I, 29-83.
  16. Conservée au Topkapi Museum d’Istambul. Thévenon 1999, 116.
  17. Enea Vico (1523-1567) fut un artiste au service des cours des ducs de Toscane et de Ferrare. On ne lui connaît aucun lien particulier avec les ducs de Savoie. Sa gravure est connue par une copie de 1622.
  18. Thévenon 1999, 383.
  19. Ibid., p. 130.
  20. Ibid., p. 160-162. AD 06, cartes et plans série A, n° 70.
  21. AMN, 1 Fi 90/04. Barelli 2007.
  22. Rome, Istituto Storico e di cultura dell’Arma del Genio, BB ICO 951/D 8858.
  23. Theatrum Statuum Regiæ Celsitudinis Sabaudiæ Ducis, Pedemonti Principis Cypri Regis, Amsterdam, Johannes Blaeu, 1682. Voir Thévenon 1999, 190-191. Sur les buts et méthodes de Tomaso Borgonio, coordinateur et réalisateur d’une partie des planches du Theatrum, voir Bourdon 2009, 27-43.
  24. Archivio Storico di Torino, Biblioteca antica, manoscritti ; Architettura Militare : vol. V, f. 197v-198.
  25. Ce plan a été redécouvert récemment par Éric Guilloteau au SHD de Vincennes, Ancien dépôt 4.5 sub. 1 n. 164, fol. XIIv-XIII A [5].
  26. Thévenon 1999, 383. Gio-Gasparo Baldoino a vécu de 1590 à 1669. Il est entré au service de Maurice de Savoie, gouverneur du comté de Nice, en 1647.
  27. SHD Vincennes, Ancien dépôt 4.5 sub. 1 n. 164 fol. VIIIv-IX.
  28. Biblioteca Reale di Torino Manoscritti, mil. 178, fol. 86v-87. La description qui l’accompagne a été traduite par Fanny Lelandais, voir Guilloteau 2014, 109-123.
  29. Guilloteau 2009b, I, 29-36.
  30. Plan conservé à la BnF, département des Estampes H 1888678 (Va 428, PT6). L’identité de l’auteur reste en discussion ; Luc Thévenon récuse son attribution par Fousard à A. de Castellamonte, car “le dessin des fortifications est plus évolué que celui de l’urbaniste turinois” ; Thévenon 1999, 252.
  31. Ces trois plans sont anonymes ; deux exemplaires sont conservés à la BnF, département des Estampes ; (PCR du château de Nice, n° 1012 et 1014) ; le troisième au SHD, Atlas 110 fol. 54v-55, (PCR n° 1083).
  32. Bibl. Reale Torino, Mas. Atl. Sal. F 7(5), tav. 16 (PCR n° 9).
  33. Davico Viglino 2005 et De Candido 2009, I, 121-123.
  34. Pour ces deux atlas, voir Guilloteau 2009c, I, 96-110.
  35. Les structures médiévales de la porte Pairolière, redécouvertes lors des fouilles réalisées en 2006-2007 pour la construction de la première ligne de tramway, sont aujourd’hui accessibles au public dans la crypte archéologique de Nice.
  36. Bouiron 2009, 160-161, 700, 708.
  37. Ainsi “la place” référencée en O sur le plan, qui correspondrait au carrefour actuel entre la rue de la Préfecture et la rue Sainte-Réparate.
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EAN html : 9782356134103
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ISSN : 2741-1818
Posté le 25/01/2021
17 p.
Code CLIL : 3909 ; 3076
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Comment citer

Jansen, Philippe, “Des plans à une mise en atlas : la cartographie de Nice aux XVIe et XVIIe siècles et ses usages”, in : Jean-Courret, Ezéchiel, Lavaud, Sandrine, Schoonbaert, Sylvain, dir., Mettre la ville en atlas, des productions humanistes aux humanités digitales, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 13, 2021, 103-120, [en ligne] https://una-editions.fr/des-plans-a-une-mise-en-atlas-la-cartographie-de-nice-aux-xvie-et-xviie-siecles-et-ses-usages/ [consulté le 25 janvier 2022].
doi.org/10.46608/primaluna13.9782356134103.6
Illustration de couverture • Joan Blaeu, Atlas maior, Amsterdam, 1665, vignette extraite du frontispice du Ier livre du vol. X consacré à l'Asie et à la Chine (Bibliothèque national d'Autriche, ÖNB/Kar 389-038-F.K). DOI
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