Paru dans Hellènika symmikta : histoire, archéologie, épigraphie,
P. Goukowsky & Cl. Brixhe dir., Études d’Archéologie 7, Nancy,
Presses universitaires de Nancy, 1991, p. 29-34.
Eubule a été l’un des hommes politiques athéniens les plus importants du IVe siècle. Théopompe le mentionne parmi les démagogues les plus influents d’Athènes1 ; Démosthène, dans le Contre Midias, s’indigne à l’idée que la puissance d’Eubule puisse protéger Midias de la condamnation qu’il mérite :
“Ah, qu’il n’existe jamais dans une démocratie un homme dont l’appui oratoire soit assez puissant pour permettre que l’un reste sous le coup de l’outrage, tandis que l’autre reste impuni !” (§ 207).
L’action politique de cet orateur de premier plan nous est cependant relativement mal connue, parce que nous n’avons conservé aucun des discours qu’il a prononcés ni aucun plaidoyer dirigé directement contre lui et que nous devons nous contenter à son propos de brèves allusions.
Le nom d’Eubule est associé à la fameuse loi sur le théôrikon qui réservait les excédents au fonds des spectacles2. Cette caisse, intelligemment gérée par Eubule et ses amis, servit à bien d’autres usages qu’au versement d’indemnités aux spectateurs lors des fêtes, mais il était interdit d’y puiser pour financer les opérations militaires. On peut mettre au crédit d’Eubule la restauration des finances athéniennes, la reprise des constructions publiques, le renouveau de l’exploitation minière et plus généralement le regain de prospérité que connaît Athènes entre 355 et 3403. Il est clair aussi cependant que cette loi sur le théôrikon a fortement contribué à entraver l’effort militaire réclamé par Démosthène contre Philippe de 351 à 348. Comme en outre Eubule a encouragé les Athéniens à entreprendre la désastreuse expédition d’Eubée au lieu de consacrer leurs efforts à la défense d’Olynthe comme le demandait Démosthène, il semble qu’il porte de lourdes responsabilités dans la chute d’Olynthe et plus généralement dans l’ascension de Philippe.
Sans adopter le point de vue anti-démosthénien de ceux qui louent Eubule d’avoir empêché les Athéniens de gaspiller leurs forces dans des opérations lointaines vouées d’après eux à l’échec4, il est possible de nuancer la conception traditionnelle qui fait d’Eubule un gestionnaire borné et un pacifiste aveugle. En 352, il est vraisemblable qu’Eubule a vivement encouragé l’envoi du contingent athénien qui avec les Achéens et les Spartiates a interdit à Philippe l’accès des Thermopyles5. De plus, Eubule a veillé à développer la flotte athénienne : non seulement Dinarque l’affirme (Contre Démosthène § 96), mais les comptes du Néôrion mentionnent encore en 330 du bois de construction acheté par Eubule, au moins dix ans auparavant6.
L’élément le plus important pour reconsidérer le rôle d’Eubule est néanmoins le décret appelant les Grecs à former autour d’Athènes une alliance contre Philippe, ainsi que les manœuvres diplomatiques qui ont suivi. La date et le déroulement de ces négociations (entre le terminus a quo de la chute d’Olynthe à la fin de l’été 348 et le terminus ad quem de l’envoi de la première ambassade à Philippe en février 346) sont extrêmement controversés7. Si l’on excepte une brève mention de Diodore (XVI 54) qui attribue à tort ces négociations à Démosthène et qui les situe en 348/347, toutes nos indications viennent des plaidoyers de Démosthène et d’Eschine lors des procès qui les opposèrent en 343 et en 330. Non seulement les deux adversaires présentent des versions différentes des faits, mais le même Démosthène contredit dans le Sur la Couronne ce qu’il a dit dans le Sur l’Ambassade treize ans plus tôt. Il est clair que chacun des deux ment autant qu’il l’estime utile à sa cause, avec cette limite que chacun d’eux sait fort bien qu’un mensonge trop flagrant se retourne contre son auteur : le récit ne doit pas contredire les souvenirs des juges quand ils sont nets, ni fournir à l’adversaire l’occasion d’une réfutation fondée sur des documents. Chacune des mentions relatives aux négociations de 348-346 avec les Grecs doit faire l’objet d’une analyse critique dans son contexte.
– Dans le Sur l’Ambassade, Démosthène cherche à montrer qu’Eschine s’est laissé corrompre par Philippe lors de son premier séjour en Macédoine, et rappelle avec insistance, à deux reprises, (§ 10-11 et 302-306), qu’Eschine, auparavant, avait participé très activement à une campagne diplomatique dirigée contre Philippe :
“Qui donc vous a conseillé d’envoyer des ambassadeurs presque jusqu’à la mer Rouge, en disant que Philippe avait des visées sur la Grèce… ? Est-ce que l’auteur du décret n’était pas Eubule, et l’ambassadeur dans le Péloponnèse, Eschine qui est devant vous ? ”
D’autre part, Démosthène reproche à Eschine d’avoir tenu des propos antipatriotiques lors des discussions qui ont précédé le vote de la paix de Philocrate le 19 élaphèbolion 346et, circonstance aggravante, d’avoir osé le faire “en présence des ambassadeurs des Grecs, que vous aviez fait venir sur son conseil, alors qu’il ne s’était pas encore vendu à Philippe” (§ 16).
– Dans sa défense, Eschine justifie son changement d’attitude vis-à-vis de Philippe par l’échec complet des tentatives pour rassembler les Grecs contre le roi de Macédoine :
“Comme pas un défenseur ne venait au secours de la cité, mais que les uns laissaient avec indifférence les événements suivre leur cours et que les autres se rangeaient du côté de notre adversaire…, j’ai conseillé au peuple, je le reconnais, de se réconcilier avec Philippe”8. Cette argumentation d’Eschine suggère que la campagne diplomatique lancée par le décret d’Eubule est une affaire terminée depuis longtemps au printemps 346.
Le même Eschine admet cependant que les Athéniens, le 19 élaphèbolion, attendaient des délégués envoyés par les Grecs sur invitation du peuple athénien, “afin d’agir de concert avec vous dans la guerre si l’on se voyait obligé d’entrer en campagne contre Philippe, ou de conclure la paix avec lui, si celle-ci était jugée opportune” (§ 57), mais il met au défi Démosthène de citer un seul délégué qui soit déjà arrivé à Athènes ou même un seul ambassadeur athénien parti inviter les Grecs qui soit déjà rentré (§ 59). Eschine invoque à l’appui de ses dires plusieurs documents officiels et fait notamment lire la résolution des alliés demandant qu’on attende pour conclure la paix avec Philippe le retour des envoyés athéniens et les délégations des cités (§ 60 et 62).
– Dans le Contre Ctésiphon, prononcé treize ans plus tard, Eschine, qui joue cette fois le rôle d’accusateur, ne parle ni du décret d’Eubule ni de la campagne diplomatique qui suivit. Il cherche en revanche à montrer que Démosthène, en 346, a empêché l’adhésion des cités grecques à la paix avec Philippe et qu’il est donc responsable des conséquences désastreuses de la paix de Philocrate. S’opposant à la résolution des alliés (dont Eschine présente un second commentaire élogieux9), Démosthène aurait déclaré qu’il ne fallait pas “attendre les lenteurs des Grecs”.
– Dans le Sur la Couronne, la réponse de Démosthène à cette accusation est brève et désinvolte. Il n’y avait alors, dit-il, aucune ambassade envoyée à aucun État grec (§ 23). En outre, les mensonges d’Eschine sont une grave insulte pour la cité, “qui ferait preuve d’une grande fourberie si, en même temps qu’elle négociait une paix avec Philippe, elle appelait les Grecs à la guerre” (§ 24). De telles manœuvres n’auraient pas été honorables, donc elles n’ont pas eu lieu10. Cette protestation vertueuse du Sur la Couronne est un chef-d’œuvre d’hypocrisie : en 330, les Athéniens, sous l’impulsion notamment de Démosthène, mènent un double jeu analogue vis-à-vis d’Alexandre.
Ces affirmations sont en pleine contradiction avec le témoignage de Démosthène lui-même treize ans plus tôt (Amb. § 16)11. De toute évidence, Démosthène joue sur le fait que seize ans après les événements, les Athéniens de 330 n’ont plus un souvenir clair de leur déroulement précis.
La version selon laquelle il n’y aurait eu qu’une série de négociations entre Athènes et les cités grecques, terminée depuis longtemps au début de 346, peut être facilement écartée, parce qu’elle contredit tout ce que disent les deux adversaires en 343 et que la résolution des alliés, document officiel cité par Eschine, indique clairement que les Athéniens attendaient la venue d’ambassadeurs grecs au printemps 346.
Certains historiens modernes comme G.L. Cawkwell12 pensent néanmoins qu’il n’y a eu qu’une vague de négociations entre Athènes et les cités grecques : le décret d’Eubule daterait de l’hiver 347-346 et les ambassadeurs dont le retour serait attendu au moment de la conclusion de la paix de Philocrate seraient ceux-là mêmes qui auraient été envoyés en vertu du décret d’Eubule. Cette hypothèse, qui se veut “économique”13, comporte de graves difficultés. Tout d’abord, Eschine défie Démosthène de citer un seul envoyé athénien qui ait été de retour le 19 élaphèbolion alors que lui-même est de toute évidence rentré d’Arcadie depuis plus de deux mois. Pour expliquer cette bizarrerie, Cawkwell est obligé de distinguer une mission urgente d’Eschine dans le Péloponnèse (destinée à détourner les Arcadiens d’une alliance avec Philippe) et une tournée diplomatique plus lente dans l’ensemble du monde grec14 : une telle supposition n’est guère “économique”.
Il y a plus grave. Eschine justifie son ralliement à la paix avec Philippe par le fait que tous les Grecs aient refusé de participer à une guerre contre la Macédoine. Comment peut-on parler de l’échec d’une campagne diplomatique si les envoyés ne sont pas rentrés de leur mission ? Eschine n’est certes pas homme à reculer devant un mensonge, mais il est trop habile pour se contredire lui-même aussi grossièrement dans le Sur l’Ambassade.
Enfin, le dogma summachôn examiné par l’assemblée le 18 élaphèbolion concurremment avec la proposition de Philocrate prouve que les alliés qui demeuraient membres de la Seconde confédération athénienne étaient très optimistes sur les chances de succès de la campagne diplomatique en cours et sur la possibilité d’associer de très nombreux Grecs à la paix avec Philippe. Il est vrai que les illusions sont fréquentes dans les périodes de crise et que beaucoup de résolutions internationales n’expriment que des vœux pieux. Néanmoins, la formulation de la résolution des alliés et le soutien – même purement verbal – que lui ont apporté la plupart des orateurs athéniens seraient très étranges si l’échec des négociations en cours avec les cités grecques était patent15.
Malgré G.L. Cawkwell, la solution la plus simple du problème est d’admettre deux séries de négociations, dont la première cherchait à rassembler les Grecs contre Philippe, tandis que la seconde visait surtout à associer les cités à la paix avec la Macédoine16. Si, comme il est vraisemblable, Eschine, Sur l’Ambassade § 57, paraphrase le décret à l’origine de cette seconde campagne diplomatique, on peut remarquer que la formulation officielle du but de ces négociations souligne à la fois leur continuité par rapport à la campagne diplomatique précédente (“préparer une guerre en commun contre la Macédoine si c’est nécessaire”) et leur nouveauté (rechercher une paix commune). Il est probable que les deux séries de négociations ont été inspirées et conduites par les mêmes hommes politiques athéniens, Eubule et Eschine en particulier17. Ces grandes manœuvres diplomatiques méritent un examen approfondi, qui les replace dans l’ensemble des événements politiques et militaires des années 348-346.
Au lendemain de la prise et de la destruction d’Olynthe, il est clair pour les Athéniens lucides que les prochaines cibles de Philippe seront d’une part la Thrace orientale, ce qui menacera à la fois la possession athénienne de la Chersonèse et le ravitaillement de la cité, d’autre part la Grèce centrale, ce qui menacera l’Attique elle-même. L’intérêt d’Athènes est évidemment d’écarter ces menaces par la conclusion rapide d’une paix de statu quo, qui présenterait en outre l’avantage de garantir la libération des Athéniens prisonniers de Philippe. C’est pourquoi les premières ouvertures de paix de Philippe sont accueillies très favorablement à Athènes : des pourparlers s’engagent sous l’impulsion de Philocrate et de Démosthène18.
Les Athéniens, cependant, ne se fient pas entièrement aux bonnes paroles de Philippe et tentent parallèlement une autre voie – une alliance panhellénique contre le roi de Macédoine. L’indignation causée par la destruction d’Olynthe leur paraît créer un état d’esprit favorable à une telle alliance : les intrigues de Philippe en Arcadie leur fournissent l’occasion d’une grande campagne dénonçant le danger que le roi de Macédoine fait peser sur la Grèce, campagne dirigée par Eubule secondé notamment par Eschine. Le peuple athénien mène parallèlement deux négociations, l’une en vue de la paix, l’autre en vue de la guerre, conduites par deux groupes d’orateurs différents : selon l’attitude de Philippe et selon les circonstances, le dèmos se réserve de choisir entre les politiques engagées.
Pour des raisons diverses – haine de Sparte dans le Péloponnèse, méfiance à l’égard d’Athènes, insuffisance de l’aide athénienne à Olynthe –, les Grecs refusent de s’associer à une guerre contre Philippe. Ce refus étant relativement prévisible, certains historiens ont pensé que la campagne diplomatique d’Eubule n’était qu’une manœuvre à usage interne19. Selon cette interprétation, les orateurs “pacifistes” auraient cherché délibérément à provoquer dans l’opinion une déception qui créerait la résignation propice à une paix de concession. Une telle interprétation, qui s’accorde avec l’attitude d’Eschine à partir de 346, est en revanche en contradiction avec ce que l’on sait de la politique d’Eubule en 352. En outre, le refus opposé par les Grecs ne signifie pas que la campagne diplomatique engagée par Eubule ait été totalement stérile. Si aucune cité ne veut faire la guerre à Philippe, certaines sont inquiètes et soucieuses de se protéger de l’avancée macédonienne. Malgré le rejet de la proposition initiale des Athéniens, les négociations entreprises peuvent se poursuivre à la recherche d’autres formules.
Dès lors que Philippe, au cours de l’année 347, paraît confirmer son intention de conclure la paix avec Athènes, l’absence d’alliance militaire contre la Macédoine perd de sa gravité. La question essentielle est désormais celle des clauses de la paix. Deux points sont particulièrement importants pour les Athéniens : que le traité de paix leur reconnaisse la Chersonèse et surtout qu’il maintienne Philippe au nord des Thermopyles. Pour négocier en position de force, les Athéniens, semble-t-il, se montrent assez actifs en 347 aux côtés de leur allié le roi thrace Kersobleptès et s’emparent d’un certain nombre de places destinées à barrer à Philippe la route de la Chersonèse20.
En Phocide, la situation connaît de nombreux rebondissements, mais paraît tourner à la fin de 347 selon les désirs des Athéniens. Pendant la saison militaire de 347, Philippe a envoyé quelques troupes au secours des Thébains, et tout le monde s’attend à ce qu’il cherche à intervenir massivement en Phocide l’année suivante, pour terminer à son profit la 3e guerre sacrée. Pour empêcher cette intervention macédonienne, les chefs phocidiens qui ont renversé le tyran Phalaicos font appel aux Athéniens et aux Spartiates et acceptent de leur confier la garde des Thermopyles. Un contingent athénien est envoyé sous la direction du stratège Proxénos. L’opération réussie en 352 paraît devoir réussir à nouveau : il semble que Philippe soit écarté de Grèce centrale et méridionale21.
Pour donner un caractère durable à ce coup d’arrêt militaire, les Athéniens lancent alors une nouvelle campagne diplomatique invitant les Grecs à envoyer des délégations pour délibérer de la guerre si c’est nécessaire ou pour conclure en commun la paix. Dans cette seconde hypothèse, la plus probable, la paix avec Philippe deviendrait une paix commune22 : l’empire macédonien déjà constitué serait solennellement reconnu, mais son extension vers le sud serait bloquée.
Il serait très délicat pour Philippe de rejeter une telle paix commune, qui consacrerait officiellement sa position en Grèce, tout en le maintenant au nord des Thermopyles. Les thuriféraires du roi – Isocrate notamment – le présentent comme l’Héraclès bienveillant qui va réconcilier les Grecs. Comment dans ces conditions refuser d’être le garant de l’indépendance des Grecs, de la paix et du statu quo sans apparaître comme un oppresseur et un agresseur ?
On peut certes penser que tous les Grecs ne se seraient pas ralliés tout de suite de gaieté de cœur à une telle paix commune. Les Thébains, notamment, auraient vraisemblablement préféré anéantir leurs ennemis phocidiens avec l’appui de Philippe plutôt que de conclure une paix de compromis avec eux, mais si le roi de Macédoine avait été empêché d’intervenir, leur état d’épuisement ne leur aurait pas laissé d’autre solution. Il est en outre vraisemblable que, dans ce cas, les hommes politiques athéniens favorables à un rapprochement avec Thèbes – Aristophon, Eubule et Démosthène en particulier – leur auraient facilité la tâche.
La politique de rassemblement des Grecs menée par Eubule et Eschine et la politique de négociations avec Philippe conduite par Philocrate et Démosthène sont, à la fin de 347, les deux volets d’une même diplomatie visant à la conclusion d’une paix commune. Cette convergence des deux démarches explique probablement le rapprochement de leurs porte-parole et la trêve des conflits partisans, dont témoigne, à l’automne 347, l’abandon des poursuites de Démosthène contre Midias.
Il faut cependant que les négociations entre Philippe et Athènes d’une part, entre Athènes et les Grecs d’autre part, aient lieu en même temps. Ce souci de faire coïncider les deux séries de pourparlers explique probablement que les Athéniens, à la fin de 347, ne soient guère soucieux d’accélérer les discussions préliminaires avec Philippe : un délai inhabituel s’écoule entre le moment où l’acteur Aristodémos rentre de son ambassade à Pella et le moment où il se présente devant l’assemblée. Il est peu probable que ce retard résulte d’instructions données par Philippe à Aristodémos23 : dans ce cas, il aurait été beaucoup plus simple pour le roi de Macédoine de retenir à Pella l’ambassadeur athénien. En outre et surtout, il semble que Philippe, à la fin de 347, soit pressé de voir aboutir les négociations de paix avec Athènes : pour accélérer les discussions, il envoie, de sa propre initiative, un prisonnier athénien libéré, Iatroclès, pour faire part à l’assemblée de ses intentions pacifiques. Il est vraisemblable que la lenteur d’Aristodémos lui est dictée par quelques orateurs influents – Eubule et Démosthène par exemple. Le peuple est pressé de conclure la paix avec Philippe (pour obtenir la libération des prisonniers), mais les hommes politiques qui conçoivent et inspirent la diplomatie athénienne souhaitent faire traîner les négociations bilatérales avec Philippe pour qu’elles coïncident avec la venue à Athènes des délégués des cités en vue d’une paix panhellénique.
Aristodémos n’est introduit à l’assemblée que lorsque les Athéniens apprennent que Phalaicos, revenu au pouvoir, refuse de livrer les Thermopyles au stratège Proxénos. Soupçonnant à juste titre une connivence entre Philippe et Phalaicos, les hommes politiques athéniens sont pressés de conclure au plus vite la paix avec le roi de Macédoine. À partir du moment où Philippe peut à tout moment se rendre maître des Thermopyles, les grands projets de paix commune cessent d’être d’actualité. Le retour de Phalaicos au pouvoir fournit à Philippe un atout décisif au moment décisif. Les hommes politiques bien informés d’Athènes – Eubule, Eschine, Philocrate et Démosthène notamment – le comprennent tout de suite et font immédiatement voter l’envoi d’une ambassade auprès de Philippe en vue de la paix, tandis que les alliés et une partie du peuple continuent à nourrir l’espoir illusoire d’une paix commune. Démosthène, cependant, qui sait combien la situation phocidienne est instable, n’exclut pas qu’une nouvelle révolution en Phocide permette aux Athéniens de s’installer aux Thermopyles et souhaite que les Athéniens se tiennent prêts à saisir l’occasion si elle vient à se présenter. Philippe, qui dispose des mêmes informations et qui fait les mêmes raisonnements, s’arrange pour laisser les Athéniens dans une incertitude qui paralyse toute initiative, et ne consent à jurer la paix qu’à Phères, quand son armée est très près des Thermopyles.
La deuxième campagne diplomatique d’Eubule a échoué comme la première, mais cette fois Eubule et ses amis ont manqué de peu un succès aux conséquences capitales. Si Proxénos avait pu occuper les Thermopyles quelques jours plus tôt, avant le coup d’État de Phalaicos, Philippe aurait vraisemblablement dû se résigner à une paix commune qui l’aurait tenu à l’écart de la Grèce centrale. Cette politique d’Eubule, qui combinait très habilement opérations militaires, pourparlers avec Philippe et négociations avec les Grecs, avait obtenu, semble-t-il, le soutien de la plupart des orateurs importants d’Athènes, en particulier de Démosthène.
L’échec final ne doit pas faire oublier la cohérence et l’intelligence du dessein politique. Eubule a failli prendre Philippe au piège de sa propre propagande pacifiste et panhellénique. Philippe ne s’est tiré de cette situation délicate que par une combinaison très efficace de l’action subversive (en Phocide), de la pression militaire et de promesses contradictoires aux Grecs. Face à Eubule comme face à Démosthène, le succès de Philippe n’a pas tenu à la supériorité de ses plans, mais à l’absence de délais dans leur exécution.
Notes
- Fr. Gr. Hist. 115, F 99 et 100.
- L’étude la plus détaillée est celle de J.J. Buchanan, Theorika, New York, 1962. Pour un essai de mise au point, voir P. Carlier, Démosthène,Paris, 1990, p. 71-75.
- Sur la politique, notamment financière, d’Eubule, les deux études les plus importantes sont l’ouvrage d’A. Motzki, Eubulos von Probalinthos und seine Finanzpolitik, Königsberg, 1903, et l’article de G.L. Cawkwell, “Eubulus”, JHS 83, 1963, p. 47-67.
- G.L. Cawkwell n’hésite pas à comparer à l’expédition de Sicile les interventions recommandées par Démosthène en Macédoine et en Chalcidique (en particulier “The Defence of Olynthus”, CQ 12, 1962, p. 122-140).
- Voir le faisceau d’indices réuni par G.L. Cawkwell, “Eubulus”, l.c.,p. 48-49.
- IG II2 1627, 352-354.
- On trouvera un aperçu des discussions chronologiques dans M.M. Markle, The Peace of Philocrates. A Study in Athenian Foreign Relations 348-346 B.C., Princeton, 1967, et dans C. Pecorella Longo, “Le ambascerie ateniesi tra il 348 e il 346 a.C.”, SIFC 47, 1975, p. 204-221.
- Sur l’Ambassade, § 79. La même justification est reprise au § 164, où Eschine souligne que le peuple a tiré de la situation les mêmes conclusions que lui.
- § 70. Ce commentaire du même document est plus précis que celui du Sur l’Ambassade : il nous apprend notamment qu’une clause du texte prévoyait que “tout État grec pourrait, dans les trois mois, s’inscrire aux côtés d’Athènes sur la même stèle et participer aux serments et aux traités”.
- Pour un commentaire détaillé de ces textes, voir H. Wankel, Demosthenes. Rede für Ktesiphon über den Kranz, Heidelberg, 1976, p. 222-240.
- A. Schaefer, Demosthenes und seine Zeit, II, Leipzig, 1856, p. 202, tente de concilier les deux affirmations de Démosthène en supposant que les envoyés des Grecs devant lesquels Eschine aurait tenu des propos antipatriotiquesseraient des théores venus pour les Dionysies. La formulation d’Amb. § 16 rend l’hypothèse fort peu vraisemblable.
- G.L. Cawkwell, “Aeschines and the Peace of Philocrates”, REG 73, 1960, p. 416-438, et “The Peace of Philocrates again”, CQ 28, 1978, p. 93-104.
- Cf. G.L. Cawkwell, “The Peace…”, p. 97 : “Legationes non sunt multiplicandae praeter necessitatem”. Le latin n’ajoute rien à l’argument.
- Ibid., p. 97.
- La résolution des alliés et l’appui que lui accordent beaucoup d’Athéniens sont irréalistes pour une autre raison : ils ne tiennent pas compte des nouveaux atouts que donne à Philippe l’évolution de lasituation politique en Phocide.
- Cette solution a été retenue par de nombreux historiens, par exemple U. Kahrstedt, “Die Politik des Demosthenes”, in Forschungen zur Geschichte des ausgehenden fünften und des vierten Jahrhunderts, Berlin, 1910, p. 64·67 ; (N.G.L. Hammond &) G.T. Griffith, A History of Macedonia,II, Oxford, 1979, p. 330 ; J.R. Ellis, Philip II and Macedonian Imperialism, Londres, 1976, p. 104-105. La plupart des auteurs ne s’intéressent qu’à l’aspect chronologique du problème ; qu’ils analysent la politique de Philippe ou celle de Démosthène, il leur paraît superflu d’examiner en détails des négociations avortées conduites par Eubule.
- Dans son discours Sur l’Ambassade, § 16, Démosthène attribue à l’initiative d’Eschine la convocation des ambassadeurs grecs présents selon lui le 19 élaphèbolion 346. Ce témoignage partial serait à lui seul un indice très fragile, mais il confirme ce que suggère la comparaison des deux séries de négociations avec les Grecs : ces deux campagnes ont même origine.
- Pour une tentative d’explication de l’attitude de Démosthène, voir P. Carlier, o.c., p. 141-144.
- Par exemple P. Cloché, Démosthènes et la fin de la démocratie athénienne, Paris, 1937, p. 92.
- Sur ces places, qui seront prises ou reprises par Philippe en 346, voir en particulier J.R. Ellis, o.c., p. 104.
- Il est certes possible de tourner la position des Thermopyles par les cols de l’Œta (et c’est ce que fit Xerxès en 480, c’est ce que fera Philippe en 339), mais il faut pour cela des complicités phocidiennes sur lesquelles Philippe ne peut guère compter en 347. Il est également possible d’éviter les Thermopyles en passant par l’Eubée (c’est probablement par cette voie que Philippe fit passer les quelques troupes qu’il envoya au secours des Thébains en 347), mais le parcours est très risqué, car il faut traverser un bras de mer dans lequel croise la flotte athénienne. Tant que Philippe ne tient pas les Thermopyles, il lui est difficile et dangereux d’intervenir plus au sud.
- Sur la notion de paix commune au IVe siècle, on se reportera à l’étude fondamentale de T.T.B. Ryder, Koine Eirene, Oxford, 1965.
- Malgré M.M. Markle, The Peace of Philocrates…, p. 59.