Faire taire la différence. Prélude grec
Selon Antoine Compagnon, « il y a théorie quand les prémisses du discours ordinaire sur la littérature ne sont plus acceptées comme allant de soi, quand elles sont questionnées, exposées comme des constructions historiques, comme des conventions »1. L’appel à la théorie répond « nécessairement à une intention polémique, ou oppositionnelle (critique, au sens étymologique du mot) »2, car sa vocation est de « met[tre] en doute la pratique des autres »3. En un mot, « la théorie s’oppose au sens commun »4. Les mots d’Antoine Compagnon s’appliquent parfaitement aux théories des auteurs français des années 1960-1970. D’une part, ces derniers dirigent leurs invectives contre les stratégies commerciales transformant tout lecteur en un consommateur boulimique, toujours prêt à acheter de nouvelles œuvres pour ensuite s’en débarrasser5. D’autre part, la littérature ordinaire est vite devenue la cible privilégiée de leurs attaques, cette dernière ayant été accusée de normaliser les logiques d’exclusion et de domination qui sous-tendent la diffusion des biens culturels dans l’espace public. Dans Mythologies, Roland Barthes souligne avec force cet aspect : « Les normes bourgeoises sont vécues comme les lois évidentes d’un ordre naturel : plus la classe bourgeoise propage ses représentations, plus elles se naturalisent »6. Si ce genre de considérations étaient bien présentes dans les théories des auteurs de cette époque, nous constatons en même temps qu’elles ont quasiment disparu dans les discours des théoriciens de la littérature et de la narrativité surtout à partir des années 1990. En effet, on est étonné du changement de ton et de contenu qui est intervenu au sein de la théorie au cours des dernières années : la prolifération des approches « naturelles » de la littérature, ainsi que l’exaltation des vertus des récits dits « populaires » paraît massive et durable. Nous constatons une fascination générale pour l’expérience esthétique commune et pour la vie ordinaire, dont de nombreux auteurs, notamment Sandra Laugier7, font un éloge inconditionnel. Face à cette situation, une réflexion s’impose. De deux choses l’une : soit le contexte social en France et dans les pays occidentaux s’est entre-temps radicalement transformé, favorisant une circulation et une interprétation des biens culturels selon des logiques moins oppressives et plus égalitaires, soit, ce sont les théories narrative et littéraire qui ont changé, en adoptant une attitude différente vis-à-vis de l’idéologie dominante et de ses représentations. Soumis au choix entre ces deux options, la seconde me paraît la plus plausible. Dans l’espace de cet article, je tenterai de montrer comment les théoriciens de la littérature et du récit, surtout à partir des années 1990, ont mené un discours légitimant l’idéologie dominante et les rapports de domination qui interviennent dans la construction des représentations ordinaires. Je montrerai que l’écart avec les théories des auteurs des années 1960-1970 est d’autant plus flagrant que le discours dominant a acquis une nouvelle forme au tournant des années 1980, plus intrusive et plus contraignante qu’auparavant. Celui-ci est désormais devenu une des multiples manifestations du néolibéralisme, ou ce que Pierre Dardot et Christian Laval nomment la « nouvelle raison du monde »8. En effet, bien plus que d’incarner une idéologie inspirant la politique économique des pays occidentaux après la crise de l’État-providence, le néolibéralisme représente une forme de rationalité globale et totalisante, qui modifie et structure les existences des citoyens dans notre monde globalisé. Je suis persuadé que la raison néolibérale s’est progressivement installée au sein de la théorie narrative, jusqu’à en transformer radicalement les orientations de recherche. Le but de cet article est donc d’explorer la manière dont la théorie narrative a abandonné la vis polemica qui caractérisait les écrits des auteurs français des années 1960-1970, en intégrant les concepts et le jargon de la raison néolibérale dans son exploration des faits littéraire et narratif.
Dans la première partie de cette étude, j’exposerai quelques traits de la rationalité néolibérale, en reprenant les théories de certains auteurs, notamment Michel Foucault, Barbara Stiegler et Wendy Brown. Une seconde partie sera dédiée à analyser la manière dont les concepts du néolibéralisme se reflètent dans les théories des narratologues et des théoriciens de la littérature contemporains. En particulier, je concentrerai mon analyse sur deux mouvances principales :
1) Tout d’abord, l’influence des sciences cognitives et le succès de la narratologie « naturelle », 2) Puis, la diffusion de l’éthique aristotélicienne et l’adoption d’une approche populiste. Dans la conclusion, je souhaiterais plaider en faveur d’un retour d’une approche théorique critique et oppositionnelle, qui puisse placer au cœur de son programme de recherche la critique des modalités de production et de diffusion des narrations contemporaines dans l’espace public.
Les traits principaux de la raison néolibérale
Avant d’explorer la manière dont les théoriciens de la littérature et du récit contemporains légitiment le discours dominant, il convient de dire quelques mots sur la forme que celui-ci a prise à partir des années 1980. Comme je l’ai affirmé plus haut, le discours dominant représente une des multiples manifestations de la raison néolibérale. Le terme « néolibéral » reprend une conception économique et politique qui s’est développée à partir du fameux colloque « Walter Lippmann » qui s’est tenu à Paris en 1938, lequel a inspiré l’action gouvernementale des pays occidentaux depuis le début des années 1980. Je tiens à préciser que le néolibéralisme ne se résume ni à la doctrine néolibérale ni à l’action d’un gouvernement. Selon Christian Laval et Pierre Dardot « le néolibéralisme se définit comme l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence »9. Le trait qui probablement le caractérise le mieux est, comme le souligne Wendy Brown, sa capacité à « disséminer le modèle du marché dans tous les domaines et activités »10, en configurant les êtres humains comme des homines œconomici. Cette dernière expression appartient à Michel Foucault qui, lors de son séminaire au Collège de France de 1978-1979, intitulé « Naissance de la biopolitique »11, décrit l’homo œconomicus comme un être animé par des intérêts de type économique, qui s’autogouverne en se considérant soi-même à l’instar d’une petite entreprise. L’effet principal de la nouvelle configuration de l’humain promue par le néolibéralisme, est l’adoption, par les individus, de critères économiques dans l’évaluation de toutes sortes de phénomènes. Tout objet de l’expérience est évalué par le sujet selon un calcul des bénéfices qu’il peut éventuellement en tirer. La manière particulière dont le sujet néolibéral décrit par Michel Foucault arrive à gouverner sa propre conduite montre l’importance du rôle que joue le gouvernement de soi et des autres aux yeux des néolibéraux. Cet aspect distingue le néolibéralisme du libéralisme classique. En effet, le néolibéralisme, en opposition au principe fondamental du libéralisme classique de non-intervention de l’État dans l’économie, estime au contraire que le gouvernement doit intervenir aussi bien dans la conduite des citoyens, que dans la manière dont ceux-ci gouvernent leur comportement vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Il en résulte une situation dans laquelle l’État et le marché contribuent ensemble à la gestion des conduites des sujets, qui, en retour, sont censés s’autogouverner selon des logiques purement économiques. Si d’une part le monde du marché prend en charge la transmission et l’intégration des concepts et des pratiques néolibérales au sein de la société, l’État, de son côté, doit faciliter la tâche aux entreprises, en réprimant tout comportement qui s’oppose à la raison néolibérale. La notion de « libéralisme autoritaire » avancée par Grégoire Chamayou12 exprime ce rapport totalisant entre l’État et le monde économique que la raison néolibérale vise à instaurer. J’aimerais souligner le fait que la relation tout-englobante, dialectique, qui s’instaure entre l’État, le monde du marché, la communauté et les individus particuliers dans un monde gouverné par les logiques néolibérales ne peut se développer et prospérer qu’à condition que la plupart des agents qui participent à cette relation considèrent celle-ci comme allant de soi, autrement dit comme étant « naturelle ». C’est la raison pour laquelle certains auteurs, dont Barbara Stiegler, soulignent les limites de la conception foucaldienne là où elle envisage le néolibéralisme comme un anti-naturalisme13. Au contraire, Barbara Stiegler souligne que c’est justement en vertu de la conception du monde et de la nature humaine que le néolibéralisme exprime que celui-ci peut être considéré comme une nouvelle raison du monde. Cette considération permet de comprendre les sources évolutionnistes du néolibéralisme. Entre les individus et leur milieu vital s’instaure un mécanisme d’adaptation réciproque ayant comme objectif l’évolution de l’espèce humaine. La diffusion et l’intégration par les individus des principes de la raison néolibérale garantit le bon développement de ce processus. À l’intérieur de ce processus, les sujets qui ne sont pas capables ou ne souhaitent pas s’adapter au rythme de l’évolution de la société néolibérale, en sont irrémédiablement exclus ou marginalisés. Ces logiques évolutives produisent donc le creusement des inégalités entre citoyens et la marginalisation des moins aptes à intégrer les principes de la raison néolibérale.
J’aimerais conclure ce bref aperçu de la raison néolibérale en soulignant que la diffusion de stéréotypes et de codes de comportement à travers un dispositif de propagande partagé par l’État et le monde de l’entreprise favorise l’intégration par les individus du programme évolutionniste néolibéral. C’est ce que Barbara Stiegler souligne en se référant à la conception de la vie politique et sociale d’un des promoteurs les plus influents de la doctrine du néolibéralisme, Walter Lippmann. Selon Barbara Stiegler, une des mutations principales qui doivent affecter la démocratie selon les néolibéraux est « celle d’une manufacture du consentement […], qui assume la fabrication de bons stéréotypes à travers une propagande bien orientée, visant la réadaptation de l’espèce humaine à son nouvel environnement mondialisé »14. Selon cette perspective, la circulation des représentations et des biens culturels dans l’espace public suit la direction que la propagande néolibérale entend lui donner.
En résumé, la raison néolibérale se fonde sur une conception de l’être humain en tant qu’homo œconomicus. Celui-ci gouverne sa conduite et évalue les objets de son expérience selon des critères purement économiques. Entre l’État, le monde économique, la société et les citoyens s’instaure un rapport dialectique visant à la formation d’un régime consensuel tout-englobant. L’évolution de l’espèce se fonde sur l’intégration, par les individus, des concepts de la raison néolibérale. La diffusion de bons stéréotypes contribue fortement à la légitimation de la raison néolibérale, au point d’amener les citoyens à l’envisager comme la manière naturelle d’entendre les rapports entre l’homme et son environnement.
La nouvelle raison de la théorie narrative
Le moment est venu de montrer comment les théoriciens de la littérature et du récit ont intégré les concepts de la raison néolibérale. Il me semble que le processus d’assimilation des principes de la rationalité dominante s’est progressivement étalé au cours des dernières décennies. On peut retracer deux mouvances principales, qui ont assez naturellement coexisté, et cohabitent encore de nos jours dans le domaine des études littéraires et narratologiques. Ces deux tendances se sont développées en France et aux États-Unis, surtout entre le début des années 1990 et l’époque actuelle. Une première mouvance se caractérise par l’adoption par plusieurs chercheurs du paradigme cognitiviste, favorisant la multiplication des approches « naturelles » au sein de la discipline. Une seconde tendance, fondée sur une relecture des principes aristotéliciens de la Poétique, défend une vision conciliante et réparatrice de la narrativité. Cette seconde tendance a notamment favorisé l’adoption, ces dernières années, surtout en France, d’une approche populiste du fait narratif et des biens culturels.
Commençons par observer les traits principaux de la première mouvance. Les approches cognitivistes se caractérisent par la tentative de reconstruire les processus cognitifs de base qui accompagnent la saisie du sens des textes narratifs. Selon les narratologues cognitivistes, il existerait des principes universels d’appréhension des textes littéraires et narratifs, qu’il est possible de repérer à travers l’observation empirique des réactions cognitives d’un groupe d’individus choisis. Selon l’un des représentants majeurs de la narratologie cognitive, Marie-Laure Ryan, un de ces principes universels est celui de l’« écart minimal », selon lequel nous reconstruisons les univers textuels « aussi conformément que possible à notre représentation du monde réel »15. D’autres auteurs cognitivistes dits de « première génération »16, ont affirmé que la tendance des individus à homologuer les mondes textuels à leur propre conception du monde réel, représente la manière « naturelle » d’appréhender les univers narratifs. Parmi ceux-ci, Monika Fludernik défend une narratologie « naturelle » capable d’explorer la manière dont les individus naturalisent les textes littéraires en les assimilant à leurs propres représentations du monde. À ce propos, cette dernière affirme que la « récupération » des univers textuels, « étant basée sur des paramètres cognitifs tirés de l’expérience du monde réel, se traduit inévitablement par une homologation implicite mais incomplète du monde fictionnel au monde réel »17. Cette conception ne se fonde pas sur une conception statique et atemporelle du processus d’universalisation des textes, mais plutôt sur une vision adaptative et évolutive de celui-ci. À ce propos, Monika Fludernik affirme : « La narratologie naturelle […] tente de montrer comment, dans le développement historique des formes narratives, les cadres de base naturels sont encore et encore étendus »18. Cette vision évolutive des processus naturels cognitifs accompagnant la saisie du sens des textes narratifs, ancrée dans une perspective historique large, est très fréquente au sein des approches cognitivistes. Elle s’accompagne souvent d’une exaltation des vertus éthiques de la fiction littéraire et de l’art mimétique. La capacité de la narrativité à stimuler des processus cognitifs d’homologation de perspectives différentes est interprétée, par les narratologues cognitivistes, comme une des vertus principales de l’art littéraire et narratif. Comme le souligne Alexandre Gefen, la littérature permet d’« envisager la structure psychologique d’autrui, en acquérant, au moins de manière sommaire, une “cartographie de l’esprit” humain »19. La littérature stimule la socialité, crée des ponts fondés sur le besoin cognitif d’adaptation aux comportements des autres. En resserrant les liens entre citoyens, les narrations contribuent au progrès de la société et à l’évolution de l’espèce humaine.
Les représentations narratives constituent donc, aux yeux des auteurs cognitivistes, des biens particulièrement précieux. Selon une des théories issues du courant des approches cognitives évolutionnistes, la « théorie des signaux coûteux », exposée en France par Jean-Marie Schaeffer, les objets artistiques sont des réponses à des situations problématiques de nature sociale ou existentielle au sein des processus évolutifs. En réponse à ces situations, les individus émettent des signaux impliquant un certain coût au niveau cognitif. La mise en relation de ces signaux coûteux permet aux individus de tirer un bénéfice, selon Jean-Marie Schaeffer, de la signalisation honnête d’une différence qualitative entre les sujets :
Elle essaie d’expliquer [La théorie des signaux coûteux] comment des individus qualitativement différents en termes de fitness et ayant des intérêts en partie concurrentiels peuvent néanmoins tirer un bénéfice mutuel du fait de signaler honnêtement leurs différences de qualité.20
Les œuvres d’art représentent donc des signaux coûteux qui comportent, dans une optique évolutive, une distribution des bénéfices en fonction des différences qualitatives des différents participants à cet échange.
À la lumière de ces considérations, j’aimerais montrer comment les approches cognitivistes légitiment l’idéologie dominante. Ce qui saute immédiatement aux yeux c’est que les narratologues cognitivistes, en intégrant les processus interprétatifs des textes narratifs de notre époque dans une perspective historique pluriséculaire, naturalisent la manière particulière dont l’homo œconomicus évalue les objets de son expérience, y compris les objets culturels. Dans cette optique, la manière particulière dont l’homo œconomicus adapte le contenu des narrations à sa propre vision du monde constitue le prolongement naturel de la tendance spontanée des humains à adapter les contenus des récits à leurs propres représentations du monde réel. Dans le cas de la théorie des signaux coûteux, l’intégration des concepts de la raison néolibérale paraît plus évidente encore. Les tenants de cette approche évaluent leurs objets d’études de la même manière que celle des homines œconomici, dans la mesure où tout phénomène est jugé en termes de coût et de bénéfice (cognitif). Dans cette perspective, la manière dont ces chercheurs décrivent la mise en relation des signaux coûteux à l’intérieur d’un rapport « honnête » entre participants « qualitativement différents » présente des points communs avec la façon dont le néolibéralisme conçoit le commerce des biens symboliques à l’intérieur du marché globalisé. Enfin, dans l’exaltation de la manière dont les narrations favorisent la socialité en stimulant l’adaptation des individus aux comportements des autres, les auteurs cognitivistes légitiment la vision néolibérale de la société, à l’intérieur de laquelle les individus adaptent leur propre conduite afin de mieux s’intégrer dans leur milieu vital.
Ce dernier aspect est aussi présent à l’intérieur de la seconde mouvance qui exprime une vision du monde de type néolibéral au sein des études littéraires et narratologiques, les approches de type néo-aristotélicien. En se fondant sur une réinterprétation de la Poétique d’Aristote, les narratologues néo-aristotéliciens considèrent les narrations avant tout comme des mécanismes favorisant la socialité. Ce qui fait l’originalité de la démarche théorique des auteurs néo-aristotéliciens, et qui les différencie en même temps des approches cognitives de première génération, c’est l’attention que ceux-ci dédient aux aspects émotionnels de l’interprétation des textes narratifs et littéraires. Ces auteurs exaltent les vertus cathartiques et thérapeutiques des narrations, permettant aux citoyens d’établir un lien affectif avec les autres. Selon Martha Nussbaum, les narrations offrent aux lecteurs la possibilité d’éprouver des « sensations démocratiques »21, en favorisant l’échange avec les autres. Dans la même ligne, Alexandre Gefen souligne que les narrations contribuent à « retisser les géographies en constituant des communautés »22 dans l’objectif commun de « réparer le monde »23. Comme dans le cas des approches cognitivistes, j’aimerais mettre en évidence le fait que toute considération reposant sur l’exaltation de la capacité des narrations à favoriser la socialité justifie une vision du monde de type néolibéral, car elle néglige les logiques d’exclusion et de domination qui sous-tendent la circulation des biens symboliques dans notre monde globalisé. La création de liens affectifs entre citoyens par le biais de la pratique narrative à l’époque actuelle s’effectuerait au prix de l’exclusion, aussi bien cognitive qu’affective, des individus qui ne souhaitent pas intégrer dans leur expérience quotidienne la vision du monde véhiculée par ces narrations. Je suis persuadé que la propagande néolibérale, propagée notamment par des maisons de productions audiovisuelles comme Netflix ou Amazon Prime, frappe notre imaginaire collectif et alimente des logiques d’exclusion. À ce propos, j’aimerais critiquer tout particulièrement l’approche de Sandra Laugier des narrations sérielles. Il me semble que cette auteure, dans son exaltation des vertus éthiques et pédagogiques des narrations sérielles, pousse les orientations de recherche des auteurs néo-aristotéliciens aux extrêmes conséquences, en adoptant une démarche que je qualifierai de « populiste ». En particulier, l’aspect que je souhaite contester de la démarche de Sandra Laugier est son exaltation des « vertus ordinaires des récits populaires »24. Analysons l’extrait suivant, tiré de l’ouvrage intitulé Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire, que nous pourrions considérer comme un véritable manuel de la théorie populiste de l’industrie culturelle, dédié à l’exaltation des vertus éthiques des narrations sérielles :
Ce qui fait la force et l’innovation des séries est l’intégration dans la vie quotidienne, la fréquentation ordinaire des personnages qui deviennent des proches, non plus sur le modèle classique de l’identification et de la reconnaissance, mais sur ceux de la fréquentation, voire de l’affection. C’est leur capacité à nous éduquer et nous faire progresser, à travers l’attachement à des personnages au long cours de leur vie et à des groupes dont les interactions nous incluent et nous animent.25
Nous pourrions déduire plusieurs éléments de cet extrait. En premier lieu, dans le discours de Sandra Laugier, les notions d’« ordinaire » et de « vie quotidienne » visent à cerner l’expérience quotidienne d’un grand nombre d’individus, appartenant notamment au milieu populaire et à celui de la petite-bourgeoisie, comme un tout homogène. Cette opération reflète la tendance néolibérale à niveler les différences entre citoyens en donnant l’« illusion du consensus »26. Deuxièmement, dans son exaltation des vertus éthiques et pédagogiques des narrations sérielles, Sandra Laugier ne tient pas compte du rapport social de domination qui marque culturellement les classes subalternes. Ce faisant, elle ferait, en reprenant les mots de C. Grignon et J.-C. Passeron, « injustice interprétative aux classes populaires »27, en légitimant les visions stéréotypées que la propagande néolibérale soumet au grand public.
Conclusion, la haine de la critique
Avant de conclure, j’aimerais souligner un dernier aspect. L’intégration des concepts de la raison néolibérale par les narratologues et les théoriciens de la littérature a été accompagnée par un rejet des notions et des catégories de recherche des approches critiques, notamment celle des critiques de l’École de Francfort et celle des auteurs français des années 1960-1970. Nous constatons en effet une tendance généralisée à vouloir limiter ce qu’aux yeux des théoriciens de la littérature, dont Rita Felski, constituent les « excès de la critique »28. Les auteurs structuralistes et post-structuralistes sont accusés, pour reprendre les mots d’Antoine Compagnon, d’avoir adopté une « violente logique binaire, terroriste, manichéenne »29. L’exemple le plus emblématique de cette tendance est le mea culpa que T. Todorov fait dans La littérature en péril, où la démarche des auteurs post-structuralistes est accusée de dogmatisme30. Les théories des auteurs de l’École de Francfort ont subi un traitement similaire. Toujours dans Nos vies en série, Sandra Laugier critique les « condamnations du low arts »31 exprimées par ceux qu’elle appelle « un Adorno, un Benjamin »32, en faisant en même temps l’éloge de l’enrichissement de notre rapport au commun que nous apporterait notre adhésion aux récits populaires. Il me semble que nous pourrions reconnaître l’attitude des théoriciens contemporains comme une véritable haine de la critique. Contre celle-ci, j’aimerais plaider en faveur d’un retour de la critique, qui passerait notamment par la valorisation des écrits des auteurs français des années 1960-1970, et des critiques de l’École de Francfort. Je suis persuadé que ce n’est qu’en redécouvrant les écrits de ces auteurs que les théories littéraire et narrative pourraient retrouver leur vocation originelle, à savoir celle de représenter un contre-discours s’opposant à l’idéologie dominante. En s’inspirant de la veine subversive et polémique qui animait les écrits de ces auteurs, les théories narrative et littéraire pourraient définitivement renouer avec leur Démon, au bénéfice de toute l’entreprise d’exploration du sens des phénomènes littéraires et narratifs.
J’aimerais conclure en disant quelques mots à partir du discours que Judith Butler a prononcé à l’occasion de la remise du prix Adorno, en 2012. Dans ce discours, Judith Butler réfléchit au sujet de la question d’Adorno « Peut-on mener une vie bonne dans une mauvaise vie ? ». Les théoriciens de la littérature et du récit contemporains croient que le renforcement des liens sociaux, au moyen des narrations, suffit pour transformer toute vie ordinaire en une « vie bonne ». Contre les visées de ces auteurs, il faudrait plutôt valoriser les contre-discours s’opposant aux structures qui empêchent les vies bonnes de s’affirmer au sein de la société, comme nous pouvons le déduire de l’extrait qui suit :
Ainsi, ce monde-là – que nous pourrions être conduits à appeler la « vie mauvaise » – ne me restitue pas ma valeur d’être vivant, alors je dois critiquer toutes les catégories et les structures qui produisent ces formes d’effacement et d’inégalité. En d’autres termes, je ne saurais affirmer ma propre vie sans évaluer de manière critique ces structures qui évaluent différemment la vie elle-même.33
Références bibliographiques
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Notes
- Compagnon, 1998, p. 15.
- Ibid., p. 18.
- Ibidem.
- Compagnon, 1998, p. 19.
- Dans S/Z, Roland Barthes parle à ce propos d’« habitudes commerciales et idéologiques de notre société qui recommande de “jeter” l’histoire une fois qu’elle a été consommée (“dévorée”) ». Cf. Barthes, 1970, p. 22.
- Barthes, 1957, p. 214.
- Laugier et Petit, 2021.
- Dardot et Laval, 2009.
- Dardot et Laval, 2009, p. 6.
- Brown, 2018, p. 33.
- Foucault, 2004.
- Chamayou, 2018.
- Stiegler, 2019.
- Ibid., p. 94.
- « As conforming as far as possible to our representation of actual world » (Ryan, M-L., 1991, p. 51. Nous traduisons).
- À ce propos, voir Kukkonen et Caracciolo, 2014.
- « This recuperation, since is based on cognitive parameters gleaned from real-world experience, inevitably results in an implicit though incomplete homologization if the fictional and the real world » (Fludernik, 1996 (2001), p. 35. Nous traduisons).
- « Natural Narratology […] attempts to show how in the historical development of narrational forms natural base frames are again and again being extended ». (Fludernik, 2003, p. 255.). Nous traduisons.
- Gefen, 2016, p. 170.
- Schaeffer, 2009, p. 34.
- Nussbaum, 2011.
- Gefen, 2017, p. 9.
- Ibid.
- Laugier, 2012.
- Laugier, 2019, p. 16.
- Mouffe, 2016.
- Grignon et Passeron, 1989, (2015), p. 25.
- Felski, 2015.
- Compagnon, 1998, p. 162.
- Todorov, 2007, p. 32.
- Laugier, 2019, p. 39.
- Ibid.
- Butler, 2014, p. 58.