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Observations sur les institutions thessaliennes

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans Poikilma: studi in onore di Michele R. Cataudella in occasione del 60e compleanno,
S. Bianchetti dir., La Spezia, Agorà, 2001, p. 253-265.

Dans un ouvrage récent1, Bruno Helly affirme que les théories “des historiens”2 sur les institutions de la Thessalie antique sont fondées sur une série de contresens répétés d’un auteur à l’autre, et prétend proposer une interprétation totalement nouvelle de l’histoire thessalienne. Les affirmations de B. Helly sont surprenantes, parce que l’unanimité qu’il déplore n’existe que sur un très petit nombre de points (il suffit pour s’en convaincre de lire les comptes rendus du livre de Marta Sordi sur La lega tessala fino ad Alessandro Magno), et parce qu’il est discourtois et injuste de dénoncer d’emblée un accord entre savants comme l’effet de la paresse et du conformisme. L’hypothèse inverse doit au moins être envisagée : reprenant sans préjugé l’examen des mêmes problèmes historiques à partir des mêmes données, beaucoup d’historiens sont arrivés sur quelques points à préférer les mêmes hypothèses vraisemblables. Un consensus n’est pas une preuve de vérité, mais ce n’est pas non plus une présomption d’erreur3.

Nous nous garderons d’utiliser contre B. Helly les procédés polémiques qui lui sont chers, et nous contenterons de reprendre à partir des sources l’examen de deux points fondamentaux des institutions thessaliennes sur lesquels B. Helly s’oppose aux interprétations habituelles – le tagos d’une part, les tétrades d’autre part.

Le tagos

Le seul auteur qui donne explicitement le titre de ταγός au chef fédéral de toute la Thessalie est Xénophon au livre VI des Helléniques, à propos de Jason et des tyrans de Phères qui lui ont succédé. Bruno Helly en conclut que Jason de Phères est le premier tagos de toute la Thessalie : tagos, selon B. Helly, aurait d’abord été le titre du chef du klèros – l’unité de base, territoriale et militaire, des Thessaliens –4, puis celui des magistrats militaires des cités thessaliennes. Jason aurait “choisi ce titre militaire caractéristique”, et l’aurait, pour la première fois, “porté au niveau le plus élevé du commandement” ; il aurait en quelque sorte “sublimé” le titre de tagos5.

Notons d’abord que le titre de tagos appliqué au chef d’un klèros n’est attesté par aucune source : c’est une pure conjecture de Bruno Helly6. Des collèges de tagoi sont bien attestés dans les cités thessaliennes à partir du Ve siècle, et l’on admettra volontiers que cette magistrature puisse être beaucoup plus ancienne. La seule conclusion qu’on puisse tirer du nom de ces collèges, c’est que tagos est un nom d’ἀρχή habituel en Thessalie – mais non exclusivement thessalien7.

Pour savoir si l’attribution du titre de tagos au chef fédéral des Thessaliens est une innovation de Jason de Phères, il convient de reprendre l’examen du témoignage de Xénophon au livre VI des Helléniques, un témoignage extrêmement détaillé, dans lequel le titre de ταγός et le verbe ταγεύειν apparaissent onze fois. Vers 375, Polydamas de Pharsale, puissant aristocrate auquel ses concitoyens avaient confié la direction des affaires de la cité8, se rend à Sparte pour dénoncer l’expansion et les ambitions de Jason de Phères9, le fils et successeur du tyran Lycophron. Il rapporte en particulier les propos que lui aurait tenus Jason au cours d’un entretien : Jason aurait souligné qu’il avait les moyens de réduire par la force les Pharsaliens, grâce à l’alliance de la plupart des autres cités thessaliennes, et grâce aux peuples qu’il a déjà soumis – les Dolopes et le Roi des Molosses Alcétas en particulier – (Helléniques 6, 1, 5). Cependant, Jason tient à ce que les Pharsaliens se rallient à lui de leur plein gré, afin que, grâce à l’appui des Pharsaliens et des cités qui dépendent de Pharsale, “il soit établi (κατασταίη[ν], 6, 1, 8) comme tagos de tous les Thessaliens”. En effet, quand la Thessalie est placée sous l’autorité d’un tagos, ὅταν ταγεύηται Θετταλία10, l’armée thessalienne comprend à peu près 6 000 cavaliers et plus de 10 000 hoplites (6, 1, 8) ; en outre, quand un tagos est établi en Thessalie, ὅταν ταγὸς ἐνθάδε καταστῇ, tous les peuples voisins (les périèques) deviennent sujets (ὑπήκοα) et peuvent fournir d’innombrables peltastes (6, 1, 9). Jason ajoute qu’une fois maître de toute la Thessalie, il ralliera à lui de nombreux Grecs – comme les Béotiens –, qu’il créera une flotte supérieure à celle d’Athènes, et qu’il entreprendra la conquête de l’empire perse (6, 1, 10-12).

Sparte ayant refusé d’intervenir contre Jason, Polydamas accepte de s’allier au tyran de Phères. Ainsi, grâce au ralliement de Pharsale, Jason est rapidement désigné comme tagos des Thessaliens, à l’unanimité (ὁμολογουμένως, 6, 1, 18). Une fois investi de cette fonction (ἐπεί… ἐτάγευσε, 6, 1, 19), il fixe les effectifs que devait fournir chaque polis, et rassemble, en comptant les alliés, plus de 8 000 cavaliers, plus de 2 000 hoplites et de très nombreux peltastes, et fait payer aux périèques “le tribut fixé par Scopas” (6, 1, 19). Cette force considérable permet à Jason, après Leuctres, de se présenter en arbitre aux Thébains et aux Spartiates, de ravager la Phocide, et d’apparaître comme le plus puissant de ses contemporains, “à la fois parce qu’il est tagos selon la loi des Thessaliens, νόμῳ Θεσσάλων, et parce qu’il dispose de nombreux mercenaires” (6, 4, 28) ; il est assassiné au grand soulagement de toutes les cités grecques (6, 4, 32).

Jason veut être tagos ; Polydamas veut l’empêcher de devenir tagos. L’un et l’autre se réfèrent à des règles constitutionnelles qui, d’après le récit de Xénophon, sont parfaitement claires. 1) Dès lors que Jason, qui bénéfice déjà de l’appui de la plupart des Thessaliens, ne peut devenir tagos sans l’accord des Pharsaliens, on peut en conclure que le tagos doit être élu à l’unanimité, ou à une très forte majorité. 2) Le tagos – et lui seul – peut mobiliser l’armée de toutes les cités thessaliennes, et imposer l’autorité thessalienne aux périèques. Il est évident que, pour Xénophon, le tagos est une institution thessalienne traditionnelle, et que tagos est le terme thessalien traditionnel pour désigner cette autorité. Xénophon aime employer des termes techniques épichoriques : c’est par lui que nous connaissons le karanos des Perses, ainsi que la mikra ekklèsia et les hypomeiones de Sparte11.

On pourrait bien sûr rejeter en bloc le témoignage des Helléniques en affirmant que Xénophon est mal informé, ou qu’il s’est laissé induire en erreur par la propagande de certains Thessaliens, mais il paraît difficile de fonder de telles prises de position sur des arguments précis12. En outre, il est d’étrange méthode de prétendre reconstruire l’histoire des institutions thessaliennes en commençant par écarter le plus clair et le plus précis de tous nos témoignages.

B. Helly fait valoir que les chefs fédéraux thessaliens antérieurs à Jason sont désignés par les termes d’ἄρχων, d’ἀρχός et de τέτραρχος13, et qu’ils ne portent donc pas le titre de tagos. L’argument n’aurait un certain poids que si les souverains et les magistrats grecs étaient toujours désignés par un titre unique. Il n’en est rien. Les termes d’archontes et de basileis alternent à propos des Médontides d’Athènes14, Certains au moins des rois de Sparte sont qualifiés d’archégètes, et Charon de Lampsaque intitule son étude sur les Agiades et les Eurypontides Πρυτάνεις ἢ ἄρχοντες τῶν Λακεδαιμονίων15. Le βασιλεύς des Éphésiens porte aussi le titre d’ἐσσήν16. Skythès de Zancle est qualifié par Hérodote17 tantôt de μόναρχος tantôt de βασιλεύς. Les Spartocides du Bosphore cimmérien sont tantôt “rois” tantôt “archontes”18. On pourrait donner bien d’autres exemples. La pluralité des titres attribués à un même personnage peut quelquefois refléter la richesse de sa titulature, ou un flottement dans l’usage local, mais peut aussi s’expliquer, tout simplement, par le fait que poètes et historiens préfèrent souvent à des titres épichoriques des termes plus généraux et plus faciles à comprendre comme celui d’ἄρχων, d’autant que ce mot, qui peut désigner une magistrature particulière – celle des neuf “archontes” à Athènes par exemple – peut aussi désigner n’importe quel magistrat, n’importe quel chef. Que Lattamyas, chef de l’armée thessalienne lors de la bataille de Cérésos contre les Béotiens, soit qualifié d’ἄρχων par Plutarque19, ou qu’Échécratidas, à la fin du Ve siècle, soit appelé Θεσσαλίας ἀρχός par Anacréon20, n’exclut nullement que ces deux personnages aient porté en Thessalie le titre de tagos21.

La même conception rigide du vocabulaire politique grec – un titre et un seul pour une fonction donnée – conduit Bruno Helly à rejeter l’idée que les chefs fédéraux thessaliens aient pu porter le titre de βασιλεύς. Étendant jusqu’au Ve siècle les théories de R. Drews22 sur le sens du mot βασιλεύς à l’époque géométrique, B. Helly affirme que les βασιλεῖς thessaliens sont simplement des notables, “ou plus exactement les premiers des notables”. Cependant, quand Pindare célèbre la bienheureuse Thessalie où règne – βασιλεύει – la descendance d’Héraclès – γένος Ἡρακλέος – (Xe Pythique, 1-4), quand Hérodote présente les Aleuades comme Θεσσαλίης βασιλέες (7. 6), quand Thucydide (1, 111, 1) affirme que, vers 453, les Athéniens tentent de rétablir dans ses droits Oreste, le fils du βασιλεὺς Θεσσαλίας Échécratidas, il est clair que la traduction de βασιλεὺς Θεσσαλίας par “notable en Thessalie” ne convient pas : les Aleuades et les Échécratides ont à certains moments “régné” sur la Thessalie. L’autorité fédérale du tagos, que Jason a restaurée au IVe siècle, mais qu’il n’a pas créée, est dotée de très vastes pouvoirs, elle est viagère et quelquefois héréditaire : on comprend que des poètes et des historiens grecs aient pu voir en elle une forme de “royauté”.

Notre documentation sur la Thessalie est très discontinue, et nous ne pouvons pas suivre précisément l’histoire du koinon thessalien, mais il est clair qu’à certains moments aucun chef fédéral n’a été désigné (par exemple au début du IVe siècle). Cette intermittence de l’autorité fédérale s’explique assez facilement par les propos que Xénophon prête à Jason : le tagos doit être élu à l’unanimité, ou à la quasi-unanimité23. L’accord entre cités – et entre grandes familles – étant souvent difficile à réaliser, la fonction reste parfois vacante.

Que les Thessaliens parviennent à s’entendre pour désigner un chef fédéral n’implique pas nécessairement qu’ils acceptent de lui obéir et de le suivre en expédition24. Il y a eu dans l’histoire thessalienne des tagoi faibles. Tel paraît être le cas de Daochos (Ier) : une dédicace de son petit-fils à Delphes nous apprend qu’“il a exercé le pouvoir sur toute la Thessalie pendant vingt-sept ans”25 correspondant en partie à la guerre du Péloponnèse, mais Thucydide ne mentionne pas une seule fois son nom, même lorsque la Thessalie est envahie par Brasidas. Il est clair aussi qu’un chef fédéral était parfois déposé ou renversé : tel paraît être le cas d’Échécratidas (II) si l’on en croit le témoignage de Thucydide26.

Les attributions officielles du chef fédéral thessalien ont pu être modifiées au cours de l’histoire (encore que nous manquions sur ce point de toute indication précise), et sa puissance a beaucoup varié en fonction des personnalités et des circonstances. Il n’en reste pas moins que si l’on admet que les trois termes de ταγός, d’ἄρχων et de βασιλεύς désignent la même autorité, il est possible de dresser une liste assez longue – quoique bien sûr non exhaustive – de ceux qui l’ont exercée à coup sûr, probablement ou peut-être :

Cléomachos de Pharsale (?) à l’époque de la guerre lélantine
Aleuas le Roux
L’Héraclide Eurylochos (?) lors de la 1ère guerre sacrée
Lattamyas lors de la bataille de Cérésos vers 570
Scopas l’Ancien
Le βασιλεύς Kinéas, qui en 512 commande la cavalerie thessalienne envoyée au secours d’Hippias
Échécratidas (Ier) de Pharsale et son fils Antiochos, à la fin du VIe siècle
L’Aleuade Thorax et ses frères au début du Ve siècle
Échécratidas (II), quelque temps entre 476 et 453
Daochos (Ier) de Pharsale à la fin du Ve siècle
Jason, et peut-être ses premiers successeurs à Phères
L’ἄρχων Agélaos, mentionné dans le traité entre Athènes et le koinon thessalien de 361
Philippe de Macédoine à partir de 352, puis Alexandre à partir de 33627.

En revanche, il n’y a aucune raison, malgré Bruno Helly, d’inclure dans cette liste Polydamas de Pharsale28 et Daochos (II), tétrarque en 34029.

Les tétrades

Toute reconstruction des structures du koinon thessalien repose pour l’essentiel sur deux textes, une notice du lexicographe Harpocration, s. u. τετραρχία, et une scholie au vers 301 du Rhésos d’Euripide.

La notice d’Harpocration30 commence par citer l’historien du Ve siècle Hellanicos de Lesbos31 : “La Thessalie étant divisée en quatre parties, chaque partie était appelée tétrade, ἕκαστον μέρος τετρὰς ἐκαλεῖτο”. Les quatre tétrades s’appelaient selon Hellanicos “Thessaliôtis, Phtiôtis, Pélasgiôtis, Hestaiôtis”32. À l’appui de ces dires, Harpocration produit aussi une citation de la Constitution fédérale des Thessaliens (κοινὴ Θετταλῶν πολιτεία) : Aristote dit que “sous Aleuas le Roux, la Thessalie a été divisée en quatre parties”, διῃρῆσθαί φησιν εἰς δ̄ μοίρας τὴν Θετταλίαν33.

Pour expliquer la mention de “nombreuses compagnies de peltastes” au vers 301 du Rhésos, le scholiaste d’Euripide indique que “la πέλτη est un bouclier sans jante” et cite un passage de la Constitution fédérale des Thessaliens d’Aristote34 : “ayant divisé la cité, διελὼν δὲ τὴν πόλιν35, Aleuas établit aussi le klèros, ἔταξε καὶ36 τὸν κλῆρον, afin que chacun fournisse quarante cavaliers et quatre-vingts hoplites”. Le texte comporte ensuite une lacune, qui devait traiter des troupes légères, puisque la citation d’Aristote se termine par la description de la pelté.

On peut conclure de ces deux textes que l’organisation politique et militaire de la Thessalie à partir d’Aleuas comporte quatre niveaux : 1) le klèros 2) la polis 3) la tétrade 4) l’ethnos. Les sources anciennes ne nous donnent que deux chiffres : d’une part, chaque circonscription territoriale de base fournit 40 cavaliers et 80 hoplites, d’autre part la Thessalie tout entière comprend quatre tétrades. Bruno Helly s’est attaché à compléter le tableau : selon lui, chaque tétrade comprend quatre poleis, et chaque polis huit klèroi37 ; tout le système serait fondé sur une “base quatre”.

Selon B. Helly, “tétrade” ne saurait signifier “quart”, mais seulement “ensemble de quatre unités”, tout comme une dyade est une paire et une triade un groupe de trois ; par conséquent les tétrades seraient des ensembles de quatre poleis38. Cette interprétation ne se fonde sur aucun texte ancien ; B. Helly se contente d’invoquer “le sens de la langue”. B. Helly prête à la langue beaucoup de simplicité et de rigidité : “tétrade” signifie étymologiquement “ensemble de quatre”, donc “tétrade” signifie toujours “ensemble de quatre unités”. Il convient cependant de noter que si Harpocration juge bon de consacrer une notice au mot τετράς, si Hellanicos et Aristote tiennent à définir le terme, c’est précisément parce qu’il n’a pas en Thessalie le sens habituel. Il appartient aux linguistes d’essayer de préciser par quelle métonymie le terme qui désigne habituellement un ensemble de quatre peut parfois désigner chacune des quatre unités, mais les philologues et les historiens doivent éviter de rejeter, au nom d’a priori linguistiques simplistes, les définitions explicites des Anciens eux-mêmes.

Il n’y a aucune raison non plus de contester la définition que donne Harpocration des tétrarchies : les tetrarchoi sont à la tête des tétrades. Τέτραρχος n’est pas le titre du chef fédéral des Thessaliens contrairement à ce que prétend Bruno Helly39. Le vocabulaire utilisé sur le monument des Daochides à Delphes est à cet égard révélateur : si Daochos (Ier) “a exercé l’autorité sur toute la Thessalie”, Acnonios et Daochos (II) ont simplement été τέτραρχοι, à la tête d’une tétrade.

La forme “tétradarchie”, attestée sur les manuscrits de la 3ème Philippique de Démosthène § 26, est une variante du même mot : en établissant les “tétradarchies”, Philippe s’est arrangé pour asservir les Thessaliens non seulement par cités (κατὰ πόλεις), mais par peuples (κατὰ ἔθνη). Si l’on accepte le témoignage de Démosthène, les tétrarchies-tétradarchies n’existaient pas immédiatement avant la conquête de la Thessalie par Philippe, mais l’inscription du monument des Daochides relative à Acnonios suggère qu’il s’agit d’un titre ancien. Il est vraisemblable que les tétrarchies ont été supprimées au cours du Ve siècle pour être restaurées par Philippe40.

Ajoutons que l’hypothèse de quatre tétrades comprenant chacune quatre poleis se heurte aussi à de graves objections historiques. Bruno Helly lui-même doit reconnaître qu’à l’époque classique chacune des tétrades comprenait beaucoup plus de quatre poleis41, et il doit multiplier les hypothèses pour expliquer l’accroissement du nombre des cités depuis Aleuas42. En outre, à quelque époque que ce soit, l’existence de cités de taille égale se partageant le territoire thessalien est hautement invraisemblable : dans toutes les régions du monde grec, coexistent toujours de grandes et de petites cités.

Si l’on rejette l’argumentation “linguistique” de B. Helly sur le sens du mot “tétrade”, le bel édifice mathématique de base quatre imaginé par l’auteur s’écroule presque entièrement – à ceci près, qui n’est pas négligeable, que la Thessalie est divisée en quatre parties, et que chaque unité territoriale de base fournit un nombre d’hommes multiple de quatre.

B. Helly a cherché à reconstituer l’organisation de l’armée thessalienne en se fondant sur le modèle d’organisation idéale décrit dans le Traité de tactique d’Asclépiodote, qui date probablement du IIe siècle avant J.-C. Asclépiodote souligne que les manœuvres sont plus faciles quand, à tous les niveaux, les unités ont des effectifs divisibles par deux43. Aleuas, soucieux de l’efficacité de la phalange et de la cavalerie thessaliennes, aurait pour cette raison adopté “la base quatre”44. La démarche de Bruno Helly est étrange à bien des égards. Elle s’apparente à celle d’un historien qui utiliserait La République ou Les Lois de Platon pour compléter le tableau d’une cité mal connue. En outre, si une organisation fondée sur la base quatre était indispensable au bon fonctionnement de la phalange hoplitique, on ne comprend pas pourquoi toutes les communautés grecques ne l’ont pas adoptée. Enfin, Asclépiodote lui-même précise qu’“il n’est pas facile de déterminer quel doit être l’effectif de la phalange, car c’est en fonction de l’effectif que chaque commandant peut équiper qu’il doit déterminer également le nombre d’hommes” (1, 2, 7). Le théoricien Asclépiodote est plus pragmatique que Bruno Helly : il ne confond pas modèle et réalité.

Même si l’on renonce à la belle construction mathématique imaginée par Bruno Helly, le système fédéral créé par Aleuas reste tout à fait remarquable en ce qu’il lie étroitement les poleis et l’ethnos. La communauté panthessalienne et les cités sont évidemment antérieures à la réforme d’Aleuas, mais ces deux entités politiques ont pu être longtemps superposées45 l’une à l’autre sans qu’il y ait entre elles d’articulation véritable. À partir d’Aleuas, les poleis sont intégrées à l’ethnos par l’intermédiaire des tétrades, et la mobilisation des klèroi se fait au sein des cités. Chaque tétrade a un nombre variable de poleis46, chaque polis a un nombre variable de klèroi. La structure fédérale, à la fois claire et cohérente dans sa conception, et souple pour tenir compte de réalités variées, peut être ainsi résumée :

L’ethnos = 4 tétrades
1 tétrade = … poleis
1 polis = … klèroi
1 klèros = 40 cavaliers et 80 hoplites.

La date d’Aleuas le Roux est très discutée. Si l’on fait de lui l’arrière-grand-père et non le père des Aleuades de la 2e guerre médique, son action peut être située au début du VIe siècle – à l’époque de Solon et non à celle de Clisthène. Sa réforme ne doit rien ni à Anaximandre, ni à Pythagore, mais établit le premier système pleinement fédéral que nous connaissions.

La Thessalie est une vaste région très riche qui a d’importantes potentialités militaires. Quelques personnages – Aleuas, Scopas, Jason notamment – sont parvenus à tirer parti de ces immenses ressources. Souvent cependant, la Thessalie donne une image de division et de faiblesse (sur ce point, les témoignages de Thucydide, de Platon et de Démosthène sont tout à fait convergents). Les deux termes qui reviennent le plus souvent à son propos sont ceux de stasis, “faction” et “guerre civile” et de dynasteia, autorité de fait d’une famille ou d’une petite clique. Toute histoire de la Thessalie doit tenir compte de ces deux aspects contrastés.

Les historiens traditionnels de la Thessalie qu’attaque Bruno Helly – Edouard Meyer ou Marta Sordi par exemple – s’efforcent d’analyser de manière critique les textes anciens et de proposer des hypothèses historiques vraisemblables qui rendent compte de l’ensemble des données disponibles. La critique des suggestions antérieures et la prise en compte des documents nouveaux sont dans une telle perspective aisées et fructueuses : elles n’aboutissent bien sûr qu’à d’autres hypothèses. On peut préférer cette histoire modeste et prudente, qui progresse lentement, à l’élaboration de beaux modèles mathématiques arbitraires.

Notes

  1. L’État thessalien. Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, Lyon, 1995.
  2. Les principaux historiens visés sont Ed. Meyer, Theopomps Hellenika, Halle, 1909, p. 218-249 ; H.T. Wade-Gery, “Jason of Pherae and Aleuas the Red”, JHS 44, 1924, p. 51-64 ; A. Momigliano, “Tagia e tetrarchia in Tessaglia”, Athenaeum 10, 1932, p. 47-54 ; H.D. Westlake, Thessaly in the 4th Century B.C, Londres, 1935 ; M. Sordi, La lega tessala fino ad Alessandro Magno, Rome, 1958 ; J.A.O. Larsen, Greek Federal States, Oxford, 1968. B. Helly cite souvent les six pages que j’ai consacrées au tagos thessalien dans mon livre sur La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 412-417, dans lesquelles il voit une version “lisse” de la thèse traditionnelle. En revanche, B. Helly reprend sur de nombreux points les théories de S. Ferri, “I capisaldi della costituzione tessalica”, RFIC 7, 1928, p. 359-369.
  3. B. Helly a constamment recours dans son livre à cette forme d’intimidation qu’on pourrait qualifier de rhétorique de la modernité : les thèses traditionnelles sont certainement fausses, parce qu’elles remontent à Eduard Meyer, un historien allemand du début du siècle, alors que B. Helly, lui, propose un modèle mathématique “de notre temps”.
  4. Op. cit., p. 337. Sur le klèros, voir ci-dessous.
  5. Op. cit., p. 349.
  6. Bruno Helly paraît raisonner (si l’on peut dire) de la manière suivante : les klèroi correspondent à des compagnies (τάξεις) de l’armée thessalienne, et il est logique que des τάξεις soient commandées par des ταγοί.
  7. On trouve peut-être le terme en Iliade 23. 160 (certains manuscrits portent la leçon οἱ τʹἆγοι) ; on le trouve à coup sûr chez les Tragiques (dans le Prométhée enchaîné, 96, Zeus est qualifié de νέος ταγός) ; le terme désigne au IVe siècle des magistrats de la phratrie des Labyades à Delphes, et au IIIe des magistrats des cités macédoniennes de Béroia et de Miéza (pour plus de détails, voir B. Helly, op. cit., p. 22-29).
  8. Polydamas fait l’objet d’une présentation élogieuse de Xénophon, mais les détails que donnent les Helléniques 6, 1, 2-3 évoquent un pouvoir voisin de la tyrannie : Polydamas tient l’Acropole, il est le maître des ressources de la cité, il entretient une garnison.
  9. Sur l’ensemble de la carrière de Jason, on se réfèrera en dernier lieu à J. Mandel, “Jason. The Tyrant of Pherae, Tagus of Thessaly, as Reflected in Ancient Sources and Modern Literature: the Image of the ‘New Tyrant’”, RSA 10, 1980, p. 47-77.
  10. Si on isole cette expression du contexte, on pourrait penser qu’elle signifie simplement “lorsque la Thessalie est rangée en ordre de bataille”, “lorsque la Thessalie est mobilisée”, mais le contexte montre que la mobilisation fédérale dépend de la désignation d’un tagos.
  11. Helléniques, 1, 4, 3 ; 3, 3, 8 et 3, 3, 6 respectivement.
  12. Bruno Helly lui-même évite de s’engager franchement dans cette voie, et se contente d’insinuer que Xénophon ne donne peut-être pas des institutions thessaliennes “une représentation aussi sincère et authentique qu’on l’avait pensé jusqu’à maintenant” (opcit., p. 353).
  13. Sur ce dernier titre, l’affirmation de B. Helly repose sur une série d’hypothèses invraisemblables. Voir ci-dessous p. 262 sq.
  14. P. Carlier, Royauté…, op. cit., p. 367-368.
  15. Sur Charon de Lampsaque, voir F. Jacoby, FGrHist III B n°262.
  16. Etymologicum Magnum, s. u.
  17. 6, 23-24.
  18. Royauté…, op. cit., p. 483-484.
  19. Sur la malignité d’Hérodote, 33.
  20. Anthologie palatine, 6, 142.
  21. En revanche, il semble que les tyrans de Phères successeurs de Jason aient conservé le titre de tagos alors même qu’ils n’étaient plus élus par l’ensemble des Thessaliens, et il est possible, comme l’a suggéré Marta Sordi, que les Thessaliens aient alors abandonné ce titre discrédité et n’aient plus désigné leurs chefs fédéraux que d’“archontes”.
  22. Basileus. The Evidence for Kingship in Geometric Greece, New Haven, 1983. J’ai déjà expliqué à plusieurs reprises les raisons de mon désaccord avec les analyses de Drews (Royauté…, op. cit., p. 503-505 ; P. Carlier, “Les basileis homériques sont-ils des rois ?”, Ktèma 21, 1996, p. 5-22 ; Id., “Observations sur l’histoire de la Grèce égéenne au début de l’âge du fer”, in Magna Grecia e Oriente Mediterraneo prima dell’età ellenistica. Atti Taranto 1999, A. Stazio & S. Ceccoli dir., Tarente, 2000, p. 58-60.
  23. “Les modalités de l’élection du chef fédéral par le koinon sont obscures. On ne saurait dire si l’assemblée fédérale était une assemblée primaire ou une assemblée de délégués, et surtout il est loin d’être certain que l’assemblée fédérale ait choisi entre plusieurs candidats : elle ne faisait peut-être qu’acclamer le chef désigné par un organe plus restreint”. Je ne vois rien à modifier à ces remarques que j’avais présentées il y a seize ans (La Royauté…, op. cit., p. 414). En revanche, je suis tout prêt à reconnaître que l’hypothèse selon laquelle le tagos devrait être élu à l’unanimité des tétrades, que j’avais proposée à la suite de H.D. Westlake, Thessaly in the 4th Century…, est une conjecture fragile.
  24. Il est probable que les expéditions fédérales étaient précédées de votes d’un organe collectif du koinon, mais nous ne disposons d’aucun texte sur ce point, et nous ne pouvons en rien préciser les modalités de cette décision collective.
  25. ἁπάσης Θεσσαλίας ἄρξας (Fouilles de Delphes, III, 4, 460, 6).
  26. 1, 111. L’historien ne précise pas cependant si Échécratidas (II) a été déposé par un vote du koinon, renversé par une révolution ou chassé par une intervention extérieure.
  27. Je n’ai presque rien modifié à la liste présentée dans La Royauté…, op. cit., p. 412-413 et 416-417, où l’on trouvera les références aux sources anciennes ; l’insertion d’Échécratidas (Ier) est la seule addition.
  28. L’hypothèse de B. Helly repose sur des impressions subjectives et arbitraires : Polydamas agirait à Sparte puis auprès de Jason en tant que “détenteur du pouvoir légal” (op. cit., p. 349). Xénophon ne suggère rien de tel.
  29. Sur Daochos (II), l’hypothèse de B. Helly est fondée sur son interprétation du mot τέτραρχος (voir ci-dessous) ; B. Helly doit reconnaître que la mention d’un chef fédéral thessalien sous le règne de Philippe est bien étrange, alors qu’on sait que le roi de Macédoine a confisqué la fonction à son profit, probablement en 352. Il tente de surmonter la difficulté par une autre hypothèse : Philippe, ne pouvant pas représenter la Thessalie lui-même dans le Conseil de la Ligue de Corinthe, aurait rétabli la fonction de chef fédéral en 338-337 et l’aurait confiée à son loyal ami thessalien Daochos (op. cit., p. 60).
  30. Les Λέξεις des dix Orateurs d’Harpocration ont fait l’objet d’une excellente édition récente de J.J. Keaney, Amsterdam, 1991.
  31. FGrHist 323a F129.
  32. Sur le nom des tétrades, l’étude fondamentale est celle de Fr. Gschnitzer, “Namen und Wesen der thessalischen Tetraden”, Hermes 82, 1954, p. 451-464.
  33. Ce passage correspond au fragment 497 de V. Rose.
  34. Fragment 498 Rose.
  35. Tel est le texte des manuscrits. Il n’est pas nécessaire, comme on l’a fait souvent, de corriger τὴν πόλιν en τὰς πόλεις : le singulier semble signifier “chaque polis”.
  36. Tel est le texte des manuscrits ; certains ont corrigé καί en κατά.
  37. Op. cit., p. 198-200. Cette affirmation ne s’appuie sur aucun argument précis.
  38. Op. cit., p. 150-164 notamment.
  39. Op. cit., p. 45-68 passim.
  40. M. Sordi, op. cit., p. 317-318, suggère qu’après 457 les tétrades avaient à leur tête des polémarques élus.
  41. Op. cit., 164-167.
  42. Op. cit., p. 167-169 notamment.
  43. 1, 2, 7 – 1, 3, 6, édition L. Poznanski (CUF).
  44. Ne parvenant pas à rendre compte des effectifs mentionnés par Xénophon à partir de son schéma de 16 poleis et 128 klèroi, Bruno Helly doit supposer une réorganisation très complexe du système d’Aleuas par Jason.
  45. Sur la superposition des communautés politiques chez Homère et en Grèce archaïque, voir par exemple P. Carlier, Homère, Paris, 1999, p. 278-280.
  46. De la même manière, les onze μέρη du koinon béotien correspondent, selon les cas, à une cité, à plusieurs cités ou à une fraction de cité (Hellenica Oxyrhynchia, 19, 3).
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Pessac
Livre
EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
Publié initialement le 17/05/2022
8 p.
Code CLIL : 3385; 4031
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “Observations sur les institutions thessaliennes”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 271-278 [en ligne] https://una-editions.fr/observations-sur-les-institutions-thessaliennes/ [consulté le 01/07/2022].
doi.org/10.46608/basic2.9782356134202.21
Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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