Paru dans The Contribution of Ancient Sparta to Political Thought and Practice,
N. Birgalias, K. Buraselis & P. Cartledge éds, International Institute of Ancient Hellenic History “Sosipolis”,
Alexandria Publications, Athènes, 2007, p. 49-60.
La double royauté de Sparte est un phénomène tout à fait exceptionnel. On ne saurait ranger la dyarchie spartiate parmi les cas, assez fréquents, de corégence qui résultent soit de l’indivision du pouvoir royal entre frères, soit d’un compromis entre deux concurrents à la royauté. À Sparte, les deux dynasties des Agiades et des Eurypontides ont régné parallèlement pendant plus de cinq siècles. À l’intérieur de chacune des deux maisons royales, la succession est strictement héréditaire (si l’on en croit Hérodote, VIII, 3, la loi successorale n’est pas fondée sur la primogéniture, mais sur la porphyrogénèse, le premier fils né après l’avènement de son père ayant préséance sur ses frères aînés nés d’un père qui n’était pas encore roi1). Les seuls parallèles dans la tradition grecque sont d’une part la Lycie de l’Iliade (le roi Iobatès donna à son gendre Bellérophon la moitié de sa dignité royale2 et deux générations plus tard cette division de la royauté se maintient puisque Glaucos et Sarpédon règnent ensemble), d’autre part le règne conjoint des descendants d’Hector et de ceux d’Énée3 à Scepsis de Troade, pendant de nombreuses générations. Encore ces deux dyarchies sont-elles peut-être fictives4.
L’origine de la dyarchie spartiate a suscité de nombreuses spéculations. Je ne reprendrai pas ici la discussion des diverses explications proposées5. Le problème primordial n’est pas celui de la naissance de la double royauté, mais celui de son maintien pendant une période exceptionnellement longue et malgré de puissantes forces contraires. La dyarchie est un régime éminemment fragile, que menacent deux dangers opposés. D’une part, les ambitions individuelles des rois et les querelles fréquentes de leurs familles et de leurs factions risquent à tout moment, par la victoire d’une “maison” sur l’autre, de conduire à l’instauration d’une monarchie. D’autre part, l’évolution générale des conceptions politiques grecques était favorable à la désignation des ἄρχοντες par élection et pour un temps limité. Pour quelles raisons la double royauté spartiate a-t-elle résisté à ces facteurs de transformation ?
Il est important de se référer d’abord à ce que les Spartiates eux-mêmes pensaient de l’origine de leur dyarchie. Sur ce point, la tradition antique, d’Hérodote à Pausanias, est unanime6 : les Spartiates pensaient que les deux familles royales tiraient leur origine des deux jumeaux Proclès et Eurysthénès, fils du premier roi de Sparte Aristodémos. À la mort de leur père, la Pythie aurait ordonné de les tenir tous les deux pour rois. La double royauté résulterait d’un prodige – la gémellité – suivi d’un ordre divin – l’oracle. L’on a souvent comparé Proclès et Eurysthénès à d’autres jumeaux fondateurs, comme Romulus et Rémus. Il y a cependant une différence fondamentale, qui fait l’originalité de Sparte, c’est qu’aucun des jumeaux spartiates n’a éliminé l’autre.
Les deux rois de Sparte sont également associés à un autre couple de jumeaux, les Dioscures, dont ils sont à la fois les successeurs lointains, les protégés et les représentants sur terre. Lorsqu’en 506 les Spartiates établissent une nouvelle loi interdisant aux deux rois de partir en campagne ensemble, ils décident aussi que désormais l’un des Tyndarides serait laissé à Sparte, καταλείπεσθαι καὶ τῶν Tυνδαριδέων ἕτερον. Auparavant, note Hérodote7, “les deux ensemble étaient appelés à leur secours et suivaient l’armée”, ἀμφότεροι ἐπίκλητοί σφι ἐόντες εἵποντο ; la formulation d’Hérodote souligne le parallélisme avec les rois. Il est probable que les images anciennes des Dioscures qui accompagnaient les rois en campagne étaient les δόκανα décrits par Plutarque8, ces deux poutres de bois parallèles liées par deux barres transversales et symbolisant l’amour fraternel des deux dieux. Certes, l’on ne saurait affirmer que les Spartiates aient adopté une double royauté parce qu’ils honoraient des dieux jumeaux. Cependant, quand, du fait du hasard des successions dynastiques ou pour toute autre raison (compromis entre deux communautés lors d’un synœcisme par exemple), il y eut à un moment donné deux rois, le parallélisme avec les Dioscures et avec les δόκανα a dû contribuer à donner à cette situation une sanction religieuse et donc à la transformer en institution durable. Le mythe de l’origine gémellaire de la dyarchie est peut-être la projection de son fondement religieux. Représentations religieuses et considérations politiques se renforçant mutuellement, l’idée de la gémellité comme source de puissance s’est enracinée à Sparte. La double royauté spartiate est liée à un ensemble d’images et de conceptions à la fois très cohérent et très original.
Nous avons deux listes des prérogatives des rois de Sparte, l’une d’Hérodote (VI, 56-58), l’autre de Xénophon (République des Lacédémoniens, XIII et XV). Les indications des deux auteurs sont souvent convergentes. Les deux listes ont la même structure tripartite (1- en temps de guerre ; 2- en temps de paix ; 3- funérailles) et juxtaposent des privilèges qui nous paraissent hétérogènes, des fonctions politiques importantes comme la direction des opérations militaires et de petits avantages matériels comme la double ration versée à chaque roi lors des syssities.
Les deux chapitres que Xénophon consacre aux rois de Sparte ont ceci de remarquable qu’ils ne sont pas consécutifs et sont séparés par un chapitre XIV qui dénonce la décadence de Sparte. La composition correspond à une intention de propagande très subtile. Le chapitre XIII est une habile préparation psychologique aux suggestions du chapitre XV ; le roi, chef de l’armée en campagne, est encore présent à l’esprit du lecteur lorsque la crise morale de la cité lui est présentée au chapitre XIV ; de la sorte, il apparaît tout naturellement comme le recours, et le chapitre XV qui souligne la fidélité de la royauté aux lois de Lycurgue ne fait que confirmer cette idée9. Cette propagande en faveur des rois – ou plus exactement en faveur d’un roi, Agésilas – est d’autant plus efficace qu’elle est masquée. Xénophon insiste sur l’échange de serments entre rois et éphores ; il déclare que les honneurs accordés aux rois à Sparte même (οἴκοι) de leur vivant n’ont rien de très supérieur à ceux de simples particuliers et que Lycurgue a ainsi évité aux rois tout sentiment tyrannique (τυραννικὸν φρόνημα). Dans cette perspective, il est normal que Xénophon utilise pour désigner les privilèges royaux soit des mots très courants (τιμαί, δύναμις) soit un terme qui renvoie à l’idée de contrat (σύνθηκαι, XV, 1). Xénophon connaît probablement le texte d’Hérodote, mais il évite soigneusement de reprendre comme désignation globale des privilèges royaux le terme de γέρας10 employé par l’historien d’Halicarnasse.
Hérodote déclare, de la manière la plus explicite, que personne avant lui ne s’est occupé des prérogatives des rois de Sparte11. Il prétend s’appuyer uniquement sur des informations recueillies à Sparte. On ne saurait dire avec certitude si Hérodote a lui-même dressé la liste à partir de renseignements épars, s’il a combiné plusieurs listes partielles circulant à Sparte ou s’il a transcrit en ionien, avec quelques commentaires, un document officiel spartiate. Les diverses prérogatives royales sont exprimées par une série d’infinitifs d’ordre, comme dans les textes législatifs ; la formule de malédiction envers quiconque s’opposerait aux décisions militaires des rois, αὐτὸν ἐν τῷ ἄγει ἐνέχεσθαι, contient une allusion à une procédure précise (ἐν ἄγει ἐνέχεσθαι aurait suffi à exprimer l’idée). Ces traits de style ne sont pas une preuve rigoureuse de l’utilisation par Hérodote d’un texte juridique lacédémonien : l’historien aurait pu délibérément imiter le style législatif et faire ici une sorte de pastiche. Le laconisme et l’ambiguïté de beaucoup de passages suggèrent néanmoins qu’Hérodote s’inspire souvent d’une source spartiate.
Γέρεα δὴ τάδε τοῖσι βασιλεῦσι Σπαρτιῆται δεδώκασι, “voici les privilèges que les Spartiates ont donnés à leurs rois” (VI, 56). Que cette formule introductive soit lacédémonienne ou qu’Hérodote en soit l’auteur, elle sonne comme un écho de la périphrase homérique pour désigner la royauté, γέρας ὅ τι δῆμος ἔδωκεν, “le privilège que le peuple a donné”12. Le contexte suggère que ces prérogatives ont été accordées une fois pour toutes aux premiers rois Proclès et Eurysthénès, et le parfait δεδώκασι indique que leurs successeurs les ont conservées jusqu’au Ve siècle. On retrouve dans la formule d’Hérodote les caractéristiques du γέρας homérique : un γέρας, c’est un privilège accordé par la communauté à des membres éminents. Il peut s’agir d’avantages matériels très concrets, comme une part de choix dans le partage du butin ou des coupes toujours pleines dans les banquets, aussi bien que de “pouvoirs politiques”. Le γέρας vient du peuple, mais la notion n’a rien de démocratique, puisqu’il s’agit au sens plein du terme d’un privilège qui distingue.
Il est remarquable que le terme de γέρας réapparaît chez Hérodote lorsque l’historien évoque la royauté cyrénéenne (IV, 162 et 165). De même, lorsque Thucydide veut souligner la nouveauté des tyrannies, il précise qu’auparavant “il n’y avait que des royautés héréditaires aux prérogatives déterminées”, ἐπὶ ῥητοῖς γέρασι πατρικαὶ βασιλεῖαι (I, 13, 1). On ne saurait assurer qu’Hérodote et Thucydide empruntent le terme de γέρας au vocabulaire officiel des cités qui ont conservé des royautés héréditaires ; ce qui est sûr, c’est qu’ils suggèrent un rapprochement entre ces royautés traditionnelles et les rois homériques. Cette interprétation est reprise par Aristote. Le Stagirite mentionne parmi les types de royauté attestés historiquement la royauté laconienne – qui n’est pour lui qu’une stratégie à vie – et la royauté des temps héroïques. “Les royautés des temps héroïques étaient acceptées de plein gré, héréditaires et conformes à la loi… Les rois exerçaient le commandement suprême à la guerre, présidaient tous les sacrifices non réservés aux prêtres et en outre ils jugeaient les procès… Ces rois des temps anciens exerçaient d’une façon continue leur autorité à la fois sur les affaires de la ville, sur celles de la campagne et sur les affaires extérieures, mais, à une époque plus récente, par suite soit des abandons des rois eux-mêmes soit des empiètements des masses, on ne laissa au roi que les sacrifices dans la plupart des cités, et là où l’on pouvait encore parler de royauté, ils conservèrent seulement le commandement des expéditions hors des frontières”13. En d’autres termes, selon Aristote, la royauté de type laconien est issue de la royauté des temps héroïques, elle en est l’héritière très affaiblie.
Les historiens et théoriciens politiques de l’Antiquité invitent à comparer la royauté spartiate et les royautés homériques. Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre d’historiens modernes rejettent totalement le point de vue d’Hérodote, Thucydide et Aristote, et soutiennent ou qu’il n’y a pas de rois dans les poèmes homériques, ou que le tableau homérique est un amalgame tardif, de l’époque des Pisistratides, sans valeur historique pour les périodes antérieures. Pour vérifier si la première assertion est bien fondée, il suffit de relire les poèmes : c’est une question que l’on peut éclairer par Homère lui-même, ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν, pour reprendre l’expression d’Aristarque. La réponse à la deuxième affirmation impose de prendre position sur la délicate question de la date de composition des poèmes.
Selon un certain nombre d’auteurs, les basileis homériques ne seraient pas des rois au sens strict du terme, mais joueraient un rôle analogue à celui des big men mélanésiens14. Ces derniers, dans une société qui ignore toute forme de structure étatique, exercent leur influence de fait grâce à leurs qualités personnelles, à leur générosité et à la clientèle qu’ils ont su rassembler autour d’eux ; leur position, sans fondement institutionnel, est extrêmement instable, chaque big man cherchant en permanence à étendre son influence aux dépens des autres15. Le don est un phénomène social majeur dans le monde homérique comme dans les sociétés mélanésiennes, mais il ne s’agit pas dans les deux cas du même type de don. Les dons qui sont présentés avec le plus de détails dans le monde homérique sont les échanges de dons au sein de l’aristocratie, dans le cadre du rituel d’hospitalité ou à l’occasion de mariages notamment16. Les épopées évoquent aussi très souvent les dons du peuple aux basileis – les parts d’honneur prélevées sur le butin, les domaines fonciers privilégiés (τεμένεα) et bien d’autres δῶρα plus ou moins spontanés –, mais ne mentionnent jamais de grandes distributions d’un basileus au peuple. Un basileus reçoit plus qu’il ne donne, et c’est ce qui fait la prospérité de sa maison.
“There is no state, only estates”17. Cette formule par laquelle J. Halverson18 prétend définir le monde homérique ne s’applique qu’à une société, celle des Cyclopes, “brutes sans foi ni loi”, que le poète décrit en ces termes : “Chez eux, pas d’assemblée qui délibère ni règles coutumières (οὔτʹ ἀγοραὶ βουληφοροὶ οὔτε θέμιστες) : au sommet des grands monts, au creux de sa caverne, chacun dicte sa loi à ses femmes et enfants, et ils n’ont nul souci les uns des autres” (Odyssée IX, 112-115). L’absence d’assemblée et de thémistes est pour le poète et son public une marque d’extrême sauvagerie.
L’Iliade et l’Odyssée évoquent un grand nombre de communautés politiques humaines, et la société des dieux a la même organisation que celles des hommes. Toutes ces communautés politiques sont dotées d’institutions analogues qui fonctionnent de manière semblable. Toutes ont une Assemblée (ἀγορά) et un Conseil. La composition du Conseil peut être plus ou moins large selon les circonstances ; en Phéacie, par exemple, le roi Alcinoos est constamment entouré de douze anciens, mais invite “des anciens plus nombreux” au banquet en l’honneur d’Ulysse (Odyssée VII, 189). Il y a dans les poèmes homériques de nombreuses scènes d’assemblée, de conseil ou de discussion des anciens devant l’Assemblée : j’ai relevé quarante-deux exemples de ces scènes19. On a quelquefois cherché à minimiser l’importance de la vie politique dans le monde homérique en faisant valoir que l’Assemblée d’Ithaque n’a pas été réunie pendant vingt ans, du départ d’Ulysse à la convocation du dèmos par Télémaque au chant II de l’Odyssée. Cette absence d’assemblée s’explique par les circonstances : d’une part le roi et l’armée sont au loin, d’autre part l’île n’est menacée par aucun danger – épidémie ou invasion par exemple – qui exige une décision collective. En outre, cette longue interruption n’a nullement fait oublier aux gens d’Ithaque le fonctionnement de l’assemblée : chacun prend place à l’endroit habituel, le plus ancien prend la parole le premier, et toute la réunion se déroule selon les règles traditionnelles.
Tout en reconnaissant l’existence d’assemblées et de conseils, certains ont nié que les communautés homériques aient eu à leur tête des rois dotés de pouvoirs politiques20. Selon cette thèse, l’assemblée et le conseil seraient des lieux de compétition entre plusieurs big men qui s’affronteraient pour faire prévaloir leur influence personnelle. Les affrontements sont incontestablement nombreux dans les assemblées homériques, mais il est intéressant d’examiner comment se prennent les décisions. L’assemblée acclame bruyamment une proposition, ou la désapprouve en silence, mais ne vote jamais. Si dans bien des cas les discussions homériques se terminent par l’émergence d’un consensus, ce n’est pas toujours le cas ; l’unanimité est loin d’être toujours atteinte. L’interprétation la plus simple des nombreuses scènes politiques des poèmes est que le roi à la tête de la communauté tranche la discussion et prend la décision. Le roi – et lui seul – a le pouvoir de transformer une proposition en décision : c’est un tel pouvoir qu’exprime le verbe κραίνειν, brillamment analysé par É. Benveniste21. Le système politique décrit par Homère peut se résumer par la formule suivante : le peuple écoute, les anciens proposent, le roi dispose.
La fameuse scène judiciaire du Bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade, qui a suscité de multiples discussions, peut être interprétée de manière analogue : les laoi crient en faveur de l’une ou l’autre partie, les Anciens expriment à tour de rôle leur avis, et l’ἴστωρ, à la fois enquêteur et arbitre, tranche entre les avis exprimés et prononce la sentence. Rien n’indique que l’ἴστωρ soit un roi, mais la décision finale, comme lors des assemblées politiques, appartient à un individu placé au-dessus des autres22.
La description des structures sociales et politiques est tout à fait cohérente dans toute l’Iliade et dans toute l’Odyssée, mais cette cohérence ne suffit pas à prouver l’historicité du témoignage homérique, car elle pourrait refléter un choix personnel du poète, ou une série de conventions sur le monde héroïque communes à tous les aèdes. Le système politique décrit dans les poèmes n’a rien d’invraisemblable (à lire Homère, on imagine facilement que les décisions ont dû être prises de cette manière à un certain moment), mais on pourrait prétendre que cette impression de réalité n’est qu’une illusion qui témoigne simplement du génie du poète. Certains traits de l’organisation sociale et politique sont si étroitement liés à la structure narrative des récits épiques transmis par la tradition que le poète est contraint de les conserver : c’est le cas, par exemple, de la présence des chars sur le champ de bataille ou de l’existence de rois. Il est clair que les épopées homériques évoqueraient Priam, Agamemnon et Ulysse même si la royauté avait totalement disparu à l’époque de leur composition. Même dans cette hypothèse, cependant, la présentation des rois héroïques pourrait être nettement influencée par les réalités et les conceptions de l’époque du poète. Les poètes tragiques athéniens du Ve siècle continuent à mettre en scène les dynasties mythiques, mais ces rois de la tragédie sont présentés tantôt comme des tyrans (Créon par exemple) tantôt comme des magistrats ou des orateurs démocrates (les rois athéniens comme Égée et Thésée en particulier).
Si l’on adopte la thèse wolfienne selon laquelle l’Iliade et l’Odyssée n’auraient été composées qu’à l’époque de Pisistrate23, le système politique décrit dans les poèmes pourrait être un habile amalgame de vagues souvenirs des monarchies mycéniennes, d’institutions et de pratiques des cités grecques de la fin de l’archaïsme (l’Assemblée et le Conseil notamment) et de propagande tyrannique (l’arbitrage d’un individu placé au-dessus des autres).
On a cependant de nombreuses raisons de penser que la rédaction monumentale des poèmes est beaucoup plus ancienne et date du VIIIe siècle. La plupart des textes anciens qui évoquent le rôle des Pisistratides leur attribuent le rassemblement de fragments, c’est-à-dire la restauration dans leur intégralité de poèmes préexistants. Hérodote (II, 53) rapporte qu’Homère et Hésiode ont vécu quatre siècles tout au plus avant lui, c’est-à-dire vers 840 si l’on date la rédaction de ce passage de 440 ; dans le contexte du livre II, où il s’attache à montrer que la civilisation grecque est beaucoup plus récente que la civilisation égyptienne, l’historien d’Halicarnasse n’aurait pas manqué de signaler une tradition datant la composition des poèmes homériques à l’époque des Pisistratides, s’il en avait eu vent. Le graffiti incisé à Ischia, vers 730-720, qui assimile un modeste bol géométrique à la “coupe de Nestor”, est une allusion probable à l’objet extraordinaire décrit dans l’Iliade, la coupe en or à quatre anses surmontées de colombes (XI, 362-365), ce qui suggère qu’à cette date l’Iliade était célèbre jusque dans les colonies occidentales les plus éloignées.
Il est probable que, dans le courant du VIIIe siècle, un aède particulièrement doué, maîtrisant parfaitement un riche répertoire traditionnel relatif à la guerre de Troie, décida un jour de composer un long poème sur la colère d’Achille. Dès lors que des découvertes épigraphiques récentes conduisent à faire remonter au IXe siècle l’invention de l’alphabet grec, il est tout à fait possible que ce virtuose de la poésie orale ait aussi tiré profit des possibilités nouvelles qu’offrait l’écriture.
L’amalgame que constitue la royauté homérique combine quelques souvenirs mycéniens à beaucoup de pratiques du haut archaïsme familières au poète et à son public. On peut en déduire que l’Assemblée et le Conseil jouaient déjà un rôle important dans les communautés grecques dès le VIIIe siècle24. Il est peu probable que les rois ne soient qu’un souvenir mycénien, car les traditions de nombreux ethnè et de nombreuses cités mentionnent des dynasties royales25 au VIIIe siècle, au VIIe siècle et quelquefois plus tard – beaucoup plus tard dans le cas de la dyarchie spartiate.
Il est raisonnable de supposer que dans beaucoup de communautés grecques du haut archaïsme, et notamment à Sparte, les décisions politiques prenaient la forme d’un arbitrage royal après discussion publique, comme dans les poèmes homériques. À Sparte, cependant, au moins depuis le milieu du VIIIe siècle, et probablement bien avant, il y avait deux rois. Lorsqu’ils étaient d’accord, ils pouvaient exercer la plénitude de leurs attributions, mais lorsqu’ils étaient en désaccord (et Hérodote26 nous dit que les deux maisons royales étaient presque toujours en mauvais termes), il fallait un arbitrage entre les arbitres. Si le débat public ne pouvait être tranché par les deux rois ensemble, la décision revenait nécessairement aux organes collectifs de la communauté, le Conseil et l’Assemblée, chacun des rois cherchant à faire approuver son avis par ces instances. Si la Gérousia était unanime27, le peuple était peut-être simplement informé de la décision prise28 ; si ce n’était pas le cas, l’affaire était soumise à l’Assemblée, pour qu’elle tranche le différend entre les rois et entre les gérontes. La dyarchie avait pour effet d’inverser le poids respectif des trois institutions traditionnelles de la communauté. En outre, l’unanimité, difficile à atteindre entre deux personnes, l’était plus encore entre trente gérontes ou entre plusieurs milliers de citoyens. On ne saurait affirmer que le vote majoritaire ait été inventé à Sparte, mais il y est bien attesté dès le début du VIIe siècle29. Il semble que la fameuse grande Rhètra citée par Plutarque mentionne deux votes successifs, au sein de la Gérousia, puis au sein de l’Assemblée30. Enfin, il est difficile à deux rois en désaccord de présider ensemble l’Assemblée, de décider à qui donner la parole et quelle proposition mettre aux voix. À partir du VIe siècle au moins, cette importante fonction revient aux éphores, magistrats élus pour un an : il semble que le collège des cinq éphores joue le rôle de bureau de l’Assemblée, et que l’un d’entre eux la préside31. La rivalité des deux rois crée une dynamique qui conduit à l’émergence précoce à Sparte de la procédure probouleutique typique des cités grecques classiques32. Dans cette perspective, le Platon des Lois (691d-692b) voyait déjà dans la naissance de deux rois jumeaux la première des chances divines qui ont permis à Sparte de bénéficier d’une constitution équilibrée.
Bien entendu, la limitation du pouvoir royal qu’entraînait la dyarchie a été une puissante raison politique, pour les gérontes, le peuple et les éphores, de préserver la double royauté, le charisme héréditaire dont bénéficiaient les deux rois héraclides protégés des Dioscures empêchant par ailleurs d’abolir la royauté.
Ce même faisceau de représentations religieuses attribuait aux rois agissant de concert un pouvoir d’une efficacité exceptionnelle, auquel il était sacrilège de s’opposer. Jusqu’à la fin du VIe siècle, les deux rois dirigent ensemble les campagnes militaires. Lors de l’expédition de 506 contre l’Athènes de Clisthène, une fois l’armée arrivée à Éleusis, Cléomène Ier donna l’ordre de poursuivre l’invasion de l’Attique, tandis que l’autre roi Démarate donna l’ordre de la retraite. Les Lacédémoniens décidèrent alors qu’un seul des rois partirait en expédition, et que l’autre resterait à Sparte33. Cette disposition nouvelle crée une grande inégalité entre les rois : l’un commande l’armée et peut acquérir une grande gloire – celui qui a été choisi par le peuple sur proposition des éphores –, l’autre se contente de célébrer les sacrifices à Sparte même. La royauté de l’époque classique ressemble à une magistrature extrêmement oligarchique, pour laquelle l’éligibilité serait réservée à deux personnes34. La source principale de l’autorité d’un roi est son influence. Thucydide met en parallèle le rôle de Nicias et celui de Pleistoanax à Sparte35. Même s’il arrive à des personnages extérieurs aux familles royales (Brasidas ou Lysandre par exemple) de jouer un rôle politique très important, il est souvent possible de paraphraser la formule de Thucydide à propos de Périclès36, et de définir le gouvernement de Sparte comme une ἀρχὴ ὑπὸ τοῦ πρώτου βασιλέως, un gouvernement par le premier roi.
L’idée que les deux rois agissant collégialement bénéficient d’une autorité absolue dans certains domaines ne s’en maintient pas moins, à Sparte et à l’étranger. En 491, alors que Cléomène Ier demande des otages aux Éginètes, ces derniers refusent, en faisant valoir que Cléomène n’est pas accompagné de l’autre roi37 ; Cléomène fait déposer Démarate et se rend à Égine avec le nouveau roi eurypontide Léotychidas ; les Éginètes, cette fois, s’exécutent, et Cléomène livre leurs otages aux Athéniens38 ; lorsque Léotychidas seul réclame aux Athéniens la restitution de ces otages, ils fondent leur refus sur le même argument que les Éginètes39. Deux siècles et demi plus tard, d’anciens éphores partisans d’Agis IV, menacés par leurs successeurs, font valoir la thèse suivante : les éphores peuvent arbitrer entre les rois lorsqu’ils sont en désaccord, “mais si les deux rois prennent les mêmes mesures, leurs décisions ne sauraient être cassées, et il est illégal de s’opposer à eux”, ἀμφοῖν δὲ ταὐτὰ βουλευομένων ἄλυτον εἶναι τὴν ἐξουσίαν, καὶ παρανόμως μαχεῖσθαι πρὸς τοὺς βασιλεῖς40. Plus que ces argumentations très liées aux circonstances, il est clair que les propos rassurants de Xénophon sur la soumission des rois aux lois correspondent à l’interprétation officielle, et à l’interprétation habituelle, de la constitution lacédémonienne41. Il n’en est pas moins révélateur que la doctrine de la “souveraineté collégiale des rois”42 n’ait pas disparu totalement.
Les rois de Sparte du haut archaïsme avaient des γέρα semblables aux rois homériques et à bien des rois d’autres cités et ethnè, mais ils étaient deux, ce qui a changé beaucoup de choses. La rivalité des rois a favorisé l’émergence précoce d’un système de décision collective et, comme on l’a souvent souligné dès l’Antiquité, la limitation du pouvoir des rois a prolongé la durée de l’institution royale. Dans le même temps, cependant, le charisme détenu solidairement par les deux rois, au centre de toute une série de représentations religieuses, a empêché que la royauté spartiate ne devienne une simple magistrature.
Notes
- Pour plus de détails, voir P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 240-248.
- τιμῆς βασιληίδος ἥμισυ πάσης, Iliade VI, 193.
- Strabon, XIII, 1, 52.
- La tradition relative à Scepsis, présentée comme un simple on-dit (λέγεται), est considérée par Strabon comme invraisemblable.
- Voir P. Carlier, La Royauté…, p. 306-310.
- Parmi les principaux textes, on peut citer Hérodote, VI, 52 ; Xénophon, Agésilas, VIII, 7 ; Platon, Lois 691d ; Apollodore, II, 8, 2 et Pausanias, III, 1,5.
- V, 75.
- Moralia, 478B. On a, sur des reliefs laconiens, plusieurs représentations des δόκανα.
- Un certain nombre d’éditeurs et de commentateurs ont supposé que l’ordre des chapitres tel qu’il figure dans nos manuscrits résulte dʹune erreur, et qu’il faut placer le chapitre XIV à la fin de l’opuscule. Cette hypothèse ne s’impose pas. Voir A. Momigliano, “Per l’unità logica della Πολιτεία Λακεδαιμονίων di Senofonte”, RIFC 64, 1936, p. 170-173, et P. Carlier, La Royauté…, p. 252-255.
- Dans ce même texte, Xénophon utilise le pluriel γέρα dans le sens restreint tout à fait traditionnel de “parts de choix des victimes sacrifiées” (XV, 3).
- τὰ δὲ ἄλλοι οὐ κατελάβοντο, τούτων μνήμην ποιήσομαι (VI, 55). Il n’y a aucune raison de douter de l’affirmation d’Hérodote ; sʹil imitait un auteur antérieur, l’imposture serait trop flagrante.
- L’expression est récurrente : Iliade I, 135 ; I, 161 ; I, 276 ; XVI, 54 ; XVIII, 444 ; Odyssée VII, 150.
- Politique, III, 14, 1285b 5-16.
- En particulier B. Quiller, “The Dynamics of the Homeric Society”, SO 56, 1981, p. 109-155, et W. Donlan, “Reciprocities in Homer”, CW 75, 1982, p. 137-175 ; “The Pre-state Community in Greece”, SO 64, 1989, p. 5-29. Pour une critique détaillée de la théorie, voir P. Carlier, “Les basileis homériques sont-ils des rois ?”, Ktèma 21, 1996, p. 5-22.
- L’analyse fondamentale sur les sociétés mélanésiennes est M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. fr., Paris, 1979.
- Sur le don dans les poèmes homériques, l’ouvrage fondamental est maintenant É. Scheid-Tissinier, Les Usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques, Nancy, 1994.
- “Il n’y a pas d’État, seulement des domaines”.
- J. Halverson, “Social Order in the Odyssey”, Hermes 113, 1985, p. 130.
- On trouvera la liste dans P. Carlier, La Royauté…, p. 183-184, et dans Fr. Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité grecque de Nestor à Socrate, Paris, 1997, p. 103-104.
- Par exemple A.G. Geddes, “Who’s Who in Homeric Society”, CQ 34, 1984, p. 17-36.
- É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 35-42.
- Pour une analyse détaillée de la scène, avec un rappel des principales controverses qu’elle a suscitées, voir P. Carlier, La Royauté…, p. 172-173 ; H. van Wees, Status Warriors: War, Violence and Society in Homer and History, Amsterdam, 1992, p. 34, propose la même répartition des rôles que la mienne.
- Cette thèse, proposée par F. A. Wolf en 1795 dans ses Prolegomena ad Homerum, connaît ces dernières années un regain de faveur (G. Nagy, M. Skäfte Jensen, A. Ballabriga par exemple). Pour un état de la question sur la composition des poèmes, voir P. Carlier, Homère, Paris, 1999, p. 80-113.
- Et même probablement plus tôt, car le poète ne prête aux héros que des usages considérés de son temps comme traditionnels : la mention d’innovations très récentes aurait choqué les auditeurs.
- J’en ai relevé trente-cinq exemples (P. Carlier, La Royauté…, passim). La théorie paradoxale de R. Drews, Basileus. The Evidence of Kingship in Geometric Greece, New Haven, 1983, selon laquelle il n’y aurait pas de rois héréditaires dans les cités grecques du haut archaïsme, implique que l’on considère la plupart des traditions comme fictives.
- VI, 52.
- Un désaccord entre les rois entraînait souvent une division au sein de la Gérousia, d’autant que les rois étaient membres de ce Conseil, mais ce n’était pas nécessairement le cas, car un roi qui se sentait peu soutenu par les Anciens pouvait se rallier tactiquement et temporairement à la position de son collègue.
- “Les rois sont avec les Anciens maîtres (κύριοι) de porter ou de ne pas porter une affaire devant le peuple, quand tous sont d’accord” (ἂν ὁμογνωμονῶσι πάντες). Ce texte d’Aristote relatif à la constitution carthaginoise (Politique, ΙΙ, 11, 1273a 4-9) se trouve dans un paragraphe dans lequel le philosophe rapproche les usages de Carthage, de Sparte et des cités crétoises.
- Sur l’invention du vote, voir notamment J.A.O. Larsen, “The Origin and Significance of the Counting of votes”, CPh 44, 1949, p. 164-181 ; Fr. Ruzé, “Plèthos. Aux origines de la majorité politique”, in Aux origines de l’hellénisme : la Crète et la Grèce. Hommage à H. van Effenterre, Paris, 1984, p. 247-263, et P. Carlier, “La procédure de décision politique du monde mycénien à l’époque archaïque”, in La transizione dal miceneo all’ alto arcaismo, D. Musti éd., Rome, 1991, p. 85-95.
- Parmi les innombrables études sur la fameuse grande Rhètra de Sparte, on mentionnera simplement Ed. Lévy, “La grande Rhètra”, Ktèma 2, 1977, p. 86-103, et Fr. Ruzé, “Le conseil et l’assemblée dans la grande Rhètra de Sparte”, REG 104, 1991, p. 15-30.
- Le texte le plus net – mais non le seul – est Thucydide, I, 87.
- Sur ce point, voir l’ouvrage classique d’A. Andrewes, Probouleusis. Sparta’s Contribution to the Technique of Government, Oxford, 1954.
- Hérodote, V, 75.
- Pour une analyse plus détaillée, voir P. Carlier, La Royauté…, p. 274-301. Cependant, il est clair que les rois de Sparte ne peuvent être assimilés entièrement à des magistrats. Sur ce point, voir en dernier lieu P. Cartledge, “Spartan Kingship: Doubly odd?”, in Spartan Reflections, Londres, 2001, p. 55-67.
- V, 16.
- II, 65.
- Hérodote, VI, 50.
- Hérodote, VI, 73.
- Hérodote, VI, 86.
- Plutarque, Agis 12.
- République des Lacédémoniens, XV.
- Cette expression moderne, forgée par G. Dum, Entstehung und Entwicklung des spartanischen Ephorats, Innsbruck, 1878 (p. 66 et 94-104 notamment), rend bien l’idée d’un pouvoir auquel on ne peut s’opposer, mais il faut l’utiliser avec prudence, car les textes anciens qui expriment cette doctrine ne nous disent pas que l’ἄλυτος ἐξουσία des deux rois s’exerçait dans tous les domaines.