* Extrait de : L. Capogrossi Colognesi et E. Tassi Scandone, éd., Vespasiano e l’impero dei Flavi (Atti del Convegno, Roma, Palazzo Massimo, 18-20 novembre 2009), Rome, “L’Erma” di Bretschneider, 2012, 15-26.
Le mot “marché” peut prendre plusieurs sens. D’une part, il est utilisé en un sens concret, pour désigner une place commerciale, un lieu où se réunissent des commerçants, des producteurs et des consommateurs, en vue de l’achat et/ou de la vente de marchandises. D’autre part, en un sens abstrait, il désigne un espace dans lequel les prix se déterminent notamment sur la base de l’ensemble de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une concurrence généralement très imparfaite.
Pour l’Antiquité romaine, les marchés concrets et abstraits, dans la plupart des cas, ne peuvent guère être analysés à partir de la même documentation. Pour ce qui concerne les places commerciales, d’ailleurs mal connues, les documents sont avant tout textuels ou épigraphiques. À l’inverse, l’ampleur des transactions, la localisation des flux commerciaux, l’éventuelle existence d’un marché abstrait, pour tel ou tel produit particulier, sont principalement déterminés sur la base de données archéologiques, – même si, évidemment, il est bon de ne négliger ni les textes littéraires et juridiques, ni les inscriptions.
Quand on étudie les marchés (aussi bien concrets qu’abstraits) en relation avec un souverain (dans notre cas, Vespasien) ou avec une dynastie (les Flaviens), une question vient tout de suite à l’esprit : quelle influence cet Empereur ou cette dynastie ont-ils eue sur les marchés ? C’est la question que je me suis posée. Nous verrons quelle réponse lui apporter.
Dans le cas de Vespasien, la question mérite d’autant plus d’être posée que, selon les témoignages des Anciens, et notamment selon Suétone, il était très cupide, très soucieux d’enrichissement, et que cette cupidité, encore stimulée par la relative modestie de son patrimoine, l’a incité à s’occuper de commerce, d’une manière ou d’une autre. Après avoir été consul et avoir gouverné la province d’Afrique, et alors qu’il n’était pas encore Empereur, il mena, selon Suétone, des activités commerciales, mangonici quaestus (chose qui, selon moi, n’était pas habituelle pour un sénateur, quoi qu’en disent certains archéologues et historiens)1. Il y gagna le surnom de mulio (ces éléments de vocabulaire sont susceptibles de désigner soit un commerce de bêtes de somme, soit un commerce d’esclaves)2. Plus tard, au cours de son principat, il se livra à des affaires qui, selon Suétone, étaient considérées comme honteuses, même de la part de quelqu’un qui ne fût pas Empereur. Il s’agissait d’acheter des marchandises en gros afin de les revendre ensuite plus cher au détail. Le verbe employé par Suétone, coemere, suggère qu’il s’agissait d’accaparement3. Était-ce à cause de sa cupidité naturelle qu’il mena une politique fiscale particulièrement exigeante, ou à cause de la pauvreté du Trésor public au début de son règne ? Selon Suétone, les opinions des contemporains se divisaient sur ce point, mais Suétone écrit que lui-même est plus favorable à la seconde explication (les difficultés du Trésor public) qu’à la première4. Est-ce que l’action officielle de Vespasien en matière de commerce, en tant qu’Empereur, rappelle, d’une façon ou d’une autre, l’attirance qu’exerçaient sur lui l’enrichissement, les affaires, et notamment l’activité commerciale ?
Quoi qu’il en soit, il faut d’abord insister sur le fait qu’il y a un net décalage chronologique entre l’histoire politique de l’Empire et des Empereurs et la documentation disponible en matière économique. Ce décalage est souvent observé quand on s’appuie sur une documentation archéologique. En effet, si la céramique et les amphores sont beaucoup mieux datées actuellement qu’il y a trente ou quarante ans, il reste très difficile de distinguer les vases et les amphores fabriqués pendant le règne de Vespasien de ceux qui datent des règnes de Titus ou de Domitien. D’ailleurs, le même décalage chronologique existe pour beaucoup d’inscriptions et même pour une partie des textes littéraires et juridiques : si les tablettes des cités du Vésuve sont précisément datées, et si certains textes renvoient à des situations précises et limitées dans le temps (qu’on songe aux édits de Domitien sur les vignes)5, d’autres ne peuvent pas se dater précisément, ou concernent des périodes de temps beaucoup plus longues que le règne d’un seul Empereur. C’est assez souvent le cas des textes à caractère économique ou social.
Cet article se compose de quatre parties. La première traite des marchés concrets à l’époque flavienne (marchés permanents, marchés périodiques, foires). La deuxième s’efforcera de montrer que les grandes évolutions commerciales, relatives à des marchandises vendues dans l’ensemble de l’Empire romain ou dans de larges régions de l’Empire, se sont poursuivies à l’époque flavienne, ou même ont pu s’accentuer à cette époque, mais sans mutations décisives. La troisième s’intéresse à trois ou quatre épisodes ou anecdotes qui, me semble-t-il, nous fournissent quelques indications sur les marchés abstraits, et sur la manière dont un Empereur romain intervenait en matière commerciale (et, plus largement, dans les secteurs économiques extérieurs à l’agriculture). Enfin, la dernière partie concerne l’exploitation des mines, dont l’évolution, au Ier siècle p.C., a récemment fait l’objet de débats intéressants.
Dans le monde romain, comme chacun sait, les marchés permanents (c’est-à-dire plus ou moins quotidiens) se tenaient sur le forum de la cité, ou bien dans un édifice spécifique, que les Latins appelaient macellum6. Dans la Vie d’Agricola, Tacite écrit qu’Agricola poussait les indigènes à construire des temples, des maisons (domus) et des fora, – c’est-à-dire des espaces publics qui constituaient le centre des cités, et qui étaient, en même temps, le lieu du marché7. Mais même si Agricola a vécu à l’époque flavienne, une telle action n’était certainement pas spécifique de la seconde moitié du Ier siècle p.C. Selon toute probabilité, elle a déjà été pratiquée auparavant, et a continué à être pratiquée par la suite.
Dans la ville de Rome elle-même, quant aux marchés permanents, trois nouveautés ont marqué l’époque augustéenne et le Ier siècle p.C., mais toutes les trois avant l’avènement de Vespasien : la construction du Macellum Liviae, sur l’Esquilin ; celle du Macellum Magnum, qui fut ouvert en 59 sur le Caelius ; la destruction du vieux macellum républicain, probablement à la suite de l’incendie de 64 p.C. À l’époque flavienne, deux macella étaient en fonctionnement, celui de Livie et le Macellum Magnum.
Les nundinae, les marchés périodiques, sont mal connues. La documentation les concernant est sensiblement plus abondante dans trois régions de l’Empire : l’Italie centro-méridionale tyrrhénienne (Latium et Campanie) au Ier siècle p.C. ; l’Afrique proconsulaire, la Numidie et la province d’Asie aux IIe et IIIe siècles p.C.8. Pour l’Italie, les marchés périodiques sont connus par deux groupes de documents, tous les deux antérieurs à l’époque de Vespasien : les listes de marchés, que les modernes ont appelées indices nundinarii, qui remontent aux règnes d’Auguste ou de Tibère et ont été probablement liées à une nouveauté s’étant produite à cette époque9 ; les tablettes de Pompéi (celles de Lucius Caecilius Jucundus et celles des Sulpicii), qui datent de l’époque julio-claudienne10.
Parmi les problèmes que posent les nundinae d’Italie, il y a celui de leur fréquence. J’ai réuni quelques indices qui paraissent indiquer qu’à l’époque des tablettes des cités du Vésuve, les nundinae avaient lieu une fois par semaine, et non plus chaque période de huit jours (chaque ogdoade), selon la vieille tradition romaine11. G. Camodeca, à partir de l’examen des dates de ventes aux enchères dans les tablettes de Murecine, a confirmé cette impression et s’est prononcé clairement en faveur d’une fréquence hebdomadaire. Je suis évidemment d’autant plus convaincu par ses analyses que j’étais parvenu, de mon côté, à un résultat semblable, mais à partir d’une documentation moins abondante et plus douteuse. En effet, je m’appuyais, pour certaines tablettes de Murecine, sur la lecture, souvent très fautive, des prédécesseurs de G. Camodeca, C. Giordano et F. Sbordone ; et d’autre part, G. Camodeca a publié des tablettes qui n’avaient pas été lues avant lui. Si les nundinae d’Italie étaient déjà hebdomadaires à l’époque de Claude et de Néron, les listes qui nous ont été transmises, les indices nundinarii, pourraient être contemporaines de l’époque où l’on est passé du vieux système au nouveau. En effet, certains de ces indices font allusion aux deux systèmes à la fois, le système des sept jours et celui des huit jours.
Notre documentation sur les foires est particulièrement limitée, surtout dans la partie latine de l’Empire. La majeure partie des foires concernaient très probablement le bétail, et avaient lieu deux fois par an, au printemps et en automne. La seule que nous connaissions un peu plus, en Italie, est celle des Campi Macri, près de Modène, dont Varron parle dans son traité sur l’agriculture. Mais elle a disparu à l’époque julio-claudienne, à moins qu’elle n’ait été déplacée à Crémone, où nous entendons parler d’une foire au moment de la guerre civile de 68-69 p.C.
Dans la deuxième partie de cet article, je voudrais faire quelques remarques sur les relations entre d’une part l’époque flavienne et l’action des Empereurs flaviens, et, d’autre part, certains flux commerciaux qui, désormais, sont assez bien connus. Chaque marchandise a une diffusion spécifique, et ce qu’on sait de l’huile, par exemple, ne vaut pas pour la céramique ou pour les métaux. D’autre part, beaucoup d’échanges commerciaux se faisaient d’une province à une autre, de telle sorte que la diffusion complète des divers produits à travers l’Empire dans son ensemble constitue un écheveau extrêmement complexe, dont, pour l’instant, une très petite partie peut être démêlée. Mais les historiens et archéologues se sont particulièrement intéressés aux relations commerciales entre l’Italie et les provinces occidentales, à partir des épaves de navires et des fouilles terrestres, notamment celles de Rome et d’Ostie.
Quant aux marchandises que nous connaissons le mieux grâce à l’archéologie, c’est-à-dire les produits transportés en amphores et la céramique de table, on observe depuis longtemps une forte évolution des courants commerciaux. À la fin de la République et à l’époque augustéenne, les produits italiens se rencontraient non seulement en Italie, mais dans les diverses provinces, et même dans des régions qui ne faisaient pas encore partie de l’Empire. À partir de la dernière partie du règne d’Auguste, les choses changent sensiblement. Je prends, très brièvement et schématiquement, deux exemples, ceux de la céramique de table et de l’huile.
Sous le règne d’Auguste, la sigillée italienne, dont la variété la mieux connue est l’arétine, et qui était principalement fabriquée en Italie, même si certains ateliers se trouvaient en Gaule (à Lyon), était vendue en grandes quantités en dehors d’Italie. On en trouvait sur toutes les côtes de la Méditerranée (mais surtout en Méditerranée occidentale), ainsi que dans diverses régions de Gaule, dans les provinces alpines, sur la rive droite du Danube et même sur la côte méridionale de la Bretagne (l’Angleterre actuelle). À partir de 15 p.C., sa diffusion se restreint sensiblement. On n’en trouve plus en Bretagne. Dans les Gaules, elle n’est plus diffusée que sur l’axe Rhône-Saône-Rhin. À partir de 50 p.C., l’italique tardive, qui a succédé à l’arétine, ne se rencontre plus dans les régions voisines du limes. Autour des années 70 et 80 p.C., elle n’est plus vendue en Afrique du Nord, et, à l’inverse, la sigillée claire A, fabriquée en Afrique proconsulaire, commence à se rencontrer en Italie. Dans la première moitié du IIe siècle, la tardo-italique ne se rencontre plus nulle part, sauf en Italie.
L’évolution est en gros comparable dans le cas de l’huile, même si l’huile italienne n’a jamais été vendue en dehors d’Italie aussi massivement que l’arétine ou que le vin de l’époque des amphores Dressel 1. À la fin de la République, l’huile de Campanie était la plus renommée d’Italie. D’autre part, les amphores de Brindes, qui contenaient l’huile produite en Apulie, étaient exportées en dehors d’Italie et six cents manches de ces amphores, munis de marques, sont conservés au Musée d’Alexandrie. D’autres amphores à huile, par exemple les amphores républicaines dites ovoïdales, étaient exportées elles aussi. Après leur disparition à l’époque d’Auguste, l’huile d’Istrie, contenue dans les amphores Dressel 6 B, a été largement diffusée jusqu’à la première moitié du IIe siècle, mais non pas en Méditerranée, à Magdalensberg et en direction du Danube. À la même époque, certaines provinces ont bien davantage contribué à l’approvisionnement en huile des sites d’Italie centrale, et tout particulièrement de Rome : la Bétique (avec les amphores Dressel 20), et ensuite la Tripolitaine, l’Afrique proconsulaire et la Maurétanie. Selon William Harris, à l’époque des Empereurs flaviens, l’huile d’Afrique proconsulaire était davantage vendue en Italie, à cause de la distance, relativement réduite.
Je ne cherche ici à m’interroger ni sur la signification de cette évolution, ni sur ses causes12. Je souhaite seulement parvenir à une conclusion sur l’époque flavienne, et notamment sur celle de Vespasien. Certes, durant le règne de Vespasien, la sigillée claire A, de fabrication africaine, semble pénétrer en Italie. Et, au cours de l’époque flavienne, l’huile africaine est davantage vendue sur les marchés italiens. Mais il est facile de comprendre que de tels phénomènes font partie d’une évolution à long terme. Même de façon indirecte, elle n’est liée ni à l’histoire politique et événementielle des règnes des Flaviens, ni a fortiori à leur personnalité et à leur politique. Si cette évolution doit être mise en relation avec la fiscalité, comme K. Hopkins et H. U. von Freyberg ont cherché à le montrer, on comprend qu’elle se soit produite de façon continue et qu’elle se soit même accentuée de demi-siècle en demi-siècle. Avec une telle évolution, nous nous situons dans le cadre d’un temps beaucoup plus long que celui des règnes. En ce cas, le décalage chronologique n’est pas seulement dû aux limites de la documentation ; il est dû également à la nature même du phénomène.
Je voudrais maintenant parler de certains épisodes précis et de certains aspects déterminés de la politique des Empereurs flaviens – épisodes et aspects qui me paraissent significatifs de l’attitude des Empereurs par rapport à l’économie commerciale et aux marchés.
Un groupe de textes, très connus et cités, ont donné lieu, dans les années 1970, à des débats en rapport avec l’histoire économique et, plus ou moins directement, avec les marchés (concrets et abstraits). Le premier de ces textes concerne Vespasien. Suétone raconte qu’un mechanicus, un technicien, un ingénieur, avait promis à l’Empereur de lui procurer le moyen de transporter de lourdes colonnes jusqu’à la cime du Capitole, à un coût très bas. Nous ne savons rien du procédé qu’il préconisait. Selon Suétone, Vespasien lui a donné une forte récompense (praemium non mediocre), mais refusa d’appliquer la technique qu’il proposait, en ajoutant qu’il lui appartenait de donner à manger à la plèbe (plebiculam pascere)13. Dans les années 1960 et 1970, ce texte a été commenté à plusieurs reprises, dans le cadre de la controverse entre primitivistes et modernistes. Les Grecs et les Romains entreprenaient-ils, ou même envisageaient-ils, de promouvoir de grands programmes de travaux publics avec l’objectif de combattre le chômage, et même de donner un nouveau dynamisme à l’économie ? Ou bien non ? Contre H. Boren, qui s’inspirait de J. M. Keynes et répondait affirmativement à ces questions, sans grand souci des nuances, G. Bodei Giglioni, dans un livre très intéressant et un peu trop oublié, a étudié la question de manière approfondie14. Selon elle, l’anecdote de Vespasien et du mechanicus est un des très rares cas dans lesquels il est sûr qu’un souverain antique ait eu conscience que les travaux publics lui permettaient de donner du travail à la plèbe.
Mais, après son livre, plusieurs commentateurs de Suétone et plusieurs spécialistes de Vespasien ont conclu que cette histoire était tout à fait invraisemblable et fausse. Il est certes impossible de savoir si Vespasien a vraiment prononcé cette phrase ou non, et il est même impossible de savoir si le mechanicus est venu le trouver ou non. En un certain sens, peu importe. Selon moi, si Suétone avait considéré l’histoire comme invraisemblable, par exemple parce que tous les ouvriers des chantiers de travaux publics étaient des esclaves, il ne l’aurait pas racontée. Le mot plebicula montre d’ailleurs que certains artisans et ouvriers des chantiers étaient libres (ingénus ou affranchis) et que Vespasien n’était pas indifférent à leur sort. Même si l’anecdote cherche à mettre en valeur la générosité de Vespasien à l’égard des artistes et des techniciens, elle met également en relief le cas qu’il faisait des milieux modestes de la ville. Une telle attitude fait partie de ce que les Latins appelaient les libéralités de l’Empereur. Par le biais de ces libéralités, l’Empereur prenait soin de la société dans son ensemble et même de l’économie de l’Empire. Chacun devait trouver sa propre place, chacun devait pouvoir travailler, être payé, acheter des marchandises pour se nourrir, et ainsi la société dans son ensemble fonctionnait. Cette sollicitude, ces soins, que les Latins exprimaient par un vocabulaire relevant de l’évergétisme, faisaient partie de la mission de l’Empereur, de ses devoirs, de ses officia à l’égard des citoyens romains, et même à l’égard de tous les habitants libres de l’Empire.
Un autre passage de Suétone, moins commenté, mais très intéressant lui aussi, a une signification comparable. Le biographe raconte que Vespasien organisait de grands dîners très coûteux et formels, ut macellarios adiuvaret, pour aider les commerçants du macellum. Je n’ai pas mentionné ce texte dans le paragraphe relatif au macellum, même s’il confirme que le macellum était un lieu où l’on pouvait acheter des produits alimentaires de grand prix, par exemple des viandes et des poissons (chose bien connue par ailleurs). Mais ce texte me semble intéressant, non pas tellement comme un signe du populisme de Vespasien, mais plutôt parce qu’il révèle le souci qu’il avait de tous les milieux sociaux de la population de la ville, et surtout le cas qu’il faisait de l’approvisionnement de cette population.
Au texte sur le mechanicus du Capitole, nous pouvons ajouter le groupe de textes sur les édits de Domitien relatifs aux vignes. En effet, eux aussi ont été beaucoup commentés au cours des années 1970 et 1980, et eux aussi sont plus ou moins directement liés à l’existence des marchés, au sens abstrait du mot. La phrase sur le mechanicus est liée au marché du travail ; les passages sur l’édit, eux, sont liés aux marchés du vin et du grain.
A. Tchernia a expliqué que les textes disponibles concernaient deux édits différents de Domitien15. Le premier, qui remonterait à 91 ou à 92 p.C., interdisait de planter des vignes à l’intérieur des villes (in urbibus). Le second, qui semble postérieur mais dont la date n’est pas connue, interdisait de planter de nouvelles vignes en Italie et exigeait que la moitié au moins des vignes déjà plantées dans les provinces fût arrachée (utque in provinciis vineta succiderentur, relicta ubi plurimum dimidia parte)16.
Dans l’étude d’un tel épisode, il faut respecter deux principes de méthode, sur lesquels insiste A. Tchernia à juste titre. Le premier est de prêter la plus grande attention à la lettre des textes, au lieu de les réfuter ou de leur substituer d’autres interprétations, qui n’y sont pas suggérées. Le second consiste à distinguer les phénomènes durables de ceux qui dépendaient d’une conjoncture à court terme. Suétone écrit : ad summam quondam ubertatem vini, frumenti vero inopiam. C’est-à-dire : alors qu’une certaine année, il y avait une grande abondance de vin et une pénurie de grain. Il évoque une situation précisément située dans le temps (même si nous n’en connaissons pas la date exacte), et non pas une crise chronique.
D’autre part, l’édit, qui, dans la Vie de Suétone, fait partie du paragraphe “Vie quotidienne” (in communi rerum usu, écrit Suétone), est en rapport avec le moralisme de Domitien, avec son goût pour la répression morale, qui se manifesta tout particulièrement en matière sexuelle et contre le luxe. Stace voit dans cet édit un éloge de la sobriété et une réaction contre la manière dont on traitait la déesse Cérès. Philostrate, comme Stace, y voit une attaque contre le goût du vin et contre des habitudes de vie trop laxistes. Mais ce second édit a-t-il été appliqué ? Le rhéteur Scopélianos de Smyrne s’adressa à l’Empereur au nom du commune Asiae, et le convainquit de ne pas faire arracher les vignes dans les provinces. Dans les Gaules, C. Goudineau dit que la production de vin a beaucoup augmenté au cours du Ier siècle p.C., et qu’aux alentours du milieu du siècle, de grands bâtiments pour le stockage des amphores à vin ont été construits dans certaines villas. Après le règne de Domitien, il semble que la production de vin ait continué à progresser, de manière considérable, de telle sorte qu’on peut penser que l’édit n’a pas été appliqué en Gaule. De toute façon, Suétone écrit : nec exequi rem perseveravit, ce qui montre qu’il n’a été appliqué nulle part. D’ailleurs, si l’on y réfléchit, on comprend qu’il était très difficile à appliquer.
Il faut conclure que l’édit avait résulté d’une ou plusieurs années de vendanges surabondantes et d’une ou plusieurs mauvaises récoltes de blé. Il montre la vitalité de la viticulture, aussi bien en Italie que dans les provinces. L’avantage concédé à l’Italie est à mettre en relation avec son statut privilégié, ce qui constitue une forme indirecte de protectionnisme, mais ne résulte pas de choix explicitement protectionnistes.
Quoique l’exploitation des mines appartenant à la cité romaine, ou, plus tard, sous l’Empire, au fisc, relève avant tout de l’administration des biens d’État, et non pas des marchés, je voudrais faire état d’une nouvelle interprétation défendue il y a quelques années par le juriste Antonio Mateo17. En effet, cette nouvelle thèse n’est pas sans répercussions sur la destination des métaux, et donc sur le rôle attribué au marché des métaux. Elle ne concerne évidemment que les mines que l’État donnait en adjudication à des privés. Elle ne s’applique donc pas à celles que, sous le Principat, l’Empereur exploitait directement, comme les mines d’or du Nord-Ouest de l’Espagne, dont tous les spécialistes pensent qu’elles n’étaient pas adjugées.
Dans son gros ouvrage sur les mines, C. Domergue avait conclu que les sociétés de publicains intervenaient sous la République dans l’exploitation des mines de la péninsule ibérique et que, sous l’Empire, en particulier à Vipasca, dominait un régime “partiaire”18. Dans ce régime partiaire, l’adjudicataire de la concession minière devait donner à l’État, représenté par un procurateur, la moitié du métal obtenu. Au terme d’une analyse juridique très fouillée, Antonio Mateo conclut d’une part qu’à l’époque républicaine, les sociétés de publicains se bornaient à collecter les redevances dues à l’État et que seuls des privés se chargeaient de l’exploitation proprement dite des mines.
Dans les tables de Vipasca, le débat tourne autour de 1’interprétation de ce que le texte appelle la pars dimidia ad fiscum pertinens. Selon A. Mateo, le concessionnaire de la mine achetait la pars dimidia qui appartenait au fisc, à un prix fixé par l’autorité publique d’après la richesse de la concession. Une fois qu’il l’avait achetée, il exploitait librement la concession, et le métal lui revenait. C’est donc un régime de concession-vente, dans lequel le versement de la moitié du métal n’a plus sa place. Ce régime est très proche de celui qu’A. Mateo retient pour l’époque républicaine, mais il y a cependant quelques différences. En particulier, les publicains disparaissent complètement, même dans le rôle de collecteurs de redevances qu’ils avaient sous la République d’après A. Mateo. Dans les deux cas, si je comprends bien, les concessionnaires achètent la concession et n’ont plus, par la suite, à verser de métal à l’État. Une réorganisation administrative était cependant nécessaire, et A. Mateo attribue cette réorganisation à Vespasien. À vrai dire, il n’a pas de preuves que Vespasien en soit l’auteur, mais ce sont plutôt les vraisemblances qui l’orientent vers ce choix. Quoique les idées d’A. Mateo diffèrent nettement de celles que C. Domergue avait précédemment défendues, à la fois sur le rôle des publicains sous la République et sur le régime de concession-vente, c’est-à-dire sur des points importants, C. Domergue s’est rallié aux conclusions d’A. Mateo dans un article des Mélanges de la Casa de Velazquez19.
Si ces conclusions sont justes, ce dont, à vrai dire, je ne suis pas complètement sûr, elles impliquent que l’État ou l’Empereur ne reçoivent pas de métal des mines ainsi organisées, mais une somme d’argent monnayé, et que le métal soit entièrement versé dans le commerce libre par les concessionnaires. Au contraire, selon l’ancienne thèse de C. Domergue, une moitié du métal extrait entrait en possession de l’État ou de l’Empereur20. Vespasien n’a pas créé ce système, qui existait avant lui ; mais il l’a renforcé, il l’a conforté en réorganisant, selon A. Mateo, la gestion des mines. Il faut supposer que les métaux extraits des mines que l’Empire exploitait en régie directe suffisaient à ses besoins, ou qu’il concluait des arrangements avec les adjudicataires, ou bien qu’il achetait du métal dans le cadre du commerce libre, ce qui n’est pas sans conséquences quant au marché des métaux.
L’Empereur avait un double statut. D’une part, c’était un important membre de l’élite, le plus important des membres de l’élite, et, à ce titre, il était à la tête d’un patrimoine qu’il devait gérer et faire gérer. C’était donc, à ce titre, un acteur de la vie économique. En tant qu’Empereur, il n’était pas un acteur de la vie économique, il en était un observateur attentif, un arbitre, et aussi une sorte de meneur de jeu et de gendarme. En tant qu’Empereur, il devait d’abord veiller aux besoins et aux impératifs de la cité et de l’Empire, en tant que puissance publique. D’autre part, comme je l’ai souligné ailleurs, il ne se situait pas par rapport à la vie économique dans sa globalité, il se situait par rapport à certains secteurs qui, pour nous, font partie de l’économie, comme par exemple le secteur agricole et foncier, ou par rapport à des problèmes tels que celui de l’approvisionnement, et surtout de l’approvisionnement de la ville de Rome21. Les problèmes agraires et le secteur agricole tenaient une place à part dans la pensée et l’activité des Anciens, une place différente de celle du commerce, de la fabrication et de la vie financière. Si la cité, puis l’Empire romain n’avaient pas à proprement parler de politique économique, ils avaient une politique agraire.
En pratique, les deux statuts de l’Empereur se mélangeaient, et parfois très intimement. Par exemple, les mines dont l’Empereur était propriétaire faisaient partie de son patrimoine, et, en même temps, elles faisaient partie des ressources nécessaires à Rome en tant qu’État, par exemple pour la frappe des monnaies. Mais, pour comprendre le rôle de l’Empereur, il faut séparer ses deux statuts, du point de vue logique. L’organisation de l’État romain et le comportement des Empereurs se comprennent bien mieux si l’on fait la part de ces deux statuts.
Ces brèves idées générales permettent notamment de mieux comprendre la politique de Vespasien, qui s’inscrivit lui aussi dans ce système impérial. Elles permettent par exemple d’expliquer les différences entre une contribution telle que celle de D. P. Kehoe dans ce volume et la mienne. Dans la documentation disponible, il y a beaucoup plus d’éléments relatifs à la politique agraire de Vespasien et à sa politique de l’approvisionnement que sur les marchés, concrets ou abstraits. Ce n’est pas un hasard. Dans les versants commerciaux et financiers de l’économie (telle que nous la définissons), les pouvoirs publics romains intervenaient beaucoup moins, comme meneurs de jeu et même comme arbitres, que dans le secteur agraire et dans les problèmes d’approvisionnement de la ville de Rome.
Notes
- Voir à ce propos Andreau 2010, 26-34 ; et Tchernia 2011, notamment 19-55 et 199-228.
- Suet., Vesp., 4.6.
- Suet., Vesp., 16.2 (negotiationes quoque vel privato pudendas propalam exrcuit, coemendo quaedam tantum ut pluris postea distraheret).
- Suet., Vesp., 16.
- Je reviendrai plus loin sur les mesures de Domitien concernant les vignes ; certains pensent qu’elles ont fait l’objet d’un seul édit, et d’autres, par exemple A. Tchernia, de deux édits distincts ; je me rallie à cette seconde interprétation. Voir Tchernia 1986, 221-233.
- De Ruyt 1983.
- Tac., Agr., 21.1.
- Voir par exemple Nollé 1982 ; et Lo Cascio, éd. 2000.
- Degrassi, éd. 1963.
- Voir Andreau 1974 ; et Camodeca 1999.
- Voir Andreau 1978a ; 2000. Voir aussi Ziccardi 2000. Pour des hypothèses relativement voisines, voir Storchi Marino 2000.
- Sur ces questions, voir Andreau 1991 ; 1994 ; et 2010, 185-193.
- Suet., Vesp., 18.2.
- Bodei Giglioni 1974. Voir à son propos Andreau 1980a ; et 1980b.
- Suet., Dom., 7.2 ; Stat., Silv., 4.3.11-12 ; Philostr., VA, 6.42 et Philostr., VS, 580.
- Tchernia 1986, 221-233.
- Mateo 2001.
- Domergue 1990.
- Domergue 2004. Voir aussi Domergue 2008.
- Domergue 1983.
- Andreau 2010, 201-216.