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L’abbé Buchou, créateur de la colonie agricole Saint-Louis

Action de l’abbé Buchou

La situation du pénitencier en ville s’est donc très vite révélée intenable et tout le monde rêvait de voir déménager cette institution à la campagne. Or le hasard faisant bien les choses – mais s’agissait-il vraiment de hasard ? – l’abbé Buchou venait juste de créer un orphelinat agricole avant d’être appelé à la direction du Pénitencier.

Le 23 mars 1836 un drame survient à La Teste : 78 pêcheurs partis dans les chaloupes de la péougue, la grande pêche de carême, périrent noyés dans une tempête, laissant 161 orphelins. Le cardinal de Cheverus réagit en envoyant aussitôt sur les lieux l’abbé Dupuch qui ramena 20 orphelins de père et de mère et les installa au 67 chemin Neuf-de-Toulouse (aujourd’hui route de Toulouse, chemin des Orphelins) car, à cette date, il n’y avait pas d’orphelinat de garçons en Gironde. L’abbé Buchou va prendre l’initiative, le 3 octobre 1839, d’installer un orphelinat agricole dans la propriété de Monsieur Roux à Gradignan (commune limitrophe de Bordeaux), projet soutenu par l’Académie et la Société linnéenne.

Dans le discours qu’il prononce à l’inauguration de la maison agricole de Gradignan1 l’abbé Buchou rappelle que c’est un devoir dicté par les Évangiles que de secourir les pauvres orphelins, « une mission toute particulière confiée à la religion de Jésus Christ de garder et de protéger le jeune et pauvre orphelin ». Ce qui guette l’orphelin c’est la misère et ensuite le crime. Pour prévenir un tel destin, il est « plus avantageux » que ces jeunes soient recueillis par une institution charitable. Il condamne déjà l’industrialisation des villes et prend parti pour la solution agricole :

Le luxe et l’amour du plaisir se mêlant de plus au désir de la fortune, on a préféré le séjour voluptueux des villes au séjour paisible et modeste de la campagne. De là cet abandon presque général de la culture des champs au profit de l’industrie […] Il faut pour sauver la société ou trouver les moyens d’arrêter cette tendance à l’immigration des campagnes ou du moins remplir les vides que laissent quelques ambitions impossibles à arrêter par des recrues dans la population exubérante de nos villes2.

Il fait appel au modèle monastique pour justifier l’implantation de l’orphelinat en milieu agricole :

On a beaucoup crié, écrit-il, contre ces prétendus siècles de barbarie et surtout contre les institutions monacales… on voyait dans un désert inculte s’élever une église, auprès de cette église se fondait un monastère et autour de ce monastère se groupait une population agricole qui, formée dans les principes du catholicisme, présentait des sujets soumis, utiles, laborieux, avec des mœurs simples et frugales…

Fig. 10. L’abbé Pierre Buchou (1823-1886) (Source : Centre Généalogique du Sud-Ouest).
Fig. 10. L’abbé Pierre Buchou (1823-1886)
(Source : Centre Généalogique du Sud-Ouest).

L’abbé Pierre Joseph Julien Buchou est né à Bordeaux, le 19 décembre 1799, d’une famille de notables de la cité. Parmi ses ancêtres, il comptait un président et un avocat à la Cour de Justice, un amiral à la Marine nationale et un administrateur des douanes. Après avoir passé quelque temps au Collège Impérial, il fut envoyé au Petit Séminaire de Bordeaux, nouvellement dirigé par les Jésuites. « Le souvenir du bien que m’ont fait ces Pères bien aimés ne s’effacera jamais de ma mémoire »3.
À 18 ans, un conflit éclata avec ses parents : il désirait ardemment devenir prêtre. L’opposition parentale fut vaine. Il entra au Grand Séminaire, promu au diaconat le 24 mai 1823, il recevait l’onction de la prêtrise. Nommé à Saint Michel, il se trouvait alors avec l’abbé Duburg et l’abbé Dasvin dont les activités étaient dirigées vers les œuvres de charité. Pendant quinze ans de vicariat, baignant dans ce climat charitable il avait intégré les réalités contemporaines.
Supérieur des Frères de la Doctrine chrétienne de Bordeaux, il dirige l’institution de jeunes orphelins mis en place par l’abbé Dupuch en 1836 à Villenave-d’Ornon.

Puis, le 15 novembre 1840, l’abbé Buchou installe définitivement l’orphelinat dans un domaine lui appartenant, le château Saint-Louis, domaine de 46 hectares qu’il tenait de sa mère, née comtesse de Kater4. C’est à partir de ce moment que l’on parlera de la colonie agricole Saint-Louis. L’œuvre est soutenue par le Cardinal Donnet qui, en 1840, en rend compte au Saint-Siège :

Pour arracher à la corruption des villes les orphelins réunis dans nos maisons de charité, une ferme modèle vient d’être inaugurée sous le patronage de deux autorités, religieuse et civile, dans une fertile et riche campagne. Les pauvres enfants placés sous la direction d’un de nos plus dignes prêtres sortiront de là pour entrer en qualité de domestiques dans des familles où ils ne sont point exposés à perdre le fruit de leur première éducation. Et nous ne serons pas exposés à voir périr l’agriculture faute de bras qui consentent à travailler nos champs, l’industrie des grandes villes appelant à elle les habitants des campagnes qui ne veulent plus l’honorable profession de leurs pères5.

Pour subsister, la maison recourrait au système d’une association de soutien composée de 400 enfants aisés – comme cela s’était déjà fait pour la création des classes d’asiles avec l’abbé Dupuch – qui donnaient chacun 10 francs par an. Quant au nom attribué à l’établissement, l’abbé Buchou précise que « cet établissement est placé sous le patronage de Saint-Louis, roi de France… parce que c’est le jour de la fête de ce grand saint que l’année dernière nous foulâmes pour la première fois ce sol hospitalier ». Il faut dire qu’après les émeutes des « Trois glorieuses » venait d’être intronisé Louis Philippe, roi des Français. L’institution sera dénommée dans les sources consultées « Maison agricole des orphelins de Saint-Louis », ou « Institut agronomique Saint-Louis », ou encore« Institution agricole de Saint-Louis », ou tout simplement « Colonie agricole ».

Le 14 novembre 1840, sur la proposition d’un de ses membres, l’Académie royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, chargea MM Valade-Gabel6, Durand, Léon Marchant et Petit-Lafitte7 de se rendre sur place pour étudier l’institution agricole des jeunes orphelins, établie à Gradignan, sous la direction de M. l’abbé Buchou. Le rapport de la visite est élogieux : il conclut à la proposition de décerner au directeur de l’établissement une médaille d’argent, grand module. En 1841, L’abbé Buchou recevra également une médaille d’argent de la Société linnéenne de Bordeaux ainsi qu’une médaille d’or à l’effigie d’Olivier de Serres, décernée par M. le baron de Mortemart de Boisse, rapporteur de la Société royale d’Agriculture.

Ces distinctions en contribuant à la reconnaissance de l’institution dans l’espace public facilitent son financement. À partir de 1842, une subvention du Conseil général prend la forme du versement de 10 bourses pour 10 enfants à raison de 200 francs chacune, une par arrondissement. Les conditions d’attribution de ces bourses sont fixées par le règlement suivant :

Art. I. Les enfants doivent être orphelins de père et de mère, et de bonne santé ; un engagement, en forme de contrat d’apprentissage, doit être pris par leur tuteur naturel ou d’office, de laisser élever ces orphelins dans l’état d’agriculteur, et de nous les confier jusqu’à leur majorité.
Art. 2. Pour être admis dans l’établissement, les enfants doivent être âgés de sept ans au moins et de onze ans au plus. Quelques cas particuliers, comme, par exemple, une vie antérieure passée dans les travaux de la campagne, permettraient d’admettre après onze ans, mais jamais avant sept ans.
Art. 3. Lorsqu’un orphelin boursier aura atteint sa seizième année, il cesse d’être à la charge du département, qui peut nommer un autre enfant à sa place. Cet orphelin de seize ans pourra même, avec de l’application et de la bonne volonté au travail, mériter en prix, une ou deux fois l’an, des bons d’argent qui lui seront comptés à sa sortie honorable de l’établissement, et qui formeront sa masse de réserve.
Art. 4. Nonobstant les choix qu’aurait pu faire le Conseil général, le directeur de l’établissement aura le droit de renvoyer l’enfant boursier dont la conduite serait gravement répréhensible, après avoir fait apprécier les motifs de ce renvoi par M. le préfet.
Art. 5. Les parents de l’orphelin boursier8 15 n’auront la faculté de le visiter dans l’établissement qu’autant que leur visite n’aura aucun inconvénient pour l’enfant. Il sera laissé à la sagesse de M. le directeur d’apprécier ces inconvénients et de prendre une détermination à cet égard.

Le versement de cette « subvention » est assorti d’une mesure de contrôle par l’arrêté du préfet qui met en place une commission de surveillance ; elle sera formée le 19 août 1850 par Duffour-Duberger et Bouchereau membres de la commission administrative des hospices, Petit-Lafitte professeur d’agriculture, Fabre maire de Villenave, Feytit membre de la société de patronage de l’institut, Caussade membre du Conseil de salubrité et Simonel directeur de l’École normale primaire de Bordeaux9. En 1844, le conseil municipal de Bordeaux vote 5 bourses de 200 francs en faveur de 5 orphelins de la ville.

Un membre du Conseil général visite l’établissement de Saint-Louis en 1844 et fait un rapport très détaillé permettant de préciser le fonctionnement de la colonie : le nombre des enfants orphelins recueillis cette année dans l’établissement s’est élevé à 50 élèves qui peuvent se diviser, suivant leur âge, en trois classes, à savoir : 12 enfants de 7 à 10 ans, 24 de 10 à 15 ans et 10 de 15 à 18 ans. Un médecin de la ville, animé des vues charitables qui dirigent le chef de l’institut, distribue généreusement à cette intéressante population les soins de son art et l’état sanitaire des enfants nous a paru digne de remarque. Aucune maladie grave, épidémique, n’a sévi contre ces jeunes sujets, alimentés par une nourriture substantielle et salubre, développant les forces progressives de leurs constitutions par un travail intelligent et approprié à leurs âges respectifs ; et nous avons la satisfaction de vous apprendre que depuis cinq ans que l’œuvre de Saint-Louis existe, pas un seul cas de décès n’est venu affliger son respectable fondateur. Le mouvement d’entrée et de sortie des enfants, dans le cours de l’année, présente les résultats suivants :

  • Un enfant, réclamé par sa mère, a été placé comme laboureur dans l’arrondissement de Bergerac, où il est apprécié par ses maîtres comme excellent conducteur de charrues ;
  • un second enfant des marins naufragés de La Teste a été rendu à sa mère qui le demandait ; il est placé à la campagne à la tête d’un nombreux troupeau de vaches ; il est très bon vacher ;
  • un troisième, fils aussi d’un marin naufragé de La Teste, a été rendu à sa famille, à l’âge de dix-huit ans ; il est pêcheur dans le Bassin d’Arcachon, et conservant, pour l’établissement où il a passé ses premières années, un souvenir d’affection et de reconnaissance, on le voit y revenir souvent, et offrir à la maison qui lui a servi de toit paternel le tribut de ses filets ;
  • deux autres, de quinze à seize ans, ont été restitués à leurs parents, M. le directeur les ayant jugés peu propres à l’exploitation rurale ;
  • trois enfants ont été envoyés à l’établissement par les arrondissements de Bordeaux, de Libourne et de Lesparre ;
  • il n’a pas été pourvu à l’occupation des autres places vacantes, créées en faveur des arrondissements de La Réole, Bazas et Blaye.

Les enfants sont admis avant l’âge de 10 ans mais peuvent rester pris en charge jusqu’à 18 ans.

L’écriture, la lecture, le calcul, quelques connaissances théoriques d’agriculture, composent l’instruction élémentaire que reçoivent les enfants. Un jeune ecclésiastique, adjoint à M. l’abbé Buchou initié aux secrets de l’art et des pratiques agronomiques, surveille et dirige principalement cet enseignement, dont la partie religieuse est soigneusement cultivée par le professeur. Les soins de la ferme sont répartis avec ordre et intelligence ; un roulement sagement combiné fait passer chaque enfant à son tour aux emplois variés que comportent l’administration de l’intérieur de la maison, des écuries, des parcs, de la basse-cour, de la conduite et de la garde des bestiaux, de l’exploitation des jardins, des terres et des cultures des champs. Des surveillants et des moniteurs, parmi les plus âgés et les plus habiles, sont établis à la tête de chaque atelier divisé en brigades, qui se partagent dans l’ordre suivant les travaux principaux de l’exploitation :

  1. la taille et la façon des vignes ;
  2. les labours et semailles en grand ;
  3. les sarclages ;
  4. les défrichements, les transports de terre, nivellements.

L’assolement rationnel et perfectionné, adopté par l’établissement, nous a paru digne d’être signalé. La propriété de Saint-Louis se compose de 43 à 44 hectares, ainsi distribués :

  • 24 ha terres labourables ;
  • 9 ha vignes rouges et blanches ;
  • 2 ha prairies naturelles ;
  • 2 ha taillis de chêne ;
  • 2 ha garenne, charmille, jardin anglais ;
  • 1 ha landes et bruyères ;
  • 1 ha et demi-maison et dépendances ;
  • 2 ha acacias.

Sur les 24 ha de terres labourables, 2 ha sont distraits pour les jardins destinés à pourvoir aux besoins de l’alimentation de l’institut agricole et du quartier du pénitencier Saint-Jean10, réuni à cet établissement, mais distinct et séparé. Pour les 18 ha qui restent, le directeur a adopté deux assolements, dont l’un est appliqué aux meilleures terres, l’autre aux terres inférieures. Sur les bonnes, il a établi l’assolement triennal ainsi appliqué : première année, fourrages : 4 ha ; deuxième année, plantes sarclées et fumées : 4 ha ; troisième année, céréales avec trèfle de Hollande : 4 ha.

Sur les terres de moins bonne qualité, on a adopté l’assolement quinquennal : première année, vesces et avoine : 1,33 ha ; deuxième année, farouch11 : 1,33 ha ; troisième année, pommes de terre : 1,33 ha ; quatrième année, plantes sarclées, choux fumés : 1,33 ha ; cinquième année, seigle ou avoine : 1,33 ha. Dans cette propriété où lors de son acquisition par l’abbé Buchou, on ne comptait qu’une vache et un cheval mal nourris, il existe aujourd’hui : six vaches laitières, deux bœufs de labour, deux chevaux de trait, six à huit porcs nourris à l’étable et destinés à l’engrais, un verrat et une truie et tout ce qui constitue une bonne basse-cour de ferme.

M. l’abbé Buchou a adopté et fait fonctionner avec succès dans l’exploitation de ses terres les outils aratoires perfectionnés dont l’usage et la propagation sont si désirables dans la classe des ouvriers appliqués à la culture des champs. Nous y avons vu : la charrue Dombasle12, une charrue Rozé, une charrue à deux versoirs, une houe à cheval, une herse, un grand râteau extirpateur. Les récoltes obtenues cette année ont éprouvé les contrariétés que les circonstances atmosphériques rendaient inévitables sur un sol siliceux, graveleux, et dont l’humidité est si facile à l’évaporation sous l’action de la sécheresse de notre printemps et de nos mois d’été. Toutefois, grâce aux labours profonds exécutés par les instruments dont on fait emploi dans les terres de l’établissement, les produits ont pu satisfaire l’attente modeste de leur propriétaire et certaines cultures feraient honneur à un fermier plus ambitieux :

  • sur un hectare de céréale-froment, on a mis en grenier 15 hectolitres de grain, déduction faite de la semence ;
  • sur deux hectares et demi environ de seigle ensemencé, on a mis en grenier 36 hectolitres de grains, déduction faite de la semence ;
  • trois hectares de prairies fourragères ont rendu 10 charrettes de fourrage sec, de 16 à 18 quintaux ;
  • il a été récolté 6 hectolitres de gesses pour la provision de la maison, et autant de fèves ;
  • il existe sur pied, actuellement, un hectare de haricots pour graine, assez bien réussis ;
  • 2 hectares de pommes de terre d’un très beau succès ;
  • un hectare trente-trois ares de luzerne assez vivace ;
  • 33 ares de citrouilles bien réussies ;
  • un hectare et demi de choux-vaches dignes d’éloges ;
  • 2 hectares de fourrage vert, maïs, millet, pouf l’usage dit bétail de la ferme ;
  • 2 hectares environ de farouch ensemencé, et demi-hectare de raves du Périgord.

M. l’abbé Ruchou n’a point voulu que son établissement restât étranger au mouvement imprimé dans ces derniers temps, par notre société d’agriculture, à l’industrie séricicole ; il a fait planter de nombreuses allées en mûriers à haute et basse tige et, plus tard, il pourra faire expérimenter par ses jeunes élèves l’éducation si intéressante et si précieuse du ver à soie. Le Conseil général, émet le vœu que la sollicitude éclairée de M. le ministre de l’Agriculture et du Commerce veuille bien s’étendre sur l’institut agricole de Saint-Louis, et qu’une subvention soit accordée à cet institut sur le fonds général de 800 000 francs destiné aux encouragements agricoles. Le préfet fait observer qu’un inspecteur d’agriculture qui a récemment visité l’établissement, a pensé que cet établissement n’avait pas une importance et une utilité agricole suffisantes pour avoir droit à une portion des allocations du budget. Le rapporteur de la commission réplique que l’institut de Saint-Louis comprend 24 hectares entièrement consacrés à l’agriculture et cultivés par 40 à 45 enfants. Son exploitation a inévitablement pour résultat de former des élèves et des agriculteurs pratiques qui manquent généralement dans le département ; ces jeunes enfants y reçoivent des leçons plus profitables et plus utiles que celles des inspecteurs eux-mêmes. Il est sorti de l’institut de l’abbé Buchou des ouvriers habitués à faire fonctionner les instruments aratoires les plus perfectionnés. Ils ont ensuite porté dans les campagnes les connaissances pratiques qu’ils avaient acquises. Il s’agit de résultats importants et dignes d’appeler l’attention du ministre13.

À la séance du 9 septembre 184914, le rapporteur signale que l’inspecteur des enfants abandonnés qui a récemment visité l’établissement de Monsieur l’abbé Buchou dans une lettre adressée au préfet le 16 juin dernier rend le plus complet hommage aux méthodes agricoles qui y sont professées ainsi qu’aux autres parties de l’instruction, à la tenue et la santé des élèves. La commission d’agriculture a pensé que devaient être maintenus les 2 000 francs accordés annuellement par le Conseil général depuis 1842. Il faudra que survienne le 9 octobre 1884, un épisode dramatique : la mort de 11 pensionnaires par empoisonnement par des champignons cueillis et préparés par la cuisinière de l’institution pour que soit fermée la colonie agricole de Saint-Louis.

Du pénitencier industriel Saint-Jean à la colonie agricole pénitentiaire de Saint-Louis

Si la situation du pénitencier Saint-Jean était acceptable pour un effectif de 50 détenus, elle devenait précaire et insalubre pour une centaine d’enfants15. Le projet de transférer le pénitencier dans des locaux plus vastes et dans un environnement plus sain n’avait pas attendu les conclusions du docteur Gintrac. C’est ainsi que l’abbé Buchou fit le projet de rapprocher le Pénitencier de l’orphelinat agricole de Saint-Louis. Mais se posait le problème d’un mélange inévitable entre orphelins et détenus16. Pour dépasser cette difficulté, dès 1841 l’abbé Buchou commença par faire transférer, à titre d’essai, deux jeunes détenus, dont un sans en avoir demandé l’autorisation au préfet. L’un des deux s’évada. L’autre avait passé deux ans d’apprentissage dans la menuiserie du Pénitencier, mais l’atelier fut supprimé faute d’enfant. Or à l’orphelinat, il y avait deux ateliers de menuiserie à confectionner pour le service de la maison où il pouvait continuer son état. Pour cet enfant, le préfet n’avait pas cru nécessaire de passer un contrat d’apprentissage avec l’abbé Buchou17. La bonne conduite de l’enfant paraissait une garantie suffisante pour le maintenir à Saint-Louis. S’il donnait lieu à quelques reproches, il serait immédiatement renvoyé à Saint-Jean.

Ce mélange des détenus avec les orphelins fera l’objet d’une seule remarque en 1862 de la part d’un membre du Conseil général. Au moment où se réalise physiquement l’installation du pénitencier Saint-Jean à proximité de la colonie agricole, un membre de la Commission de surveillance regrette que soit réalisée « la réunion dans la même institution des orphelins et des jeunes détenus ». Ce mélange lui a semblé de nature à compromettre, pour les premiers, ce caractère absolu d’honnêteté qu’apporte toujours avec lui le travail de la terre. Il existe bien une séparation entre les deux ordres de ces travailleurs, mais elle n’est pas matériellement complète et cela présente un inconvénient réel. La nourriture donnée aux enfants est saine mais peu abondante ; cependant ils présentent tous le caractère de la santé18. Cela n’empêchera pas le Conseil général de reconduire sa subvention jusqu’en 1870 où elle sera suspendue : la situation financière du département « obligeant à retrancher du budget tous les crédits qui n’ont pas une urgence absolue » vu la dette énorme créée par les désastres de 1870. Les 10 bourses accordées par le Conseil général seront rétablies en 1872.

Ainsi s’amorça le mode de transfert des enfants de Saint-Jean à Saint-Louis. Et l’abbé Buchou réussi à convaincre le préfet d’appuyer ce projet de transfert. Le ministre donne son accord car insistant pour que les deux établissements « marchent ensemble », l’institution agricole étant considérée comme une « succursale » du pénitencier. Il accorde une allocation de 5 000 francs uniquement au profit des jeunes détenus, la maison des orphelins ne bénéficiera que de l’aide du Conseil général qui accorde une subvention de 500 francs où 6 religieux se dévouent à l’enseignement des enfants et à leuréducation pour les travaux agricoles19.

L’abbé Buchou pensait qu’il fallait admettre seulement les enfants qui n’avaient aucun parent à Bordeaux et refuser ceux qui avaient intégré Saint-Jean après l’âge de 12 ans. Le critère le plus important était la conduite de l’enfant dans le pénitencier. Il était indispensable de fournir également un rapport médical en plus des autres rapports (conduite, moralité, antécédents)20. Le préfet insista sur le caractère secret de l’identité des enfants : « ils ne seraient connus comme détenus que par l’administration ; ce secret de leur détention est indispensable dans l’intérêt des orphelins et pour la bonne réputation de l’établissement21. » En fait, en vertu de l’article 66 n’étaient tolérés que les transferts de détenus acquittés.

À Saint-Louis, les enfants acquièrent des connaissances agricoles qu’ils ne peuvent trouver à Saint-Jean. Un peu plus d’espace et l’air de la campagne sont salutaires « au développement de leurs organes ». L’envoi dans la maison agricole est présenté comme une récompense. Leur éloignement des détenus incorrigibles « contribuerait puissamment à ramener dans leurs jeunes cœurs des principes de vertu qui les prémuniraient de nouvelles fautes. » Cette initiative fut accueillie positivement par le ministre qui voyait « avec plaisir […] se réaliser ce projet […] Ce quartier serait avec la maison d’éducation correctionnelle de Bordeaux ce que sera la colonie de Mettray à d’autres maisons d’éducation correctionnelle22. »

Un arrêté ministériel23 officialisa l’annexion de l’établissement agricole en avril 1841. Ainsi pris naissance, jouxtant l’orphelinat agricole, la colonie agricole pénitentiaire de Saint-Louis. La proximité de ces deux établissements la colonie agricole recevant des orphelins et la colonie agricole pénitentiaire recevant des détenus sera source de confusion dans de nombreux écrits qui citent « la colonie Saint-Louis » sans autre précision.

L’État bénéficiait d’un établissement du type de celui de Mettray ou de Marseille24, sans en avoir à supporter les frais d’installation. Cependant pour organiser les premières admissions, la construction d’un bâtiment supplémentaire fut engagée et terminée en juin 1841. Il permettait un accroissement de l’effectif de 40 à 70 enfants25. Dès la première quinzaine d’août, il pouvait recevoir les premiers détenus. Le ministre reçut une liste de 25 enfants susceptibles d’être transférés grâce à leur bonne conduite et leurs bons antécédents, ainsi qu’un projet de règlement26. Duchatel souligna qu’il ne fallait pas oublier « que les colonies agricoles sont encore considérées comme les essais d’un nouveau régime pour l’éducation ». C’étaient des établissements exceptionnels de récompenses, « d’abord un motif d’émulation, après un moyen de soustraire complètement à toute influence pernicieuse ceux des enfants qui auront fait preuve d’un retour sincère à de bons sentiments27 ». Le lundi 11 octobre 1841, le 25e détenu arrivait à Saint-Louis28.

Pour les enfants détenus à la colonie agricole de Saint-Louis, l’emploi du temps est différent de celui du Pénitencier, l’enseignement professionnel des travaux agricoles impliquant des changements saisonniers.

Tableau 7. Emploi du temps à Saint-Louis. a. Pour les 6 mois de belle saison (article 89).
Tableau 7. Emploi du temps à Saint-Louis.
a. Pour les 6 mois de belle saison (article 89).
Tableau 7. Emploi du temps à Saint-Louis. b. Pour les 6 mois de rigoureuse saison (article 90).
b. Pour les 6 mois de rigoureuse saison (article 90).
Tableau 7. Emploi du temps à Saint-Louis. c. Pour le dimanche et fêtes (article 92).
c. Pour le dimanche et fêtes (article 92).

En 1845, alors que la majorité des enfants détenus sont toujours à Saint-Jean, Buchou adresse une demande de secours au ministre de l’Intérieur : « La population de la colonie [agricole pénitentiaire] peut s’élever à 70 enfants et dégager d’autant le pénitencier de Bordeaux malheureusement trop restreint29. » Malgré le désaccord du baron Sers, préfet, le ministre de l’Intérieur accorda 20 000 francs à l’abbé30. Cette somme servit à ériger une chapelle à Saint-Louis, à construire le bâtiment pour les admissions. En échange, l’abbé devait déclarer, au nom du préfet, que l’immeuble de la maison d’éducation correctionnelle de Bordeaux était, ainsi que le mobilier, affecté par privilège à la garantie de la subvention en cas de décès ou si l’établissement cessait d’être affecté aux jeunes détenus31.

La colonie ne constituait pas pour autant une prison proprement dite. Les enfants, qui y sont envoyés en vertu d’une autorisation ministérielle, ne l’étaient qu’après avoir été délivrés de leur écrou par décision de l’autorité judiciaire et étaient considérés comme des apprentis, du moins officiellement, car les enfants n’en étaient pas moins enfermés et surveillés. Leur liberté n’était que provisoire car à la moindre incartade, ils étaient renvoyés au pénitencier.

L’abbé Buchou poursuit son idée de séparer les enfants en fonction de leur âge et envisage donc « de bâtir un quartier entièrement distinct et fermé où ils [les plus jeunes] seraient gardés un an ou deux soumis à une règle accommodée à leur âge. » Il considérait « plus facile d’inculquer dans leurs jeunes âmes les principes de moralité et de religion et leur temps pourrait se partager entre les classes élémentaires et un travail intérieur de quelque utilité. » La construction de ce quartier de la colonie est rendue possible grâce à la subvention de 20 000 francs du ministre de l’Intérieur, la moitié de cette somme ayant permis de régler les dettes contractées pour subvenir aux frais de fonctionnement. Un an plus tard, confirmant la mise en place de ce nouveau quartier qui concerne 30 enfants du pénitencier car, dans les faits, il s’agit pour l’abbé Buchou de séparer les détenus âgés de 15 ans et plus, de ceux qui sont trop « dépourvus d’intelligence pour apprendre un métier », ou « atteints de quelque infirmité qui les rend impropres au travail », ou bien « n’ayant que peu de temps à passer à la maison d’éducation de Bordeaux »32.

À la session de 1855 du Conseil général, le rapport du préfet concernant l’institut agricole de Saint-Louis est on ne peut plus positif :

[L’institut] continue à mériter vos encouragements par les services qu’il rend chaque jour à l’agriculture et à la société. Comme orphelinat et comme pénitencier pour les jeunes détenus, il accomplit avec un succès que nous avons souvent signalé déjà, sa mission charitable et moralisatrice33.

En juillet 1855, il y avait 42 orphelins et 190 jeunes détenus. La colonie agricole reçoit une allocation de 2 000 francs pour 10 boursiers du département (un par arrondissement).

Fig. 11. Carte postale Colonie agricole de Saint-Louis (Source : Archives municipales de Villenave-d’Ornon. Fonds Chaumont).
Fig. 11. Carte postale Colonie agricole de Saint-Louis
(Source : Archives municipales de Villenave-d’Ornon. Fonds Chaumont).

Notes

  1. Abbé Buchou, « Installation des jeunes orphelins dans la maison agricole de Gradignan », discours prononcé en présence de MgrDonnet, archevêque de Bordeaux, par M. l’abbé Buchou, directeur des œuvres de Mgr Dupuch à Bordeaux, vicaire général d’Alger, chanoine honoraire de Bordeaux, Bordeaux, Imprimerie Henri Faye, 5 juillet 1840. En frontispice « Sois miséricordieux pour les jeunes orphelins comme un père, tu seras le fils obéissant du Très Haut, et à son tour il aura pitié de toi plus qu’une mère » Eccl. C. IV.
  2. Ce qui ne l’empêchera pas de devenir directeur d’un pénitencier industriel situé en peine ville !
  3. AMB 1X G 317, Oraison funèbre de l’abbé P.J.J. Buchou, chanoine honoraire de Bordeaux et d’Alger, prononcée par F. Laprie dans l’Église du Sacré-Cœur, le 15 juillet 1886.
  4. Nous n’avons trouvé aucune trace dans les archives départementales et municipales de cette installation.
  5. Peyrous Bernard, « Les œuvres charitables et sociales au début de l’épiscopat du cardinal Donnet, (1837-1843) », RHB, t. XXIV, 1975/1976, p. 136 d’après « Archivo segreto vaticano », S. congr. concilio relazioni, 152, Burdigalum.
  6. Valade-Gabel, « Rapport sur l’institution agricole des jeunes orphelins, établie à Gradignan », actes de l’Académie Royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, 2e année, 24 novembre 1840, p. 535.
  7. Auguste Petit-Lafitte (1803-1884), secrétaire du Comice agricole de Bordeaux, a 34 ans, devient le premier fonctionnaire titulaire d’une chaire d’agriculture. Voir : Boulet Michel, « Il y a 150 ans : Auguste Petit-Lafitte, premier professeur départemental d’agriculture », Histoire de l’école des paysans, [en ligne] http://ecoledespaysans.over-blog.com [consulté le 3 août 2021].
  8. Comme nous l’avons déjà signifié, cette phrase « les parents de l’orphelin boursier » renvoie au fait qu’un orphelin peut être endeuillé d’un seul de ses parents.
  9. ADG, 3X 12.
  10. Nous allons voir que l’abbé Buchou va installer, jouxtant la colonie agricole qui recevait les orphelins, un quartier spécial pour les jeunes détenus du pénitencier Saint-Jean.
  11. Mot occitan désignant le trèfle incarnat.
  12. L’agronome lorrain, Christophe-Joseph-Alexandre Mathieu de Dombasle (1777-1843) est présenté comme un concepteur de génie qui aurait révolutionné les techniques de labour au début du XIXe siècle grâce à la charrue qui porte son nom, « la Dombasle », mise au point durant les années 1810-1820. Du fait de sa large diffusion durant les années 1820-1850 « la Dombasle » peut être considérée comme une innovation majeure. Voir : Knittel Fabien, « Mathieu de Dombasle. Agronomie et innovation. 1750-1850 », Ruralia, 20, 2007.
  13. ADG, « Compte rendu du Conseil général », séance du 30/08/1844.
  14. « Rapports et délibérations Gironde Conseil Général. Procès-verbaux des délibérations », séance du 09/09/1849, p. 344.
  15. Sébastien Raymond signale que les séries Y265 et 266 sont décevantes. Elles s’arrêtent en 1855 et ne permettent pas de construire une évolution sérieuse de l’effectif de la maison. On est obligé de s’en tenir aux hypothèses avancées par l’abbé Buchou ou aux estimations hasardeuses des contemporains.
  16. ADG, Y269 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 5 février 1841.
  17. La circulaire du comte d’Argout de décembre 1832 préconisait que les détenus passent un contrat d’apprentissage avant leur transfert.
  18. « Rapports et délibérations Conseil général. Procès-verbaux des délibérations », séance du 04/09/1862, p. 422.
  19. ADG, rapport du Conseil général, session de 1841, p. 198.
  20. ADG, Y269 : Lettre du préfet â Buchou, Bordeaux, le 8 février 1842.
  21. ADG, Y269 : Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, Bordeaux, le 18 décembre 1840.
  22. ADG, Y269 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 9 janvier 1841. Charles Lucas insistait sur le caractère économique et politique de la solution agricole dans une France qui malgré son développement urbain reste essentiellement rurale.
  23. ADG, Y269 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 19 avril 1841.
  24. Un établissement privé similaire, le pénitencier de Saint Pierre, avait été mis en place à Marseille le 13 février 1839 par l’abbé Fissiaux. Voir : Fissiaux abbé, Le Pénitencier agricole et industriel de Marseille, Paris, Waille, extrait du Correspondant 15 avril 1843. « Amener [les enfants] au bien sous la double influence de la religion et du travail tel est le but que poursuit depuis plusieurs années Monsieur l’abbé Fissiaux chanoine honoraire de Marseille et d’Alger » grâce à un moyen nouveau « celui de la fondation d’un institut religieux consacré à ce genre de bonne œuvre » (p. 3). Cette publication présente un intérêt particulier car elle décrit avec réalisme les enfants reçus et les difficultés auxquelles s’est confronté l’abbé Fissiaux pour leur prise en charge. Huit exemplaires de cette publication sont adressés au préfet de la Gironde en juillet 1943. 
  25. ADG, Y260 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 10 juin 1846.
  26. ADG, Y269 : Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, Bordeaux, le 30 juin 1841.
  27. ADG, Y269 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 28 juillet 1841.
  28. ADG, Y269 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 8 octobre 1841.
  29. ADG, Y260 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 21 décembre 1845.
  30. ADG, Y260 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 17 juin 1846.
  31. ADG, Y260 : Lettre du préfet de Gironde au préfet de Haute-Garonne, Bordeaux, le 15 avril 1847.
  32. ADG, Y260 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 26 septembre 1847.
  33. ADG, rapport Conseil général, session de 1855, séance du 3 septembre, pp. 111-115.
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Livre
EAN html : 9782858926237
ISBN html : 978-285892-623-7
ISBN pdf : 978-285892-624-4
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/08/2021
10 p.
Code CLIL : 3389 ; 3649
licence CC by SA

Comment citer

Allemandou, Bernard, “L’abbé Buchou, créateur de la colonie agricole Saint-Louis”, in : Allemandou, Bernard, Les pénitenciers bordelais pour enfants. 1838-1870, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, collection PrimaLun@10, 2021, 65-75, [en ligne] https://una-editions.fr/abbe-buchou-createur-de-la-colonie-agricole-saint-louis [consulté le 24 juillet 2021].
10.46608/primaluna10.9782858926237.7
Illustration de couverture • En l’absence de documents photographiques des pénitenciers bordelais, cette photo « gardiens et colons » de la colonie agricole pénitentiaires du Val d’Yèvre, créée par Charles Lucas, conservée aux Archives départementales du Cher est un des rares documents permettant d’évoquer la tenue des enfants détenus et de leur gardien (Archives Départementales du Cher 4 F1 7).
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