Aborder l’actualité du devenir des campus et des bâtiments universitaires au regard de leur histoire et de leur patrimoine a paru pertinent à l’heure où la plupart d’entre eux subissent des réorganisations profondes et s’interrogent sur l’inscription durable de leur patrimoine immobilier dans les villes et les métropoles qui les accueillent.
Si le cas de Bordeaux et de son campus, à cheval sur six communes (Bordeaux, Talence, Pessac, Gradignan, Mérignac et Canéjan) semblait exemplaire pour illustrer la délocalisation de l’enseignement supérieur en périphérie – tandis que les universités historiques du centre-ville n’accueillent plus guère aujourd’hui qu’une faible proportion des 70 000 étudiants bordelais –, il nous a semblé important de croiser les regards et d’inviter d’autres villes à parler de leur expérience urbanistique universitaire, dans une optique patrimoniale large et diachronique1.
L’architecture des universités et de leur campus a déjà fait l’objet de nombreux travaux2 – tant sous leurs aspects historique, urbain, que politique et sociologique –, mais les rapports que l’université entretient avec la ville, son environnement bâti et son propre patrimoine sont des sujets à explorer dans bien des cas. Dans un contexte marqué notamment par l’augmentation croissante du nombre d’étudiants, par les menaces du changement climatique, par une précarité économique3 comme énergétique, par l’évolution des dispositifs pédagogiques (numérique, crise sanitaire…) et les permanentes mutations de la recherche, l’université est appelée à interroger ses relations à l’existant et la ville à reconsidérer la place qu’elle fait à l’enseignement supérieur. Aussi, à un moment qui voit de nombreux campus confrontés à des restructurations profondes, voire à des destructions, la question du statut patrimonial de ces constructions jalonnant l’histoire des villes mérite aujourd’hui une attention particulière.
Quels sont les liens historiques qui font des villes les lieux d’excellence pour le développement du savoir et de l’enseignement ? De quels territoires universitaires parle-t-on et quels en sont les modes de fabrication ? Quelles formes urbaines et architecturales les campus, d’hier et d’aujourd’hui, ont-ils produites ? Comment les villes et les universités s’adaptent-elles aux mutations réciproques de l’une et de l’autre ? Autant de questions qui interrogent la valeur culturelle matérielle mais aussi immatérielle de ce patrimoine.
Six thèmes ont été retenus pour l’appel à communication qui a précédé les journées d’étude des 19 et 20 octobre 2023 à l’origine de ce recueil. Le premier prend appui sur l’hypothèse selon laquelle les relations historico-géographiques des universités partent du cœur des villes (depuis le Moyen Âge) pour gagner leurs périphéries (à partir du XXe siècle). Cela suppose, toute proportion gardée, que les universités – dans une optique de croissance –, soient généralement à l’étroit dans le tissu dense des villes anciennes. Alors : où et comment fonder les nouveaux campus ? Faut-il en passer par des mutations des territoires péri-urbains, quitte à adopter le parti de la table rase ou bien celui de la réhabilitation de patrimoines existants. Deuxièmement, les nouvelles universités engendrent aussi de nouveaux quartiers : quelles sont les relations entre eux ? Au regard de la dimension géographie et urbaine intrinsèque aux campus, la troisième question réside dans l’existence ou non d’une architecture proprement universitaire et, si oui, quelles en sont les références, les modèles et les programmes ? Depuis la fondation des grandes universités médiévales, bien souvent dans des bâtiments disparates, sont apparus des écoles, des collèges, des palais universitaires, des cités universitaires, et enfin des campus. Allons-nous vers de nouveaux modèles, sans compter des modèles spécifiques déjà existants comme les campus hospitaliers ? Le quatrième thème important a semblé être celui des collections universitaires et du patrimoine immatériel des campus. Le patrimoine des universités compte d’abord des terrains, des bâtiments et des paysages mais aussi du mobilier, des décors, des collections voire des musées universitaires qui inscrivent la mémoire de la vie enseignante et étudiante dans nos villes héritées. Les deux derniers thèmes avaient des visées présentistes et prospectives : comment gérer un campus aujourd’hui, avec quels modèles économiques et quels partenariats ? Enfin, quels campus demain ?
C’est ainsi que l’appel à communications lancé pour ces journées au premier semestre 2023 a reçu un large succès : parmi 24 propositions, 21 ont donné lieu à communication et 18 sont ici réunies. On l’aura compris : bien que nombreuses, ces propositions ne couvrent pas l’ensemble des questions posées précédemment. Néanmoins, il nous a semblé que les communications proposées abondaient de manière cohérente, quatre thématiques retenues finalement pour organiser cette publication. L’ordre thématique des quatre sessions des journées a été conservé pour la publication.
La première partie de cet ouvrage est consacrée aux relations entre centre et périphérie des villes et des universités. Ainsi, Hélène Rousteau-Chambon décrit de manière précise comment l’université nantaise s’immisce comme elle le peut, dès le XVe siècle, dans la ville ancienne déjà dense et, qui plus est, en pleine extension commerciale à partir surtout du XVIIe siècle. Installées dans des locaux dispersés, mais à proximité des lieux de pouvoir, les universités prennent place dans des établissements religieux. Seule celle de droit bénéficie d’un local laïc. La concurrence est rude avec les nouveaux ordres religieux qui s’établissent au Grand Siècle, à l’extérieur des enceintes de la ville. À Nantes, les conséquences des réformes de Louis XIV sur l’enseignement du droit et de la médecine sont différentes en fonction des facultés. Des bâtiments spécifiques à l’enseignement de la chirurgie et l’apothicairerie apparaissent. Un projet de bâtiment neuf est prévu pour la faculté de droit en 1735, mais la municipalité s’en désintéresse et cette dernière est finalement transférée à Rennes en 1735. Nantes, ville de commerce avant tout, se dépossède de ses élèves juristes qui gagnent une ville parlementaire. En somme : « À Nantes, il n’est donc pas bon qu’une faculté reste en cœur de ville, surtout lorsque le commerce seul domine par ailleurs ».
À Strasbourg, Gautier Bolle explore l’histoire d’une période mal connue de l’université, celle des années 1950 à 1970, masquée par la période allemande. Les premières extensions du campus, établies sans véritable plan d’ensemble dans les années 1950, « extensions », « rétention », « barrages » sont alors au cœur des débats : les plans des architectes Stoskopf et Hummel concrétisent à partir de 1959 l’intention d’articuler un nouveau quartier résidentiel au futur campus relié lui-même à la ville. C’est alors qu’apparaissent des conflits entre les volontés des urbanistes de maintenir la cohérence et le paysage de leur plan d’ensemble et l’orgueil de certains architectes qui souhaitent individualiser les bâtiments particuliers qu’on leur confie. Devant l’extension de l’autorité de l’université strasbourgeoise après 1968, il semble bien que : « l’ambition conquérante des Trente Glorieuses, traduites dans les formes urbaines et bâties, fut progressivement ralentie voire contestée ».
Amandine Romanet analyse une période plus tardive encore des campus de banlieue, celui de Bordeaux justement ; il est déjà question à la suite de l’appel à projets de Banlieues 89 de restructurer le campus des années 1960 de Pessac-Talence-Gradignan. Ce projet est l’œuvre conjointe de l’agence d’architecture bordelaise Bras-Ferret-Merle, l’agence d’urbanisme Rousseau-Schmit et de Michel Cantal-Dupart. Si certains architectes, comme Louis Arretche, avaient déjà qualifié les résidences étudiantes des campus périphériques de « cité-dortoir », à l’image des HLM évoqués plus haut, il s’agit aussi de réconcilier la population étudiante avec celle des quartiers habités aux alentours du campus. Les louanges manifestées dès l’inauguration du campus en 1967 cèdent vite la place à des critiques : un isolement fonctionnel patent de ces nouvelles universités, pas d’animation culturelle ni même d’organisation des loisirs. Qu’à cela ne tienne, il faut désormais composer avec et améliorer, performer, requalifier, recoudre, redynamiser… cet urbanisme bien connu du « re ». Une vision holistique s’empare alors des maîtres d’œuvre afin que l’université entre en dialogue avec les territoires où elle est implantée. Le travail de cette époque sur le campus bordelais fut considéré comme un modèle du genre pour les universités françaises : on le retrouvera inspirant le programme Universités 2000 et sans doute aussi plus bas dans cet ouvrage, dans la contribution d’Émeline Dumoulin.
Laurent Viala part justement de ces plans de modernisation d’initiative gouvernementale (Universités 2000, Université du 3e millénaire, Opération Campus), pour explorer comment, dans le cas montpelliérain, la valorisation du patrimoine universitaire participe aussi d’une quête de rayonnement et de nouvelle modernité. Les logiques à l’œuvre dans les années 1960 n’ont pas favorisé l’urbanisation qui a accompagné le campus au nord de Montpellier. Logiques de préservation, d’aménagement, de reproduction et d’innovation peuvent se contrarier ou, au contraire, se conforter. Elles traduisent là des réussites, là des échecs (Agropolis). Trois figures patrimoniales de la ville universitaire se dessinent. La première est celle de la vérité historique qui repose sur l’efficacité liée à la perpétuation de l’héritage. La deuxième est fonctionnelle en ce sens que l’accent est mis sur l’adaptation et le renforcement du référentiel universitaire dans son rapport à la ville. Enfin, une vérité narrative pose la question de l’actualisation du récit intégrateur et, partant, de la capacité de réinvention de cet attelage.
La deuxième partie invite à considérer le patrimoine sous ses aspects économiques et urbanistiques. Et tout d’abord en des termes très prosaïques : combien de m² sont-ils consacrés à l’université de droit de Bordeaux ? C’est la question que pose de manière systématique Alexandre Frambéry-Iacobone qui explore les nuances entre universités de centre-ville et universités de banlieues, voire de régions. La valeur symbolique des espaces universitaires du centre-ville témoigne de l’invisibilité des autres et notamment de conditions d’enseignement actuelles déplorables sur le site de Pessac. Sans doute, des raisons historiques expliquent-elles ce désamour : une lente émergence d’une faculté dédiée au droit à Bordeaux, qui devient rapidement trop étroite avant l’inauguration du site pessacais en 1967, qualifié de « HLM de l’éducation ». Le sous-dimensionnement chronique des locaux laisse perplexe devant les solutions provisoires à court terme des années 2017-2021. Cette recherche permanente de nouveaux espaces et d’optimisation des anciens n’est pas achevée ; il reste que ceux du centre-ville sont choyés tandis que les autres apparaissent « loin du cœur… ».
Les deux contributions consacrées respectivement au campus bordelais (Émeline Dumoulin) et à celui de Nanterre (Pascale Philifert) ont en commun d’illustrer les processus à l’œuvre aujourd’hui dans deux sites de taille néanmoins incomparable : un territoire de 1500 ha à Talence-Pessac-Gradignan pour près de 52 000 étudiants ; 32 ha à Nanterre pour 35 000 étudiants. Néanmoins, s’y retrouvent principalement les mêmes problématiques : manque chronique de locaux, manque de lien entre la ville et l’université, environnements peu propices au développement personnel des usagers, mono fonctionnalité, manque d’équipements sportifs, culturels, commerciaux, défauts d’accessibilité… Dans les deux cas apparaissent des projets pharaoniques de construction de locaux bien sûr, mais aussi des rêves de coutures urbaines ou de « promesse des franges » (Pascale Philifert). Rassembler des territoires en préservant la spécificité des domaines universitaires demeure l’affaire de plans guides qui ne concilient pas toujours les intérêts de tous les acteurs en présence. Ainsi pour le projet Bordeaux Inno Campus (BIC) : « La limite géographique entre territoire universitaire et urbain n’existe plus désormais ». Au-delà de la question géographique, l’enjeu principal est aujourd’hui de réussir l’après Opération Campus en engageant un dépassement des limites fonctionnelles et sociales. À Nanterre, la logique d’enclave qui prévalait aux débuts n’a plus cours, mais : « il reste à traiter des modalités de son insertion et de sa participation au développement territorial. Réinterroger la place du campus au sein d’un territoire dense et en projet, c’est à présent finaliser le travail sur les lisières et les interfaces avec la ville ».
Qu’en est-il si l’on change de niveau de développement universitaire – avec les contributions de Lionel Kana et Jacques Yomb3 – qui traitent des universités nouvelles au Cameroun (Ebolowa, Bertoua et Garoua) ? Elles sont l’occasion de considérer que les universités nouvelles d’aujourd’hui seront le patrimoine de celles de demain. Alors ces universités sont-elles responsables, comme invite à le penser Lionel Kana ? Le cadrage international semble tout à fait favorable à cette tendance mais les documents cadre nationaux n’ont pas encore intégré les dimensions du développement durable. Les « bureaux verts » des universités au top du classement IU Green Metric paraissent pouvoir fonctionner aussi dans les sites camerounais, mais c’est surtout la participation même des étudiants qui est plus que nécessaire pour lever ce « défi infrastructurel des universités camerounaises ».
Jacques Yomb analyse un autre défi estudiantin de son pays, celui du logement. Les efforts massifs consentis par l’État pour la création de nouvelles universités ne sont pas accompagnés d’efforts proportionnels pour loger les étudiants qui se pressent plus nombreux chaque année aux portes de ces universités camerounaises. Il en résulte qu’ils adoptent des stratégies complexes de logement qui profitent largement au secteur privé, formel et informel. Ce dernier semble avoir encore de beaux jours devant lui, parfois au mépris de la qualité des conditions de vie des étudiants. S’agit-il d’un phénomène durable ? Structurel, sans doute, il conditionne en tous cas non pas le patrimoine des universités, mais celui de leur vie.
Pour appréhender les campus en projet aujourd’hui, il convient de poser le cadre juridique de ces interventions, ce que propose Jean-Christophe Videlin. Les sociétés publiques universitaires immobilières (SPUI) sont présentées comme un outil idéal de valorisation du patrimoine universitaire. Or, ce n’est pas le seul. Ce patrimoine a été en grande partie financé par l’État mais pas son exploitation ni sa maintenance. La tendance est donc à une autonomie des universités qui doivent, en plus de leurs fonctions de recherche et d’enseignement, gérer leur patrimoine : « Ainsi, le terme de “valorisation” employé comme un mantra par l’État l’a poussé à d’importantes innovations, sans qu’il soit certain que cela était nécessaire. Toutefois, la SPUI offre un cadre clair et réglementé, sécurisant l’action des universités. Il n’est pas certain que le succès soit au rendez-vous… Seules celles disposant de fonds financiers, de collectivités territoriales en capacité d’agir et d’immobilier valorisable y trouveront leur compte ».
En somme, il semble que le récit patrimonial universitaire s’attache toujours – voire privilégie – les sites historiques de centre-ville et que les campus de la seconde moitié du XXe siècle sont encore loin de tous bénéficier d’une telle reconnaissance. Néanmoins, il se dessine des orientations, des formes d’hybridation des héritages de cette époque et des innovations plus contemporaines. Ces évolutions héritent largement des critiques adressées dès leur réalisation aux campus extra muros et périphériques. Comment l’expliquer ? Les relations territoriales de la fondation de ces campus en périphérie avec leur(s) commune(s) d’accueil paraissent essentielles pour comprendre que, s’il s’installe dès l’origine une forme de désamour entre les deux, cette mésentente géographique a de fortes chances de perdurer longtemps et les efforts pour les « recoudre » sont d’autant plus importants que la rupture a été structurelle au départ. Après tout, les campus qui autrefois ont pu être créés sur des sites vierges, éloignés des villes, sont tous, plus d’un demi-siècle après, conquis par l’urbanisation et la densification. Il s’agit donc davantage aujourd’hui de changer le regard sur ces universités qui, par la force des choses, sont en ville. La troisième partie de ce recueil abonde d’ailleurs de nombreux exemples en ce sens qu’il est plus question de faire de l’université une force pour la ville que d’en faire un ennemi ou une enclave.
La troisième partie illustre largement la question des modèles architecturaux et des programmes universitaires. Elle n’en fait pas moins la part belle aux relations avec les villes, tout comme les premières et deuxièmes parties abordent elles aussi celle des modèles.
Pour commencer, Églantine Pasquier et Florian Grollimund proposent d’analyser deux exemples tout en contraste d’un même programme : la cité universitaire. Dans un premier temps, Églantine Pasquier met en lumière un programme inédit, tout à fait original et « unique en son genre », celui de la Cité internationale universitaire de Paris (CIUP). Constitué de logements et d’espaces de loisirs et de récréation, la Cité internationale est un campus dépourvu de lieux d’enseignement. Situé en bordure des frontières historiques de Paris et de son périphérique, le complexe entretient une relation ambiguë avec la ville dont il contribue à développer les faubourgs et à repousser les limites, tout en maintenant autonomie et indépendance de fonctionnement. L’augmentation exponentielle du nombre d’étudiants et ses effets sur le besoin en termes de logements contraignent aujourd’hui la CIUP à interroger ses propres frontières et à envisager des constructions hors-les-murs et « dans » la ville, comme le montre l’auteure de cette étude. De son côté, Florian Grollimund présente, à travers une étude riche s’appuyant sur des sources archivistiques et documentaires nombreuses et inédites, le cas de la Cité universitaire de Budos à Bordeaux qui prend, au moins pour partie, modèle sur celle de Paris. Replaçant l’histoire de cette cité pour garçons dans celle plus large du logement étudiant en France à renfort d’exemples nombreux, l’auteur décrit l’évolution d’un programme au gré des mutations sociétales comme des évolutions politiques à l’échelle de la ville. La municipalité de gauche d’Adrien Marquet favorise des constructions à visée sociale et fait appel à deux grandes figures de l’histoire architecturale bordelaise. Cyprien Alfred-Duprat ne parvenant pas à convaincre avec un projet d’envergure et dense, encore méconnu, le nouvel architecte en chef de la ville Jacques d’Welles remporte finalement l’adhésion des commanditaires, fort d’un projet pourtant moins rentable composé de pavillons éclatés autour d’une cour et d’un court de tennis mais en phase avec les valeurs hygiénistes de l’époque. Au classicisme de la composition s’oppose la modernité d’une construction alliant métal et briques. Outre l’inspiration parisienne, d’Welles n’hésite pas à regarder du côté des États-Unis pour interroger le modèle.
Les communications suivantes portent moins sur les modèles que sur les relations que ces nouveaux programmes entretiennent avec la ville, son noyau historique comme ses développements récents. Pauline Collet prend pour cas d’étude la ville nouvelle du Mirail à Toulouse et la place tenue par l’université dans ce programme global d’une ville supposée autonome à quelques encablures de la Garonne et ses façades de briques rouges. L’auteure entend démontrer l’étanchéité qui caractérise les rapports de l’université au quartier qui l’accueille. Ses architectes, Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods, inspirés par le modèle de l’Université Libre de Berlin, avaient pourtant intégré le programme de l’université à celui de la ville nouvelle qui n’en comptait pas au départ dans le but d’ : « apporter un surcroît de vie à la cité ». Pensée comme un relais entre ville historique et ville nouvelle, le « campus » semble, selon l’auteure, n’être jamais parvenu à établir une relation pérenne avec son environnement proche. La reconstruction presque totale de l’université sur elle-même dans les années 2010 n’inverse pas la tendance. Si le quartier peine à offrir aux communautés universitaires les services et usages attendus, l’université ne parvient pas plus à se montrer accueillante pour les populations locales. L’université est-elle condamnée à vivre « en vase clos » ? Quelles solutions imaginer pour réduire cette distance jugée indépassable ?
Le cas de l’université de lettres de Tours, traité par Loève Gerez, illustre une alternative : une construction nouvelle au cœur de la cité historique. S’emparant d’une longue parcelle sur le site des Tanneries habitée de bâtiments vétustes, le maire de la ville Jean Royer (de 1959 à 1995), propose de les raser pour y établir les nouveaux locaux de l’Université. En mobilisant des architectes de la région, Jean Royer espère certainement maintenir une certaine harmonie. Car proximité géographique n’est pas toujours synonyme d’intégration et de cohérence stylistique. Les communications interrogent ainsi les relations de la ville à son contexte urbain au-delà des échanges qui peuvent se nouer entre les communautés, pour regarder du côté des langages et vocabulaires, de la matérialité, des gabarits. À Amiens, étudié par Simon Texier, l’intégration est totale, au moins d’un point de vue géographique. La ville apparaît, pour l’auteur, comme « une exception française » en faisant le choix de miser sur son université pour redynamiser la ville de l’intérieur en choisissant de la réintégrer en son sein. Dans ce mouvement de retour à la ville de l’université, l’université de Picardie réussit un pari : celui de participer activement à la fabrique de la ville. Car, dans ce cas, l’université peut même incarner un outil de reconquête de quartiers délaissées, de franges ignorées.
Enfin, l’exemple alsacien présenté par Amandine Diener nous invite à interroger le cas de campus pensés comme des « villes nouvelles ». À Mulhouse, l’université apparaît comme un instrument de relance économique et industriel de la ville qui fait le choix de créer une ZUP dont l’université sera le noyau, mais aussi comme un argument dans un contexte territorial concurrentiel. Pauvre en sites universitaires, la ville convainc l’État de lui donner la possibilité de mettre en œuvre un vaste complexe universitaire organisé le long d’un mail autour duquel s’organise, dans un esprit fonctionnaliste, les grands programmes constitutifs du campus. Non sans rappeler les projets des universités de sciences et de lettres bordelaises, le campus mulhousien prend la forme de villes nouvelles proposant logements et aires de loisirs et reléguant les voitures à l’extérieur, tandis qu’un soin est apporté à maintenir le lien à la ville historique et à éviter tout isolement du campus. Imaginé par François Spoerry et prolongé par Marcel Lods, le campus mulhousien apparaît comme le symbole d’un nouvel urbanisme et d’une nouvelle place recherchée par la ville à l’échelle européenne.
Tours, Amiens et Mulhouse, chacune à leur manière, traduisent des choix forts : penser l’université comme un facteur de développement et d’enrichissement de la ville, en son cœur comme en ses marges. Aujourd’hui, dans un contexte marqué par une densité urbaine de plus en plus importante, par la spéculation immobilière, par des coûts de rénovation exponentiels, comment faire une place à l’université dans la ville ? Comment faire de l’un le levier ou le moteur de l’autre ? Qui sont les acteurs de ces potentiels rapprochements ? De quelles manières les mutations entreprises par de nombreux campus en rénovation mettent à mal les notions de centre et de périphérie, notamment par le « retour à la ville » des universités ? Autant de questions auxquelles répondent, au moins en partie à travers les cas d’étude choisis, les articles composant ce chapitre.
La quatrième et dernière partie de cet ouvrage illustre brièvement, comme en conclusion, deux chantiers en cours pour la valorisation des collections universitaires. Car ces collections sont souvent passées sous silence. En effet, le patrimoine immobilier retient toute l’attention, tandis que le patrimoine mobilier, à l’abri des regards dans les réserves que les universités improvisent dans l’enceinte de leurs murs, attire moins les recherches. Les deux communications proposées dans ce dernier chapitre ainsi que l’introduction de Marion Lagrange rappellent l’intérêt de ce patrimoine et son rôle déterminant dans les processus de valorisation et de conservation des universités et de leur histoire. Évoquant le cas du musée zoologique de l’université de Strasbourg, Laurence Buchholzer montre que les collections universitaires participent elles-aussi des relations entre l’université et la ville, d’un point de vue architectural et urbain, comme d’un point de vue culturel et symbolique. « Musée de la ville et de l’université », le musée zoologique s’installe dans un bâtiment au croisement de trois sites universitaires, produits d’époques différentes. Les collections du musée s’imposent, à travers les âges, comme un outil d’écriture de l’histoire mais aussi de construction de l’identité d’une ville à la double culture. Le cas de ce musée universitaire est révélateur d’une politique patrimoniale priorisant systématiquement le bâti dans un premier temps. Il faut dire que les collections universitaires ne vont pas sans présenter des difficultés face aux velléités de patrimonialisation et de valorisation : éparpillées, très diverses en contenu, format et nature, fragmentaires. Sans l’implication des conservateurs et chercheurs qui les manipulent, elles échapperaient certainement à la reconnaissance. Mais les universités ont entrepris ces dernières décennies un véritable travail d’inventaire, de documentation et de conservation qui portent aujourd’hui ses fruits. Par ailleurs, l’exemple de Strasbourg met en lumière la capacité de ces collections à se faire le miroir de l’histoire des relations entre villes et universités. Si elles racontent d’abord l’histoire de l’enseignement et de la pédagogie, les collections universitaires disent – par leurs déplacements, leurs changements de statuts et de priorités – beaucoup de l’histoire du lieu et de l’institution.
Mais les collections des universités peuvent aussi se révéler un outil de rapprochement entre des villes et des universités. Arianna Esposito et Sophie Montel nous invitent ainsi à observer comment les politiques de valorisation et de conservation des collections des universités de Bourgogne et de Franche-Comté ont, plus largement œuvré, à retisser le lien entre ces deux institutions et leurs villes. En effet, la mise en valeur de ces ensembles est souvent propice aux partenariats et aux échanges. Elle est aussi un moyen d’ouvrir les portes de l’université à d’autres publics et donc de repousser ses frontières, même symboliques et invisibles : en donnant à voir les collections universitaires, l’université rappelle qu’elle est un bien public, un patrimoine commun. Support de la pédagogie, le patrimoine mobilier se révèle aussi un instrument d’ouverture et d’échanges. Quelles conclusions tirer de ces exemples riches et éclairants ? Comment poursuivre et contribuer à ces processus de valorisation dont on comprend qu’ils sont utiles à la protection du patrimoine universitaire autant qu’au maintien et au développement de la relation de l’université à la ville, et inversement ?
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Cet ouvrage réunit les actes des journées d’étude organisées les 19 et 20 octobre 2023 en collaboration avec la Maison des sciences de l’homme de Bordeaux, l’Université Bordeaux Montaigne, l’opération d’intérêt métropolitain BIC pour « Bordeaux Inno Campus », la Direction générale de l’aménagement de Bordeaux Métropole et le Centre de recherche en Histoire de l’art François-Georges Pariset.
Que soient vivement remerciés tous les participants et les organisateurs de ces journées, en particulier la Ville de Pessac et la Maison des sciences humaines du campus Bordeaux Montaigne qui les ont accueillies, les présidents de séance qui ont accepté d’écrire les courtes introductions des parties ainsi que Loïc Vadelorge pour la postface de cet ouvrage et le laboratoire François-Georges Pariset.
Notes
- Claude Laroche, « Pro scientia Urbe et Patria : l’architecture de la faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux, 1876-1888 et 1902-1922 », Revue archéologique de Bordeaux, t. XXXIII, 1992, p. 137-173. Claude Laroche, Dominique Dussol, « Un exemple provincial : les facultés de Bordeaux », p. 201-222 dans Philippe Rive (dir.) La Sorbonne et sa reconstruction, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, L’œil et la main, la Manufacture, 1987. Alain Bourdin, Elizabeth Campagnac (dir.), « L’université : retour à la ville ? », Espaces et sociétés, Erès, 159, 2014/4. Gilles Ragot, Genèse : campus Talence-Pessac-Gradignan, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2014. Sophie Chave-Dartoen, Lætitia Maison-Soulard, Marion Lagrange, « Les collections universitaires, un enjeu pour une nouvelle visibilité du campus bordelais », La Lettre de l’OCIM, 148, 2013, p. 21-31.
- Voir notamment Florence Bourillon, Nathalie Gorochov, Boris Noguès, Loïc Vadelorge (dir.), Les espaces universitaires et leurs usages en Europe du XIIIe au XXIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2018 ; Catherine Compain-Gajac, Les campus universitaires : architecture et urbanisme, histoire et sociologie, état des lieux et perspectives, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2019 ; Christian Hottin, « Les patrimoines de l’enseignement supérieur à Paris (fin XVIIIe-XXe siècles) », Thèse soutenue en 2021 sous la direction de Jean-Michel Leniaud, EPHE ; Marc Le Cœur, « Des collèges médiévaux aux campus », Histoire de l’éducation, 102, 2004, p. 39-69. [https://journals.openedition.org/histoire-education/697] ; Pierre Merlin, L’Urbanisme universitaire à l’étranger et en France, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1995 ; Anne Querrien, Pierre Lassave (dir.), « Universités et territoires », numéro spécial de la revue Les Annales de la Recherche urbaine, 62-63, juin 1994 ; Simon Texier, « Université : un patrimoine architectural et urbain », Archistorm, 100, janvier 2020, p. 144-148.
- Évoquons par exemple la question des ressourceries, d’autant que Bordeaux est considérée comme en avance sur d’autres universités, voir Valentine Pennec, « Alternatives Urbaines et Démarches Expérimentales – Espaces Publics », Mémoire de Master 2, Voie Recherche 2024, L’implantation de ressourceries sur les campus : une opportunité et un moyen pour les universités de s’ancrer à leur territoire ? Étude comparée de trois universités : l’Université Gustave Eiffel, l’Université de Bordeaux et l’Université Bordeaux Montaigne.