Le postulat de ce titre semble si évident qu’il pourrait se passer d’explications. Mais l’exemple de Porto est si éloquent qu’il mérite que l’on se penche sur les relations mutuelles de cause à effet entre la ville et le fleuve et ses ponts qui l’enjambent, tout au long de la construction matérielle, économique et sociale de la ville. Établie sur les deux rives du fleuve, Porto entretient des relations géographiques et historiques qui méritent que l’on examine de plus près son évolution urbaine à travers son iconographie la plus représentative, qui témoigne de la relation millénaire entre les rives des deux villes situées à l’embouchure du Douro, son estuaire, l’océan Atlantique et la région métropolitaine.
Hasard géographique, l’estuaire du Douro se fraye un chemin étroit entre les berges où s’élèvent des collines à dominante granitique, depuis la gorge des rapides de Valeira, en passant par les massifs schisteux escarpés de l’Alto Douro Vinhateiro. Enserré par des falaises depuis la frontière espagnole jusqu’à Arrábida, à Porto, le fleuve se jette presque dans l’océan ! À de rares endroits, le long de son cours, quelques berges sablonneuses se dessinent, résultat remarquable de l’érosion provoquée par ses crues fréquentes et torrentielles.
À Porto, c’est dans ces gorges que la géographie a imposé la construction des ponts. Le défi pour les ingénieurs est tel qu’il faudra attendre le XIXe siècle pour que Porto se dote de structures fluviales durables.
Jusque-là, les difficultés techniques, financières et humaines ne permettaient que la construction de simples pont de barques temporaires qui devenaient impraticables en hiver et au printemps lors des grandes crues et des courants violents. Souvent, la combinaison de fortes précipitations au Portugal, de la fonte des neiges en Espagne et des marées hautes de l’océan, entraîne une élévation importante du niveau de l’estuaire.
La ville connut plusieurs ponts de barques, le dernier s’étant effondré en 1809 lorsque les habitants de Porto, acculés par l’invasion napoléonienne de Soult, s’enfuirent. Un pont de barques aurait été installé par Almansor lorsqu’il investit le nord-ouest de la péninsule, en l’an 1000 (alors qu’il se rendait à Saint-Jacques-de-Compostelle), mais il n’existe aucune trace de cette structure.
D’autres ponts temporaires destinés à faciliter le passage des armées furent mis en place, au cours de la longue histoire de Porto, peut-être même pendant la période romaine, mais ce type de construction ne laisse aucune trace durable et on ne retrouve aucune mention corroborant cette hypothèse.
Le choix de cet emplacement résulte toutefois d’un facteur déterminant, à savoir la géographie et l’accessibilité. L’embouchure d’un grand fleuve est un lieu stratégique, à la croisée entre terre et mer. On sait que l’une des voies romaines, sous l’Empire, reliait Conímbriga à Brácara Augusta, en passant par Porto, où il était alors difficile de traverser le Douro. Il fallait donc un passage sûr, permettant de relier deux ports urbains, et d’assurer le transfert fréquent (voire continu) de marchandises et de personnes d’une rive à l’autre, à des périodes historiques très dynamiques, du Ier au IVe siècle.
Ainsi, avant même la construction d’un pont permanent, l’implantation de structures urbaines, de part et d’autre du fleuve, conditionna l’établissement des populations autour des activités commerciales et militaires.
Mais la géographie propice du site et les traversées des barges déterminèrent aussi l’emplacement des ponts de barques et, plus tard, des ponts permanents. Là où le fleuve se rétrécit, la proximité des deux rives est propice au passage. Se succédèrent alors le Pont des Barques (Ponte das Barcas), le Pont Suspendu (Ponte Pensil) et le Pont Luís I (Ponte Luís I).
Fruits du génie humain, les ponts obéissent aux exigences de la nature, et permettent d’assurer une meilleure sécurité, de réduire les temps de trajet, d’économiser sur la construction et de prolonger la durée de vie de l’ouvrage. Véritables chefs-d’œuvre, tous les ponts de Porto témoignent du génie de l’homme dans sa capacité à surmonter toutes les difficultés. Sans eux, la ville n’aurait pas pu faire face à ces défis de taille.
Mais si la géographie dicte son emplacement, le pont dicte la vie des rives, en façonnant le maillage des routes et le schéma des entrepôts, des maisons et autres structures, comme les quais et les marchés. Si le parcours détermina l’emplacement des points de traversée, il deviendra par la suite le point de départ de toute une série de nouvelles voies navigables vers des destinations plus ou moins éloignées, non seulement à l’échelle urbaine, mais aussi à l’échelle régionale. Longeant la topographie des crêtes, plus élancées et plus sûres, les routes reliaient les embarcadères à la croisée des voies.
Du côté de Porto, le chemin de Ribeira rejoignait tout d’abord la Sé (la colline de la cathédrale), par l’intérieur, en empruntant la Rua dos Mercadores, qui débouchait sur la Rua do Souto, à d’autres destinations tournées vers la côte, une route vers Matosinhos, près de la côte, (en passant par l’actuelle Rua do Vilar) une route vers Vila do Conde, au nord de la côte, (par la Rua de Cedofeita), une route vers la ville principale de Braga depuis la présence romaine (par la Rua do Bonjardim) qui bifurquait vers Guimarães sur l’ancienne Praça da Aguardente (aujourd’hui Marquês de Pombal), et une route vers l’intérieur, par Penafiel vers « Vila Real » et « Lamego » (actuelle rue de « S. Ildefonso »). À Gaia, on retrouve une structure similaire avec une route menant à Coimbra et à Lisbonne, par la Rua Direita.
Mais le maillage romain et médiéval des passages et des routes, constituant le tissu de la ville, fera l’objet de transformations majeures avec le développement des ponts modernes. La vapeur permit de développer le train, le train fit émerger des industries, et les industries donnèrent naissance au travail ouvrier. Les ouvriers construisirent à leur tour les maisons et les rues, et la ville se remplit d’industries et de gares alimentées par la machine à vapeur. Bienvenue au XIXe siècle.
La toute première ligne ferroviaire portugaise reliait Lisbonne à Carregado, puis, plus tard, à Gaia. Elle s’interrompit ensuite, dans l’attente d’un pont qui lui permettrait de rejoindre Porto. À une époque, la ville de Porto était desservie par les gares de Gaia et il fallait emprunter le Pont Suspendu, le premier à remplacer le système du pont de barques. Il fut construit peu de temps après la fin de la guerre civile (1832-1834) et la victoire des libéraux. Le train de Gaia contribua à faire de la ville et des pentes menant au Pont Suspendu une zone densifiée avec des caves, des logements, des entrepôts, des commerces et de la vie.
Du côté de Porto, la ruée vers les contrebas se poursuivit, avec les quais et le pont, les bateaux fluviaux et maritimes, les entrepôts et les passagers, les migrants et les marchands. Le Pont Suspendu eut une courte vie, car la ville évolua à un rythme effréné, en termes de population et d’activités, et parce que la vapeur, qui avait amené le train, apporta également une nouvelle industrie, plus grande, plus lourde, plus exigeante en termes de transport, obligeant le train à rallier Porto et, donc à construire de nouveaux ponts.
Mais ce chemin de fer devait relever un défi bien plus grand que tous les autres fleuves qu’il avait dû traverser depuis Lisbonne, y compris le Mondego et la Vouga. Franchir le Douro et rejoindre Porto représentait un défi immense, innovant et pionnier dans la construction de ponts. Si l’industrie réclamait la construction d’un pont, cette dernière ne pouvait se faire sans les connaissances et les techniques de l’industrie.
C’est ainsi que fut érigé en 1877 le pont Maria Pia, le premier pont à grande arche au monde, fruit de la collaboration entre les ingénieurs Gustave Eiffel et Théophile Seyrig. Par la suite, les deux associés se séparèrent et construisirent chacun de leur côté un pont : le viaduc de Garabit en France (Gustave Eiffel) en 1884 et le Pont Luís I à Porto (Théophile Seyrig) en 1886. Le choix de l’emplacement, de la hauteur et de l’accès de part et d’autre du Maria Pia fut au cœur d’une bataille politique qui opta finalement pour un pont haut, avec une gare à Campanhã, abandonnant ainsi un projet existant de pont à hauteur intermédiaire avec un accès par un tunnel du côté de Gaia.
Avec ce nouveau pont, la partie est de Porto devint peu à peu industrielle et ouvrière, et vit se développer sur sa rive de nouveaux aménagements urbains, aussi bien spontanés que planifiés. Le nouveau pont ferroviaire Maria Pia poussa la ville à se développer. En établissant la liaison avec S. Bento (la gare centrale de Porto), il donna au quartier de « Baixa » une position centrale, remettant ainsi en question le protagonisme de la « Ribeira », les berges, les quais et le transport fluvial, et ses habitats datant de l’époque médiévale.
Mais une nouvelle géographie allait se dessiner avec le deuxième pont métallique – Luís I. Plus moderne, ce dernier vint remplacer le Pont Suspendu, reliant les deux rives par une nouvelle structure basse, suspendue à l’immense arche métallique. Le tablier supérieur du pont Luís I modifia radicalement la relation entre Porto et le sud, c’est-à-dire Gaia, mais aussi avec Lisbonne et l’ensemble du pays, du Douro à l’Algarve. À Gaia, la route de Lisbonne céda la place à l’« Avenida da República », considérée comme l’axe fondateur de la structure urbaine moderne de la ville et, pendant des décennies, l’axe unique.
Du côté de Porto, le tablier supérieur ne débute qu’au niveau de la colline ou est située la Sé, déviant ainsi la circulation vers la Batalha jusqu’à la disparition de l’Avenida da Ponte dans les années 1940. Cette liaison conféra à la Batalha un rôle important dans le développement de l’ensemble du réseau urbain, vers l’est jusqu’à Campanhã. La Baixa se prolongea ainsi jusqu’à Fontainhas et Bonfim, donnant lieu au développement de nouvelles structures d’urbanisation qui, à leur tour, nécessitèrent la création de nouveaux équipements, de nouveaux quartiers, de nouvelles rues, de nouvelles avenues et de nouveaux liens avec l’extérieur.
Si les deux nouveaux ponts métalliques construits dans la seconde moitié du XIXe siècle favorisèrent la croissance et la valorisation du centre et de l’est de la ville, il faudra attendre la construction du pont Arrábida, au milieu du XXe siècle (1963), avec son immense et élégante arche en béton, pour que le centre de Porto se déplace vers l’ouest et que la « Boavista » (Rotonde et Avenue) devienne un nouveau point névralgique. Cette nouvelle structure donna à la ville une échelle différente, définie par l’autoroute Porto-Lisbonne.
L’empire ferroviaire dura un siècle, avant de laisser place à l’ère du véhicule individuel, l’automobile. Reliant Gaia à Matosinhos, le pont Arrábida participa à l’expansion du territoire de Porto, en étalant les zones d’habitat, en repoussant les périphéries, en ramifiant les accès aux routes secondaires hors de la ville, vers les zones rurales. Avec son arc en béton, le pont Arrábida, qui détenait alors le « record du monde », conféra à Porto une échelle métropolitaine. Il relia Gaia à Matosinhos, avec des embranchements vers Espinho et Vila do Conde, donnant ainsi à la ville une forme tentaculaire, avec un immense réseau « linéaire » sur des dizaines de kilomètres, où vinrent s’ancrer le port de Leixões, l’aéroport, les principales zones industrielles de Porto, Gaia et Matosinhos, les grands centres commerciaux de la région. Arrábida façonna la ville, et la ville transforma Arrábida en une route essentiellement urbaine, où s’opéraient la plupart des flux métropolitains des municipalités du grand Porto. Voilà comment la ville continua à construire des ponts qui continuèrent à façonner la ville ! Porto prit la dimension d’une métropole, il lui fallait donc construire d’autres ponts ! Plus de ponts pour une ville plus grande.
Pour fermer la rocade interne (VCI) qui relie Porto à Gaia, le pont du Freixo fut construit pour désengorger le pont Arrábida, en particulier à Gaia où se développèrent de manière spectaculaire de nouvelles zones urbaines à l’est, de l’Avenida da República à l’Oliveira do Douro.
Le maillage métropolitain exigea de plus en plus de connexions, non seulement pour les véhicules individuels, mais aussi pour les trains et le métro qui révolutionna le pont Luís I, l’avenue de Gaia et l’avenue de Ponte. Même la ligne de métro au centre de la ville, qui traverse le pont Luís I, devint un centre névralgique de la métropole, ce qui était impensable à l’époque de sa création, preuve donc que ce sont les ponts qui font les villes. Le métro opérant sur le tablier supérieur, il devint alors nécessaire de créer une alternative pour le trafic automobile et faciliter la vie des habitants du centre de Porto et de Gaia. C’est ainsi que le Ponte do Infante fut érigé, reliant Fontaínhas au flanc de la Serra do Pilar, donnant ainsi naissance, du côté de Gaia, à de nouveaux développements urbains.
Mais l’histoire des ponts et de la ville ne s’arrête pas là. Le tablier inférieur du point Luís I étant saturé, surtout par les piétons, il n’est plus envisageable de continuer à l’utiliser comme pont routier et doit être désengorgé en construisant un autre pont. Les municipalités de Porto et de Gaia se sont ainsi mises d’accord pour ériger un autre pont routier, qui portera le nom de D. António Francisco dos Santos, évêque de Porto, en aval du pont du Freixo, afin de relier les quartiers périphériques de Porto à Oliveira do Douro. Ce nouvel ouvrage permettra ainsi de réserver le tablier inférieur du pont Luis I aux piétons, qui le considèrent plutôt comme un itinéraire ludique et pratique qui relie rapidement une rive à l’autre et allie praticité et paysage.
Une passerelle piétonne devrait également voir le jour plus en aval pour éviter d’avoir à reprendre en sens inverse le chemin via Luís I, et permettre également d’animer les deux rives du « centre historique » de Porto/Gaia. Tout le défi consistera à relier les deux rives sans interrompre le fleuve qui a retrouvé son dynamisme d’antan. En effet, si la ville fait les ponts et les ponts font la ville, ils font aussi, et peut-être défont, le va-et-vient incessant des navigations longitudinales qui deviennent de plus en plus contraignantes. C’est pourquoi l’art de faire des ponts ne relève pas seulement de l’ingénierie, mais surtout de l’art de faire des villes.
Depuis l’Antiquité, cet estuaire est un port dont les installations ont soutenu l’économie de la région, de l’empire romain au Moyen Âge, avec un essor important au XVIIIe siècle grâce aux exportations de vin de Porto et aux liaisons avec le Brésil et l’Europe du Nord. La construction de ponts permanents ne fut possible qu’à compter du XIXe siècle en raison de la topographie des rives du fleuve, ce qui entraîna le développement de deux tissus urbains de part et d’autre du Douro, regroupés sous la forme de deux villes (Porto et Gaia) et de deux municipalités. Au cours des XIXe et XXe siècles, les ponts permirent de relier l’économie, la société et le modèle urbain grâce à de nouvelles routes et à un chemin de fer. Les grands ponts métalliques en arc permettaient de traverser le fleuve en hauteur, et de franchir le canyon vallonné, large et profond. De nouvelles zones furent ainsi développées dans les deux villes. Plus tard, la construction de ponts en béton multiplia les connexions entre Porto et Gaia.
En 2017, la ville de Solingen (Allemagne), en collaboration avec Wuppertall et Reimsheid, a organisé le premier séminaire international appelant plusieurs grands ponts métalliques en arc du XIXe siècle à poser leur candidature pour figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Suite à cette première étape, de nouveaux séminaires et d’autres réunions de travail ont eu lieu à Porto (2018), en France (2019) et en Italie (2022), et la demande d’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO est en cours d’élaboration. Ces ponts sont de remarquables ouvrages d’ingénierie, de grands exemples de calcul mathématique et de conception, des exemples exceptionnels de ce que l’industrie et la technique ont réalisé de mieux à ce jour, et qui sont tous de véritables chefs-d’œuvre. Les auteurs de ces projets d’ingénierie comptent parmi les plus éminents esprits du point de vue de la créativité et de la technique.
En 1877, Gustave Eiffel et Théophile Seyrig conçurent le pont Maria Pia, leur premier ouvrage à Porto, au Portugal. En 1884, Gustave Eiffel, construisit, sans Seyrig, le viaduc de Garabit à Ruynes-en-Margueride, en France. En 1886, Théophile Seyrig conçut, seul, le pont Luís I à Porto, au Portugal. En 1889, Jules Rothlisberger réalisa le pont S. Michele à Paderno d’Adda, en Italie. En 1897, à Solingen, en Allemagne, fut inauguré le pont de Mungstener, conçu par Anton von Rieppel. De 1895 à 1902, fut construit en France, dans la région de Tanus, le viaduc du Viaour par Paul Joseph Bodin.Cette série de ponts revêt une valeur historique, esthétique et technique d’autant plus remarquable qu’elle est le reflet d’une période d’environ 25 ans, à la fin du XIXe siècle, lorsque le savoir scientifique et les moyens industriels se sont conjugués pour construire le réseau ferroviaire européen, en faisant appel aux meilleurs ingénieurs pour franchir les vallées et les canyons. La candidature à la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO revêt désormais une grande importance pour la mise en valeur et la protection de ces monuments, non seulement en tant que chefs-d’œuvre artistiques, mais aussi en tant que faire-valoir des villes et des régions où ils sont érigés.