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Démosthène par lui-même

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à Augustin,
Actes du deuxième colloque de l’équipe de recherche sur l’hellénisme post-classique,
Paris, ENS, 1990, M.-Fr. Baslez, Ph. Hoffmann & L. Pernot dir., Paris, 1993, p. 47-53.

Démosthène n’a pas laissé de “mémoires”. Les seuls plaidoyers privés qu’il ait écrits pour lui-même sont ses discours de jeunesse Contre Aphobos (I, II, III) et Contre Onêtôr (I et II), par lesquels il essaie d’obtenir réparation des dilapidations commises par ses tuteurs. On y trouve quelques renseignements autobiographiques : orphelin à sept ans, Démosthène fut victime de l’avarice de ses tuteurs et Aphobos poussa la mesquinerie jusqu’à “frustrer de leur salaire” les maîtres du jeune homme (Contre Aphobos I, § 46). Démosthène cependant n’est pas Dickens et se montre très discret dans l’évocation de ses malheurs personnels. S’il fait appel à la pitié des juges, c’est surtout en faveur de sa mère et de sa sœur (Contre Aphobos I, § 66 ; Contre Aphobos II, § 19-21)1 ; le jeune orateur s’attache principalement à accabler ses adversaires par un exposé précis et implacable de leurs manœuvres et de leurs malversations. Dès son premier procès, Démosthène veut apparaître comme un plaideur redoutable, non comme une victime sans défense.

À l’exception de ces discours de jeunesse, tous les discours conservés que Démosthène a prononcés lui-même sont des harangues et des plaidoyers politiques : les indications autobiographiques y sont toujours associées et subordonnées à des intentions politiques. Il en va de même des lettres transmises dans le corpus démosthénien. Cinq de ces six lettres sont adressées au peuple pendant l’exil de l’orateur en 323-322 et destinées à être lues à l’Assemblée : ce sont encore des discours politiques2.

Pour un homme politique, dans l’Athènes du IVe siècle comme dans la France d’aujourd’hui, parler de soi est à la fois nécessaire et délicat. Les problèmes qui se posent sont en grande partie les mêmes.

Que dire et que cacher ? Ou, plus exactement, de quoi faut-il absolument parler – même pour ne rien dire – et sur quoi vaut-il mieux se taire ? En particulier, un homme politique doit-il évoquer publiquement sa vie privée ? Certains multiplient les confidences, et veulent que nul n’ignore qu’ils adorent les chiens et les chats, d’autres jugent une telle attitude contraire à leur dignitas.

Un homme politique doit évidemment défendre son action et sa politique, mais Démosthène notait déjà que l’apologie de soi irrite l’auditoire et suscite la jalousie. Un homme politique sûr de sa compétence se voit vite reprocher sa “suffisance”. L’idéal est de suggérer au public une haute idée de soi-même sans montrer qu’on partage cette excellente opinion : c’est un exercice difficile.

Enfin, parler de soi est souvent dangereux : une anecdote, une petite phrase maladroite, voire une intonation ou un silence, peuvent donner des armes aux adversaires du moment et aux historiens ultérieurs. Il est intéressant d’examiner si l’on ne peut pas quelquefois utiliser le témoignage de Démosthène contre lui-même.

La vie privée

Nous connaissons beaucoup d’anecdotes sur la vie privée de Démosthène – sur ses exercices de prononciation, sur ses répétitions dans une cave devant un grand miroir3, sur sa grand-mère qui était scythe4, sur son épouse qui le trompait avec son mignon Cnossion5, sur sa fille dont il n’a pas porté le deuil6 –, mais nous tenons presque tous ces détails de ses adversaires, des poètes comiques et des biographes qui ont recueilli avec délectation les ragots relatifs au grand orateur7. Démosthène lui-même parle peu de sa vie privée. Cette discrétion contraste avec la prolixité complaisante d’orateurs comme Eschine sur leur propre compte. Ce dernier ne manque pas une occasion d’évoquer son père qui a lutté contre les Trente8 ou d’énumérer ses campagnes militaires9 ; bien plus, il tient à faire savoir dans le Contre Timarque que, s’il blâme les débauches de son adversaire, il n’est nullement insensible lui-même à la beauté des jeunes garçons, et précise même qu’il a composé des chansons érotiques assez connues et qu’il fréquente volontiers la palestre pour y admirer les jeunes nudités (§ 136).

On ne trouve rien de tel chez Démosthène, qui se refuse même à répondre aux attaques de ses adversaires sur sa famille et sa vie privée. Au début du Sur la Couronne, Démosthène déclare qu’Eschine voudrait l’obliger à de fastidieuses justifications personnelles et l’empêcher ainsi de parler de politique, mais qu’il ne tombera pas dans le piège (§ 11). En revanche, il ne dédaigne pas de contre-attaquer par de savoureuses observations sur ses adversaires : parmi de nombreux exemples, on peut mentionner la description de l’hipparque Midias ne tenant pas à cheval dans les processions10 ou celle de l’acteur Eschine qui recevait sur scène tant de figues, de raisins et d’olives qu’il aurait pu ouvrir un commerce de fruits11. Chez Démosthène, les détails pittoresques sont réservés au dénigrement de l’adversaire.

Dans le même temps, Démosthène cherche à donner de ses mœurs et de son caractère une image favorable, mais il le fait par petites touches et de manière souvent indirecte. Ainsi, il ne se vante pas de sa sobriété, mais il rappelle volontiers que Philocrate lui a reproché d’être un “buveur d’eau”12. Ainsi, il sait tirer parti de sa propre réputation de timidité : si un timide comme lui a osé porter une accusation contre les autres ambassadeurs, ce n’est pas par esprit de chicane, mais parce qu’il avait vraiment des raisons impératives13. Un autre procédé consiste à s’excuser de devoir faire son propre éloge pour répondre aux calomnies de ses adversaires14 et à insérer l’apologie de soi dans une contre-attaque vigoureuse. Ainsi, Démosthène dresse un parallèle cruel entre son propre destin et celui d’Eschine : “Tu enseignais la lecture ; moi, j’étudiais… Tu jouais les troisièmes rôles ; moi, j’assistais au spectacle. Tu tombais ; moi, je sifflais”15. D’une manière analogue, Démosthène oppose les nombreuses liturgies et contributions volontaires qu’il a lui-même assumées à la pingrerie du riche Midias16.

Sobre, un peu timide, cultivé, généreux mais sans ostentation : l’autoportrait qu’esquisse subtilement Démosthène est de nature à lui attirer la confiance populaire. Le fait le plus marquant n’en demeure pas moins la discrétion de Démosthène sur sa vie privée : il veut apparaître comme un citoyen et un orateur entièrement dévoué à la cité, dont la vie se confond presque totalement avec l’activité politique. À cet égard, même s’il signale quelquefois certaines particularités de son tempérament, l’image qu’il cherche à donner de lui-même est à la fois idéalisée et conventionnelle : Démosthène transpose dans le domaine politique une technique traditionnelle des logographes, qui, tout en donnant quelques détails “vrais” sur leur client, cherchent fondamentalement à l’identifier au type même de l’individu tranquille, honnête et inoffensif.

L’autobiographie politique

Même à propos de son rôle politique, Démosthène veille à ne pas abuser des rappels autobiographiques.

Dans les Harangues, il lui arrive de regretter que le peuple ne l’ait pas écouté précédemment (par exemple dans le Sur l’Organisation financière, § 10, quand il se plaint qu’on n’ait retenu qu’un détail du vaste plan qu’il avait proposé) ou de rappeler les bons conseils qu’il a donnés dans le passé, mais une telle démarche, loin de tourner au procédé, vise toujours à vaincre une réticence du peuple. Ainsi, dans le Pour la liberté des Rhodiens, il se défend de proposer une politique aventuriste lorsqu’il appuie la demande d’aide des démocrates rhodiens contre les oligarques soutenus par les dynastes de Carie ; c’est pourquoi il tient à préciser qu’il s’est opposé deux ans auparavant à une expédition contre le Grand Roi (§ 6). De même, dans le Sur la Paix de l’automne 346, Démosthène insiste sur la politique de résistance à Philippe qu’il a prônée les années précédentes, afin de mieux dissuader le peuple d’engager de nouvelles hostilités dans de mauvaises conditions. L’évocation du passé est toujours subordonnée aux analyses et aux intentions politiques du moment.

Dans la Deuxième Philippique, Démosthène cite devant l’Assemblée athénienne les discours qu’il a tenus lors de sa mission diplomatique en Messénie (§ 20-25). Son but est triple : 1) souligner le dévouement de l’orateur et la constance de ses vues ; 2) convaincre les Athéniens des menaces de Philippe ; 3) les convaincre que, puisque les Messéniens, tout en approuvant Démosthène, n’ont pas tenu compte de ses avertissements, il est indispensable qu’eux-mêmes, Athéniens, se chargent de la défense de la Grèce. Dans la même harangue, Démosthène recourt à un procédé plus habile encore : s’il tient tant, dit-il, à dénoncer Philippe, c’est parce qu’il ne veut pas être tenu responsable du désastre qu’il pressent (§ 32-35). Ce prétendu calcul personnel vise à provoquer dans le peuple un sentiment aigu du danger et un sursaut d’énergie.

Dans les discours de Démosthène à l’Assemblée que nous avons conservés, les rappels et les confidences autobiographiques sont très rares. Démosthène utilise fréquemment la première personne, mais pour dire ce qu’il voit, ce qu’il sait, ce qu’il craint, ce qu’il propose, non pour raconter sa vie.

Dans le Sur la Couronne, Démosthène doit relever une gageure : comment faire son propre éloge pendant plusieurs heures sans ennuyer ni irriter les juges ? La composition originale du plaidoyer, si souvent commentée et admirée, mérite d’être réexaminée de ce point de vue. La première habileté de l’orateur, c’est d’avoir évité une narration continue : le récit est interrompu par des lectures de documents officiels, par des invectives à Eschine, par des discussions de fait et de droit et par des considérations générales sur Athènes et sur la fortune. Un rappel trop long des événements aurait pu lasser l’auditoire par sa monotonie, une amplification consacrée à l’exaltation de soi en termes généraux aurait pu choquer le tribunal : Démosthène évite les deux écueils avec virtuosité. L’usage très sélectif et très judicieux de la première personne dans les parties narratives du discours est tout aussi remarquable.

Dans le récit des événements antérieurs à la paix de Philocrate (§ 19-46), Démosthène parle très peu de lui-même : les succès de Philippe s’expliquent par l’énergie du roi et par les complicités qu’il a su gagner à Athènes. Démosthène lui-même “prévient et proteste” (§ 45), mais les Athéniens ne l’écoutent pas. Non seulement l’orateur affirme qu’il ne porte aucune responsabilité dans la conclusion de la paix17, mais il suggère que, si la situation s’est détériorée, c’est parce qu’on n’a pas suivi ses conseils : cette première partie de la narration constitue d’une certaine manière une autojustification a contrario.

Au § 60, Démosthène annonce qu’il va exposer la politique par laquelle il s’est opposé à Philippe, mais, avant de reprendre le récit, il se lance dans une vigoureuse dénonciation des traîtres (§ 60-62) puis analyse l’attitude que les traditions d’Athènes imposaient à la cité (§ 63-66) et les propositions que devait faire un orateur patriote (§ 67-72). De la sorte, quand il en vient à présenter les mesures qu’il a fait adopter, sa politique apparaît comme la politique indispensable qui allait de soi. Le même mouvement “ce qu’exigeait la situation, ce que j’ai fait” revient ensuite comme un leitmotiv dans toute cette partie du récit (§ 73-109)18.

Démosthène adopte la même démarche, avec plus d’ampleur, pour présenter son rôle lors de la lutte décisive contre Philippe, en 339-338. La reprise de l’analyse des événements, à partir du § 139, commence par une dénonciation énergique de l’attitude d’Eschine. Philippe souhaite qu’un Athénien provoque une guerre sacrée : Eschine lui rend ce service. Philippe souhaite qu’Athènes et Thèbes restent brouillées : cette fois, il rencontre quelqu’un pour le contrecarrer – Démosthène. Après avoir ainsi exposé, à la manière de Thucydide, la stratégie de l’adversaire, l’orateur poursuit la narration des événements et raconte la séance de l’Assemblée qui suit l’annonce de la prise d’Élatée. Le héraut demandait qui voulait prendre la parole ; personne ne se levait. Pourtant, il ne manquait à Athènes ni citoyens dévoués ni riches prêts à payer des contributions, mais

ce moment, ce jour, appelait un homme qui non seulement fût dévoué et riche, mais qui eût suivi les événements depuis le début et eût réfléchi consciencieusement aux motifs et au but des actes de Philippe ; car quiconque ne savait pas cela et ne l’avait pas examiné depuis longtemps, fût-il dévoué et riche, n’en devait pas moins ignorer ce qu’il fallait faire et être incapable de vous conseiller. Il parut donc, cet homme, ce jour-là : c’était moi (§ 172).

L’entrée en scène de Démosthène ressemble à une épiphanie. Ce passage fort peu modeste n’a pas choqué le tribunal athénien, et il ne nous choque pas à la lecture, tant les développements précédents préparent l’apparition de l’orateur. En outre, la suite du récit justifie cette présentation de Démosthène comme un sauveur : son argumentation claire et précise restaure la sérénité dans la cité angoissée, lui redonne l’initiative diplomatique et militaire et lui permet d’être fidèle à ses traditions ancestrales. Bref, le récit donne l’impression que l’intervention de Démosthène à la tribune marque un retournement complet de situation en faveur d’Athènes. Aussitôt après, Démosthène souligne qu’il a aussi veillé à l’exécution des conseils qu’il a donnés en cette occasion :

Et il n’est pas vrai que j’aie parlé ainsi sans rédiger de projet de décret, que j’aie rédigé un décret sans aller en ambassade, que je sois allé en ambassade sans persuader les Thébains ; depuis le début, sans interruption, jusqu’à la fin, j’ai suivi ma ligne et je me suis offert à vous en toute sincérité pour lutter contre les dangers qui entouraient Athènes (§ 179).

Ce passage, très admiré de Quintilien, est le “veni, vidi, vici”de l’orateur.

Démosthène oppose alors à sa propre attitude le silence d’Eschine en ce moment critique, puis présente une justification argumentée de sa politique, en invoquant notamment l’honneur d’Athènes :

Même si l’avenir avait été visible à tous, …même ainsi notre pays ne devait pas renoncer à cette conduite, si du moins il se souciait de sa gloire, de nos ancêtres ou de la postérité (§ 199).

Après avoir souligné les avantages qu’Athènes, grâce à lui, avait retirés de l’alliance thébaine, Démosthène se compare aux orateurs les plus importants d’un passé récent19, et se met au-dessus d’eux : nul d’entre eux n’a fait preuve d’un tel dévouement ni d’une telle activité (§ 219-220). Le récit et l’argumentation sont si bien menés que Démosthène peut présenter comme une constatation évidente une comparaison qui, dans un autre contexte, apparaîtrait comme scandaleusement outrecuidante. En ce qui dépendait de lui, Démosthène n’a obtenu que des succès (§ 220-254) ; l’orateur glisse très vite sur la défaite de Chéronée, dont la responsabilité incombe aux stratèges et surtout à la fortune, et préfère insister sur la confiance que le peuple a continué à lui accorder, dont témoigne sa désignation pour prononcer l’oraison funèbre des morts de Chéronée (§ 285-290).

Dans le Sur la Couronne, Démosthène parle beaucoup de lui-même, mais jamais de lui seul. Son propre éloge n’irrite pas les Athéniens parce que c’est en même temps l’éloge d’Athènes. Démosthène prend bien soin de ne jamais présenter sa politique comme le résultat d’idées personnelles originales : au contraire, il souligne constamment que c’est l’attitude qu’exigeaient les circonstances, celle qu’imposaient les traditions d’Athènes, et qu’elle a bénéficié du soutien du peuple. L’action politique de l’orateur est ainsi triplement justifiée : Démosthène a été l’homme de la situation, le porte-parole de la grandeur d’Athènes et celui qui exprimait et réalisait la volonté du dèmos. D’une certaine manière, Démosthène se grandit en s’effaçant.

Un procès comme le Sur la Couronne, dont l’enjeu est de savoir si l’ensemble d’une carrière politique mérite ou non une récompense solennelle, est relativement rare. Le plus souvent, les procès politiques portent sur des périodes plus limitées et des faits plus précis. Il se trouve qu’en dehors du Sur la Couronne, les deux seuls plaidoyers politiques de Démosthène que nous ayons conservés, le Contre Midias et le Sur l’Ambassade, sont des discours d’accusation20. Démosthène y est parfois conduit à évoquer et à justifier sa propre action, bien que cet aspect d’apologie personnelle soit subordonné à la dénonciation de l’adversaire. Démosthène se donne bien sûr le beau rôle, celui d’un homme compatissant et généreux, d’un orateur incorruptible, vigilant et dévoué au peuple, mais il le fait assez discrètement, par petites touches habilement répétées : l’autoportrait ainsi suggéré en est d’autant plus convaincant. Démosthène évite en général avec beaucoup de soin les détails qui risqueraient de ternir l’image flatteuse qu’il cherche à donner de lui-même, mais il arrive que certains arguments de vraisemblance ou certaines anecdotes, tout en servant la démonstration, laissent apparaître des traits de caractère moins brillants. Dans le Sur l’Ambassade (§ 173), après avoir énuméré les rançons qu’il a versées pour libérer des prisonniers athéniens détenus par Philippe, Démosthène déclare qu’il s’est à plus forte raison occupé des intérêts de la cité qui n’exigeaient aucune dépense : un tel raisonnement manifeste un souci d’économie assez mesquin. C’est encore à propos d’argent que Démosthène se trahit dans le Contre Midias. Cherchant à souligner l’indignation du peuple contre le sacrilège Midias, il présente la scène suivante :

Lorsque Blépaios le banquier (de Midias) s’approcha de moi, vous manifestiez si bruyamment à l’idée que je pourrais accepter l’argent de Midias qu’effrayé moi- même de tout ce bruit, Athéniens, j’ai abandonné le manteau par lequel il me tirait et me suis retrouvé presque nu en chemise devant vous, pendant que vous me disiez… : “Vois à poursuivre cet immonde individu ! Pas de compromis ! Les Athéniens auront l’œil sur ce que tu vas faire” (§ 215-216).

Par ce récit pittoresque, Démosthène reconnaît qu’il n’a pas la réputation d’être insensible à l’argent. Cet aveu un peu maladroit ne fut jamais présenté au tribunal, parce que Démosthène accepta de renoncer à son accusation pour trois mille drachmes…21.

Il est probable que nous aurions beaucoup plus de récits autobiographiques, d’autoportraits habilement conventionnels et de confidences calculées, mais aussi d’aveux consentis à regret et d’aveux involontaires, si nous avions conservé quelques-uns des nombreux plaidoyers que Démosthène a prononcés pour sa défense quand il était accusé d’illégalité, de corruption ou de désertion22. Aucun de ces plaidoyers ne nous est parvenu, et il est possible que cette perte ne résulte pas seulement des hasards de la tradition. Pour qu’un discours de Démosthène soit conservé, il faut d’abord que l’orateur l’ait publié ou qu’il l’ait gardé dans ses archives. Il est vraisemblable qu’il n’a voulu ni diffuser ni transmettre à la postérité des plaidoyers relatifs à des affaires peu glorieuses (même lorsque le tribunal lui avait donné gain de cause). Démosthène lui-même, semble-t-il, a veillé à ce que les historiens de l’avenir puissent rarement utiliser contre lui son propre témoignage.

Qu’il s’agisse des plaidoyers politiques ou des harangues, le corpus démosthénien est dans une large mesure une sélection de Démosthène par lui-même : c’est à cet égard un monument d’autobiographie intellectuelle, ad majorem Demosthenis gloriam.

Dans le Sur la Couronne et dans l’ensemble de son œuvre politique, Démosthène parvient magistralement à identifier sa propre vie à l’histoire et au destin d’Athènes. Cette impression s’impose à nous d’autant plus facilement que nous ne disposons pas des discours, notamment des plaidoyers défensifs, qui contenaient le plus de détails autobiographiques.

Il faut avouer que c’est le Démosthène perdu qui aurait fourni les données les plus précieuses pour la présente étude.

Notes

  1. Démosthène insiste notamment sur le fait que sa sœur a été dépouillée de la dot prévue par son père.
  2. En outre, l’authenticité de ces lettres est très douteuse.
  3. Plutarque, Démosthène, § 7.
  4. Eschine, Contre Ctésiphon, § 172.
  5. Eschine, Ambassade, § 149.
  6. Eschine, Contre Ctésiphon, § 78 ; Plutarque, Démosthène, § 22.
  7. Tous ces ragots sont rassemblés et commentés dans une perspective très anti-démosthénienne par E. Drerup, Demosthenes im Urteil des Altertums, Wurtzbourg, 1923.
  8. Ambassade, § 78 et § 147 ; Contre Ctésiphon, § 191 par exemple.
  9. Ambassade, § 167-169 notamment.
  10. Contre Midias, § 171.
  11. Sur la Couronne, § 262.
  12. 2e Philippique, § 30 ; Ambassade, § 46.
  13. Ambassade, § 206-208.
  14. Sur la Couronne, § 252 et § 256 notamment.
  15. Sur la Couronne, § 265.
  16. Contre Midias, § 153-158.
  17. II est évident sur ce point que Démosthène ment, notamment lorsqu’il nie toute association avec Philocrate. En 330, seize ans après les événements, les juges athéniens avaient des souvenirs assez confus et ne risquaient plus guère d’être choqués par de telles déformations des faits.
  18. Notamment § 87-88, à propos de l’aide apportée à Byzance, et § 102, à propos de la réorganisation de la triérarchie.
  19. “L’illustre Callistratos, Aristophon, Képhalos, Thrasybule, mille autres”.
  20. Les plaidoyers politiques que Démosthène a rédigés comme logographe n’ont bien évidemment aucun caractère autobiographique.
  21. L’abandon des poursuites contre Midias eut aussi, probablement, des raisons politiques. Voir notamment P. Carlier, Démosthène, Paris, 1990, p. 138.
  22. Dans la période qui suivit immédiatement Chéronée, si l’on en croit Démosthène lui-même (Sur la Couronne, § 249), il ne se passait pas un jour sans que quelqu’un lui intente un nouveau procès : nous n’avons aucun des discours prononcés en ces occasions. Nous ne connaissons pas non plus la défense de Démosthène dans l’affaire d’Harpale.
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Pessac
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EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
Publié initialement le 17/05/2022
8 p.
Code CLIL : 3385; 4031
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “Démosthène par lui-même”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 183-190 [en ligne] https://una-editions.fr/demosthene-par-lui-meme/ [consulté le 01/07/2022].
doi.org/10.46608/basic2.9782356134202.13
Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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