* Extrait de : A. Giardina, éd., L’Homme romain, L’Univers historique, Paris, 1992, 219-246.
Comme l’a souligné Moses Finley, les historiens de la fin du [XIXe siècle] hésitaient à parler de l’esclavage antique. Alors que les humanités commençaient à être mises en question, ils ne voulaient pas risquer de salir la mémoire de l’Antiquité. Eduard Meyer, le célèbre historien allemand de la Belle Époque, réagit contre ce silence. Il insista sur l’affranchissement : l’existence des affranchis et leur condition prouvaient à ses yeux que les Anciens offraient à leurs esclaves d’amples possibilités de libération et de progression sociale, et que l’esclavage gréco-romain ne devait en aucun cas être comparé à celui de l’Amérique moderne.
Michel Rostovtzeff, quoiqu’il s’inspirât beaucoup de Meyer, avait d’autres préoccupations, mais lui aussi accorda de l’importance aux affranchis. L’affranchi devenait à ses yeux le signe patent que l’économie antique avait connu des périodes capitalistes. Certes, tous les affranchis n’étaient pas des bourgeois capitalistes, et surtout beaucoup d’ingénus (c’est-à-dire d’hommes nés libres), même parmi les plus distingués, étaient, eux, d’authentiques bourgeois. Pour Rostovtzeff, les anciens esclaves libérés s’intégraient parfaitement à la société romaine, et leurs possibilités économiques ne différaient guère de celles des autres notables ; mais en même temps ils représentaient un symbole, celui de l’esprit d’entreprise. Dans le Satiricon, le roman comique de Pétrone, un affranchi tel que Trimalcion, qui, vivant en Campanie, avait vendu ses terres pour se consacrer au commerce, parce qu’il était avant tout soucieux de s’enrichir et demeurait étranger aux hiérarchies strictement politiques, était pour Rostovtzeff le plus bel exemple des changements de mentalité qu’avait produits l’expansion économique de l’Italie romaine.
Personnage mythique, Trimalcion a fait rêver Federico Fellini, mais il a aussi fait rêver des historiens, et pas seulement Rostovtzeff. Comme Rostovtzeff, Paul Veyne en a fait un mythe emblématique de la société et de l’économie romaines, mais en l’interprétant de façon toute différente.
Pour Veyne, Trimalcion n’est pas représentatif de tous les affranchis ; car, avec la mort de son patron, Trimalcion a connu une complète indépendance, dont la plupart des affranchis ne jouissaient pas. De toute façon, Veyne pense que, pour comprendre la mentalité des affranchis, qu’ils soient riches ou pauvres, qu’ils soient ou non indépendants, il faut se replonger dans un univers préindustriel, un univers de statuts, de catégories juridiques strictement définies, de liens personnels et de valeurs aristocratiques. L’univers de l’Ancien Régime, si l’on veut. Le richissime Trimalcion, qui possède d’énormes biens fonciers en Italie du Sud, doit sa richesse à l’héritage de son ancien maître, probablement un sénateur, et donc aux liens personnels que sa condition d’esclave lui a permis de nouer. Les profits commerciaux n’ont fait qu’accroître cette fortune initiale ; et c’est à la propriété foncière que Trimalcion aspirait profondément.
Mais cette plongée dans la mentalité aristocratique, si elle est nécessaire, ne suffit pas. Car, dans les monarchies de l’Europe moderne, une espèce telle que celle des affranchis n’existe pas. Les affranchis, des roturiers qui peuvent s’enrichir, mais ne “parviendront” jamais, sont plus exotiques que les bourgeois gentilshommes : aux yeux de Veyne, ce ne sont pas de vrais bourgeois, et, s’ils vivent dans un monde de gentilshommes, ils ne pourront jamais eux-mêmes le devenir. Ils sont étrangers à l’époque où ils vivent : dans la gamme des rôles que présente la société romaine, Trimalcion n’en trouve aucun pour lui.
La figure historiographique de l’affranchi est certes moins éclatante que celle de l’esclave (parmi les affranchis, pris entre le monde des maîtres et celui des esclaves, il n’y a ni Eunus ni Spartacus). On voit pourtant qu’ils ont fait l’objet de synthèses brillantes, de mythes unificateurs. De ces synthèses, celle de Veyne est sans doute la plus stimulante, car elle jette une lumière nouvelle sur l’ensemble de la société romaine et de ses valeurs.
Faut-il la refuser, parce qu’elle s’appuie sur le Satiricon ? Ce serait la thèse de Florence Dupont, qui s’est efforcée de montrer que le Satiricon n’est pas une représentation fidèle du monde de l’auteur, mais une œuvre non réaliste, imaginaire, à replacer dans l’histoire d’un genre littéraire et philosophique, celui du Banquet – qui se mue par la suite en festin.
Que nous ne soyons pas là en présence d’une œuvre réaliste, qui vise à représenter la vie quotidienne et sociale, certes. Il n’y a guère de doutes là-dessus. Mais le banquet et le festin sont aussi des pratiques sociales ; et, en tant que telles, ils ne peuvent pas ne pas relever de perspectives anthropologiques, ou, tout bonnement, de l’histoire sociale. Le festin de Trimalcion est aussi un texte satirique au sens moderne du mot, et, si l’auteur, par le biais des citations et par l’intermédiaire du personnage du narrateur, Encolpe, prend de la distance par rapport à son texte, cela n’est pas sans rapport avec ses intentions satiriques. Il n’est pas indifférent que les convives de ce festin voué au corps soient des affranchis (tandis que le narrateur médusé est né libre), qu’ils aspirent à réaliser un “banquet platonique” et qu’ils soient en fin de compte incapables d’y parvenir. Florence Dupont parle d’ailleurs d’“échec des affranchis”, et elle ajoute : “Ils ne savent ni comment on boit, ni comment on aime, ni comment on parle. Ils ont besoin d’un maître”. Pour la compréhension des hiérarchies sociales, il vaut d’être noté que ce maître du festin, qui s’engage, lui, dans la voie d’un “Banquet burlesque”, est le seul de la compagnie à posséder un patrimoine d’aristocrate et à jouer au sénateur, quoique, comme les autres, il soit né esclave.
La démarche de Florence Dupont ne réduit pas à néant la valeur du Satiricon comme document d’histoire sociale, bien au contraire ; elle l’enrichit, elle lui confère sa véritable dimension socioculturelle.
Il reste que, si l’on prête attention à tous les cas individuels que présentent les textes et les inscriptions, les synthèses et les mythes sociaux perdent de leur force et de leur séduction. Ce qui s’impose au regard, c’est la juxtaposition de situations très diverses ou même opposées. Trimalcion a le mauvais goût d’un nouveau riche, certes ; mais beaucoup d’affranchis remplissaient des fonctions que nous qualifions d’intellectuelles ou d’artistiques, ou qui relèvent, à l’époque actuelle, des professions libérales : professeurs, écrivains, médecins, architectes, peintres, sculpteurs, acteurs, etc. Les plus grands sénateurs ne rougissaient pas d’avoir pour maître de philosophie l’affranchi Épictète. Marcus et Quintus Cicéron, comme leurs pairs, aimaient à s’entourer d’esclaves et d’affranchis instruits. C’était par exemple le cas de Marcus Tullius Chrysippus, chargé de la bibliothèque de Quintus. En 50 a.C., Chrysippus abandonne à l’improviste les fonctions qu’il remplissait en outre auprès du fils de l’orateur. Il part en compagnie d’un autre affranchi, un ouvrier. Cicéron se met à railler le dérisoire vernis de culture (litterularum nescio quid) qu’avait acquis Chrysippus ; mais il montre bien qu’il sait faire la différence entre le lettré et l’ouvrier1.
Trimalcion était richissime, et il a tellement frappé les esprits que nous imaginons mal un affranchi pauvre, surtout à l’époque des derniers Julio-claudiens, les empereurs Claude et Néron. Et pourtant, on trouve des affranchis sans le sou, et même dans le Satiricon : Caius Julius Proculus, qui a possédé un million de sesterces, n’a plus rien, et a été contraint de vendre son mobilier ; Caius Pompeius Diogenes, qui, à l’inverse, est devenu aisé, mais qui, aussitôt après son affranchissement, n’avait rien du tout : de nihilo crevit, il est parti de rien2. Et beaucoup de textes latins, de la fin de la République au Haut-Empire, assimilent l’affranchi au pauvre, et plus particulièrement au pauvre des villes. D’un certain Priscus, Horace écrit que tantôt il vit dans les palais et tantôt il s’enferme dans des soupentes d’où un affranchi un peu soigné ne pourrait sortir décemment. Phrase significative : l’affranchi est celui qu’on s’attend à voir sortir d’un taudis. À l’époque même de Pétrone, Pline l’Ancien parle de la plèbe des affranchis, plebs libertina – non pas pour distinguer, parmi les affranchis, une plèbe d’une aristocratie, mais pour signifier que les libertini (au singulier : libertinus), c’est-à-dire le groupe des affranchis, dans sa spécificité par rapport aux autres groupes de la cité, constituait la plèbe, le peuple des villes3.
Les affranchis forment un milieu urbain, venons-nous de dire. C’est une opinion très répandue et certainement juste. Mais n’oublions pas que certains d’entre eux ont toujours vécu à la campagne, ou se sont du moins toujours occupés d’agriculture. Ceux que César avait envoyés dans ses colonies, en particulier à Corinthe, y avaient reçu des terres, qui faisaient d’eux de moyens propriétaires fonciers4. Au niveau de richesse supérieur, nous rencontrons dans un passage de Pline l’Ancien deux affranchis, tous deux concernés par le même domaine agricole : l’un jouait par vanité au gentleman farmer, mais il ne connaissait rien à l’exploitation agricole, c’était Remmius Palémon, grammairien célèbre ; l’autre, Acilius Sthenelus, était au contraire très compétent en agriculture. Le premier a acheté des terres mal entretenues dans les environs de Rome, sur le territoire de Nomentum. Il les a confiées à Acilius Sthenelus pour qu’elles soient replantées en vignes. Au bout de huit ans, la vente de la vendange rapporta quatre cent mille sesterces, c’est-à-dire les deux tiers du prix d’achat du domaine5.
Que penser de cette diversité, de ces observations contradictoires ? Ne sont-elles qu’apparence, ou bien n’y a-t-il rien de commun entre tous les affranchis, si ce n’est que tous ont connu l’esclavage et en sont sortis ? Leur statut d’affranchis suffit-il à les réunir, ou contribue-t-il à les diviser en sous-groupes ?
Pour répondre à ces questions, il faut se rappeler que l’être social de l’affranchi est compliqué et fragile. Il n’a pas la cohérence de l’aristocrate, sûr de sa supériorité, et bardé de valeurs qui le fortifient, même lorsqu’il ne les applique pas dans sa vie quotidienne. Il n’a ni la simplicité rustique du vrai paysan indigène, ni l’irrévérence bien tempérée de l’esclave domestique. L’affranchi est au carrefour de plusieurs forces divergentes ou même opposées. D’une part, il a été esclave, et ni lui ni les autres ne peuvent l’oublier. D’autre part, il a un statut d’affranchi, d’ailleurs en partie contradictoire (puisque l’affranchissement lui confère la même citoyenneté que son patron, mais le soumet à toute une série de règlements et d’usages qui le séparent des ingénus). Chaque affranchi occupe en outre une situation économique et sociale déterminée. Enfin, chaque affranchi a des origines géographiques et culturelles qui lui sont propres.
De ces diverses composantes, que je vais reprendre l’une après l’autre, certaines tendent à intégrer l’affranchi au reste de la société romaine, d’autres au contraire à l’en détacher et à l’isoler ; certaines accentuent la cohésion du groupe des affranchis, d’autres travaillent à le fragmenter, à le décomposer. Entre le passé et l’avenir, entre la citoyenneté et l’esclavage, entre l’intégration et le repli, l’affranchi est sans cesse pris dans un mouvement de balancier, et la majeure partie des hétérogénéités et des contradictions de la société ambiante passent par lui.
Si la distance entre affranchis et ingénus se réduisait autant qu’il est possible, il n’y aurait même plus lieu de parler d’un groupe d’affranchis ; ce serait en un sens pour les affranchis le plein succès, puisque cela prouverait que leur vie antérieure est complètement oubliée. À dire vrai, ce serait aussi la fin de leurs privilèges et de leurs possibilités de rapide ascension sociale. Nous venons de dire que beaucoup d’affranchis, aux yeux des Latins, n’étaient que des hommes du peuple, pauvres et méprisables. Mais, sauf exception, ceux qui échappaient à ce sort commun n’y échappaient que grâce aux liens personnels, relations de clientèle et de patronat. Veyne le montre bien dans le cas de Trimalcion. Ajoutons l’exemple, moins connu mais tout aussi significatif, d’un Trimalcion avant la lettre, le foulon Clesippus, qui vécut à l’époque de Cicéron.
Clesippus était foulon, mais ce n’est pas la teinturerie qui assura sa promotion sociale. Reçu en prime par la riche Gegania lors d’une vente aux enchères, alors qu’il était esclave, il devint son amant, son affranchi, son héritier, et acquit ainsi une immense fortune. Une inscription nous apprend qu’il fut magister Capitolinorum, magister Lupercorum et viator tribunicius. Cette indéniable ascension sociale n’eût pas été possible s’il n’avait été l’esclave et le favori de Gegania. Lui-même en avait une conscience aiguë, puisque, selon Pline l’Ancien, il vouait une véritable vénération au candélabre en compagnie duquel il avait été adjugé à sa future maîtresse lors d’une vente aux enchères6. Si Gegania lui avait fermé son lit et son testament et si elle l’avait libéré purement et simplement sans autre forme de procès, il aurait terminé sa vie dans une boutique de foulon, comme tant d’autres de ses semblables. Comme l’Histoire, les destins personnels avancent parfois par le mauvais côté, en l’occurrence par la dépendance et la soumission, et non point par la liberté.
Le statut juridique de l’affranchi contribue lui-même à le soumettre au mouvement de balancier dont je viens de parler. Car, en principe, l’affranchi est un homme libre, susceptible de s’intégrer parfaitement au reste de la population libre de l’Empire. Mais, en pratique, il est soumis à toute une série de règlements et de contraintes qui le séparent des ingénus.
Il est pleinement libre : le jurisconsulte Gaius, au IIe siècle p.C., distingue deux catégories d’hommes libres, les ingénus et les affranchis, les premiers nés libres, les seconds libérés de l’esclavage7. L’affranchissement n’est pas seulement un acte de droit privé décidé par le maître (ou la maîtresse) de l’esclave, par lequel celui-ci (ou celle-ci) renonce à son droit de propriété. La liberté de l’affranchi est garantie par la cité ou par l’État.
C’était aussi le cas en Grèce, tant aux époques classique et hellénistique qu’après la conquête romaine. Il y arrivait même que l’esclave libéré fût consacré à une divinité, dont les prêtres garantissaient les droits de l’affranchi. La sanction religieuse remplaçait alors celle de l’État ; dans un cas comme dans l’autre, l’affranchi est ainsi prémuni contre ceux qui chercheraient à porter atteinte à sa liberté.
Mais, en Grèce, et en particulier à Athènes, le statut des affranchis était, sinon identique, du moins fort comparable à celui des étrangers résidents qualifiés de métèques. Dans les cités grecques, les affranchis étaient donc exclus de la vie politique, et la propriété de la terre, qui allait avec le droit de cité, leur était interdite. Ce n’est absolument pas le cas à Rome. Aux derniers siècles de la République et sous l’Empire, l’affranchi du citoyen romain devient un citoyen romain, quelle qu’ait été la procédure officielle employée pour l’affranchir. Par sa volonté, le maître est à l’origine d’un acte de la souveraineté publique ; il a permis à son ancien esclave d’accéder aux droits politiques en même temps qu’à la liberté privée. L’affranchi du pérégrin (homme libre sujet de l’Empire, qui ne jouit pas des avantages de la citoyenneté romaine) entre dans la communauté pérégrine de son ancien maître. Les affranchis de citoyens romains, citoyens romains eux-mêmes, étaient intégrés au système des comices centuriates, et y occupaient une place correspondant au patrimoine dont ils étaient propriétaires ; ils avaient le droit d’y voter. L’affranchi de l’affranchi a lui-même le statut de son maître affranchi, lequel reflétait à son tour, comme nous venons de le voir, celui de son propre maître.
Cette intégration aux catégories des ingénus divise les affranchis en plusieurs sous-groupes juridiques (auxquels il faudrait ajouter les déditices et les latins juniens). À l’inverse, elle les rapproche du reste de la population, au point qu’on ait l’impression qu’il n’existe pas de milieu des affranchis. Ils n’auraient entre eux que deux points communs : avoir été esclaves et ne plus l’être – n’être pas ingénus.
Mais, même pour les affranchis de citoyens romains (privilégiés en droit par rapport aux autres), cette définition négative avait des effets juridiques cruellement positifs ! Car le libertus a pris des engagements à l’égard de son ancien maître. Il lui doit l’obsequium, c’est-à-dire le respect que le fils aussi doit à son père. Ce respect a des effets juridiques et des manifestations pratiques. Pour lui être fidèles, les affranchis de l’empereur, par exemple, offraient des dédicaces, des inscriptions votives à telle ou telle divinité, pour la santé de l’empereur, pour son bon retour ou pour sa victoire. Mais, chose plus grave, l’obsequium interdisait aussi à l’affranchi de poursuivre son patron en justice, tant au civil qu’au pénal.
Outre l’obsequium, le patron avait droit aux operae, obligations matérielles précisément définies ; elles consistent en un certain nombre de journées de travail que l’affranchi promet d’effectuer chaque année pour son patron. On discute volontiers de l’importance de ces engagements. Elle est d’autant plus difficile à apprécier que l’étendue des operae dépend des termes de la convention conclue au moment de l’affranchissement. On sait par exemple, par un passage du jurisconsulte Alfenus Varus, qu’un médecin pouvait interdire à ses affranchis, s’ils étaient eux aussi médecins, d’exercer indépendamment de lui, et dans la même ville, car ils lui auraient fait concurrence. Ou bien ils travaillaient avec lui (à titre d’operae), ou bien ils s’en allaient, et lui payaient une indemnité égale à ce qu’il aurait obtenu de leurs services s’ils avaient continué à “l’accompagner” (sequi)8.
En pratique, dans presque toutes les circonstances de la vie, l’affranchi subissait de multiples limitations et contraintes juridiques, qui se sont d’ailleurs transformées d’une époque à l’autre.
Prenons l’exemple du mariage. L’affranchi ou l’affranchie du citoyen romain jouit du connubium, c’est-à-dire du droit de contracter un mariage légal, selon les formes du droit romain. Et le patron n’avait en principe aucun droit à s’opposer à un mariage de son affranchi, homme ou femme. Mais, à partir de la fin de la République, il arrive que le maître introduise dans l’acte de manumission une clause selon laquelle l’ancien ou l’ancienne esclave s’engageait à ne pas se marier après son affranchissement, afin que le patron ne perde pas les operae. Cela signifie, certes, que le patron n’exerce plus de tutelle sur son affranchie mariée, et qu’il ne peut plus exiger d’elle les operae. Encore faut-il qu’en tant que tuteur il ait donné son consentement ; sinon, l’affranchie continue à devoir les operae. Si en outre le mari vient à mourir, le patron ou ses fils reprennent la tutelle. Le mari ne peut donc, avant de mourir, donner un tuteur à sa femme affranchie. Une fois le mari mort, si sa veuve se trouve sans tuteur, elle doit en demander un autre pour pouvoir se remarier légalement. Car seul son tuteur l’autorise à contracter mariage. En 186 a.C., pour avoir dénoncé aux magistrats l’affaire des Bacchanales, l’affranchie Fascenia Hispala reçut du Sénat, entre autres privilèges exceptionnels, celui de pouvoir se marier sans l’autorisation de son tuteur et celui de se choisir elle-même un tuteur, exactement comme si son mari lui en avait fixé un par testament9.
En pratique, l’affranchie avait souvent été, du temps de son esclavage, la maîtresse de son propriétaire. À l’affranchissement, s’ils continuaient à vivre ensemble, il pouvait en faire sa concubine officielle, sans l’épouser. Dans le Digeste, les concubines sont souvent des affranchies de leur propre compagnon. Ou bien le patron épousait son ancienne esclave. Mais, s’ils se séparaient, elle ne pouvait contracter malgré lui un nouveau mariage.
Quant à l’affranchi homme marié, il ne pouvait défendre son honneur conjugal ni contre son propre patron, ni contre celui de sa femme, même en cas de flagrant délit, alors que le patron, lui, est autorisé à tuer l’affranchi surpris en flagrant délit d’adultère avec sa femme.
À l’époque républicaine, les affranchis et affranchies étaient-ils autorisés à épouser des ingénus ? C’est probable ; mais de tels mariages, à l’époque de Cicéron, étaient très rares. En tout cas, à partir du règne d’Auguste, ils sont sûrement autorisés. Mais une affranchie ne peut épouser un sénateur ou un fils de sénateur, ce qui, d’ailleurs, ne l’empêche pas d’être sa concubine. Et ainsi de suite. Il faut reconnaître que le connubium de l’affranchi n’a, en fin de compte, pas grand-chose à voir avec celui de l’ingénu.
Prenons un autre exemple, celui de la succession pour cause de mort. Outre son importance patrimoniale, qui est fondamentale, elle joue dans la Rome républicaine un rôle politique de premier plan, puisque la participation politique de chaque citoyen, ses obligations militaires et l’impôt direct qu’il doit payer (le tributum) y sont établis à partir du montant global des biens qu’il possède. L’affranchi a le droit de posséder des terres, des esclaves, des maisons, des troupeaux, de l’or, de l’argent, des objets d’art, comme tout un chacun. Il a le droit d’avoir des enfants et de leur transmettre ses biens. Mais un beau passage du jurisconsulte Gaius explique très précisément comment a évolué, aux dépens des affranchis et de leurs descendants, le système successoral romain10. Avant le dernier siècle de la République, l’affranchi du citoyen romain pouvait très bien ne rien transmettre de ses biens ni à son patron ni aux fils et petits-fils de son patron. Même sa femme (mariée cum manu), même ses enfants adoptifs recevaient tout l’héritage de l’affranchi aux dépens du patron. Sans doute, vers la fin du II siècle a.C., l’édit du préteur – texte qui, chaque année, fixait les normes selon lesquelles était rendue la justice – prescrit que le patron recevra la moitié des biens si l’affranchi, à sa mort, ne laisse pas de descendants directs de son sang. À l’époque d’Auguste, une loi accrut encore les droits des patrons, du moins en ce qui concerne les affranchis les plus aisés. Tout affranchi qui possédait au moins cent mille sesterces devait en laisser une part à son patron, à moins qu’il n’ait donné naissance à trois enfants ou davantage. S’il laissait deux enfants, le patron recevait un tiers de ses biens ; s’il en laissait un seul, la moitié. Chose plus grave, si le patron est déjà mort au moment du décès de l’affranchi, les fils du patron et les fils et petits-fils de ses fils conservent sur la succession les mêmes droits que le patron lui-même.
Je parle des affranchis hommes. Car, comme le remarque Gaius, les affranchies femmes étaient sous la tutelle de leur patron. Comme elles avaient besoin de son autorisation pour tester, le problème, dans leur cas, ne se posait guère.
Les conséquences de telles mesures sont inappréciables. Si les affranchis commerçants et artisans constituaient une amorce de bourgeoisie, elles interdirent à cet embryon de se développer, de prendre de l’ampleur, de se libérer de l’emprise des aristocraties à base foncière. Mais les auteurs latins, en commençant par Gaius, ne les présentent pas en ces termes : ils y voient un effort d’équité morale, une tentative pour donner au patron la part qu’il mérite, et qu’il n’avait pas dans l’ancien droit. Toujours est-il qu’en matière de succession elles ont brutalement séparé les affranchis des ingénus.
Les affranchis de l’Empire romain sont beaucoup moins exclus de la citoyenneté que leurs semblables des cités grecques indépendantes. Ils constituent pourtant un groupe à part, dont les membres, de leur vivant, ne s’intégraient jamais complètement au reste de la population libre. Dans ces conditions, comment les tenir pour des hommes d’affaires semblables aux autres, et en particulier à ceux de l’aristocratie ? Comment les qualifier de capitalistes, comme le faisait Michel Rostovtzeff ? Des capitalistes qui ne pouvaient transmettre à leurs enfants, s’ils en avaient, qu’une partie de leurs biens ?
Si l’on passe du droit aux mœurs, des textes de lois aux pratiques de la vie quotidienne, le même mouvement de balancier dont j’ai parlé plus haut continue à s’observer, et entre les mêmes pôles. D’un côté, le maintien des liens de dépendance, le souvenir du passé servile, l’unité du groupe des affranchis. L’ancien maître, et l’ensemble des maîtres et patrons, c’est-à-dire, en clair, toute la bonne société de l’Empire, se réservaient de rappeler à l’affranchi qu’il ne différait guère dans le fond de l’esclave qu’il avait été, de le qualifier d’esclave, ou même, dans des cas extrêmes, de le traiter en esclave.
Dans les textes juridiques et les inscriptions datant du IIIe siècle a.C., les affranchis sont parfois désignés par le mot servus, esclave, et non point par libertus, qui plus tard s’applique à eux comme personnes, dans leurs rapports avec leur patron. À cette époque, la dénomination officielle de l’affranchi peut elle-même comporter le mot servus. Mentionnons par exemple le cas de Servius Gabinius Titi servus, “esclave de Titus” si l’on prend l’inscription à la lettre, mais qui était en réalité son affranchi11. Par la suite, libertus s’impose dans les textes officiels. Mais Cicéron n’hésite pas à qualifier d’esclave tel ou tel affranchi, qu’il en soit ou non le patron et qu’il cherche ou non à le disqualifier. Écrivant à son questeur Lucius Mescinius Rufus à propos de la reddition des comptes de la province de Cilicie, il parle de son scribe Marcus Tullius, l’un de ses affranchis, et, sans le critiquer en aucune manière, il le qualifie de servus scriba12. Dans le discours Pour Roscius Amerinus, c’est Chrysogonus, affranchi de Sylla, que tout naturellement il traite comme un esclave, et même comme le pire, le plus vil des esclaves13. Georges Fabre remarque avec raison qu’on ignore le statut d’un bon nombre de serviteurs de Cicéron, qu’il nomme dans ses lettres : s’agissait-il d’esclaves ou d’affranchis ? Cette incertitude est pour le moins symptomatique de la façon dont l’orateur considérait ses affranchis, sinon de leur condition et de leur mode de vie.
Près de deux siècles plus tard, Pline le Jeune reste incrédule à la lecture de l’inscription funéraire de l’affranchi Pallas, célèbre a rationibus de l’empereur Claude, qu’il a lue en passant devant son tombeau, sur la route de Tivoli (Via Tiburtina). Scandalisé par les hommages que le Sénat a rendus à l’ancien esclave et par la condescendance avec laquelle, selon lui, Pallas répondit à ces hommages, Pline le qualifie à plusieurs reprises d’esclave. Il est vrai qu’il qualifie aussi d’esclaves les sénateurs qui, par crainte de l’empereur, ont fait montre à son égard de tant de flagornerie. Le vocabulaire de l’esclavage, au plan métaphorique, est par excellence celui de la bassesse et de l’indignité ; il peut s’appliquer à n’importe qui, mais on l’emploie particulièrement souvent quand il est question d’affranchis14.
Dans certains cas exceptionnels, l’affranchi, malgré la lettre de la loi, est traité à l’égal d’un esclave. Ainsi, après la défaite de Vitellius en 69 p.C., son affranchi Asiaticus fut tué au même titre que plusieurs aristocrates. Mais lui fut crucifié – supplice réservé aux esclaves – parce qu’il était affranchi (Asiaticus (is enim libertus) malam potentiam servili supplicio expiavit)15.
Sous le Haut-Empire comme à l’époque républicaine, il est impossible de revenir sur un affranchissement légalement accompli. Selon Suétone et le jurisconsulte Marcien, l’empereur Claude aurait certes décidé de réduire à nouveau en esclavage certains affranchis, par exemple coupables d’ingratitude à l’égard de leur patron16. Mais, en dehors de ces cas exceptionnels (et des déditices en infraction, qui sont vendus avec tout ce qu’ils possèdent, sans pouvoir jamais être affranchis de nouveau), un affranchissement légal n’est jamais annulé. Tout au plus la loi Aelia Sentia (4 p.C.) permet-elle de reléguer l’affranchi au-delà du centième mille à partir de Rome ou de le condamner aux travaux forcés. Malgré cela, et quoiqu’on n’ait jamais rendu possible cette revocatio in servitutem, on pressent que beaucoup de patrons rêvent d’une telle institution, ne serait-ce que pour en menacer ceux de leurs affranchis qui les inquiètent ou les irritent. Valère Maxime, par exemple, rend un hommage appuyé à Athènes et à Marseille parce que la législation de ces cités prévoyait le retour à l’esclavage de l’affranchi convaincu d’avoir trahi son patron ou d’avoir fait preuve d’ingratitude à son égard17. Emporté par son sujet, il écrit une brève prosopopée de la loi athénienne, qui s’écrie : “Je ne saurais croire utile à la cité celui qui s’est montré scélérat envers sa famille. Va donc, sois esclave, puisque tu n’as pas su être libre !”
Quand Chrysippus, l’affranchi de Cicéron, abandonne la mission qui lui avait été confiée, l’orateur commence à chercher quelle argumentation juridique lui permettrait de faire annuler son affranchissement. À la conduite servile de Chrysippus, qui s’est éclipsé comme un esclave fugitif, répond l’opinion de Cicéron, qui le considère comme tel et rêve de le réduire à nouveau en esclavage.
Sous le règne de Néron, on débat au Sénat de la conduite des affranchis. Tacite indique que beaucoup de sénateurs étaient favorables à une telle innovation, car “ceux qui étaient convaincus de crimes méritaient d’être replongés dans la servitude”. Mais l’empereur intervint lui-même pour recommander que le droit ne fût pas modifié, et il ne le fut pas18.
Denys d’Halicarnasse s’insurge contre la situation de son temps : la ville de Rome est pleine d’affranchis qui ont acheté leur manumission avec le salaire de leurs crimes et de leurs stupres ou qui doivent leur liberté à la légèreté de leur maître. Mais il ne propose ni qu’on fasse obstacle à leur affranchissement, ni qu’on l’annule après coup. Il souhaite que les censeurs ou les consuls examinent la vie et les mérites des affranchis comme ils le font pour les sénateurs et chevaliers : s’ils sont dignes du droit de cité, qu’ils restent à Rome ; s’ils n’en sont pas dignes, qu’ils quittent la ville pour aller fonder une colonie, ce qui, d’ailleurs, n’a rien de déshonorant19 !
La vigueur du diagnostic n’a d’égale que la timidité du remède. Les notables romains et peut-être l’ensemble des ingénus tendaient à ne voir dans l’affranchi qu’un ancien esclave à la joue encore chaude. Les affranchis les faisaient penser aux esclaves, et ils rêvaient de les ramener à l’esclavage. Mais ils ne se sont jamais résolus à porter atteinte à la liberté de ces nouveaux citoyens.
C’est que, d’autre part, les affranchis, dans beaucoup d’activités, notamment économiques, étaient étroitement mêlés au reste de la population.
Il y avait à Rome, comme dans l’Europe médiévale et moderne, énormément de métiers et d’activités. Pour comprendre la signification sociale de chacune d’entre elles, il faut les réunir en plusieurs grands groupes, que je nommerai “statuts de travail”. Le statut de travail, c’est le rapport au travail au sens le plus large du mot, à la fois au plan des institutions et à celui des représentations. C’est l’organisation matérielle de la vie de travail ; le mode de rémunération et l’influence qu’il exerce sur la mentalité de l’agent ; la manière dont est conçu le travail par rapport à l’ensemble de la vie : soit comme l’activité principale qui conditionne la survie, soit comme une activité parmi d’autres, et qui ne cesse pas d’être facultative. C’est la façon dont le travail a été choisi et dont on peut en changer. C’est aussi le rapport à l’État dans le travail.
Dans les sociétés antiques, il y a un gouffre entre le statut de travail du “notable” et celui du “paysan”. Le second, qu’il soit propriétaire, métayer ou fermier, travaille lui-même la terre, serait-ce avec l’aide d’esclaves ou d’autres paysans. Mais, malgré la dureté de son travail, le paysan n’est pas censé avoir un métier (seuls ceux qui ne vivent pas de la terre ont un métier déterminé). Le notable, lui, conçoit le revenu comme l’intérêt d’un capital placé, qui correspond à son patrimoine. Même s’il suit de près l’administration de ses biens, il ne travaille pas de ses mains, et n’a aucune notion du travail indépendamment de tout un ensemble d’activités sociales et politiques liées à son rang. Même s’il est très occupé, il ne conçoit même pas de devoir se soumettre à une contrainte professionnelle.
Les boutiquiers, artisans, grossistes locaux et petits négociants ont encore un autre statut de travail, celui des hommes de métier. C’est la plèbe urbaine. Ils portent un nom de métier, s’associent en collèges professionnels à condition que l’État le leur permette et se définissent, même juridiquement, par une fonction et des contraintes précises.
Beaucoup d’esclaves cultivaient la terre ; des affranchis aussi. D’autres esclaves géraient une boutique ou un atelier ; des affranchis aussi. Mais, quant au statut de travail, la place de l’affranchi n’est pas du tout assimilable à celle de l’esclave.
L’esclave ne jouit d’aucune des quatre libertés qui, dans la tradition delphique, caractérisaient les hommes libres : la possession d’une place légalement reconnue dans la communauté ; la protection contre la détention illégale ; la liberté de mouvement ; la liberté de choisir son travail. Son activité dépend de la volonté de son maître ; il ne peut en changer sans l’accord de son maître, ou sans être vendu à un autre maître. Sans constituer une classe sociale, les esclaves ont donc tous en commun un seul et même statut de travail. Non seulement ce statut diffère de ceux des hommes libres, mais il est d’un autre ordre ; car il permet à l’esclave, si le maître le veut et si la loi et l’usage social y consentent, de se substituer à l’homme libre dans quelque fonction que ce soit.
Ou bien le maître l’affecte à une fonction en principe réservée à des esclaves – c’est-à-dire au travail agricole pratiqué en équipes (“esclavage de plantation”) ou à un emploi (de domestique, de gestionnaire, d’ouvrier) dans la maison du maître. Ou bien il lui fournit un travail que pratiquent par ailleurs les hommes libres. C’est ainsi que l’esclave peut cultiver la terre comme un paysan, tenir une boutique comme un homme de métier, et même, exceptionnellement, mener la vie d’un notable, en gérant le patrimoine de son maître. Quant aux autres statuts de travail, irréductibles aux trois principaux que je viens de définir, l’esclave peut occuper les fonctions d’un employé de l’administration (sous le Haut-Empire, beaucoup d’esclaves et d’affranchis impériaux, comme chacun sait, remplirent de telles fonctions). Mais la loi veut qu’il ne soit jamais soldat.
Quelque fonction qu’ils remplissent, les esclaves ne remplissent jamais que des fonctions d’emprunt. Souvent, ils ne sont pas rémunérés comme les hommes libres, et ils ne peuvent en droit posséder un patrimoine analogue. Leur rapport à l’État n’est évidemment pas le même, et, d’un jour à l’autre, ils sont susceptibles de quitter ce travail pour un autre, sans le vouloir.
La situation des affranchis est toute différente. Certes, si l’ensemble des esclaves ne constitue pas une classe sociale, l’ensemble des affranchis non plus. Et, comme les esclaves, les affranchis, nous allons le voir, ont accès à la plupart des statuts de travail. Mais ils y ont accès à la manière des ingénus : avec une place légalement et socialement reconnue, qu’ils sont susceptibles de quitter comme le font les autres hommes libres, et dont ils ont acquis tous les avantages et inconvénients. Même s’ils continuent à dépendre de leur ancien maître, par exemple parce qu’ils lui ont emprunté de l’argent, même s’ils ont choisi de continuer à exercer, dans la maison du maître, des fonctions habituellement réservées aux esclaves, cela n’empêche pas qu’ils exercent leur activité à la façon des ingénus.
Et dans leur activité, les affranchis, de fait, côtoient journellement des ingénus. Presque partout où nous rencontrons des affranchis, nous rencontrons aussi des ingénus, qu’il s’agisse de citoyens romains ou de pérégrins.
Le célèbre grammairien Quintus Remmius Palémon, né esclave à Vicence, où il passa sa jeunesse, est un excellent exemple de tout ce que je viens de dire. Après avoir été tisserand, il se reconvertit à l’enseignement parce que sa maîtresse l’a chargé de conduire son fils à l’école : belle illustration du statut de travail servile. Affranchi et devenu célèbre, dirigeant une école dont Quintilien et Perse suivirent les cours, il mène ensuite une vie de notable. Il possède un ample patrimoine, notamment composé de terres et d’ateliers, et se pique de bien administrer ses terres – non pas par énergie, mais avant tout par vanité, trait bien connu de son caractère, commente Pline l’Ancien20. C’est ainsi qu’il acheta sur le territoire de Nomentum une propriété mal entretenue et qu’il la confia, nous l’avons vu, à Acilius Sthenelus. Par la suite, ces terres lui furent achetées par Sénèque, un sénateur.
Un autre affranchi que Pline l’Ancien complimente pour ses résultats en agriculture, Vetulenus Aegialus, avait acheté, lui, la villa de Liternum que possédait jadis Scipion l’Africain. Comme l’écrit explicitement Cicéron dans le Pro Balbo, il n’y a pas de lignées dans les propriétés (praediorum nullam esse gentem), et une terre de Tusculum, qui avait appartenu à Metellus, passa ensuite entre les mains de l’affranchi Marcius Soterichus, avant d’être achetée par le grand Crassus21.
Affranchis et ingénus sont également mélangés dans les métiers et le négoce. Trimalcion a été négociant, il a pratiqué la negotiatio, et l’on connaît par les inscriptions funéraires beaucoup d’autres négociants affranchis. Mais, vers la même époque, le commerce maritime était aussi pratiqué par Sempronius Gracchus, fils d’un sénateur exilé et descendant de l’illustre lignée22. À l’époque triumvirale et au tout début du règne d’Auguste, le grand-père de Vespasien, un ingénu, Titus Flavius Petro, était encaisseur-banquier à Réate ; mais d’autres banquiers contemporains étaient des affranchis, par exemple Lucius Ceius Sérapion de Pompéi. Sous le Haut-Empire, en Méditerranée occidentale, on trouve à la fois, parmi les banquiers et financiers de métier (argentarii, nummularii, coactores argentarii, coactores) : quelques ingénus, comme Lucius Praecilius Fortunatus de Cirta et probablement Caius Marcius Rufus de Portus23 ; des affranchis de l’empereur, tels que Tiberius Claudius Secundus, dont le fils Secundinus était devenu chevalier dès l’enfance (puisqu’il est mort à l’âge de neuf ans)24 ; des affranchis de lignées sénatoriales, par exemple Lucius Calpurnius Daphnus, changeur-banquier intervenant dans les ventes aux enchères du Macellum Magnum25 ; des affranchis d’affranchis, comme les Caucilii du Marché aux Vins26 ; des pérégrins, tels que les deux Orientaux nés libres, originaires l’un d’Antioche, l’autre de Synnada de Phrygie, qui étaient banquiers sur le forum romain au IIe siècle p.C.27. Et puis il y avait des esclaves, comme le futur pape Calliste, esclave de l’affranchi impérial Carpophore28. Mais quand, sous le règne de Commode, pour des raisons difficiles à déterminer, Calliste ne fut plus en mesure de rembourser les déposants, il s’enfuit, et ses clients s’en allèrent trouver son maître Carpophore, qui n’était pas au courant. Calliste tenait la place d’un banquier libre, affranchi ou ingénu. Mais, face aux épreuves, il retrouve la conduite typique des esclaves, la fuite – et ses clients le traitent comme tel : c’est à son maître qu’ils ont aussitôt recours. Cet épisode, lui aussi, contribue à montrer que, si, dans le travail, ingénus et affranchis sont très proches, il n’en est pas de même des esclaves, malgré les apparences. L’accès des affranchis à la plupart des statuts de travail était pour eux un important élément d’intégration sociale.
Mais jusqu’à un certain point. Le Satiricon nous montre une compagnie d’affranchis des métiers urbains, Proculus l’entrepreneur de pompes funèbres, Échion le fripier, Philéros l’avocat, Habinnas le marbrier. Et, parmi ces hommes de métier, trône Trimalcion, infiniment plus riche qu’eux, d’après les chiffres indiqués par l’auteur, et qui, dès la mort de son ancien maître, a eu accès à des activités de plus haut rang social, d’abord le négoce et les affaires, ensuite la gestion de son patrimoine. Tout évoque l’aristocratie chez Trimalcion, sauf sa naissance, sa vulgarité et son mauvais goût, ses droits politiques et ses fréquentations ! Politiquement, l’affranchi est, depuis toujours, exclu des magistratures romaines et du Sénat, et, depuis 24 p.C, du fait de la lex Visellia, il est même exclu des magistratures municipales et des conseils de décurions. Certes, les fonctions du culte impérial (augustalité, sévirat) sont peuplées d’affranchis. Comme on sait, Trimalcion a été sévir, ainsi que son invité Habinnas, le marbrier. Mais le Satiricon lui-même marque les limites de la dignité de ces pseudo-magistrats. La majesté que cherche à se donner Habinnas, accompagné d’un licteur et d’une nombreuse suite, ne doit pas faire illusion ; comme dit Agamemnon au narrateur Encolpe : “Calme-toi, imbécile, ce n’est qu’Habinnas le sévir” ; il ne faudrait pas le prendre pour un préteur ! Il est d’ailleurs intéressant de prêter attention à ce que Trimalcion et ses convives, en particulier Échion, disent de la politique locale. Ce sont des réflexions de plébéiens, utilisateurs de la politique et non pas gestionnaires, et, sauf exception, étrangers au cercle étroit des dirigeants. Ils ne sont attentifs qu’au pain et aux jeux du cirque, et, comme probablement la plupart des citoyens romains de cette époque, mesurent la valeur des magistrats au prix des gladiateurs qu’ils produisent et à l’importance des distributions publiques qu’ils consentent. G. Boulvert a d’ailleurs noté que même d’importants affranchis impériaux, fort riches et qui avaient occupé de hautes fonctions administratives, devenaient rarement des patrons de cités. On n’en connaît que trois, alors que plus de quatre-vingts aristocrates municipaux sont attestés comme patrons de cités.
Quant aux relations sociales et aux amitiés, Veyne a raison : le Satiricon montre les limites de l’intégration sociale des affranchis. Le mouvement de balancier dont je parlais plus haut les intègre aux divers statuts de travail de la société romaine, mais leur interdit le domaine politique et les détourne d’avoir des fréquentations en harmonie avec leur rôle économique et professionnel. Au sein des métiers, affranchis et ingénus ont-ils d’amicales relations privées ? C’est probable, même si le Satiricon n’en fournit aucune preuve. Mais, en tout cas, les affranchis notables ne fréquentent pas les notables ingénus, et l’on comprend pourquoi. Une satire d’Horace en fournit l’explication29. À Rome, les notables, ce sont d’abord les sénateurs et les chevaliers, qui refusent les uns et les autres d’avoir à leur table des affranchis. Mécène, qui est plus libéral que d’autres, accepte la compagnie, non des affranchis certes (ce serait beaucoup trop demander), mais de leurs fils ; il ne cherche pas à savoir de quelle naissance étaient les pères (quali sit quisque parente natus), car il est convaincu qu’on peut être homme de valeur sans avoir de grands ancêtres, et que Rome, dès l’époque de Servius Tullius, a fait une place aux hommes sans passé. C’est ainsi qu’il est devenu l’ami d’Horace. Mais fréquenter des affranchis, il n’en est pas question (dum ingenuus).
Les aristocraties municipales étaient-elles aussi exclusives que celles de Rome ? Nous l’ignorons, et cela dépend sans doute des cités. Dans la “colonie” du Satiricon, elles apparaissent comme exclusives.
Mais, même si les notables refusent de frayer en privé avec des affranchis, cela ne leur interdit nullement d’honorer officiellement tel ou tel riche ancien esclave qui a rendu service à la cité, puis, à la génération suivante, d’admettre son fils parmi eux. Les exemples de tels hommages sont nombreux. Songeons à Caius Titius Chrésimus, qui, sous Antonin le Pieux, parce qu’il a célébré des jeux publics, reçoit un siège spécial au théâtre, un branchement d’eau municipal et les ornements décurionaux. Son fils va entrer gratuitement au Sénat municipal30. On retrouve ici la grande différence qui sépare l’affranchi de son fils. Rien ne dit que le père était volontiers invité à dîner par les magistrats de la cité.
Le lieu de naissance de l’affranchi, la nature de sa langue maternelle, sa jeunesse et son éducation influent-ils beaucoup sur son caractère et sa vie sociale ? Probablement ; mais de quelle façon ? Et comment les connaître ? De tout ce qui concerne les affranchis, rien n’est plus ignoré que leur passé, c’est-à-dire ce qui a précédé leur libération – si ce n’est peut-être leur vie affective et familiale. Combien y avait-il, parmi eux, d’hommes et de femmes nés libres, puis asservis par le jeu des conquêtes ou par celui de la traite ? Combien de vernae, nés dans la maison du maître qui par la suite les libéra ? Jusqu’à quel âge leur permettait-on en général de vivre avec leurs parents par le sang ? La bonne connaissance de la langue latine ou de la langue grecque était-elle, en pratique, une condition de l’affranchissement ? Les esclaves “orientaux”, plus à l’aise dans le système des cités, et plus “civilisés”, étaient-ils plus facilement libérés ? L’âge à l’affranchissement influait-il sur les possibilités d’intégration et de promotion sociale ? Combien d’esclaves continuaient à vivre, de leur naissance à leur libération, dans la même cité, au point de la considérer comme leur “patrie” ?
Sur chacun de ces points, nous disposons d’informations isolées, suggestives certes, mais trop fragmentaires pour permettre de formuler une réponse générale, de définir la pratique dominante.
Il arrive ainsi que, sur les inscriptions funéraires, les affranchis hommes et femmes parlent de leurs parents esclaves en des termes normalement réservés aux relations familiales entre ingénus : pater, mater, soror, etc. Licinia Eucharis, une jeune affranchie de Rome, morte à quatorze ans, et qui était déjà très cultivée (docta, erudita omnes artes), se plaint, dans une épitaphe en vers, de perdre ainsi l’amour de sa patronne et celui de son père, parens, genitor – qui lui a offert l’inscription31. Une inscription d’Aquincum, aux bords du Danube, concerne un certain Caius Julius Euritus, mort à trente ans dans cette ville, mais venu d’Alexandrie. Ce sont ses deux frères, Julius Crispinus et Julius Lynx, affranchis du même patron que lui, qui ont offert l’inscription funéraire32.
Il faut évidemment penser à une parenté de fait, et non point légale ; mais de tels textes témoignent qu’en certains cas la condition servile ne venait nullement à bout de la solidité des liens naturels, et que l’enfant esclave restait en contact avec ses parents par le sang. S’agit-il d’exceptions, ou au contraire de la pratique la plus courante ? L’influence du maître ou de l’ancien maître était en tout cas très forte, comme en témoignent les très nombreuses unions “endogamiques” contractées entre affranchis du même patron. Elle était d’autant plus forte que, souvent, l’affranchi épousait sa concubine esclave après l’avoir rachetée : le patron se confondait alors avec le mari.
Certains affranchis rappellent qu’ils sont nés libres, mais ce n’est pas fréquent. Prenons deux exemples. L’un est très connu : l’un des convives du Satiricon, affranchi du même patron que Trimalcion, prétend être fils de roi. Comment diable a-t-il été réduit en esclavage ? C’est qu’il a choisi de l’être ; il préférait devenir citoyen romain par affranchissement, plutôt que de rester un pérégrin soumis au tribut33. L’autre exemple est celui de l’affranchi Caius Annius Dionysius, dont l’inscription funéraire a été trouvée à Rome : capturé à l’âge de neuf ans, il est resté douze années en esclavage, et a vécu soixante-dix ans34.
Passons à la ville d’origine. Sous l’Empire, il arrive que les vernae soient dits, sur leur inscription funéraire, originaires de la cité où ils étaient nés esclaves. Ainsi Cornelia Dionysias, morte à Pouzzoles à trente ans après y être née35, est dite verna Puteolana.
Certains affranchis de l’empereur marquent de l’attachement à la cité ou à la région où ils sont nés (probablement esclaves), qu’ils ont ensuite quittée et dans laquelle ils reviennent ensuite prendre leur retraite, riches et puissants. C’est le cas de Publius Aelius Onesimus, affranchi d’Hadrien : il qualifie de patria la cité de Nacolia, dans la province d’Asie, et lui lègue la somme de deux cent mille sesterces, à charge de la placer et de consacrer ses intérêts annuels à des distributions publiques, d’abord de blé, puis d’argent36.
Pour autant qu’on puisse le savoir, les affranchis semblent moins répugner qu’on ne le dit parfois à parler de leur naissance et de leurs origines. Les maîtres et patrons étaient, on s’en doute, beaucoup moins concernés par le passé de leurs esclaves et anciens esclaves que les intéressés eux-mêmes. C’est d’autant plus logique que les sénateurs et chevaliers que nous connaissons par leurs écrits n’avaient aucune véritable conception de l’ascension sociale. À l’extrême limite, ils la constataient et la déploraient ; mais ils n’en analysaient pas les étapes. Il n’arrivait pratiquement jamais qu’ils fissent le récit d’une vie d’affranchi, même devenu célèbre, depuis sa naissance jusqu’à sa prospérité présente. Il leur suffisait de réaffirmer son origine servile, et d’indiquer le nom de son maître ou de son patron. Le personnage était ainsi classé, et rattaché à un Romain, ou à une lignée sénatoriale ; ils ne jugeaient pas utile de s’appesantir.
Au milieu des influences contradictoires, comment l’affranchi se représente-t-il sa condition, et quelle idée cherche-t-il à en donner aux autres, en particulier à la société des maîtres ?
On souligne souvent, à juste titre, qu’il accorde une grande place au sort, au hasard et au culte de la Fortune. Pour l’affranchi, tout paraît possible : le pauvre devient riche en un instant, le riche pauvre ; le malheureux peut déborder soudain de félicités, et l’heureux de misères. Le Satiricon est plein de telles notations, et il arrive même que des sénateurs adoptent ces valeurs des affranchis quand il s’agit de l’un d’entre eux : Pline le Jeune lui-même, à propos de Pallas, emploie les mots fortuna et félicitas, et Plutarque parle de la tychè de Demetrius, affranchi de Pompée37. À ce culte de la chance est évidemment lié un grand sens des vicissitudes humaines, et un certain goût de la mobilité sociale.
Chacun est fier de son étoile, le conquérant comme l’esclave. Son sens de la chance n’empêche pas l’affranchi de rechercher le renom personnel, la gloria et le favor, et de tirer vanité de ses bonnes fortunes. À cet égard, Pallas et Remmius Palémon ne le cèdent en rien à Trimalcion.
Ensuite, l’affranchi est un curieux hybride de mimétisme et de mauvais goût. Quand il est riche, les aristocrates ont beau jeu de se moquer de ce mélange saugrenu (quand il est pauvre, ils le confondent probablement, sans autre forme de procès, avec le reste de la plèbe). L’affranchi s’efforce d’imiter l’ingénu, et avant tout l’aristocrate, l’ingénu par excellence.
Par une exquise courtoisie, un affranchi d’Auguste, grand expert chargé de choisir les vins de sa table, dit un jour à un invité que l’empereur ne boirait jamais d’autre vin que celui de sa région d’origine. Car ce parfait domestique (dont nous ignorons le nom, tant il faisait corps avec sa fonction) avait si bien intégré la psychologie et le goût aristocratiques qu’il comprenait que chacun est très sourcilleux sur son vin préféré, celui de son pays (suum cuique placet)38.
À l’extrême fin de la République et au début de l’Empire, des affranchis de Rome et d’Italie, qui ne sont ni les plus riches ni les plus pauvres des affranchis, se font représenter en bustes sur leur tombe. Paul Zanker, qui a étudié ces bustes, les met à juste titre en rapport avec les imagines des aristocrates. Mais les bustes des aristocrates, transportés lors des funérailles, n’étaient jamais fixés sur la tombe. L’imitation conduit en ce cas à une pratique originale.
Elle peut aussi bien conduire au mauvais goût, quand l’affranchi en fait trop, quand il imite trop servilement et sacrifie l’esprit à la lettre. Florence Dupont a bien montré qu’à partir de la seule vraie culture, celle des aristocrates, les affranchis du Satiricon se faisaient une contre-culture, qui était ridicule. Même quand il se livre aux mêmes excès que certains ingénus du Sénat ou de l’ordre équestre, l’affranchi est plus vite ridicule qu’eux. Tel affranchi cherche à s’enrichir par tous les moyens ; il pratique l’usure, il est cupide et avare. Mais n’est-ce pas le cas de certains ingénus, voire de sénateurs ? Si, mais les sénateurs seront un objet de réprobation, tandis qu’on se moquera de l’affranchi.
Pour terminer, je voudrais insister sur une ou deux autres différences idéologiques entre les affranchis et leurs patrons.
On dit souvent que les notables romains voyaient d’un mauvais œil la place qu’occupaient les affranchis dans la société. Dans son ensemble, la documentation disponible ne me paraît guère aller en ce sens. Dans la quarante-septième lettre à Lucilius, par exemple, Sénèque parle de Calliste, affranchi de Caligula, et qui eut sous Claude un poste important dans l’administration. Son ancien maître, dont nous ignorons le nom, l’avait vendu ; une fois devenu un puissant affranchi impérial, Calliste se vengea de lui en lui faisant faire antichambre. Ce texte a pu être interprété comme un symptôme de l’“orgueil de la classe montante” des affranchis, et de l’irritation qu’il provoquait chez les membres de l’aristocratie. Mais il n’y est pas question de cela. Sénèque, au contraire, prend le parti de l’affranchi contre son ancien maître, qui n’a eu que ce qu’il méritait39. Pline l’Ancien, lui, parle à plusieurs reprises favorablement des activités économiques de certains affranchis, et ne répugne pas à en faire des modèles à suivre. Ainsi, il raconte comment, au début du IIe siècle a.C., Caius Furius Cresimus, parce qu’il avait dans son petit domaine de plus importantes récoltes que de gros propriétaires voisins, fut victime de leur envie. Accusé de maléfices, il se rendit au forum avec ses outils et ses esclaves, et les tribus l’acquittèrent à l’unanimité. L’épisode montre que l’opinion publique n’était pas du tout hostile au succès des affranchis et à leur enrichissement40.
On peut évidemment dire que de tels récits ont une valeur morale, et qu’ils visent en quelque sorte à faire honte aux ingénus, en leur montrant que même des affranchis font mieux qu’eux. C’est vrai. Et il est vrai aussi qu’ils ne signifient pas que les affranchis aient été tenus pour des égaux des ingénus. Mais ils indiquent que l’enrichissement et l’ascension sociale de certains affranchis, dans des limites bien définies et en respectant les délais, ne sont pas considérés comme scandaleux. Quand, sous le règne de Néron, un grand débat au Sénat porte sur les affranchis, les partisans de la modération tirent argument de la place que ces derniers tiennent dans le corps social. Au lieu de susciter l’indignation, le fait que beaucoup de sénateurs et de chevaliers aient été, disait-on, des descendants d’affranchis devient dans ce texte une raison de ne pas montrer trop de sévérité à l’égard des libertini18. Les partisans de la rigueur, eux, ne mettaient d’ailleurs pas en cause l’importance sociale des affranchis ; ils les accusaient d’ingratitude à l’égard de leurs patrons. Quelle qu’ait été l’opinion de Tacite lui-même, ce texte en dit long sur la faveur dont les affranchis, dans leurs efforts d’affirmation personnelle, jouissaient dans l’opinion sénatoriale. Mais à condition de ne pas brûler les étapes. Que des sénateurs descendent d’affranchis, soit ! Mais il est exclu que l’affranchi lui-même devienne sénateur, et, dans la vie privée, nous avons vu qu’il est tenu à l’écart des fréquentations aristocratiques, sauf dans le cadre des relations de patronat.
La tolérance des sénateurs n’était peut-être pas partagée par les ingénus de la plèbe, et en particulier par les clients, des récriminations desquels les œuvres de Martial et de Juvénal fournissent un écho. Mais, quant aux sénateurs et aux chevaliers, leur idée fixe n’était certainement pas la “montée” de la “classe” des affranchis ; c’était plutôt le respect des devoirs personnels que l’ancien esclave a envers son patron. C’était le libertus qui les inquiétait, et non pas le libertinus. Dans le débat au Sénat, l’oubli de ces devoirs est le principal thème des partisans de la sévérité. Et, si l’affranchi Pallas, à la même époque, reçoit du Sénat des récompenses tout à fait inhabituelles qui vont scandaliser Pline le Jeune un demi-siècle plus tard (quinze millions de sesterces et les insignes prétoriens), les motifs mis en avant par le sénatus-consulte restent dans la droite ligne de l’idéologie sénatoriale : Pallas a fait preuve d’attachement et de fidélité à l’égard de ses patrons (et fidem pietatemque erga patronos) ; il a été un gardien vigilant des richesses du prince, et chaque sénateur reconnaît à titre personnel (pro virili parte) qu’il est son obligé. On comprend que Pline fustige la bassesse et la servilité des sénateurs de cette époque ; mais notons qu’ils ont au moins évité d’écrire que Pallas avait servi Rome et l’Empire14. Car l’affranchi, quelque riche qu’il devienne, ne peut avoir accès à l’aristocratie dirigeante, et le mieux qu’il puisse faire est toujours de montrer à son patron de la gratitude et de la fidélité. Les textes sont innombrables sur ce point, et les patrons parlent très volontiers de cette relation personnelle, souvent comparée à un lien de paternité.
À l’inverse, l’affranchi, tout en rendant à son patron les hommages qu’il lui devait, avait probablement tendance à ne point trop insister sur la vigueur de ce lien personnel. Le culte de la chance et de la Fortune est un moyen d’atténuer le poids de cette transmission que l’affranchi ne ressent pas comme véritablement familiale. Trimalcion, affranchi indépendant dont le patron est mort en lui laissant son héritage, est un cas particulier, comme le remarque Veyne ; c’est peut-être aussi la matérialisation d’un fantasme des affranchis, du rêve qui est le leur de ne plus être soumis à ce lien. Les patrons sont les grands absents du Satiricon, tous les patrons, et pas seulement celui de Trimalcion. À l’inverse, aucun des affranchis que l’on y voit ne cherche à faire oublier ses origines et son statut. On penserait que l’affranchi citoyen romain fait tout pour se fondre anonymement dans la foule des vrais Quirites, les ingénus. Et pourtant aucun texte n’atteste une telle attitude, qui d’ailleurs serait probablement inutile, car, même dans une ville aussi grande que Rome, il devait être difficile de conserver l’anonymat et de donner le change sur son véritable rang social. Mais, pour revenir une dernière fois au Satiricon, répétons que les affranchis qui y sont mis en scène ne se gênent pas pour raconter tout leur passé et pour étaler les détails les plus scabreux de leur vie d’esclave. La décoration murale du vestibule de Trimalcion, elle non plus, n’oublie aucune des étapes de la vie du maître de maison, et représente tout en détail (omnia diligenter)41.
L’existence d’un milieu d’affranchis, de libertini, qu’on peut même qualifier d’ordo libertinorum, est un obstacle à l’intégration rapide et complète des affranchis eux-mêmes, sinon de leurs descendants. Mais elle ne paraît pas déplaire aux intéressés, bien au contraire – peut-être parce qu’elle les détache peu ou prou de la maison de leur ancien maître pour les plonger dans une vie sociale.
L’affranchi n’est ni esclave ni ingénu ; il a été esclave, et il est libre. Il n’est pas victime d’une systématique ségrégation juridique, mais il n’est pas non plus pleinement intégré. Mêlé aux ingénus dans beaucoup d’activités, économiques ou autres, il en est séparé par ses origines, et ne les fréquente guère.
Malgré ces contradictions, les affranchis forment un groupe social. Ce qui les rapproche les uns des autres, c’est leur statut juridique, passablement contraignant dans la vie quotidienne, et la manière dont ils vivent ce statut. C’est aussi le souvenir d’un statut beaucoup plus contraignant encore, et qu’ils ont tous connu, l’esclavage. C’est enfin la manière dont eux-mêmes se représentent ce passé, et dont les autres se le représentent.
Notes
- Cic., Att., 7.2.8.
- Petr., Sat., 38.
- Plin., Nat., 14.48.
- Str. 8.6.23.
- Plin., Nat., 14.49-51.
- Plin., Nat., 34.11-12.
- Gaius, Inst., 1.10 et 11.
- Dig., 38.1.26 (Alf.).
- Liv. 39.9.
- Gaius, Inst., 3.39-76.
- CIL, X, 8054,8.
- Cic., Fam., 5.20.1- 2.
- Cic., Rosc. Am., 48.140.
- Plin., Ep., 7.29 et 8.6.
- Tac., Hist., 4.11.10.
- Suet., Claud., 25.3 et Dig., 37.14.5 pr. (Marcianus).
- Val. Max. 2.6.6-7.
- Tac., Ann., 13.26-27.
- D.H. 4.24.
- Voir aussi Suet., Rhet., 23.
- Cic., Balb., 23.56.
- Tac., Ann., 1.53 et 4.13.
- CIL, VIII, 7156 ; IPOstie, A 176.
- CIL, VI, 1605, 1859 et 1860.
- CIL, VI, 9183.
- CIL, VI, 9181-9182.
- SEG, XXX, 1224 [Bevilacqua 1978].
- Hippol., Haer., 9.12.1-12.
- Hor., Sat., 1.6.
- CIL, X, 4760.
- CIL, I2, 1214.
- CIL, III, 10551.
- Petr. 57.4.
- CIL, VI, 11712.
- CIL, X, 3446.
- CIL, III, 6998.
- Plin., Ep., 7.29.3-4 ; Plu., Pomp., 40.
- Plin., HN, 14.72.
- Sen., Ep., 47.9.
- Plin., Nat., 18.41-43.
- Petr. 29.