Le Centre d’Archives d’Architecture Contemporaine conserve dans le fonds de l’architecte et urbaniste Henri Prost (1874-1959) un projet de pont sur la Seine à l’aboutissement d’une voie rapide depuis La Défense avant sa montée vers le carrefour de la Croix de Noailles en forêt de Saint-Germain-en Laye1. Le document photographique, daté de 1950, montre comment l’architecte envisageait le passage du bandeau autoroutier au-dessus de la voie sur berge, puis sous une nouvelle terrasse édifiée à flanc de coteau en prolongement de l’ancienne construite par Le Nôtre. L’ensemble aurait constitué une double infrastructure et une expérience scénique unique : un grand paysage fluvial perçu à la vitesse de l’automobile, une promenade piétonne jouissant d’un panorama magnifique en balcon sur l’Ouest parisien.
L’histoire longue du grand axe et de ses franchissements de la Seine
Ce projet d’Henri Prost arrivait à maturation plus de vingt ans après ses premières études pour établir le plan d’aménagement de la Région parisienne (PARP) et dans lequel était prévu le prolongement de l’axe historique de Paris au-delà de la première boucle de la Seine. Mais cette idée n’était pas neuve et avait eu des antécédents.
Dans son projet pour la reconstruction du Pont de Neuilly (1768 et sq), l’ingénieur royal Jean-Rodolphe Perronet dessinait l’amorce d’un carrefour en patte d’oie articulant l’ancienne route de Saint-Germain par l’ouest, avec à l’opposé celle menant au pont de Bezon, et au milieu l’amorce d’une nouvelle voie vers Saint-Germain par la plaine de Montesson. Plus d’un demi-siècle plus tard, le baron Haussmann envisagea de prolonger ce tronçon au-delà du carrefour vers le plateau de Nanterre pour accueillir l’exposition universelle de 1867, puis Adolphe Alphand celle de 1889. Mais ces expositions universelles et les suivantes (1900, 1937) resteront ataviquement dans l’intra-muros au grand dam de ceux qui voulaient en faire prétexte pour donner un peu d’ordre à l’urbanisation de l’Ouest parisien.
La perspective esquissée par Le Nôtre depuis le jardin des Tuileries et les Champs-Élysées, est chargée d’une symbolique nationale forte par les régimes qui se succèdent après la chute de la monarchie, avec des projets de places et de monuments prestigieux. Le dernier avatar est la statue allégorique de la Défense inaugurée en 1883 sur l’ancien carrefour forestier au-delà du pont de Neuilly en mémoire de la résistance à l’armée prussienne lors du siège de Paris. Mais le grand axe n’acquiert le toponyme « d’Axe triomphal » qu’aux lendemains de la Grande Guerre alors qu’on veut rendre hommage aux maréchaux victorieux par un programme de statues monumentales à placer sur le pont de Neuilly, lequel doit être de nouveau modernisé et élargi pour la circulation automobile. La Ville de Paris et le Département de la Seine organisent en 1932 un concours entre la Porte Maillot et le Rond-Point de la Défense en liaison avec les voies sur berges. Henri Prost est membre du jury et rend compte des résultats dans la Vie urbaine et le premier numéro de la revues Urbanisme2.
Le pont de Neuilly est progressivement reconstruit à partir de 1935. Les effigies en l’honneur des maréchaux de la Grande Guerre restent dans les cartons.
L’enjeu métropolitain des nouveaux franchissements de la Seine
La prolongation de l’axe au-delà du rond-point de La Défense revêt depuis le tournant du siècle un enjeu métropolitain. Dès 1902, l’ingénieur-entrepreneur Léon Francq propose une extension urbaine sur la plaine de Montesson, par-delà la seconde boucle de la Seine, avec une large avenue équipée d’un tramway en site propre selon une technologie qu’il a brevetée. L’idée est bien accueillie. Dix ans plus tard en 1912, les Conseils généraux des départements concernés, ceux de la Seine et de la Seine-et-Oise, votent le principe d’une convention à signer avec l’ingénieur-inventeur qui a fondé une société ad hoc pour lotir les terrains libres de chaque côté de la voie. Ce modus operandi n’est pas sans rappeler celui mis en place par l’ingénieur madrilène Arturo Soria y Mata pour réaliser la Ciudad Lineal deux décennies plus tôt. Le secteur, occupé par des terrains maraîchers alors peu coûteux, n’est cependant pas vierge d’habitations, ce qui requiert des achats à l’amiable, sinon des expropriations. Ajourné par la guerre, le projet est remis sur le tapis dans le contexte des lois Cornudet sur les PAEE (1919 et 1924) – plans d’aménagement d’extension et d’embellissement – avec la recherche d’un nouveau concessionnaire par le département de la Seine. On imagine une voie de large gabarit, environ 100 mètres, avec une chaussée rapide au milieu et flanquée de contre-allées pour desservir bâtiments et rues secondaires. Les études prévoient une ligne de train-tram tantôt en surface tantôt en tranchée. Mais la collaboration entre les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise achoppe sur les problèmes de financement pour les infrastructures et les expropriations nécessaires à la réalisation de deux nouveaux ponts entre les bourgs de Presle et de Carrière-sur Seine, pour le premier, et au Mesnil-le-Roi, pour le second.
Le projet de Francq devient cependant l’étendard de la campagne de presse du « Paris nouveau » qui se conclut par un grand congrès au printemps 19283. Ainsi, Georges Benoît-Lévy, fervent propagandiste de la cité-jardin et de la ville linéaire, et qui participe à la campagne d’opinion, en reproduit-il l’esquisse sur la couverture de son livre Paris s’étend4. Une belle avenue franchissant la Seine par deux nouveaux ponts, une extension planifiée sur la plaine de Montesson, un transport métropolitain rapide, voilà qui aurait résolu l’encombrement aux sorties de Paris vers l’Ouest et « sauvé et changé du tout au tout l’avenir de la capitale », selon le poète et urbaniste Robert De Souza, animateur du Musée social et éditeur de sa revue5.
L’axe est-ouest dans le PARP
Le tracé du grand axe depuis La Défense est ainsi repris dans le cadre des premières études pour le plan d’aménagement de la Région parisienne (PARP) officiellement confié à Henri Prost à partir de mai 1932 mais sur lequel il travaille depuis 1928 dans le cadre du CSAORP (Comité supérieur d’aménagement et d’organisation de la région parisienne). À ce comité de pilotage, créé par le ministère de l’Intérieur, siègent les préfets de la Seine et de la Seine-et-Oise, des représentants des conseils municipal de Paris et général de la Seine, des hauts-fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ainsi qu’un certain nombre d’experts dont quelques architectes-urbanistes de la SFU comme Prost. Sur une perspective à vol d’oiseau, datée de 1928, on distingue partant du carrefour de la Défense, une voie rapide aboutissant à la Croix de Noailles, en forêt de Saint-Germain, et s’articulant au carrefour avec une rocade francilienne et la route nationale menant en Normandie6.
Le 14 mai 1934, soit deux ans jour pour jour après la loi qui institue le périmètre du PARP et ses objectifs, le président de la CSAORP Louis Dausset et Henri Prost présentent l’avant-projet au Ministre de l’Intérieur Albert Sarraut. Pour être soumis à deux enquêtes publiques en 1935 et 1938, le document au 1 :50 000e est précisé au 1 :2000e avec le zoning réglementaire communal. Approuvé par décret en 1939, le PARP est promulgué par la loi du 28 août 1941. Le tracé d’une « grande voie urbaine » est-ouest est maintenu jusqu’à la version finale, d’abord comme une large avenue flanquée de contre-allées, puis comme une autoroute autonome ponctuée d’échangeurs, mais sa réalisation est ajournée par la Seconde Guerre mondiale.
L’inscription topographique du débouché du grand axe : analyse de l’esquisse de 1950
C’est dans le cadre la révision du PARP qui débute dès la fin des années quarante – et qui sera entérinée en 1956 – qu’Henri Prost reprend le dossier en précisant l’ultime pont à construire avant d’amorcer la montée vers le plateau de Saint-Germain. Prost vient de travailler une quinzaine d’années à Istanbul pour le réaménagement des grandes voies du centre de la cité. Ses anciens collaborateurs au PARP, Jean Royer et Pierre Remaury l’ont rappelé comme expert au sein de l’organe consultatif du CARP (Comité d’Aménagement de la Région parisienne) – qui a remplacé en 1941 le CSAORP. Royer et Remaury œuvrent désormais à des postes décisionnels, le premier au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme et le second au bureau d’étude du Service d’aménagement de la région parisienne (SARP) qui dépend du CARP. En septembre 1953, le mandat de Prost arrivant à échéance est renouvelé pour trois ans par Maurice Lemaire, haut-fonctionnaire du MRU, qui se réjouit que « cette nomination [permette] au Comité de bénéficier à nouveau de votre collaboration qui, j’en suis sûr, sera aussi précieuse dans l’avenir qu’elle l’a été ces dernières années7. » Mais dans la réalité Prost n’est plus que conseiller dans un appareil bureaucratique qui a pris le dessus de la planification métropolitaine et a dissout l’autorat des plans d’urbanisme.
Son esquisse pour le pont continue de témoigner du savoir-faire beaux-arts sur le grand paysage. Premier Grand Prix de Rome en 1902, l’architecte est devenu le grand maître de l’inscription de la voie moderne dans la topographie8. Ainsi dans son œuvre : les premiers plans d’extension pour les villes du Protectorat marocain (1913 et suivantes), le PAEE intercommunal de la Côte varoise (1924) avec son double système de route des plages et de route en corniche, le plan régional d’Alger qui comporte une voie panoramique sur les hauteurs de la ville (1930) ainsi que le tunnel de l’autoroute de l’Ouest passant sous le parc de Saint-Cloud qu’il a conçu avec Robert Danis.
Le document de 1950 est constitué d’un seul cliché montrant deux coupes-élévations longitudinales à la Seine dessinées au crayon sur des bandes séparées à l’échelle du 1 : 100e et qui ont été disposées l’une au-dessus de l’autre pour la photographie. Chacune des deux bandes porte le titre « profil bleu ». On peut donc supposer que Prost aurait travaillé à une autre hypothèse, celui d’un « profil rouge » par exemple, qu’il n’a pas jugé bon de conserver dans ses archives. Ces deux « profils bleu » représentent deux variantes d’un même dispositif autoroutier passant au-dessus de la voie sur berge (actuelle départementale 157) puis sous la nouvelle terrasse avant de remonter vers le plateau de Saint Germain. La différence est dans la largeur du gabarit autoroutier. Dans la bande du haut, les deux sens de circulation sont séparés par un large « tapis vert » d’une cinquantaine de mètres. Dans celle du bas, ils sont ramassés de part et d’autre d’une mince plate-bande. Dans les deux cas, la nouvelle terrasse, prolongeant en direction de Maisons-Laffitte l’ancienne de Le Nôtre, est traitée en passerelle au-dessus de la voie autoroutière et délimitée tout du long de la forêt par une lisière régulière d’arbres taillés, dans la tradition du paysagisme classique.
L’absence de plan et de coupe perpendiculaire entre le fleuve et le plateau ne permet pas de déduire l’emplacement ni l’épaisseur exacte envisagée pour la nouvelle terrasse. Une lecture précise des légendes et cotes de niveaux sur les dessins de l’architecte donne cependant des indications sur la façon dont il imaginait son inscription topographique. Contrairement à l’ancienne qui est à la quasi verticale du plateau de Saint-Germain, la nouvelle promenade (à la cote 67,50) aurait été flanquée de deux plateformes en gradins en symétrique de l’autoroute. La plus haute de ces plateformes aurait été dédiée à une bande jardinée (cote 62,50 m), et la plus basse à des équipements sportifs et récréatifs (cote 50 m). L’ensemble des niveaux aurait été relié par des escaliers et des rampes piétons. Dans les deux versions, autoroute et départementale communiquent par des bretelles serrées. La départementale en bord de Seine est indiquée à la cote 26, soit au-dessus de la ligne d’inondation maximum qui est à la cote 24. Une annotation au crayon en bas de l’élévation montre que Prost prévoyait des sondages géologiques pour tester la stabilité du sol, mais son étude semble s’être arrêtée là.
Un repérage-arpentage sur le terrain a permis de situer, avec peu de doute, l’aboutissement envisagé du pont en viaduc en limite actuelle des communes de Mesnil-le-Roi et de Carrières-sous-Bois, précisément dans le vallon dit du « Buisson Richard » qui est aujourd’hui occupé par de belles maisons familiales. Venant de la plaine de Montesson, le viaduc autoroutier aurait probablement franchi sur pilotis la Seine puis les 300 mètres de berge agricole inondable, pour passer au-dessus de la route départementale 157, et remonter ainsi en forêt de Saint-Germain. Une photographie aérienne prise en 1949 confirme l’implantation autant que la volonté tenace des autorités de réaliser le tracé autoroutier. On y distingue la trouée dans la forêt qui a été défrichée vers le carrefour de la Croix de Noailles lors d’un chantier de Jeunesse du Maréchal. Le Saint-Germanois M. Hugot, qui y avait participé dans sa jeunesse, en a porté témoignage. Sur l’image aérienne, le tracé s’infléchit légèrement pour rejoindre la Croix de Noailles qui n’est pas directement dans l’axe historique de Paris. De nos jours le terrain n’en porte plus aucune trace, bouleversé par des déblais de terre et des reboisements.
La dialectique entre préservation des paysages de l’Ile-de-France et modernisation routière
Si elle avait été réalisée, cette double infrastructure – voie rapide combinée à la nouvelle terrasse – aurait doté l’Île-de-France d’un second balcon monumental en panorama sur Paris répondant autant à la tradition qu’à la modernité. Le programme imaginé recouvrait des enjeux métropolitains d’importance pour le Grand Paris mais qui pouvaient rentrer en conflit les uns avec les autres. Un enjeu circulatoire : l’axe est-ouest prolongé depuis La Défense aurait rejoint les nouvelles autoroutes de Normandie et de Bretagne par les routes nationales se croisant à la Croix de Noailles. Un enjeu de loisirs pour les masses qui auraient eu accès à la grande réserve forestière de Saint-Germain que l’on voulait équipée pour les sports et le tourisme citadin. Un enjeu pour l’esthétique et la symbolique du grand paysage métropolitain.
Dans l’entre-deux-guerres, la dialectique entre préservation des paysages d’Ile-de-France et modernisation routière est au cœur des débats qui sont portés par deux associations puissantes, la SPPF (Société de protection des paysages de France) et le Touring Club de France. Celles-ci sont régulièrement consultées pour donner leur avis sur les PAEE – par le biais des commissions départementales ou ministérielles instituées dans le cadre des lois Cornudet de 1919 et 1924. Parmi leurs membres, des conservateurs du patrimoine et des critiques d’art établissent les éléments d’une doctrine esthétique pour la défense des caractères des paysages régionaux. Ainsi André Véra qui tient salon avec son frère, le peintre Paul Véra, dans leur villa la Thébaïde à Saint-Germain.
Et surtout, le journaliste Léandre Vaillat, qui est associé dès ses débuts à la campagne du « Paris nouveau » et tient une rubrique « le décor de la vie » dans le quotidien Le Temps où il traite du Grand Paris et de ses projets. Vaillat est commissaire d’une exposition grand public, L’Urbanisme dans la Région parisienne, qui ouvre au pavillon de Marsan en janvier 1935 et replace les études du PARP dans une perspective historique9. Vaillat est un homme de la carte dont il se sert de façon didactique pour rendre compte du palimpseste francilien. Durant l’exposition au pavillon de Marsan, le public peut feuilleter les originaux du plan Trudaine et sa magnifique cartographie des routes royales. Dans son livre, Seine, chef-lieu Paris, paru pour l’Exposition internationale de 1937, Vaillat compare la Carte des Chasses de l’ancien régime aux relevés aériens réalisés depuis la guerre par le SGA (service géographique de l’armée) pour mettre à jour les relevés de la région parisienne10. Dans le cadre de l’exposition internationale de 1937, il est chargé du commissariat de la section sur les régions, produisant des documentaires filmés, et publie régulièrement dans le magazine de L’Illustration, notamment sur les métiers du bâtiment et la renaissance des villages sous l’Occupation.
Souvent mentionné par Prost, Vaillat défend une sorte de régionalisme francilien qui passe par la reconnaissance du patrimoine architectural et paysager – le terme de patrimoine est d’ailleurs peu employé à l’époque, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Il collectionne les vues de paysages d’antan pour les comparer aux photographies contemporaines qu’il prend lui-même ou qu’il extrait du casier Archéologique de la Seine mis sur pieds par Louis Bonnier pour documenter la banlieue11. À l’automne 1936, il arpente ainsi en voiture les routes de la banlieue parisienne comme s’il s’agissait d’un voyage au long court et en rapporte une campagne photographique. Il s’intéresse en particulier aux ponts sur la Seine à l’amont et l’aval de Paris qui « tiennent une grande place dans la composition des paysages urbains »12. Sur les ondes de Radio Paris, il consacre plusieurs émissions à l’histoire et aux critères d’une modernisation acceptable des ponts franchissant le fleuve. Sa doctrine, partagée par beaucoup, veut que les nouveaux ouvrages d’art magnifient le paysage sans le perturber autrement qu’en jouant un rôle d’un médiateur dans la perception concrète des échelles.
Vaillat est en cela proche, sans s’en revendiquer explicitement, du Heimatschutz allemand ainsi que de la doctrine esthétique des autoroutes allemandes qui commence à être connue en France. La Revue générale des routes et L’Architecture d’Aujourd’hui, puis la revue Urbanisme sous la plume du paysagiste Henri Pasquier, consacrent des articles au sujet des « avocats du paysage » et à la mise en valeur scénique des panoramas de chaque côté du double bandeau autoroutier13. Ainsi circulent les noms de l’ingénieur en chef Fritz Todt, de l’architecte Paul Bonatz qui décide de l’écriture stylistique des ponts en fonction des régions traversées, et du paysagiste Alwin Seifert chargé d’aménager les abords de l’autoroute sur une épaisseur de cent mètres de chaque côté. Car la rhétorique des routes scéniques et ponts modernes se répand dans le monde. Et, de magnifiques photographies aériennes rendent compte des ponts à haubans qui franchissent à New York les deux rives de Manhattan ; des ponts en béton aux profils élancés des ingénieurs suisses, etc…
Cet engouement pour l’expérience automobile est partagé par cette génération d’intellectuels urbanistes bourgeois et motorisés. Un autre protagoniste de la campagne pour le Grand Paris, l’écrivain Jean Giraudoux préside, après la mort de JCN Forestier, l’association de la Ligue urbaine, dont Prost fait aussi partie, est un passeur de l’urbanisme à l’allemande et un admirateur des extensions métropolitaines de Berlin. Dans son livre Berlin (1932), quand il évoque une promenade en voiture sur la Heerstrasse en direction des lacs de Wannsee, on comprend qu’il trace l’horizon d’attente pour l’axe triomphal de Paris :
« […] Des rues immenses, où jamais un encombrement ne vous arrête et que double, pour aller au Wannsee, une autostrade, vous livrent une ville ouverte, aérée, […]. La nation, dit maintenant l’homme d’État allemand, c’est une question d’urbanisme […]. Un peuple composé d’individus qui ont l’aisance de leurs gestes, aura aussi, tôt ou tard, l’aisance de sa civilisation ».14
C’est donc dans une esthétique globale de la route que s’inscrit le projet de l’axe est-ouest. Dans le porte-folio de l’avant-projet du PARP de 1934, Prost a inclus des planches perspectives sur les « sorties de Paris » dont les cartouches explicitent ses intentions pour des figures de grand paysage. On identifie ainsi :
- Les « Parcs côtiers de la Seine » constitués de boulevards panoramiques, largement plantés, aménagés sur les coteaux des méandres.
- Une « Rocade des hauteurs », articulant en moyenne couronne, des départementales existantes avec des voies nouvelles et comportant des points de vue aménagés vers le lointain.
- Une « Route des forts de l’Est » qui décrit un système de parcs entre les forts militaires de Fontenay-sur-Marne et ceux du plateau de Romainville.
D’autre part en application de la loi sur les sites du 30 mars 1932, le PARP inscrit dès sa première version de 1934 des prescriptions pour protéger les perspectives des parcs de Versailles, de Saint-Cloud, de Sceaux, de Marly-le-Roi, et les vues depuis les terrasses de Meudon et de Saint-Germain.
Sur le programme du pont-terrasse
Revenons au programme du pont-terrasse tel que dans sa mise au point de 1950. Quel était l’objectif des plateformes en gradins de chaque côté de l’autoroute ? Il faut remonter aux années 30 pour le comprendre. Deux étudiants de l’IUUP (Institut d’urbanisme de l’Université de Paris) dont Henri Prost dirige alors la thèse, Jean Hardel et Marcel Roux, consacrent leur mémoire de fin d’études au plan d’aménagement de Saint-Germain en Laye et des communes avoisinantes en contrebas vers le fleuve15. Le document règlementaire du PARP établi au 1 :2000e prévoit des zones non aedificandi (non bâties) et non altus nolendi (limitées en hauteur) pour conserver les vues depuis la terrasse. Hardel et Roux rapportent les discussions engagées avec la SPPF, les syndicats d’initiative locaux et leur fédération d’Île de France. On découvre ainsi un jeu d’acteurs – pour utiliser un vocable contemporain – qui oppose ceux qui ne veulent pas dénaturer la forêt domaniale à ceux qui veulent en faire le « Bois de Boulogne de l’Ouest parisien », selon le slogan de Véra repris en boucle à l’époque notamment par Henri Sellier, pour aménager des équipements récréatifs et accueillir les visiteurs. Un projet de « routes des parcs » – qui fut joint au projet de PARP de 1934 mais qui fera long feu – ouvrait à la circulation en automobile ou en autocar les domaines de Versailles, Marly, Meudon et de Saint-Germain16.
Dans son projet de 1950, Prost arrive un compromis : le domaine forestier serait laissé en l’état, et les aménagements sportifs et de détente intégrés dans les gradins de la nouvelle promenade, dont on comprend ainsi d’autant mieux l’intérêt.
Un ultime savoir-faire
L’infrastructure panoramique imaginée par Prost s’adressait à l’espace francilien en combinant le trait de l’ingénieur et de l’architecte pour intégrer dans la topographie une infrastructure de mobilité autant à l’usage de l’automobile que du piéton. Ses dessins témoignent d’un projet de sol préalable au dessin technique de l’ensemble pont-terrasse. L’époque veut encore combiner l’infrastructure routière à l’art urbain dans un dispositif paysager. On peut à postériori parler « d’infrastructure intégrée » à défaut d’un autre langage. Le tracé de l’axe et de ses ponts sera maintenu dans le PADOG (plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne) de 1960 mais abandonné par le SDAURP (schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris) de 1965 qui décide de la création de la ligne du RER A et donne une ampleur inédite au centre d’affaire à construire à la Défense en créant un sol artificiel sur dalle et une rocade autoroutière en forme de poire. Les années suivantes, l’honorable Terrasse de Le Nôtre est impactée par l’arrivée du RER A aménagée d’abord en tranchée avant d’être recouverte, puis par le tunnel de l’autoroute A14 creusé en dessous. Le tracé de l’autoroute A14 qui bifurque par le sud à Puteaux rend caduque le projet de grande voie rapide est-ouest. C’est une réponse techniciste au grand patrimoine par le camouflage qui est alors choisie. L’infrastructure moderne n’est plus là pour renouveler et magnifier un paysage culturel à la manière de ce qu’avait proposé Henri Prost. Elle est devenue totalement autonome dans son inscription topographique et exclusive à l’automobile en termes de mobilité. Il est à noter que les ponts construits depuis les années cinquante en région parisienne seront exclusivement ferroviaires ou autoroutiers. L’écart entre les ponts parisiens partagées avec les mobilités piétonnes reste de 500 m en moyenne, contre 5 km dès que l’on entre en banlieue.
Notes
- « La grande montée en forêt vers la Croix de Noailles », Centre d’Archives d’Architecture Contemporaine (CAAC) : fonds Prost, 343 AA 60/6, HP.PHO.2/3.3. Au dos du document est noté : « Le dessin est de 1950 ». Le dossier comprend une quinzaine de photographies des alentours de la Terrasse de Saint-Germain.
- Henri Prost et Lebret, « Le concours d’idée pour l’aménagement de l’avenue entre l’Etoile et la place de la Défense », Urbanisme, n° 1, avril 1932, p. 39-40 ; n° 2, mai 1932, p. 52-60 ; n° 3, juin 1932, p. 97-100. Articles préparés par une note d’Henri Prost (CAAC : Fonds Prost, 343 5/8 HP ARC 2/7). Henri Prost, « Concours d’idée pour l’aménagement de la voie allant de la place de l’Etoile au Rond-Point de la Défense », La Vie urbaine, n° 9, mai 1932, p. 163-178 et 242-256.
- Voir le manifeste : « Vers un Paris nouveau », Les Cahiers de la République des Lettres, XIIe année, n°39, Paris, Les Beaux-Arts, 1929, rééedité l’année suivante aux Éditions d’Études et de Documents, 1930. Ainsi que le dossier dans L’Europe nouvelle, 12e année, n°591, L’Extension de Paris, 8 juin 1929, auquel contribuent des personnalités éminentes dont Henri Prost.
- Georges Benoît-Lévy, Paris s’étend, Nice, Société générale d’imprimerie, 1927, 96 p.
- Robert De Souza, « L’Urbanisme en dix commandements », Le Musée social, revue mensuelle, 26e année, n°4, avril 1929, p. 175.
- Esquisse à vol d’oiseau pour l’aménagement de l’Ouest de Paris, CAAC : Fonds Prost, 343 AA 60/4. Elle est sans doute de la main du jeune architecte Eugène Beaudouin qui débutait alors dans l’agence de Prost.
- MRU, Comité d’aménagement de la région parisienne, « Arrêté du 14 septembre 1953 », signé par Maurice Lemaire, CAAC : Fonds Prost, HP ARC 2/6d.
- Voir Laurent Hodebert, Henri Prost et le projet d’architecture du sol urbain, 1910-1959, doctorat sous la direction de Catherine Maumi, Université de Grenoble Alpes, janvier 2018 ; Ainsi que Corinne Jaquand, La théorie du grand paris dans l’entre-deux-guerres : le plan d’aménagement de la région parisienne (1919-1941), manuscrit inédit de la HDR, mars 2021 : dans chap. 2 « L’architecte Henri Prost, au croisement des réseaux », p. 56-70 ; chap. 5 « Faire parler les cartes : les figures du grand paysage dans le plan Prost » p. 190-204.
- Voir le catalogue de l’exposition : Léandre Vaillat, L’Urbanisme dans la Région parisienne, Exposition février-mars 1935, Musée des Arts décoratifs, Pavillon de Marsan, Paris, Imprimerie Frazier-Soye, 1935, 88 p.
- Léandre Vaillat, Seine, chef-lieu Paris, Paris, Éditions des arts et métiers graphiques, 1937.
- Laurence Bassières, « Prémisses d’un urbanisme patrimonial – L’épisode du ‘casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine’, 1916-1928 », in : Bertrand, Bourillon, Jaquand (dir.), Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919, actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Bière, 2016, p. 164-191. [en ligne] http://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=194 [consulté le 28/08/2023]
- Léandre Vaillat, « Le fleuve de Paris », Urbanisme, n°4, juillet 1932, VI-VII. Article également paru dans le quotidien Le Temps, 20 juillet 1932.
- Dossier rassemblé par Julius Posener, « L’architecture du IIIe Reich » : Otto Steinitz, « La construction des routes au salon d’automobiles de Berlin », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°4, avril 1936, p. 44-46. Henri Pasquier, « Les surfaces vertes dans la ville, Urbanisme, n°68, janvier-février 1939, p. 10-47 ; « Les avocats du paysage », Urbanisme, n°86, janvier 1943, p. 16-17. Références données par : Dorothée Imbert, « Vichy vert : les paysagistes entre technique et terroir », in : Jean-Louis Cohen (dir.), Architecture et urbanisme dans la France de Vichy, Paris, Collège de France, 2020, p. 107-124.
- Jean Giraudoux, Berlin, coll. Ceinture du Monde, Paris, Émile-Paul Frères, 1932, 71 p.
- Mémoires de l’IUUP sous la direction d’Henri Prost : Jean Hardel, Saint-Germain-en-Laye et les communes qui l’environnent (1936) ; Marcel Roux, Saint-Germain-en-Laye : Protection du Panorama de la Terrasse (1936).
- La proposition émane de Robert Danis, architecte en chef à l’Inspection générale des Bâtiments civils et Palais nationaux, « Route des parcs, du belvédère de Meudon à l’abreuvoir de Marly », sept. 1934, 1:80.000e, CAAC : fonds Prost, 343 AA 44/1 ; Robert Danis, « Palais nationaux, routes des parcs », 25 mars 1935, CAAC : fonds Prost, « Correspondance », 343 AA 5/5, HP ARC 2/13b.