Ce chapitre est centré sur les fêtes populaires et entend les considérer comme des situations heuristiques pour penser le terrain en arts vivants. Il s’agit donc de rassembler deux domaines d’étude souvent envisagés séparément. Les arts vivants ont été, au départ, étudiés par des spécialistes d’arts du spectacle. Ils renvoient donc au cadre bien précis de la représentation artistique (théâtrale, musicale, chorégraphique…), ce qui conduit à les penser d’abord comme des spectacles et des mises en scène artistique. En revanche, les fêtes populaires observées depuis longtemps par les ethnologues sont indissolublement liées à un contexte (social, rituel, calendaire…) ; pour cette raison elles relèvent du rite et de la pratique sociale plus que du spectacle ; elles sont un spectacle qu’un groupe social se donne à lui-même plutôt qu’un lieu de création artistique à proprement parler. Bien sûr, aujourd’hui se développent de plus en plus de formes mixtes, qui établissent des conjonctions nouvelles entre rite et spectacle et mettent les spectateurs au centre des représentations, comme cela est le cas avec le cirque contemporain, les arts de la rue ou la danse. Mais il n’en reste pas moins que les arts vivants se rapportent toujours à des représentations impliquant des artistes, tandis que les fêtes populaires sont d’abord des rites concernant une communauté ou un public spécifique. D’une certaine manière, on peut dire que les arts vivants sont plutôt centrés sur l’idée d’une création ou d’une production artistique, tandis que les fêtes populaires sont plutôt orientées vers l’idée d’une réception sociale, ce qui n’empêche pas bien sûr les arts vivants de cultiver une dimension festive ni les fêtes populaires d’employer des artistes pour construire leurs programmes.
Cette différence fondamentale dans la façon de considérer les arts vivants et les fêtes populaires invite à questionner les diverses modalités possibles de leur ethnographie. Comment ethnographier la/les fête(s) ? Comment faire varier les pratiques et méthodes d’observation en fonction des types de fêtes observés ? Et en quoi l’ethnographie de la fête peut-elle être utile pour penser l’ethnographie des arts vivants ? En insistant sur quelques spécificités méthodologiques de l’ethnographie des fêtes populaires (le choix des matériaux, la nécessité du comparatisme, les inévitables tensions entre empirisme et conceptualisation ou entre approche critique et posture compréhensive…), il s’agit d’interroger les fêtes populaires comme un art vivant potentiel et, réciproquement, de questionner les arts vivants comme une fête potentielle. Différents exemples festifs peuvent être mobilisés pour étayer la démonstration : fêtes carnavalesques traditionnelles d’une part, événements festifs urbains contemporains d’autre part. La mobilisation conjointe des théories anthropologiques de la fête et des théories de la performance conduit dès lors à penser ensemble l’expérience du terrain festif et celui des arts vivants, entre représentations et pratiques. Cependant, pour éviter de disperser l’analyse, deux exemples seulement seront étudiés ici – les Fêtes d’art imaginées à Nice dans les années folles par Paul et Gisèle Tissier, et le cas de la Fête de Santa Cristina à Bolsena (Italie). En conclusion, quelques propositions seront faites pour étendre cette analyse à d’autres cas de fêtes ou de spectacles.
Utiliser l’ethnologie de la fête pour penser le terrain des arts vivants
Partons d’une proposition simple : les fêtes populaires, étudiées par les ethnologues, seraient des situations heuristiques pour penser le terrain dans le domaine des arts vivants. Cette proposition paraît bien alléchante dans la mesure où de nombreux spectacles contemporains d’arts vivants s’efforcent de recréer sur scène une ambiance festive. De plus, de nombreux rituels festifs traditionnels se donnent volontiers à comprendre comme des expériences esthétiques partagées. Tout semblerait donc à première vue faire converger fêtes et arts vivants.
Pourtant, il existe des différences significatives. Le domaine des arts vivants ressort plutôt du genre des spectacles ou des représentations. C’est ainsi que les spécialistes de ce domaine focalisent leur attention sur la dramaturgie ou sur les caractéristiques propres aux spectacles musicaux ou dansés. À l’inverse, les fêtes populaires ne se limitent pas à des représentations. La fête est aux yeux des spécialistes un ensemble de pratiques sociales plus ou moins ritualisées. Elle renvoie aussi à un contexte social, rituel et calendaire bien précis. Elle est en prise directe avec les croyances de la communauté qui l’organise, tandis que les arts vivants relèvent plutôt d’un spectacle, c’est-à-dire d’une mise en scène qui n’a pas forcément de lien direct avec les nécessités de la vie sociale et qui se plie à la volonté d’un auteur.
L’ethnographie de la fête populaire, sur ces bases, connaît des problèmes épistémologiques bien spécifiques1. Quels sont-ils ? En premier lieu, l’étude des fêtes suppose de bien différencier l’unité de la fête au singulier et la diversité des fêtes au pluriel. Si certaines fêtes liées aux changements d’âges ou aux changements de saisons sont universelles, la manière de les fêter varie considérablement d’une société à l’autre. Il existe ainsi des codes anthropologiques généraux de la fête qui sont interprétés différemment selon les groupes. La situation d’un spectacle relevant du domaine des arts vivants est bien différente si l’on admet que chaque spectacle est revendiqué comme une création unique par son auteur, son metteur en scène, ses acteurs. Une autre spécificité de l’étude des fêtes est qu’elle oppose habituellement la vision d’un ethnographe extérieur au groupe étudié, et celle des informateurs. Dans les arts vivants en revanche, la forme des spectacles fait de l’ethnographe un spectateur comme les autres, sauf à considérer qu’il participe au spectacle comme acteur. Il est en tout cas sommé de prendre part à l’événement ; il ne peut pas rester à l’extérieur.
Mais s’il existe des différences, il y a aussi des similitudes entre fêtes et arts vivants. Les ethnologues ont par exemple insisté sur la distinction, au sein des fêtes qu’ils étudiaient, entre ce qui relève de l’ordinaire et ce qui relève de l’extraordinaire. Cela peut être transposé au monde des arts vivants, qui combine étroitement ces deux dimensions. De même, les problématiques de la comparaison et la diversité des échelles d’analyse peuvent s’appliquer aussi bien aux fêtes qu’aux situations de spectacle. Une autre question fondamentale dans ce type d’études concerne la différence entre les faits et leurs interprétations. Un rite festif traditionnel, comme un spectacle d’art vivant contemporain, peut se baser sur un script formel qui est ensuite interprété de manière singulière dans un contexte spatial et temporel bien précis. De même que la fête de Pâques n’aura pas le même sens dans un pays religieux ou dans un pays laïc, de même une pièce de théâtre de Shakespeare pourra être très différente en fonction des choix opérés par ses metteurs en scène. Enfin, vis-à-vis de la fête populaire comme vis-à-vis des spectacles d’art vivant, il est possible d’adopter des points de vue contrastés, plus critiques par exemple, ou plus compréhensifs.
Dans l’étude ethnologique des fêtes populaires, il est intéressant de souligner la notion de « faits vivants » qui a été proposée par le folkloriste Arnold Van Gennep en réaction aux travaux des générations précédentes qui focalisaient en général leur attention sur les survivances, les vestiges, les archaïsmes2. Van Gennep fut le premier à rappeler le caractère vivant et collectif des faits folkloriques ; il s’opposait ainsi à une logique historienne visant à considérer les traditions populaires comme des choses mortes. Cette intuition du grand folkloriste est très utile pour penser le terrain des arts vivants aujourd’hui. De même, Claude Lévi-Strauss a écrit à propos des rites de Noël : « Les explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler »3. À la différence des historiens, folkloristes et ethnologues cherchent donc à expliquer le passé par le présent. Ainsi la notion d’art vivant serait naturellement proche de l’objet de l’ethnologie en tant qu’elle recouvre des pratiques scéniques, musicales, chorégraphiques contemporaines.
Alors, les fêtes populaires constituent-elles un art vivant potentiel, et en retour, les arts vivants peuvent-ils être considérés comme une fête potentielle ? Ces questions renvoient à la notion d’espace potentiel et, de là, aux théories du jeu et aux travaux fondateurs du psychologue Donald Winnicott4. Le jeu forme une passerelle entre l’individu et son environnement ; cette passerelle peut être constituée socialement par une communauté lors de ses fêtes périodiques, ou de façon plus créative par quelques individus engagés dans la mise en œuvre d’un spectacle d’art vivant. On peut parler avec la fête de jeu social ; avec les arts vivants de jeux scéniques. On peut ensuite considérer les différents corpus à notre disposition pour sonder les similarités et les différences. Par exemple, en quoi les performances nombreuses des carnavals traditionnels relèvent-elles déjà d’une mise en spectacle et de la manifestation d’un art vivant ? Et à l’inverse, en quoi les artistes de rue employés à l’animation des événements urbains contemporains participent-ils à transmettre le goût de la fête dans des sociétés largement sécularisées ? Plutôt que d’aller vers une étude systématique des différentes formes festives existantes, quelques exemples spécifiques peuvent être éclairants pour répondre à ces interrogations.
Les Fêtes d’art de Paul Tissier
Le cas des Fêtes d’art réalisées à Nice par Paul Tissier dans le contexte des années folles est intéressant pour penser les porosités qui existent entre le monde de la fête et celui des arts vivants. Paul Tissier (1886-1926) a passé comme une étoile filante dans le domaine de la fête et dans celui des arts vivants, concevant sa vie comme une aventure artistique. Architecte de la modernité, il fut d’abord élève aux Beaux-Arts de Paris. Il présida le Bal des Quatre-z-arts avant de se spécialiser dans l’aquarelle et le dessin5. Avec sa femme Gisèle Paul-Tissier, harpiste, décoratrice, artiste-peintre, il fut chargé en 1924 par la Société des Grands Hôtels de Nice de l’organisation de fêtes exceptionnelles. Il faut se figurer le contexte de l’après-guerre, sa liberté, sa joie de vivre, ses extravagances sur une Côte d’Azur fréquentée par les plus grandes fortunes. Les Tissier imaginent pour ce public privilégié plus de cent fêtes thématiques qui évoquent la Russie, l’Extrême-Orient, la Rome Antique, l’Amérique Latine, les Royaumes sous-marins, l’enfance, la mode, le cubisme, etc.
La philosophie de ces Fêtes d’art est caractéristique. À l’aide de tableaux animés, il s’agit de mettre en valeur l’unité du thème choisi dans un décor intégral. Il faut des compétences de scénographie et de mise en scène, ainsi que des qualités artistiques, pour réaliser des décors en toiles peintes, des costumes, présenter des danses, des cortèges, des joutes navales, des feux d’artifice, des illuminations. Paul Tissier, en maître de cérémonie, entend reprendre la tradition des grandes fêtes savamment ordonnées. Il veut donner au décor, aux costumes et au scénario l’unité d’une époque, d’un pays ou d’une couleur. Il s’agit donc de « créer une homogénéité du spectacle par le choix d’un thème central, autour duquel se déclinent harmonieusement les attractions, la musique, les costumes, et d’une mise en scène qui ne laisse rien deviner de la réalité du lieu où se déroule l’action »6. Il ne s’agit ni de spectacle ni de reconstitution historique, mais bien de proposer une expérience théâtrale totale et génératrice de bonheur. Le spectateur devient acteur ; il prend part dans le déroulement du jeu dramatique, dans un tableau vivant où réalité et fiction se confondent.
Précurseur du théâtre post-brechtien comme du cinéma ou de la comédie musicale, Tissier renouvelle le genre de la fête et rapproche cette dernière des arts vivants, à une époque où la modernité efface progressivement les références aux fêtes populaires traditionnelles. La réflexion de Tissier renoue avec les fêtes de cour de l’Ancien régime et crée un espace nouveau pour des « événements festifs » spectaculaires qui exaltent la modernité tout autant que la recherche d’esthétisme et de plaisir. Par rapport aux fêtes de la fin du XIXe siècle, le contraste est évident. Il n’y a plus d’une part les fêtes traditionnelles civiles et religieuses, d’autre part les corsi carnavalesques populaires et les fêtes de charité offertes au peuple7. Un nouvel espace s’ouvre pour l’art festif vivant, espace de créativité et de modernité offert aux plus aisés dans le contexte d’une société d’affluence, espace potentiel, donc, pour la réalisation d’utopies nouvelles.
La Fête de Santa Cristina de Bolsena (Italie)
Par contraste, il est utile de faire référence à ce que les fêtes populaires traditionnelles sont devenues dans le contexte des transformations globales des sociétés contemporaines depuis un siècle environ. Le cas des Fêtes d’art niçoises démontre comment le monde de l’art s’est saisi de la fête, dans le contexte des années folles, pour se renouveler. Le cas d’une fête patronale italienne traditionnelle observée en 2022 suggère que le chemin inverse existe aussi, utilisant les techniques des arts vivants pour faire vivre la fête. Bolsena est une petite ville du Latium où chaque année le 24 juillet est fêtée Santa Cristina. Il existe à Bolsena une Basilique avec une crypte où sont adorées les reliques de la sainte. Ces reliques sont exposées à l’occasion de la fête qui comprend pour sa partie religieuse une neuvaine solennelle émaillée de multiples messes. La partie profane de la fête est constituée quant à elle de « Mystères », représentés par des tableaux vivants qui évoquent la vie tourmentée de Sainte Christine de Tyr.
Cette sainte martyre de la fin du IIIe siècle eut en effet un destin particulièrement dramatique8. Chrétienne mais fille d’un riche romain, elle s’illustra d’abord en brisant les idoles en or de son père pour les donner aux pauvres. Son père, en représailles, la fouette, l’emprisonne, l’écartèle avec des crochets en fer, puis la jette au feu. Mais elle survit, tandis que lui meurt de voir qu’elle lui résiste. Un autre magistrat est alors nommé en remplacement de son père : il l’enferme dans un four, puis avec des serpents. Elle a ensuite la langue coupée, puis elle est percée de flèches, ce qui n’empêche pas son triomphe final, où elle apparaît en gloire au milieu des anges du ciel.
Le scénario de la légende de Santa Cristina est suffisamment complexe et haut en couleur pour avoir excité l’imagination populaire et donné lieu à une représentation rituelle sous la forme de tableaux vivants. Il existe à Bolsena cinq quartiers distincts ou « contrade », qui chacun préparent chaque année ces tableaux, présentés sur des scènes montées sur les places principales de la ville. Une première série de cinq tableaux est présentée le samedi soir ; une deuxième série de cinq tableaux est donnée à voir le dimanche. L’ensemble des dix scènes permet ainsi d’évoquer tous les épisodes de la vie de Santa Cristina. La préparation des tableaux vivants est prétexte à une activité des associations locales, qui à l’échelle des différents quartiers se retrouvent plusieurs mois à l’avance pour distribuer les rôles, réaliser les costumes et les décors, et construire un spectacle dans lequel ils s’efforceront de rivaliser avec les équipes des autres quartiers. Il y a là une rivalité d’émulation entre les « contrade », qui structure la vie sociale locale selon des modalités bien connues de l’ethnologie italienne9. Le jour de la fête, chacun s’efforcera de faire vivre les scènes de la passion de Santa Cristina le mieux possible, sous la forme de tableaux vivants statiques donnés à voir au public venu nombreux pour l’occasion.
Mais le spectacle ne s’arrête pas à la mise en scène des tableaux vivants. Il existe en effet un contraste entre le caractère très statique de ces tableaux et l’action dynamique du public qui court d’un tableau à l’autre, selon des itinéraires connus de tous, pour voir ces tableaux le mieux possible aux moments fugaces où ils sont dévoilés. Le public, ainsi, ne reste pas passivement rangé derrière les reliques de Santa Cristina que porte le clergé, comme le voudrait le rituel. Au contraire il court au-devant d’elles pour aller découvrir les tableaux vivants. Il existe ici tout un jeu entre ce que prescrit le rituel, à savoir suivre la procession des reliques, et ce qu’exige le spectacle, à savoir devancer la procession pour admirer les tableaux vivants. Voici donc des pèlerins si zélés qu’ils bouleversent l’ordre religieux des choses pour littéralement se jeter aux pieds de la sainte représentée par les acteurs profanes des différents « contrade ». De toute évidence, l’évolution du rite religieux vers une forme de représentation spectaculaire qui relève de l’art vivant, a conduit ici à des modifications de la logique festive qui supposent de considérer sur un même plan fête populaire et arts vivants.
Fête, arts vivants et expression des ritualités
Les deux exemples présentés ici – celui des arts vivants inspirés par la fête, celui de la fête inspirée par les arts vivants – invitent à penser à nouveaux frais notre questionnement de départ, au sujet des différences et des similitudes entre fête et arts vivants. De fait, la mobilisation conjointe des théories de la fête et des théories de la performance10 conduit à penser ensemble l’expérience du terrain festif et celui des arts vivants, entre représentations figurées et pratiques sociales concrètes.
À ce stade de l’exposé, il serait intéressant de mobiliser la notion de folklore, trop peu mobilisée en France, afin de mieux juger des systèmes d’écarts et des correspondances entre les pratiques et les représentations. Il faudrait alors utiliser la notion de folklore dans son acception purement pragmatique et linguistique, en tant que discipline d’étude des interactions communicatives dans un contexte culturel donné11. En effet l’ethnographie des fêtes comme celle des spectacles d’art vivant révèle des conceptions variées de la relation entre des réalités rituelles et leurs divers modes de fictionnalisation, ce dont rend mal compte la notion de représentation venue du champ littéraire et artistique. La notion de folklore, en postulant des écarts entre les actes de langage et les représentations qui leurs sont associées, permettrait de caractériser pragmatiquement les performances sociales et culturelles étudiées. Mais la notion de folklore est entachée en France d’une acception politique et culturaliste qui ne permet pas de l’utiliser de manière objective.
Il est donc préférable ici d’utiliser le cadre théorique de l’analyse du rituel, qui s’applique facilement dans le domaine des arts vivants comme dans celui des fêtes populaires. Mais il convient d’examiner au cas par cas les manières spécifiques par lesquelles il s’applique. On peut ainsi utiliser les grands registres d’interprétation qui s’appliquent au rituel et aux ritualités (fonctionnalité, symbolisme, dramatisation) afin d’examiner les différences et les similitudes entre fêtes et arts vivants. Rappelons d’abord quels sont ces grands registres interprétatifs. Dans l’hypothèse fonctionnaliste, le rite sert à renforcer l’ordre social ; il est utile à l’agriculture, au commerce, au pouvoir12. Dans l’hypothèse symboliste, au contraire, le rite est une illustration d’idées plus générale, il reflète l’ordre du monde, incarne des mythes et des légendes13. Enfin, dans la conception du rite comme instrument de dramatisation, la performance rituelle trouve son sens en elle-même en tant que principe d’action14.
En considérant les fêtes et les spectacles d’art vivant comme des pratiques ritualisées, il semble possible de leur appliquer les cadres interprétatifs que nous venons d’identifier. Du point de vue de la fonctionnalité, les fêtes auraient une charge plus forte que les arts vivants, du fait de leur ouverture plus grande sur le contexte social, économique ou politique. À l’inverse, en termes d’intensité dramatique, les arts vivants seraient plus présents que les fêtes, en ceci que l’intention des acteurs du spectacle vivant est avant tout de réaliser une performance scénique de type dramatique. Enfin, en termes symboliques, il y aurait un équilibre entre les pratiques festives et les pratiques artistiques, qui ont chacune une charge symbolique correspondant à leur capacité à mettre en scène des mythes. Mais pour rendre une telle grille d’analyse plus pertinente, il faudrait ensuite décomposer les catégories principales en de multiples catégories secondaires. Par exemple, au sein des arts vivants, la dimension symbolique peut être plus forte pour le genre de la tragédie classique que pour un spectacle de cabaret. De même, au sein des fêtes, il existe des rites plus ou moins axés sur la dramatisation et la performance.
On devine l’intérêt d’une telle grille de lecture. En renvoyant à des catégories communes, elle permet de rappeler que le terrain en arts vivants n’est pas fondamentalement différent du terrain en ethnologie des pratiques festives. Simplement, dans le cas des arts vivants, l’espace de la représentation est toujours guidé par une logique artiste, que cette dernière soit impulsée par l’auteur d’un scénario (dans le cas du théâtre), ou bien par les interprètes, metteurs en scène et acteurs (dans le cas d’autres arts vivants, comme la danse ou le cirque par exemple). Dans le cas des fêtes populaires à l’inverse, même s’il existe des metteurs en scène, on fait comme si c’était la communauté tout entière qui était productrice d’un discours sur elle-même à travers des pratiques sociales bien précises. Du point de vue anthropologique, qui s’efforce de comparer différentes logiques d’utilisation de catégories générales comme celle de rite ou celle de performance, il convient de rappeler que dans le cas des fêtes populaires comme dans celui des arts vivants, il s’agit de jeux de scène qui justifient pleinement une approche comparative.
Notes
- Barthelemy Tiphaine, Combessie Philippe, Fournier Laurent Sébastien, Monjaret Anne (éd.), Ethnographies plurielles. Déclinaisons selon les disciplines, Paris, CTHS, 2014.
- Van Gennep Arnold, 1998, Le folklore français, Paris, Robert Laffont, 1998.
- Levi-Strauss Claude, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, 77, 1952, p. 1572-1590.
- Winnicot Donald, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.
- Boudin-Lestienne Stéphane, Paul Tissier, l’architecte des fêtes des Années folles, Paris, Éditions Norma, 2017.
- Les Fêtes d’art de Paul Tissier, un parfum des Années folles, Catalogue d’exposition, Menton, Palais de l’Europe, 1994, p. 12.
- Lalouette Jacqueline, Jours de fête. Jours fériés et fêtes légales dans la France contemporaine, Paris, Tallandier, 2010.
- Voragine Jacques de, La légende dorée, Paris, Éditions Diane de Selliers, 2000.
- Dundes Alan, Falassi Alessandro, La Terra in Piazza, an Interpretation of the Palio of Siena, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1975.
- Richard Schechner, Performance Theory, New York, Routledge, 1988.
- Noyes Dorothy, Humble Theory, Folklore’s Grasp on Social Life, Bloomington et Indianapolis, University of Indiana Press, 2016.
- Durkheim Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912.
- Griaule Marcel, Dieu d’eau, entretiens avec Ogotemmeli, Paris, Éditions du Chêne, 1948.
- Turner Victor W., Le phénomène rituel : structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990 [1969].