Paru dans Revue des Études Grecques 121/1, janvier-juin 2008, p. 393-398.
Mogens Hansen s’est imposé depuis vingt ans comme le meilleur spécialiste des institutions athéniennes et son livre sur La Démocratie athénienne à l’époque de Périclès est de loin l’étude la plus précise et la plus approfondie de l’Athènes classique.
Après avoir renouvelé l’analyse de la démocratie athénienne, M. H. Hansen a entrepris de rompre avec l’athénocentrisme traditionnel des études sur les institutions grecques, et il a proposé à la Fondation nationale de la Recherche danoise un programme portant sur toutes les poleis de l’époque archaïque et classique. Ce projet a été sélectionné par la Fondation de la recherche danoise et doté de moyens importants pendant douze ans (de 1993 à 2005). M. H. Hansen et ses collaborateurs du Copenhagen Polis Center ont organisé sept colloques internationaux à Copenhague (publiés comme Acts of the Copenhagen Polis Center) et rassemblé en outre huit recueils collectifs publiés dans les Historia Einzelschriften sous le titre Papers from the Copenhagen Polis Center. Ils ont surtout préparé deux synthèses monumentales, une étude comparée des sociétés organisées en cités-États (A Comparative Study of Thirty City-State Cultures, Académie Royale des Sciences et des Lettres, Copenhague, 2000, avec un supplément, A Comparative Study of Six City-State Cultures, 2002), et l’inventaire des poleis grecques archaïques et classiques.
Ce dernier ouvrage de 1 396 pages compte deux grandes parties, une Introduction due à M. H. Hansen lui-même1 et un inventaire région par région2. Les deux parties sont étroitement solidaires : dans les 156 pages très denses par lesquelles commence le livre, M. H. Hansen présente les critères qui permettent d’identifier une polis et tire un certain nombre de conclusions globales de l’ensemble de l’inventaire.
Beaucoup d’historiens partent d’une définition moderne de la cité-État pour décider quelles entités politiques grecques sont des poleis. Une telle démarche, comme l’a signalé avec humour Edmond Lévy3, conduit quelquefois à déclarer qu’un auteur ancien a tort de donner le nom de polis à une entité qui ne correspond pas à nos critères. M. H. insiste au contraire sur la nécessité de partir de l’emploi du mot polis dans les textes grecs eux- mêmes. Le terme de polis a quelquefois le sens d’“acropole” (c’est, semble-t-il, le sens le plus ancien), il est parfois utilisé pour désigner toute entité politique quelle que soit son organisation, mais les deux sens les plus fréquents sont le sens géographique de “ville” et le sens politique de “petite communauté hautement institutionnalisée se gouvernant elle-même”4. Ces deux significations principales du mot polis sont étroitement solidaires selon M. H., car toute communauté politique qualifiée de polis a un centre urbain, et toute ville qualifiée de polis est le centre urbain d’une communauté politique. C’est à cette dernière observation que M. H. s’est amusé à donner le nom de lex Hafniensis de civitate. Si l’on accepte cette “loi”, il s’ensuit que lorsqu’une localité est qualifiée de polis (au sens urbain du terme), on peut en déduire qu’il existe une communauté politique du même nom.
La lex Hafniensis de civitate ne fait pas l’unanimité parmi les historiens. Pour la contester, on a généralement invoqué des exemples qui la contrediraient. Ainsi, J. Davies fait valoir qu’Acharnes et Gonnoi sont des villes sans être des cités, et que la polis d’Eutaia a un territoire sans ville. En s’appuyant sur la vaste documentation réunie par l’Inventory, M. H. réplique qu’Acharnes n’est même pas un village, que Gonnoi est une polis au sens politique du terme et qu’Eutaia a un centre urbain (p. 35-36). Sans remettre en question la lex, il semble possible d’en proposer une formulation un peu différente. On sait depuis longtemps qu’il n’y a pas de cloison étanche entre les différents “sens” d’un mot, et que par exemple le couple agathoi/kakoi a en même temps une connotation morale et une connotation sociale. De la même manière, quand polis désigne une ville (par exemple dans un contexte militaire), le mot évoque aussi dans une certaine mesure une communauté politique et lorsqu’il désigne une cité au sens politique, il suggère aussi dans une certaine mesure la présence d’un centre urbain. Prenons le cas de Naucratis, qui a fait l’objet d’une polémique courtoise entre M. Hansen et A. Bresson5 : le fait qu’Hérodote (II, 178, 1) emploie le mot polis suggère que ce comptoir grec d’Égypte était doté d’une certaine organisation politique, mais cela ne veut pas dire que Naucratis ait eu toutes les caractéristiques de la polis au sens politique telle que la définit M. H. p. 31 ; en particulier, il est évident qu’elle n’a pas de chôra, et il est très probable qu’elle n’a pas d’assemblée. En outre, le mot polis garde probablement ces deux connotations quand un auteur grec parle de poleis barbares. Assouplir un peu la lex Hafniensis a l’avantage d’éviter une opposition trop tranchée (comme celle que propose M. H. p. 36-37) entre les harmoniques du mot polis selon qu’il est employé à propos de Grecs ou de barbares.
Le but de l’inventaire est de dresser la liste des communautés que les Grecs considéraient comme des poleis. Cependant, l’absence du mot polis dans les textes grecs relatifs à telle ou telle communauté peut résulter de la pauvreté de notre documentation, et du hasard. Toute une série d’indices permettent de suggérer avec vraisemblance que telle ou telle localité est bien une polis : le fait d’engager une guerre ou de conclure une paix, l’envoi d’une ambassade, la désignation d’un proxène, l’accueil de théorodoques, les cultes poliades, la présence au cœur du centre urbain d’un ekklesiasterion, d’un bouleuterion ou de tribunaux, l’existence de remparts6, la frappe de monnaie par exemple. Il subsiste souvent une marge d’incertitude, et c’est pourquoi les auteurs de l’Inventory distinguent trois catégories notées A, Β et C : A) les cités désignées explicitement par le mot polis (491 au total) ; B) les localités qui sans recevoir la désignation de poleis dans une de nos sources réunissent assez d’indices pour être considérées avec beaucoup de vraisemblance comme des poleis ; C) les cas plus douteux. Si l’on additionne les trois groupes, on arrive au total de 1 035 poleis grecques aux époques archaïque et classique. Bien entendu, il y a au cours de la période 650-323 des cités qui apparaissent et d’autres qui disparaissent. C’est pourquoi M. Hansen a eu l’excellente idée de dresser une liste des poleis à la date précise de 400 av. J. -C.7 : il y en a au moins 862.
La définition de la cité comme communauté de citoyens et la définition du citoyen par l’activité politique sont clairement aristotéliciennes. M. H. et ses collaborateurs manifestent un scepticisme tout à fait justifié à l’égard de théories qui font de la polis une communauté principalement religieuse, et qui atténuent la portée de la distinction entre citoyens et non-citoyens (p. 130-133).
Le point sur lequel M. H. s’oppose le plus nettement aux définitions habituelles de la polis grecque chez les historiens modernes, c’est qu’il conteste que la polis ait été nécessairement souveraine. Selon lui, la grande majorité des poleis étaient en fait dépendantes et M. H. distingue quinze variétés de “cités dépendantes” (p. 87-94). Cette classification n’est guère satisfaisante, et l’on a l’impression que M. H. regroupe dans la même catégorie très vague de “cités dépendantes” des situations relevant de quatre types tout à fait différents8 :
a. les anciennes poleis réduites à l’état de dèmes, mais qui gardent le nom de polis et certaines attributions des poleis – par exemple Aigosthènes quand elle est annexée par Mégare, ou Lindos, Camiros et Ialysos après le synœcisme de Rhodes (il faut savoir gré à l’Inventory d’avoir mis en évidence ce phénomène) ;
b. les cités périèques ;
c. les cités dominées par une cité impérialiste ou par le Grand Roi ;
d. les cités intégrées à des confédérations.
La dépendance est dénoncée comme une anomalie par les cités sujettes d’Athènes, de Sparte ou du Grand Roi, qui réclament leur liberté ; beaucoup de cités périèques guettent le moment où elles seront totalement “libres”. Ceux que les sympolities ou les confédérations dérangent – les Spartiates de 386 à 371 par exemple – invoquent pour les briser le principe de l’autonomie des cités ; à l’inverse, les défenseurs des koina font valoir que, dans un État fédéral, les citoyens ne sont privés d’aucun droit, puisqu’ils exercent certains pouvoirs au niveau de la cité et d’autres au niveau fédéral. Dans tous ces cas, il est clair que la polis est conçue comme devant être indépendante, ou du moins le plus autonome possible. “Une cité esclave n’est plus une cité du tout” (Aristote, Politique IV 4, 1291a 7-10).
M. H. a raison de souligner que la plupart des cités grecques ont été “dépendantes” pendant une grande partie de leur histoire, mais il sous-estime l’aspiration des poleis à l’indépendance. De tels décalages entre la norme et la réalité ne sont pas rares, et l’on songe à la célèbre formule de Jean-Jacques Rousseau : “l’homme est né libre, et partout il est dans les fers”9.
Les auteurs de l’inventaire ont choisi un plan région par région, et suivent l’ordre des aiguilles d’une montre autour de la Méditerranée : l’Espagne et la Gaule, l’Italie et la Sicile, les diverses parties de la Grèce propre, la Thrace, le Pont, les côtes de l’Anatolie et pour finir la zone qui va “de la Syrie aux colonnes d’Héraclès” – désignation un peu trompeuse alors qu’il n’y a pas de cité grecque en terre africaine à l’ouest de la Cyrénaïque10. Certaines “régions” correspondent à des regroupements commodes en fonction de la géographie politique moderne, mais la plupart, notamment dans le vieux monde grec, correspondent à des désignations ethniques utilisées par les Grecs eux-mêmes : presque partout, il y a des ethnè au-dessus des poleis. Si chaque rubrique commence par une présentation de la région, la question de l’articulation entre ethnos et poleis n’a pas fait l’objet d’une analyse systématique, car le but de l’ouvrage n’est pas d’étudier pour elle-même l’organisation politique de chaque région, mais de dresser un inventaire des poleis (les nombreuses informations rassemblées devraient cependant stimuler les recherches sur les ethnè).
Pour chaque région, une liste des “habitats préhellénistiques non attestés comme poleis” précède la liste des poleis. Cet inventaire des sites qui ne sont pas des poleis comprend deux rubriques : 1) les sites connus par des textes, qu’ils soient localisés ou non, 2) les sites connus seulement par l’archéologie dont nous ignorons le nom ancien11. Le but de ce travail scrupuleux est double : souligner notre marge d’incertitude (il suffirait souvent d’une inscription ou d’une monnaie pour qu’un site bascule dans la catégorie des poleis), et donner une idée aussi précise que possible du rôle respectif des poleis et des sites secondaires dans chaque région. L’analyse menée dans l’Inventory permet de dégager deux types de situation, que l’on rencontre parfois dans des régions voisines : tantôt l’on a un petit nombre de grandes poleis entourées de nombreux villages (c’est le cas de l’Ionie), tantôt un très grand nombre de petites poleis et très peu de sites secondaires (c’est le cas de la Troade et de l’Éolide).
La notice consacrée à chaque polis est une démonstration qui énumère les indices qui montrent ou qui suggèrent que la localité examinée est bien une polis. La démarche correspond exactement à ce qu’annonce le titre du livre : dresser un inventaire des poleis, non pas présenter une encyclopédie des institutions et des usages des cités grecques (seules les magistratures “les plus importantes” sont mentionnées). Malgré la diversité des auteurs, de leurs centres d’intérêt et de leurs styles, l’ensemble de ces 1 100 pages d’“inventaire” est très homogène et se lit avec un grand plaisir intellectuel.
Bien entendu, il apparaît clairement à la lecture que les diverses régions du monde grec sont très inégalement connues. La précision du chapitre que M. Piérart consacre à l’Argolide tient à l’abondance des sources littéraires et épigraphiques, à l’importance des fouilles et des prospections, mais aussi aux nombreuses réflexions historiques menées depuis un siècle et à la familiarité remarquable de l’auteur avec tous les aspects de la documentation. Les chapitres relatifs à l’Italie et à la Sicile sont eux aussi particulièrement clairs et convaincants (alors même que la documentation épigraphique est assez pauvre), parce qu’ils s’appuient sur les travaux d’archéologues italiens qui sont en même temps d’excellents philologues ; on mesure à lire ces chapitres la fécondité des colloques de Tarente.
L’Inventory couvre seulement la période préhellénistique – 650-323 av. J.-C. Ce choix chronologique ne signifie évidemment pas que les auteurs considèrent que la cité est morte à la fin du IVe siècle. Simplement, ils ont préféré laisser à une autre équipe – dans l’avenir – la tâche de dresser un inventaire des poleis grecques des époques hellénistique et romaine. La confrontation des résultats de ces deux recherches complémentaires devrait permettre un jour de reprendre sur des bases plus solides la question de l’évolution de la cité.
Les études globales approfondies sur les institutions politiques grecques ne sont pas très nombreuses. Avant la publication de l’Inventory, les ouvrages de référence étaient assez anciens, qu’il s’agisse de la Griechische Staatskunde de G. Busolt et H. Swoboda (Munich, 1re édition, 1920) ou de L’État grec de Victor Ehrenberg, dont la 1re édition allemande remonte à 1932. Il est vrai que l’Inventory ne s’occupe qu’incidemment des ethnè, des fédérations et des royaumes territoriaux et qu’il lui manque plusieurs volets pour être une étude complète des États grecs. Cependant, là n’est pas l’essentiel. Alors que, conformément à la tradition, les deux synthèses allemandes privilégiaient les deux cités de Sparte et d’Athènes, l’inventaire de 1 035 poleis marque une rupture avec cette habitude, et met en évidence la richesse et la diversité des expériences politiques de l’ensemble du monde grec.
M. H., excellent spécialiste de la Politique d’Aristote, adopte très souvent une démarche aristotélicienne, et c’est surtout à l’œuvre politique du Lycée qu’il convient de comparer l’Inventory. Si les notices de l’lnventory sont beaucoup plus succinctes que les politeiai de l’école aristotélicienne, les 1 035 cités recensées par le Copenhagen Polis Center dépassent largement en nombre les 158 constitutions dont Aristote avait confié la rédaction à ses élèves. L’exploit est d’autant plus remarquable qu’une grande partie de la documentation disponible au IVe siècle est irrémédiablement perdue. Les auteurs de l’Inventory ont surmonté leur handicap par un recours systématique à l’archéologie, à l’épigraphie et à la numismatique.
Les 158 politeiai rédigées par l’école aristotélicienne visaient à fournir au Maître l’ample documentation nécessaire à la rédaction de la Politique. On devine – et on espère – que, de la même façon, l’Inventaire sera suivi d’une étude synthétique de la polis grecque par M. Hansen, étude dont l’introduction à l’Inventory, la contribution de M. H. à Comparative Study (p. 141-188) et le petit livre publié à Oxford en 2006, Polis. An Introduction to the Ancient Greek City-State, nous donnent un premier aperçu.
Dès maintenant, il convient de saluer ce monument d’érudition et d’intelligence historique. L’on peut appliquer à ce travail magistral le jugement que M. H. porte sur le Barrington Atlas : “une des œuvres majeures de notre génération dans le domaine de l’histoire ancienne”.
Notes
* An Inventory of Archaic and Classical Poleis, M. H. Hansen & T. H. Nielsen éds, Oxford, 2004.
- À l’exception des développements sur patris (p. 49-53) et sur les vainqueurs aux concours panhelléniques (p. 107-110) qui sont de T. H. Nielsen.
- Quarante-neuf savants de douze pays différents ont participé à l’Inventory. Les deux éditeurs, M. H. Hansen et T. H. Nielsen ont donné aux auteurs des lignes directrices précises qui assurent à l’ensemble un minimum d’uniformité.
- “La cité grecque : invention moderne ou réalité antique ?”, Cahiers du Centre Glotz 1, 1990, p. 53-54.
- M. H. précise : “de citoyens (astoi ou politai) vivant avec leurs femmes et leurs enfants dans un centre urbain et dans le territoire environnant en compagnie de deux autres groupes, les étrangers libres et les esclaves” (p. 17 et p. 31).
- Voir notamment A. Bresson, La Cité marchande, Bordeaux, 2000, p. 74-79.
- M. H. note que les cités non fortifiées sont très rares. Il y en a quatre exemples seulement au milieu du IVe siècle : Delphes, Délos, Gortyne et Sparte (p. 135). Bien entendu, la présence de remparts ne suffit pas à identifier une polis, car il y a beaucoup de simples phrouria.
- P. 53 ; liste p. 1328-1334. On peut préciser que 242 communautés sont qualifiées de poleis dans des inscriptions préhellénistiques.
- Je reviendrai prochainement sur cette question fondamentale. Je me contente ici de quelques brèves observations.
- Ces quelques remarques ne rendent pas compte de l’extraordinaire richesse de l’introduction de M. H., qui fourmille d’observations nouvelles et convaincantes, tant sur le vocabulaire grec que sur de nombreux points d’histoire (par exemple, M. H. souligne p. 152 que le phénomène de colonisation se poursuit au Ve et au IVe siècle).
- L’Inventory ne comporte pas de carte. Le lecteur est renvoyé au Barrington Atlas of the Greek and Roman World, édité par R. J. A. Talbert, Princeton, 2000.
- L’inventaire ne prend en compte que les sites d’habitat groupé (villages ou hameaux) et laisse de côté les fermes isolées et les nécropoles.