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Les marques écrites chez Homère

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans Administrative Documents in the Aegean and their Near Eastern Counterparts.
Proceedings of the International Colloquium Naples 1996, M. Perna dir.,
Ministero per i beni culturali e ambientali, Turin, 2000, p. 309-314.

Chacun sait que les héros homériques n’utilisent presque jamais l’écriture proprement dite (qu’on pourrait définir comme l’usage d’un système de signes permettant la transmission fidèle de messages complexes, par exemple par la transcription des phonèmes de la langue). L’explication du phénomène a suscité de nombreuses discussions, liées aux débats sur la question homérique1. Le silence presque total des poèmes ne prouve pas qu’Homère lui-même ignorait l’écriture, mais qu’il pensait que les héros l’ignoraient, ou qu’il jugeait que l’écriture n’avait rien d’héroïque. On a quelquefois prétendu que les poèmes homériques et les archives en linéaire B ne présentaient pas deux mondes différents, mais deux aspects différents du même monde : des inventaires de mobilier et des rations d’ouvrières n’ont guère de place dans une épopée, et même les aèdes de l’époque mycénienne n’en parlaient vraisemblablement pas. L’argument ne doit pas être poussé trop loin. D’une part, les oikoi homériques, même les plus grands comme ceux d’Ulysse et d’Alcinoos, sont d’une dimension beaucoup plus modeste que les palais mycéniens, et le seuil qui rend indispensable l’usage de l’écriture n’est pas atteint. D’autre part, une présentation des comptes à Ulysse par Euryclée, soulignant les exactions des prétendants, n’aurait nullement choqué à la fin de l’Odyssée.

L’absence d’écriture est particulièrement notable dans le domaine de la diplomatie. Le roi qui envoie une ambassade énonce oralement ses propositions ou ses exigences, et son messager répète mot pour mot ce qu’il a entendu. Quand les Troyens tentent de conclure une paix avec les Achéens, Priam formule la proposition, et le héraut Idée la répète littéralement devant l’Assemblée des Achéens (Iliade VII 368-397). Quand Agamemnon envoie une ambassade à Achille en offrant au héros de magnifiques présents en échange de son retour au combat, il ne confie à Ulysse aucun message écrit, et la procédure est purement orale : Ulysse transmet à Achille les paroles d’Agamemnon (IX 115-161 et IX 260-306) – en atténuant les propos les plus maladroits2.

Il y a cependant une exception – et une seule – à cette règle de communication purement orale. Quand le roi de Tirynthe Proïtos envoie Bellérophon en Lycie auprès de son beau-père pour le faire périr, “il lui remet des signes de mort, après avoir écrit sur une tablette repliée beaucoup de traits meurtriers”
…πόρεν δʹὅ γε σήματα λυγρά,
γράψας ἐν πίνακι πτυκτῷ θυμοφθόρα πολλά (Iliade VI 168-169).
Après avoir reçu fastueusement Bellérophon pendant neuf jours, le roi de Lycie demande à voir le signe envoyé par son gendre (ᾔτεε σῆμα ἰδέσθαι VI 176) et soumet le jeune homme à de redoutables épreuves3.

Il est certain qu’il y avait au Bronze récent une correspondance entre certains souverains anatoliens et certains rois mycéniens : c’est ce qu’attestent les lettres des souverains hittites au roi d’Ahhijawa retrouvées dans les archives d’Hattusa4. On sait également que des tablettes de bois repliées étaient utilisées en Méditerranée orientale à la même époque : c’est ce que montre la fouille de l’épave d’Ulu Burun, un vaisseau qui précisément venait de la côte syro-anatolienne et faisait route vers l’Égée5. Il serait a priori possible que l’histoire de Bellérophon date de l’époque mycénienne et qu’elle s’inspire de pratiques de communication écrite bien attestées aux XIVe et XIIIe siècles av. J.-C. Cependant, si l’on admet que des générations d’aèdes ont transmis l’histoire de la lettre fatale de l’époque mycénienne au moment de la composition monumentale de l’Iliade, il faut en tirer une conclusion importante : les aèdes des Âges obscurs et leur public auraient constamment gardé une idée claire de ce qu’était un message écrit. En d’autres termes, même s’ils ne savaient pas écrire, ils auraient conservé le souvenir de ce qu’était l’écriture.

Il est loin d’être évident néanmoins que l’histoire de Bellérophon remonte à une tradition grecque de l’époque mycénienne. Ce passage de l’Iliade reprend des thèmes orientaux, peut-être très anciens, mais en tout cas tout à fait courants au début du Ier millénaire : pour limiter la comparaison à la Bible, on retrouve dans l’histoire de Bellérophon le thème de Joseph et de la femme de Putiphar (Genèse XXXlX 7-20) – le jeune homme chaste injustement accusé par la femme impudique dont il a repoussé les avances, ainsi que celui du roi David confiant à Urie, l’infortuné mari de Bethsabée, la lettre ordonnant de le faire périr (II Samuel, XI 14-17). Il est possible que le poète de l’Iliade, ou l’un de ses prédécesseurs, ait emprunté toute l’histoire à une source orientale, syro-phénicienne par exemple, ou qu’il ait imaginé l’épisode à partir d’éléments orientaux. Ce serait une illustration parmi beaucoup d’autres de cette révolution orientalisante du VIIIe siècle dont Walter Burkert a souligné l’importance, non seulement dans le domaine des représentations figurées, mais dans celui de la religion et de la poésie – notamment hésiodique6. Dans l’épisode de Bellérophon, le poète attribuerait à un roi de l’époque héroïque, antérieur de plusieurs générations à la guerre de Troie, un usage de l’écriture qui n’aurait été réintroduit qu’au début du VIIIe siècle. Un tel anachronisme a de nombreux parallèles dans l’ensemble des traditions grecques sur l’origine de l’écriture : c’est au fondateur de la Thèbes mythique, Cadmos, que les Grecs attribuaient l’introduction en Grèce des lettres phéniciennes.

Reste que, dans les poèmes homériques, le message écrit de Proïtos à son beau-père lycien demeure sans parallèle. C’est ce contraste entre la lettre de Proïtos et l’usage par ailleurs constant de la transmission orale qui avait conduit le grand critique alexandrin Aristarque, soucieux d’expliquer Homère par Homère, Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν, à suspecter la formulation du texte et à supposer des modifications tardives et fautives. Observant que les expressions utilisées dans la version habituelle du passage insistent sur l’usage de caractères notant le langage (γράμματα τῆς λέξεως) alors que les poèmes ignorent totalement l’écriture, Aristarque propose de rejeter cette formulation et suggère de remplacer γράψαι par ξέσαι “peindre” et d’interpréter σήματα non pas comme des lettres, γράμματα, mais comme des “images”, εἴδωλα7. Proïtos aurait simplement tracé un dessin, ou une série de dessins, indiquant que le porteur du message devait être mis à mort.

On pourrait bien sûr reprocher à Aristarque de vouloir introduire dans le texte homérique une excessive uniformité, mais ce n’est pas notre propos dans cette étude : nous voudrions simplement insister ici sur le fait que, selon Aristarque, les héros d’Homère ignoraient l’écriture proprement dite, mais non l’usage de signes figurés.

L’usage de signes personnels distinctifs est bien attesté dans les poèmes homériques.

Au chant VlI de l’Iliade, quand Hector propose aux Achéens d’affronter en combat singulier l’un d’entre eux, tous gardent d’abord le silence. Nestor s’indigne : si j’étais encore jeune, dit-il en substance, le défi d’Hector ne resterait pas sans réponse. Piqués au vif, neuf héros achéens se lèvent. Nestor reprend alors la parole, pour organiser un tirage au sort :
Κλήρῳ νῦν πεπάλεσθε διαμπερές, ὅς κε λάχῃσιν (VII 171)
“Par le klèros, maintenant, faites désigner, en secouant jusqu’à un résultat, celui à qui il reviendra (de combattre)”8.
Chacun marque d’un signe un klèros (κλῆρον ἐσημήναντο ἕκαστος 175), puis le jette dans le casque d’Agamemnon. Nestor secoue le casque, et un klèros saute du casque. Un héraut le porte à travers la foule, mais personne ne le réclame comme sien, jusqu’à ce qu’Ajax reconnaisse le signe (σῆμα) qu’il a tracé, et, dans sa joie, jette le klèros à ses pieds.

Malgré certains commentateurs, il est difficile de croire que ces klèroi qu’on ne cesse de jeter et de secouer soient des tessons de terre cuite. Il est probable qu’il s’agit plutôt de petits objets de forme voisine non friables, en pierre, en métal, en os ou en bois (des fèves ne sont pas tout à fait exclues).

Certains scholiastes pensaient que chaque héros avait noté ses initiales sur son κλῆρος et que, si les autres ne pouvaient pas lire ces indications, c’est parce que les Grecs d’alors utilisaient des alphabets différents (οὐχ οἱ αὐτοὶ γὰρ ἦσαν παρὰ πᾶσι τοῖς Ἕλλησι χαρακτῆρες)9. L’hypothèse est, selon toute vraisemblance, anachronique. Les signes tracés par chaque héros sont, pour reprendre la distinction d’Aristarque, des figures (εἴδωλα) et non des lettres (γράμματα). Il n’est pas sûr que ces figures soient des emblèmes personnels constamment utilisés ; qu’Ajax soit seul à reconnaître son σῆμα suggère même plutôt que personne ne l’a jamais vu et qu’il l’a imaginé pour l’occasion.

Si ce passage du chant VII nous fournit la description la plus détaillée d’une scène de tirage au sort, il ne s’agit nullement d’un texte isolé. Le recours au tirage au sort est fréquent dans le monde homérique.

Juste avant le duel entre Pâris et Ménélas, qui aurait dû mettre fin à la guerre de Troie, Ulysse et Hector prennent des klèroi10 et les secouent dans un casque de bronze pour déterminer qui des deux guerriers lancera le premier sa javeline (Iliade III 316-317). Hector détourne la tête, peut-être pour ne pas donner prise au soupçon de vouloir favoriser son frère ; le klèros de Pâris saute au dehors (III 324-325)11. Il semble qu’Hector et Ulysse aient décidé publiquement que l’un des klèroi serait celui de Ménélas et l’autre de Pâris. Il est possible qu’ils aient choisi, tout à fait conventionnellement, d’attribuer le plus grand ou le plus sombre des klèroi à l’un ou l’autre, mais il est plus vraisemblable qu’ils aient marqué les deux lots de signes distinctifs comme le pensaient les commentateurs anciens.

Avant la course de char des funérailles de Patrocle, c’est un tirage au sort qui décide de la position de départ de chacun des cinq concurrents. Tous jettent leurs klèroi, Achille les secoue, et c’est le sort d’Antiloque qui jaillit le premier (Iliade XXIII 352-354).

Un autre tirage au sort décide de l’ordre de passage des concurrents au tir à l’arc, Teucros et Mérion (XXIII 861). Le vers formulaire utilisé est le même qu’en III 316 (κλήρους ἐν κυνέῃ χαλκήρεϊ πάλλον ἑλόντες) mais cette fois ce sont les concurrents eux-mêmes qui choisissent leurs klèroi, qui peut-être les marquent et qui les secouent.

Lorsque Hermès vient guider Priam vers le camp achéen, il se présente comme un jeune Myrmidon qui avait six frères : il secoua les sorts avec eux, et c’est lui qui fut désigné pour participer à la guerre de Troie (XXIV 396-400). Cette histoire, fictive mais vraisemblable, montre l’importance du tirage au sort dans les sociétés homériques : à l’occasion de chaque mobilisation, on secoue les klèroi dans une multitude de familles.

Un tirage au sort est aussi intervenu dans l’événement cosmique le plus important qu’évoque l’Iliade, le partage du monde entre Zeus et ses frères (XV 185-193), du moins si l’on en croit Poséidon :

“Nous sommes trois frères, issus de Cronos, enfantés par Rhéa : Zeus et moi, et, en troisième, Hadès, le monarque des morts. Le monde a été partagé en trois ; chacun a eu son apanage (ἕκαστος δʹἔμμορε τιμῆς). J’ai obtenu pour moi, après tirage au sort, d’habiter la blanche mer à jamais (ἤτοι ἐγὼν ἔλαχον πολιὴν ἅλα ναιέμεν αἰεὶ /παλλομένων), Hadès a eu pour lot (ἔλαχε) l’ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel…”.

Poséidon, qui se proclame l’égal de Zeus, présente la répartition des fonctions divines comme le seul résultat d’un tirage au sort entre égaux12.

Institution fondamentale du monde des hommes et du monde des dieux dans l’Iliade, le tirage au sort réapparaît dans l’Odyssée.

Dans l’antre du Cyclope, Ulysse fait tirer au sort parmi ses compagnons (au nombre de douze, IX 195) ceux qui l’aideront à enfoncer le pieu acéré dans l’œil unique du monstre ; le sort désigne les quatre qu’il aurait choisis lui-même. Le vocabulaire utilisé est le même que pour les tirages au sort de l’Iliade (κλήρῳ πεπαλάσθαι, IX 331). Même dans les circonstances les plus exceptionnelles, l’usage habituel lors de la désignation des champions est respecté. Le texte est cependant très concis, et rien ne permet de dire si chacun des compagnons d’Ulysse portait constamment son klèros avec lui ou s’ils avaient trouvé dans la grotte du Cyclope quelque chose qui pût servir de support à leurs σήματα.

Un peu plus tard, sur l’île de Circè, Ulysse divise ses hommes en deux groupes, dont il place l’un sous l’autorité d’Euryloque. Ils secouent alors les sorts dans un casque de bronze : c’est le klèros d’Euryloque qui saute au dehors, et c’est son groupe qui part explorer l’île (X 206-207). Notons que ce tirage au sort a un caractère collectif : c’est tout un groupe qui se voit attribuer une mission.

Dans l’un de ses contes crétois, Ulysse prétend être le fils bâtard d’un riche personnage. À la mort du père, les fils légitimes se partagent les biens paternels, “en jetant les sorts”
… καὶ ἐπὶ κλήρους ἐβάλοντο (XIV 209)
et laissent peu de chose à leur demi-frère. Le texte suggère que l’héritage paternel fut divisé en autant de lots qu’il y avait de fils légitimes ; après quoi, celui dont le klèros sortit le premier du casque obtint le premier lot, et ainsi de suite.

Il est tout à fait possible qu’une méthode analogue ait été utilisée dans le partage du butin : le roi, après avoir éventuellement prélevé des parts de choix pour lui-même et pour d’autres héros de marque, diviserait le reste du butin en parts égales, qui seraient attribuées par tirage au sort : la première irait au guerrier dont le klèros (probablement identifié par un σῆμα, une marque écrite) sortirait le premier du casque. Cette hypothèse reste cependant fragile, parce que les textes relatifs au partage du butin – particulièrement elliptiques il est vrai – ne mentionnent jamais ni les κλῆροι ni le verbe πάλλειν. Le verbe λαγχάνειν, d’autre part, employé quelquefois à propos de butin (Iliade XVIII 327, Odyssée XIV 233), ne signifie pas nécessairement “obtenir par le sort”13. Enfin le terme ἴση (sous-entendu μοῖρα) ne signifie pas forcément que chaque guerrier reçoive une part rigoureusement identique attribuée par le sort : il est possible que le chef distribue directement les parts de butin à ses subordonnés en tenant compte du mérite (et de l’influence) de chacun14, et que l’égalité du partage du butin s’apparente à ce que les théoriciens grecs ultérieurs qualifieront d’égalité géométrique.

L’usage de marques écrites lors d’un tirage au sort est attesté de façon sûre au chant VII de l’Iliade, au moment de la désignation du champion achéen qui va affronter Hector. Il est probable dans la plupart des mentions de tirage au sort. Secouer les klèroi est une coutume fondamentale du monde homérique, qui intervient dans l’organisation des compétitions sportives, dans l’attribution des missions militaires, mais aussi dans le partage d’un héritage et, peut-être, dans le partage du butin. Les σήματα jouent un rôle qui n’a rien de marginal.

Il peut être intéressant de confronter aux données homériques deux traditions grecques du haut archaïsme qui mentionnent des klèroi.

Le premier récit concerne le partage du Péloponnèse entre les Héraclides (Pausanias IV, 3, 3-7). Les Doriens attribuèrent l’Argolide à Téménos. Après quoi, Cresphontès, qui voulait à tout prix la Messénie, corrompit Téménos et mit au point un stratagème avec sa complicité. Il fit semblant d’accepter de voir la question tranchée par le sort, et Téménos plaça dans une jarre remplie d’eau le klèros de Cresphontès et celui de ses neveux, les fils jumeaux d’Aristodèmos. Les deux klèroi préparés par Téménos étaient tous deux d’argile, mais celui des fils jumeaux d’Aristodèmos avait simplement séché au soleil, alors que celui de Cresphontès avait été cuit au feu. Tandis que le klèros des enfants se dissolvait, celui de Cresphontès apparut à la surface, et Cresphontès put choisir la Messénie, les fils d’Aristodèmos devant se contenter de la Laconie. Cette histoire, qui fait du règne des Aipytides en Messénie le résultat d’une fraude, est probablement l’écho de très anciennes propagandes spartiates, peut-être contemporaines de la 1ère guerre de Messénie, sinon antérieures. Du point de vue matériel, le tirage au sort est différent de ce qu’il est dans Homère : les klèroi sont d’argile, et sont placés dans une jarre remplie d’eau, non dans un casque que l’on secoue. Si la compétition avait été loyale, les deux klèroi auraient dû être de forme, de consistance et de poids identiques ; le texte ne précise pas si les noms des concurrents figuraient sur les klèroi ou s’ils étaient identifiés par des marques écrites.

Athénée, dans les Deipnosophistes (IV 167d) donne comme exemple d’amour des plaisirs (φιληδονία) et de manque de maîtrise de soi (ἀκρασία) l’histoire du colon corinthien Aithiops qui, sur le bateau qui le menait à Syracuse avec Archias15, céda son klèros à un compagnon en échange d’un gâteau au miel. Cette anecdote, qui évoque l’histoire biblique d’Ésaü cédant son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, semble très ancienne, puisque Athénée cite à son propos Archiloque de Paros. Le klèros cédé par Aithiops est un document qui permet de participer au partage des terres lors de la fondation coloniale16. La logique de l’histoire exclut que le klèros ait porté le nom du bénéficiaire, ou un signe permettant de l’identifier. Peut-être portait-il un cachet officiel et un numéro.

L’analyse des textes homériques et de quelques traditions remontant à la période du haut archaïsme confirme tout à fait les théories de Fustel de Coulanges sur le tirage au sort : il ne s’agit pas d’une invention de la démocratie athénienne, mais d’un usage très ancien, bien antérieur à toute forme d’élection17, qui joue un rôle fondamental dans la répartition des biens et des fonctions.

Dans quelques cas de manière évidente, dans presque tous les cas de manière probable, le tirage au sort se fait à l’aide de klèroi portant des marques écrites. Faut-il croire que cet usage est une innovation du haut archaïsme à peu près contemporaine de l’écriture proprement dite (auquel cas la distinction entre σήματα et γράμματα sur laquelle insistait tant Aristarque serait assez artificielle), ou peut-on attribuer aux sociétés grecques antérieures au VIIIe siècle l’usage de signes écrits ?

Dans une étude publiée en 1994, John K. Papadopoulos a recensé soixante-dix exemples de “marques de potier” sur des vases submycéniens, protogéométriques et géométriques18. Les signes utilisés sont la plupart très simples (quelquefois une simple croix) et la proportion de vases marqués est infime19 (sur 27 000 tessons recensés à Lefkandi dans les environs du grand bâtiment de Toumba, 7 seulement portent des marques de potier). Le phénomène mis en évidence par Papadopoulos n’en est pas moins fondamental : les marques de potier – dont la fonction reste d’ailleurs peu claire – n’ont jamais disparu au cours des Âges dits obscurs20. Ce fait important, resté inaperçu jusqu’à une date récente, suggère que l’usage de σήματα dans les poèmes homériques correspond à une coutume traditionnelle bien antérieure à la composition monumentale des poèmes21.

Entre la disparition du linéaire B et l’adoption d’un alphabet d’origine phénicienne, les Grecs ont probablement perdu la maîtrise d’un système d’écriture, mais ils ont vraisemblablement gardé la forme la plus élémentaire de l’écrit, l’usage de ces signes distinctifs dont on a rappelé au cours de ce colloque qu’ils remontaient au néolithique.

Notes

  1. Parmi les nombreuses études sur les poèmes homériques et l’écriture, on signalera l’analyse classique d’A. Heubeck, Schrift. Archaeologia Homerica, Göttingen, 1979, p. 126-185 surtout, ainsi que B. Powell, Homer and the Origins of the Greek Alphabet, Cambridge, 1991.
  2. Ulysse se garde bien de répéter la formule qui conclut les offres de réparation d’Agamenmon à Achille : “Qu’il se soumette à moi, car je suis plus roi que lui” (IX 160).
  3. La lettre de Proïtos a suscité une très abondante littérature. On se contentera de signaler ici F.J. Tritsch, “Bellerophon’s Letter”, in Atti e memorie del I Congresso internazionale di micenologia, E. de Miro, L. Godart & A. Sacconi éds, Rome, 1968, p. 1223-1230 ; V.L. Aravantinos, “Osservazioni sulla lettera di Proitos”, SMEA 17, 1976, p. 117-125 ; W. Burkert, “Oriental Myth and Literature in the Iliad”, in The Greek Renaissance of the Eighth Century B. C.: Tradition and Innovation. Proceedings of the Second International Symposium at the Swedish Institute in Athens 1982, R. Hägg éd., Stockholm, 1983, p. 51-53, et G.S. Kirk, The Iliad. A Commentary, II, Cambridge, 1985, ad locum.
  4. Sur cette correspondance, voir par exemple O.R. Gurney, The Hittites, Londres, 19542, p. 46-58.
  5. Sur cette découverte d’Ulu Burun, près de Kas en Lycie, voir en particulier G.F. Bass, “A Bronze Age Shipwreck at Ulu Burun (Kas): 1984 Campaign”, AJA 90, 1986, p. 269-295 ; C. Pulak, “The Bronze Age Shipwreck at Ulu Burun,Turkey: 1985 Campaign”, AJA 92, 1988, p. 1-37, et R. Payton, “The Ulu Burun Writing-Board Set”, AS 41, 1991, p. 99-110.
  6. W. Burkert, The Orientalizing Revolution: Near Eastern Influence in Greek Culture in the Early Archaic Age, Cambridge, 1992.
  7. Aristarque avait marqué de la διπλῆ plusieurs vers de l’épisode, dont VI 169. Le jugement d’Aristarque nous est transmis par le traité Περὶ σημείων Ἰλιάδος d’un grammairien de l’époque augustéenne, Aristonicos. Les commentaires d’Aristonicos ont été repris par H. Erbse dans sa magistrale édition des scholies de l’Iliade, Scholia Graeca in Homeri Iliadem, II, Berlin, 1971, p. 161.
  8. Cette traduction est délibérément littérale. La traduction de διαμπερές par Paul Mazon (“Maintenant tirez au sort, du premier au dernier…”) donne une idée très inexacte du déroulement des opérations.
  9. H. Erbse, Scholia…, ad locum. L’un des scholiastes, dont le point de vue est à l’opposé de celui d’Aristarque, se livre à ce propos à de longues considérations sur l’histoire des alphabets épichoriques.
  10. Voici le commentaire de Didyme (H. Erbse, Scholia…, I, p. 415, ad locum) : ψῆφοι δέ τινες ἦσαν οἱ κλῆροι, εἰς οὓς ἐσημειοῦτο ἕκαστος “les klèroi sont des sortes de petits cailloux (de galets ?) sur lesquels chacun a noté un signe” (moyen) ou “chacun a été noté d’un signe” (passif). D’autres commentateurs anciens ont donné une définition différente des klèroi, ἐν οἷς ἐσημειοῦντο τὰ ὀνόματα ἀμφοτέρων “sur lesquels ils ont noté les noms des deux concurrents”. On retrouve ici, de manière très nette, une divergence d’interprétation déjà notée.
  11. La formulation du texte suggère que le casque est secoué à deux reprises, une première fois (III 315) par Hector et Ulysse intervenant ensemble (pour mélanger les klèroi ?), une seconde fois (III 324) par Hector seul lorsqu’il s’agit de faire jaillir l’un des klèroi hors du casque.
  12. L’importance du tirage au sort dans l’argumentation de Poséidon est soulignée par le rejet παλλομένων au vers 191. Iris rappellera cependant à Poséidon que Zeus est l’aîné, et que “toujours les Érinyes suivent les aînés”, et Poséidon s’inclinera.
  13. Sur ce point, on se reportera à la belle étude de J.-L. Perpillou, “Λαγχάνω ou l’appropriation légitime”, Recherches lexicales en grec ancien, Louvain-Paris, 1996, chapitre 9, qui conclut ainsi son analyse des mentions homériques du terme : “Λαγχάνειν semble donc exprimer la recherche, et λαχεῖν l’accomplissement d’une appropriation conforme à un droit reconnu et lié au statut de l’individu… Seule l’attitude d’esprit facilement compréhensible qui consiste à considérer le terme de l’opération comme l’aboutissement d’une procédure visible plutôt que comme l’expression d’un droit moins aisément perceptible a conduit à confondre les deux notions et à affecter λαχεῖν de la valeur de πάλλειν” (p. 178).
  14. C’est l’hypothèse qui a les faveurs de Hans van Wees dans l’analyse approfondie qu’il a récemment consacrée au problème, Status Warriors. War, Violence and Society in Homer and History, Amsterdam, 1992, p. 299-310. H. van Wees distingue cinq phases dans le partage du butin : 1) le chef s’octroie un géras, une “part de choix” ; 2) le chef octroie des géra à d’autres ; 3) le chef s’attribue une moira, une “part égale” ; 4) le chef distribue des moirai aux chefs subordonnés ; 5) les chefs subordonnés distribuent des moirai à leurs sujets. Pour une reconstruction différente des opérations, qui laisse une place au tirage au sort, voir P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 151-154.
  15. La date traditionnelle de la fondation de Syracuse est 734 (Thuc. VI, 3, 2).
  16. Voici le texte d’Athénée : ἀπέδοτο τὸν κλῆρον ὃν ἐν Συρακούσαις λαχὼν ἔμελλεν ἕξειν. On pourrait comprendre qu’Aithiops s’engage à céder le lot de terre qu’il recevra à Syracuse, mais l’histoire perdrait alors beaucoup de sa force et cohérence. Il semble bien qu’Aithiops cède l’objet qui permet de participer au tirage au sort.
  17. La Cité antique, Paris, 1864, livre II chapitre X notamment. Fustel de Coulanges insiste sur le caractère religieux du tirage au sort.
  18. “Early Iron Age Potters’ Marks in the Aegean”, Hesperia 63, 1994, fasc. 4, p. 437-507 et planches 108-120.
  19. Il convient cependant de souligner que l’on a peu prêté attention jusqu’ici aux marques de potier du début de l’âge du fer. Il est probable que le catalogue dressé par J.K. Papadopoulos s’enrichira beaucoup dans les prochaines années.
  20. Les marques de potier ne sont pas un phénomène tout fait isolé. À titre de parallèle, J.K. Papadopoulos signale le bloc de fondation d’Iolcos, d’époque protogéométrique, portant deux signes gravés (voir A.K. Orlandos, “Ιωλκός”, Ergon 1960, p. 55-61). Il rappelle aussi que des sceaux sont à nouveau attestés à partir du IXe siècle, tant à Rhodes (L. Laurenzi, “Necropoli ialisie”, Clara Rhodos 8, 1936, p. 164) qu’à Athènes (E.L. Smithson, “The Tomb of a Rich Athenian Lady ca. 850 B.C.”, Hesperia 37,1968, p. 115-116).
  21. Lors de la présentation de cette communication à Naples en mars 1996, j’avais lancé en conclusion une question à mes collègues archéologues : connaissez-vous des marques de potier ou des marques de maçon pendant les Âges dits obscurs ? Je dois à l’amitié d’Alexandre Farnoux d’avoir pris connaissance de l’étude de J.K. Papadopoulos. Le fait que J.K. Papadopoulos et moi soyons arrivés indépendamment, à partir de sources différentes, à des conclusions voisines, mérite d’être signalé.
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EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
Publié initialement le 17/05/2022
8 p.
Code CLIL : 3385; 4031
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “Les marques écrites chez Homère”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 263-270 [en ligne] https://una-editions.fr/les-marques-ecrites-chez-homere/ [consulté le 01/07/2022].
doi.org/10.46608/basic2.9782356134202.20
Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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