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Absence des hommes et empowerment des femmes de marins (Finistère, Vendée)

Ô pauvres femmes de pêcheurs ! C’est affreux de se dire :
– Mes âmes, père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! Mon cœur, mon sang, ma chair !
– Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Et n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !

Victor Hugo, Les pauvres gens, 1859.

En tant qu’anthropologue, j’ai mené depuis plusieurs années des recherches de terrain en Bretagne dans le Finistère sud, notamment à Concarneau, à Tregunc, à Audierne, au Guilvinec, à Douarnenez, à Camaret-sur-Mer, à Telgruc-sur-Mer, ainsi qu’au Conquet dans le Finistère Nord, auprès de pêcheurs côtiers et hauturiers1, et de leurs épouses. À l’occasion de la table ronde organisée à Rochefort par Emmanuelle Charpentier (Université Toulouse Jean Jaurès-Framespa)2, j’ai fait la connaissance de femmes de marins de la Rochelle avec lesquelles j’ai conduit des entretiens approfondis3. À partir de cette étude anthropologique, je montrerai que la question de l’absence, cruciale dans le milieu maritime, remanie de façon inédite la hiérarchie entre les genres.

Matelot au ciré jaune de retour de la pêche à la sardine la nuit sur un bolincheur de Concarneau, (Photographie : Corinne Fortier).
Matelot au ciré jaune de retour de la pêche à la sardine la nuit
sur un bolincheur de Concarneau (Photographie : Corinne Fortier).

Une femme ethnologue
dans un milieu masculin

Il existe une division des rôles très tranchée entre hommes et femmes dans le monde maritime4 qui correspond à la séparation géographique entre mer et terre, la mer étant le domaine des hommes et la terre celui des femmes. Dans ce contexte, être une femme et s’intéresser au monde de la mer constitue une première gageure.

Alors qu’on pourrait croire qu’il est plus difficile pour une femme ethnologue d’accéder au monde des pêcheurs qu’au monde des femmes de marins et bien c’est le contraire qui se produisit. Car quoique mon statut de femme anthropologue me permette de côtoyer autant les espaces masculins que féminins d’une société, je n’en reste pas moins femme, suscitant une véritable méfiance des femmes de marin qui sont implicitement convaincues que je ne devrais pas m’aventurer seule dans des milieux masculins.

Compte tenu de cette jalousie féminine, il m’était moins difficile de partir en mer pour la journée avec des hommes sur un bateau de pêche, que d’être reçue par leurs épouses à leur domicile pour réaliser un entretien. Plusieurs pêcheurs côtiers, notamment de Concarneau, m’ont admise à bord sans me poser aucune question, ce qui est le propre de l’hospitalité, selon Jacques Derrida5. Le bateau est en effet le domaine des hommes et ils n’ont pas à demander l’autorisation à leur épouse pour y accueillir qui ils le souhaitent.

Similairement à mon expérience de femme dans le milieu maritime, Scarlette Le Corre6 du Guilvinec, connue pour être une des rares femmes pêcheurs du Finistère et plus largement de France, souligne qu’elle n’a jamais subi de remarque sexiste de la part des marins dont elle est même devenue la porte-parole7, mais qu’elle a souffert de la « méchanceté » et de la « jalousie8 » des femmes qui n’admettaient pas qu’elle transgresse le rôle de « femme au foyer9 » qui lui avait été assigné en pratiquant la pêche, activité masculine qui l’amenait à fréquenter des hommes, et donc éventuellement leur mari.

Contrôle des femmes
sur les hommes

Il m’a donc été plus facile, en tant que femme, d’approcher des pêcheurs que leurs épouses, et lorsque je rencontrais ces dernières par l’intermédiaire de leur mari, elles avaient tendance à affirmer qu’elles n’avaient rien à dire. Même si j’essayais de les convaincre que leur expérience était importante et méritait d’être rendue visible, elles avaient intégré le fait que seule la vie « héroïque » de leur époux était digne d’intérêt et non leur vie de femme.

Les femmes de marin étaient très méfiantes par rapport au fait que j’interroge des hommes sans être moi-même accompagnée par un homme. Je représentais à leurs yeux un danger comme si je pouvais leur voler leur époux, et il était absolument impossible de s’entretenir avec lui en dehors de leur présence. L’épouse gérait les contacts de son mari, répondant au téléphone à sa place et décidant de ses rendez-vous. En outre, la plupart des marins rencontrés ne possédaient pas de mail personnel mais partageaient un mail commun avec leur conjointe.

L’attitude de ces femmes à l’égard de leur époux en ce contexte est plus généralement caractéristique de la surveillance qu’elles exercent à son égard. Les pêcheurs avaient intégré cette contrainte puisque lorsque je les sollicitais pour un entretien, la plupart me répondaient qu’ils devaient demander l’accord de leur épouse. Lorsqu’elles acceptaient que je rencontre leur mari à leur domicile, elles contrôlaient son temps de parole et l’interrompaient si celui-ci avait tendance à déborder. Elles pouvaient aussi censurer ses dires lorsqu’il se laissait aller à des confidences ou citait des événements dont elles considéraient qu’il n’aurait pas dû me parler. La représentation sous-jacente des rapports de genre en ce contexte renvoie au fait que l’homme n’est pas véritablement adulte dans la mesure où il est incapable de maîtriser sa parole, par conséquent c’est à l’épouse de mettre des gardes fous et de veiller à juguler ses débordements.

L’analyse des attitudes des femmes de marins lors de la grève de 1994 confirme cette hypothèse. Certaines femmes de Vendée que j’ai rencontrées ont accompagné leur mari dans leur déplacement protestataire au parlement de Rennes « pour que cela ne déborde pas », « qu’il n’aille pas trop loin », « qu’il ne fasse pas de casse ». Les femmes décrivent leurs époux comme des hommes impulsifs qu’elles essayent tant bien que mal de canaliser. On retrouve l’idée implicite d’hommes inaptes à dominer leurs élans que les femmes doivent refreiner. Dans cette représentation des rapports de genre, les hommes sont perçus par les femmes comme des enfants incontrôlables et les femmes par les hommes comme des mères fouettardes.

Inactivité des femmes
de marins

Parmi les femmes rencontrées, certaines étaient filles de marins tandis que d’autres n’étaient pas issues du milieu maritime mais agricole. La division entre ces deux milieux n’est pas aussi grande qu’on peut le supposer10. Comme l’affirmera un pêcheur de Concarneau aujourd’hui à la retraite, l’hiver, quand ils n’étaient pas en mer, les marins finistériens « faisaient un peu le paysan » : ils possédaient jusqu’à récemment un petit lopin de terre pour cultiver des légumes, notamment des pommes de terre, ainsi que quelques animaux (des poules, des lapins, un cochon) dont l’épouse s’occupait en leur absence.

La plupart des femmes ont connu leur mari au bal ou à l’occasion d’une cérémonie (mariage, communion…). À peine se sont-ils rencontrés, qu’ils ont très vite été séparés, l’homme devant « prendre la mer ». Comme dans un scénario cinématographique, il leur a dit « tu m’attends ! », elles n’ont pas répondu mais l’ont « attendu ».

On connaît la chanson de Marianne Oswald écrite et composée en 1934 par Jean Cocteau et intitulée « Mes sœurs n’aimaient pas les marins », qui décourage les femmes de s’enticher d’un marin :

Mes sœurs n’aimaient pas les marins
À peine ils sont venus qu’ils partent.
Mes sœurs n’aimaient pas les marins
Ils font vivre dans le chagrin
Et les suivre sur une carte.
Mes sœurs n’aimaient pas les marins
Nous n’avons pas vu ce qu’ils vivent.
Mes sœurs n’aimaient pas les marins
Je les aimais et je les crains car ils n’aiment que leur navire.
Mes sœurs n’aimaient pas les marins.

Les femmes qui ne sont pas issues du milieu maritime, pensaient qu’elles n’épouseraient jamais un marin, jusqu’à ce qu’elles rencontrent leur mari. La formule de dénégation qu’elles emploient : « Jamais je ne me marierai avec un pêcheur mais … », témoigne au niveau inconscient de l’image fantasmée que représente le marin, image de l’homme héroïque qui brave la tempête et de l’homme archaïque qui, comme le chasseur, ramène de quoi subsister au foyer.

Le marin véhicule l’image d’un homme courageux, bien que de nombreuses femmes découvrent qu’il l’est beaucoup moins à terre où ce sont elles qui incarnent la force et l’autonomie. Les marins, qui ont intériorisé cette représentation dévalorisante d’eux-mêmes, le reconnaissent ; plusieurs d’entre eux me confieront explicitement : « On leur laisse tous les problèmes à terre. Sans elles, on est rien à terre ».

Beaucoup de femmes avaient déjà un métier (secrétariat, comptabilité…) lorsqu’elles ont rencontré leur époux, formation qui leur permet une fois mariée de s’occuper des comptes de leur mari et de tout ce qui concerne l’administratif à sa place, car beaucoup de marins avouent que « les papiers » ne sont pas leur fort et que si leur épouse les quittait, « ils seraient perdus ».

Celles qui ont fait le sacrifice de leur occupation professionnelle suite à leur mariage, souffrent généralement de cette inactivité et aspirent à une vie sociale qui leur permette de « ne pas tourner en rond », de « rencontrer du monde », de « sortir de chez soi », de « vivre quoi ! ». Dans le milieu maritime et au-delà, le rôle de la femme est avant tout de se marier, d’être fidèle à son mari, d’avoir des enfants, et de bien s’occuper de son foyer.

Lors d’un entretien en présence de sa conjointe, un pêcheur à la retraite dira que les femmes de marins avaient « la belle vie » puisque tandis que leurs maris trimaient et rapportaient de l’argent, celles-ci restaient à la maison à ne rien faire. Son épouse qui demeurait jusqu’alors silencieuse, l’a immédiatement contredit lui rappelant le travail invisibilisé des femmes : « Frotte par-ci, frotte par-là ! ».

La maison d’une femme de marin se doit d’être impeccable puisqu’elle est censée n’avoir aucune autre activité que de s’occuper de son foyer. Un intérieur désordonné témoignerait d’un laisser-aller douteux : à quoi emploie-t-elle son temps en l’absence de son mari dans la mesure où l’épouse n’a rien à faire d’autre qu’astiquer encore et encore ?

L’homme à la maison ne partage aucun des travaux domestiques dévolus aux femmes, surtout qu’il doit lui-même vaquer à des tâches similaires sur le bateau comme faire la cuisine, vider le poisson, laver et ranger le pont… Aussi, à terre, cela lui semble normal « qu’il soit en vacances » comme disent ironiquement les femmes. Elles se chargent donc de tout préparer (courses, ménage…) afin qu’il puisse trouver à son retour le « repos du guerrier ».

Mais le « repos du marin » ne coïncide pas avec celui de son épouse qui doit s’occuper, à son arrivée, de nettoyer ses vêtements qui, selon l’expression d’un pêcheur, « puent le bateau », soit un mélange d’odeur de gas-oil, de poisson et de sueur ; certes aujourd’hui la machine à laver facilite le lavage, mais autrefois il fallait faire bouillir le linge, le rincer, et souvent le réparer.

Une fois ces tâches accomplies, l’épouse prépare le « sac du marin » pour la prochaine marée. Un pêcheur de Concarneau me confiera que son épouse cachait des petits mots d’amour dans le linge qu’il emportait à bord afin qu’il pense à elle et tienne bon. Certaines ajoutent dans le portefeuille de leur mari un porte-bonheur comme un brin de muguet ou un porte clé de Saint Joseph afin qu’il ne lui arrive rien. Le folkloriste Paul Sébillot relate qu’au Cap Sizun les femmes faisaient porter à leur époux un sachet magique, nommé louzou en breton, qui les préservait du mauvais œil et leur portait chance à la pêche11. Et il n’était pas rare qu’une petite statuette de Saint-Anne12 soit embarquée à bord par le patron ou par l’équipage dans leur couchette.

Certaines femmes vendent le poisson à l’arrivée du bateau13 – c’est le cas encore aujourd’hui au Conquet et à Concarneau notamment – activité qui leur permet de socialiser tout en aidant leur conjoint. De nos jours, celui-ci peut même tenir son épouse informée de ce qu’il a pêché grâce à son téléphone portable afin qu’elle anticipe et répartisse les commandes à son retour.

Cette activité des femmes de marin est ancienne, une veuve du Conquet14 me parlera fièrement du poisson pêché par son mari qu’elle décrira comme un homme « fort ». Elle écarquillera les yeux lorsqu’elle évoque le fait qu’elle allait le proposer à Brest ou dans les fermes avoisinantes aux paysans réunis pour des travaux collectifs, et qu’elle partait également vendre, lorsque c’était la saison, des homards et des araignées de mer, à des particuliers ou à des restaurants pour des cérémonies (baptêmes, communions, mariages).

Elle s’exclamera : « C’est moi qui dirigeais ! ». Vendre le poisson c’est en effet contrôler l’argent de la pêche et détenir un pouvoir sur celui qui en est à l’origine, soit le mari. Les rôles de genre sont clairement établis, l’homme pourvoit à la subsistance de la famille et la femme la gère. Si la mer est le domaine des hommes, tout ce qui concerne le domaine du social et de l’économique est celui des femmes.

L’arrivée du marin
et de la paye

Avant que l’armement n’établisse au début des années 1970 des fiches de paie au marin pêcheur, beaucoup de femmes attendaient impatiemment le retour de leur mari apportant la paye qui leur permettait de survivre, et elles redoutaient en même temps ce moment, de peur que celui-ci ne boive rapidement l’argent gagné une fois arrivé au port.

 En effet, sitôt débarqués les marins allaient partager le montant de la pêche dans un bar. Dans certains ports comme Camaret, les débits de boissons étaient si nombreux qu’on disait, de façon exagérée, qu’il y avait autant de bars que de bateaux. Chaque bateau avait son bar attitré et une fois sa part reçue, chacun offrait sa tournée, le patron tout d’abord puis ensuite les membres de l’équipage.

Sur le bateau, l’alcool était rationné et ils n’avaient généralement droit à « l’apéro » qu’après avoir fait « un bonne levée ». Arrivés au port après une marée exténuante, les marins allaient se détendre au comptoir, l’alcool participant de la sociabilité masculine. Surtout, le bar constituait pour ces hommes un espace transitionnel entre le bateau et la maison : ils étaient désormais à terre mais toujours dans un espace masculin où ils pouvaient blaguer et parler de pêche avant de retrouver l’espace féminin du foyer où une toute autre réalité les attendait.

Bien que le « troquet », lieu masculin par excellence, ne soit pas un endroit fréquentable pour une femme, certaines allaient « récupérer le mari » lorsque celui-ci tardait à revenir de peur qu’il ne dépense « en tournées » l’argent gagné, l’interpellant de cette manière : « Il est temps de rentrer ! Qu’est-ce que tu restes à faire là ? ». Les femmes accaparaient alors la paye, qui était jusqu’à la fin des années 1960 en liquide, et il n’était pas rare qu’une fois rempli leur sac à main de cette manne, elles partent illico faire des courses, en profitant pour rembourser d’éventuels crédits ou « ardoises » contractés avec des commerçants.

Une femme me confiera qu’elle avait la chance à chaque marée de récupérer la totalité de la paye de son mari, sauf la godaille, soit une partie de la pêche qui n’est pas mise en vente par le patron mais donnée aux membres de l’équipage, dont une portion est le plus souvent ramenée à la maison pour la consommation familiale et une autre vendue pour se constituer un petit pécule. Cette femme dira que la godaille constituait l’« argent de poche » de son époux, expression qui témoigne d’une certaine infantilisation de ce dernier alors même qu’il jouait son rôle viril et archaïquement valorisé de pourvoyeur d’argent. Hormis cet « argent de poche » qui lui était concédé, il n’avait aucun droit de regard sur l’argent qu’il avait gagné.

Fruit du dur labeur du marin, la paye est totalement gérée par l’épouse qui tient les cordons de la bourse15. Et c’est à sa femme que le mari doit demander de l’argent lorsqu’il en a besoin comme un enfant le ferait avec sa mère. La femme, épouse ou mère est à cet égard toute puissante : de même que, jeune, le mousse donne l’argent qu’il a gagné à sa mère, une fois marié, qu’il soit matelot ou patron, il le confie à son épouse ; comme le dira un pêcheur16 : « On travaillait pour elles ».

Un témoignage d’une fille de marin de Douarnenez montre comment certains marins rusaient pour conserver une petite partie de la paye et ne pas tout confier à leur épouse :

« C’est ma mère qui tenait la bourse, c’est pas mon père. Quand mon père ramenait l’argent à la maison, il le donnait à ma mère. Ma mère le mettait dans l’armoire. Quand il avait besoin de quelque chose, il demandait. Quand il touchait sa part, il trichait ! Il gardait un peu… Quelquefois il disait qu’il avait besoin d’acheter des hameçons s’il voulait payer un coup à un copain. Mais ma mère chipait toujours un peu quand il avait bu un coup. Une fois que mon père était dans son lit, elle fouillait dans ses poches17 ».

L’époux est réduit au rôle de pourvoyeur d’argent sans pouvoir en disposer. Là encore c’est la représentation selon laquelle l’homme est irresponsable, et en l’occurrence incapable de gérer l’argent de la pêche, qui fonde la mainmise de l’épouse sur ce capital. Les marins ont généralement intériorisé cette représentation et considèrent que « les femmes s’occupent de l’argent à bon escient ». Certaines disposent d’une très grande autonomie dans l’administration de ce capital, pouvant le placer dans des biens immobiliers sans même demander l’avis de leur époux.

 Il est vrai que la gestion du budget est cruciale dans la mesure où les revenus sont aléatoires, les marins, à l’exception de la pêche industrielle, ne recevant pas de salaire fixe mais « une part » de la vente du poisson pêché, part qui varie selon la réussite de la pêche. Aussi faut-il savoir être économe pour compenser les moments où la pêche est moins bonne ainsi que les périodes de mauvais temps où les marins ne sortent pas en mer.

En ce domaine, certaines femmes de marin ne sont pas totalement exemplaires aux yeux des autres femmes, ayant tendance, selon l’expression employée, à « allonger les pieds plus loin que leurs draps », soit à dilapider l’argent gagné suite à une très bonne marée dans des dépenses jugées somptuaires, comme refaire leur salon en merisier ou s’acheter un piano à queue dont elle ne savent pas jouer mais qui sont autant de signes extérieurs de richesse, se retrouvant, le mois suivant, après une marée exécrable, à « avoir du mal à payer leur facture d’électricité » faute d’avoir été prévoyante.

Il n’existe pas de véritable solidarité entre femmes de pêcheurs, puisque c’est à chacune de s’occuper de son foyer et de ses enfants en demandant le moins possible d’aide autour d’elle, sauf éventuellement à leur mère ou à leur sœur. En cas de difficulté financière, certaines épouses se retrouvent seules à porter le poids des problèmes sur leurs épaules. La dépendance économique pour celles qui ne travaillent pas est souvent totale, comme le montre le témoignage tragique d’une femme qui a vécu quatre semaines sans argent avant que son époux ne revienne de pêche : « Mon mari il mange à bord du bateau, mes enfants à la cantine, mais moi ? »18.

Des pères absents

Du fait de leur absence, les hommes partis en mer ont tendance à se désintéresser des décisions familiales, y compris de celles liées à leur progéniture. Souvent absents dès la naissance de leur enfant, les femmes accouchent toutes seules. Il est suggestif qu’on appelle les femmes de pêcheurs en breton drouzivi, soit des « filles-mères19 », comme si leur enfant n’avait pas de père.

Un fils de pêcheur de Camaret dont le père était un « mauritanien » qui, de la fin des années 1970 à la fin des années 1980, pêchait la langouste durant cinq mois sur le banc d’Arguin, me racontera qu’il avait appelé son père « tonton » la première fois qu’il l’avait vu. L’amour de son père lui a manqué, et il me confiera avoir reproduit avec ses enfants la relation qu’il a connue avec son père. Il me montrera les cadeaux merveilleux (carapace de tortue20, peau de crocodile…) que son père ramenait des destinations lointaines où il allait pêcher (Mauritanie, Tenerife), autant de preuves d’amour s’il en est. Donner à son bateau le prénom de son épouse, comme la Janine, ou de ses enfants, tel le Roger-Madeleine qui couple le prénom du fils et de la fille dans l’ordre de naissance, constitue également une marque d’affection dans le milieu maritime.

J’ai interrogé des fils ou filles de marins pêcheurs qui m’ont confié, devenus adultes, que s’ils étaient heureux de voir leur père arriver à la maison, ils étaient tout autant satisfaits de le voir repartir. Ce sentiment est typique de la jalousie œdipienne des enfants à l’égard de leur père qui ont envie de garder leur mère pour eux tout seuls. C’est notamment le cas lorsque l’enfant occupe en son absence la place du père dans le lit conjugal, sans que la mère ne perçoive le caractère potentiellement incestueux d’une telle situation.

Généralement, quand les épouses de marin convoquent la présence du père dans leur discours c’est surtout pour se faire obéir de leur enfant : « Qu’est-ce que papa dirait s’il vous voyait… » ou « quand votre père va venir, je vais lui dire ce que vous avez fait comme bêtise… ». Une telle menace peut en outre avoir un effet négatif sur les enfants, développant une image punitive de leur père alors que celui-ci une fois à terre ne fait généralement pas montre d’autorité sur ses enfants le peu de temps qu’il passe avec eux. Cette représentation entretenue par la mère les empêche de connaître réellement leur géniteur d’autant plus que celui-ci exprime rarement ses sentiments à leur égard, et ce n’est dans l’après-coup, notamment lorsque celui-ci devient grand-père qu’ils se rendent compte, en l’observant avec ses petits-enfants, qu’ils ont vécu une bonne partie de leur vie avec une idée fausse de leur père.

Les enfants ont parfois du mal à nouer une relation intime avec leur père, certes parce qu’il est souvent absent, mais aussi parce que leur mère fait parfois écran à leur relation. Ce qui est réellement en cause est moins l’absence du mari que le fait que son épouse maintienne sa place de père, notamment en parlant de lui positivement, en n’autorisant pas les enfants à dormir dans le lit conjugal, et en le laissant s’occuper d’eux quand il est présent.

Tandis que certaines femmes valorisent leur époux dans ce qu’il sait faire quand il est à la maison (réparer un vélo, bricoler un jouet…), d’autres désavouent ses compétences ; ainsi, à un homme qui revendiquait son autorité vis-à-vis de son enfant qui ne l’écoutait pas : « Mais je suis son père quand même ! », sa conjointe rétorqua : « Mais tu n’as jamais été là ! », l’argument de l’absence servant à certaines épouses à asseoir leur mainmise affective sur leur enfant.

Aujourd’hui, la situation évolue puisque de manière générale les hommes sont davantage prêts que les générations précédentes à investir leur paternité et les femmes à leur laisser cette place. Cette tendance se retrouve chez certains jeunes pêcheurs que j’ai rencontrés, qui, dès lors qu’ils deviennent père, arrêtent la pêche hauturière qui les contraint à de longues absences pour s’adonner à la pêche côtière journalière, celle-ci leur permettant de rentrer quotidiennement à la maison pour se consacrer à leur enfant. Ainsi l’épouse d’un pêcheur de Concarneau témoigne de la relation différente entre son mari et ses deux enfants, plus distante avec l’aîné qui a grandi alors qu’il pratiquait la pêche hauturière, plus proche avec le cadet qu’il voit quotidiennement depuis qu’il exerce la pêche côtière.

À l’inverse, quoiqu’absents pendant des mois, certains marins hauturiers considèrent qu’ils bénéficient de longues périodes à terre pendant lesquelles ils n’ont pas, à la différence des côtiers, à se préoccuper de leur bateau, amarré à l’étranger, ce qui leur permet de partir en vacances en famille et de s’occuper de leur enfant, notamment les conduire à l’école ou leur préparer à manger à la place de leur mère.

Autocontrôle des femmes

Du fait de leur absence, les marins entretiennent avec leur femme une relation fondée sur la confiance qu’ils ne remettent généralement pas en question pour ne pas vaciller. En revanche, la relation des femmes à l’égard de leur mari n’est pas basée sur cette même relation de confiance puisqu’il est admis que l’homme est plus sensible aux charmes du sexe opposé que l’épouse, qui elle est censée savoir contrôler sa libido sinon n’en avoir aucune. Les représentations de genre sont inverses de celles qui existent dans la société maure de Mauritanie que j’ai étudiée21 ainsi que dans d’autres sociétés, où savoir dominer ses désirs est le propre de l’homme et non de la femme22.

La liberté des femmes de marins ne rime pas avec la liberté sexuelle, puisque si l’homme ne peut surveiller son épouse en étant en mer, le voisinage se charge de ce contrôle social. Mais celui-ci n’est guère nécessaire puisque les femmes qui ont intériorisé les normes de fidélité exercent un autocontrôle sur elles-mêmes. Une femme de marin de Concarneau de plus de 60 ans me dira déplorer la conduite de sa belle-fille qui a trompé son fils parti en mer : « Aujourd’hui la femme de marin c’est pas comme avant, elle sort, va en boîte… ».

Parmi les critiques qu’elle adressera à sa belle-fille figure le fait qu’elle « portait des minijupes », transgressant ainsi les normes de pudeur assignées. Pudeur qui se perçoit chez les femmes de marins par l’acte de se vêtir de manière plus masculine que féminine, préférant les pantalons aux robes, et évitant les vêtements jugés aguicheurs susceptibles d’attirer les regards masculins.

La pudeur apparaît également dans leur conduite : elles ne doivent pas se montrer trop gentilles ce qui serait perçu comme une invite sexuelle, mais sérieuses et même austères. De façon similaire, avoir l’air gaie et se laisser aller à rire ou même à sourire, serait le signe d’une femme qui n’a pas la réserve de rigueur. À la place de la jovialité valorisée chez les femmes dans d’autres sociétés, il est de bon ton que les femmes de marins manifestent une certaine dureté, ne devant jamais montrer leurs émotions. Cette exigence d’autocontrôle n’est pas la même du côté masculin puisque les hommes sont supposés être incapables de maîtriser leurs affects, croyance qui sert à légitimer le contrôle exercé sur eux par les femmes.

La radio de l’angoisse

Les femmes accompagnent généralement leur mari au quai lorsqu’il part pour plusieurs jours et attendent de ne plus le voir à l’horizon pour s’en retourner – au sens de lui tourner le dos et de retourner chez soi – comme si elles lui signifiaient : « Je penserai à toi quand tu ne seras plus là, quand tu seras perdu de vue » au sens étymologique de ne plus voir et donc de ne plus être objet d’attention.

Quand leurs époux sont en mer, les femmes sont suspendues dès le matin à la radio23 afin d’écouter les nouvelles maritimes, craignant l’annonce que le bateau où navigue leur mari soit « en cap » (à l’arrêt) suite à la tempête, ou même « démâté », ce qui augure d’une triste nouvelle. Les femmes qui sont elles-mêmes filles de marins connaissent les risques d’accident et « vivent avec », comme elles disent pudiquement, tandis que celles qui ne sont pas originaires du milieu maritime sont plus angoissées. C’est le cas d’une femme de Concarneau dont l’angoisse était si grande qu’elle a cru entendre le prénom de son mari alors que la radio signalait un accident de mer, avant de s’évanouir de soulagement en apprenant auprès des affaires maritimes qu’elle s’était trompée.

Le dicton « femme de marin, femme de chagrin » signale l’horizon d’attente de ces femmes et le risque de veuvage. La radio représente pour elles un moyen d’être rassurées quand l’information n’est pas censurée pour ne pas les alarmer. Ainsi une femme de la Rochelle24 racontera avoir entendu un jour à la radio un patron dire : « J’ai vu tel bateau – elle cite le nom – partir les mâts en avant », ce qui signifie qu’il l’a vu couler, avant que la retransmission ne soit brutalement interrompue.

Devant embarquer sur ce bateau en tant que mécanicien avant d’en être empêché, son mari échappa à ce naufrage qui coûta la vie à quatre marins. Traumatisé par ce coût du sort qui n’épargna pas ses amis, il tomba dans une profonde dépression. Son épouse voulut lui faire arrêter le métier mais il refusait catégoriquement, répétant : « Si tu fais ça, je suis fini ! ». Il est de nouveau reparti, la mer, malgré le danger, représentant toute sa vie.

Avant l’apparition du téléphone portable ou d’internet, les femmes, en se rendant à l’armement, pouvaient faire passer un message au moyen de la radio VHF qui servait à communiquer entre bateaux. Beaucoup de marins expriment leur regret de ne pas avoir assisté à la naissance, au baptême ou à la communion de leur enfant, s’arrangeant en revanche pour ne pas manquer leur mariage, mais leur plus grand regret réside dans le fait de n’avoir pu être présents au décès d’un de leur proche, parent ou ami, tout en ajoutant avec résignation : « C’est triste à dire, mais c’est le métier ! ».

L’hospitalisation urgente d’un enfant peut exceptionnellement retenir un marin à terre ; ainsi, une femme de Camaret dont l’époux, mécanicien sur un thonier, partait quatre mois en mer et restait deux mois à terre, insista pour qu’il demande à l’armement d’assister à l’opération à cœur ouvert de sa fille, ce qui lui fut accordé.

Aujourd’hui, grâce au téléphone portable pour les côtiers ou le téléphone satellite pour les hauturiers, la communication à bord est plus aisée, même s’il est difficile d’avoir une conversation intime sur un bateau. Sur les grands navires de pêche qui partent durant des mois, les marins utilisent le mail et même Skype pour communiquer par ordinateur interposé avec leur épouse et leurs enfants, ce qui les propulse au moins virtuellement dans l’intimité de leur foyer.

Les pêcheurs hauturiers qui naviguent au long cours, partagent la problématique de l’enfermement et de l’absence que connaissent les prisonniers, aussi la question de la communication avec leur conjointe est cruciale afin de « savoir ce qui se passe à la maison et ne pas gamberger ». Souvent le rituel de l’appel téléphonique est fixé une fois par semaine, par exemple le dimanche. Ne pas avoir des nouvelles de son épouse peut conduire certains marins à l’anxiété sinon à la dépression, ayant peur que celle-ci ne les trompe ou ne divorce, ce qui arrive aujourd’hui davantage qu’hier.

Un pêcheur de Camaret qui part pêcher le thon aux Seychelles pendant trois mois me disait que chaque matin il attendait avec impatience le mail de sa femme qui lui décrivait ce qui se passait à la maison. Il était par ailleurs content de recevoir des mails de ses enfants qu’il lui arrivait de relire quand il avait leur nostalgie. Bien que le rythme de travail sur le bateau soit très intense, il écrivait tous les trois jours à son épouse, « trouvant toujours quelque chose à lui dire même s’il ne se passe pas grand-chose à bord ». Il a par ailleurs accroché dans sa cabine une photo de Camaret ainsi que certains objets-souvenirs offerts par ses enfants, un cadre fabriqué par sa fille et un calendrier de l’équipe de foot de son fils, qui les rendent présents.

Veuves et infortunes de mer

Lorsque le mari revient de mer, il se confie peu à son épouse. À la question de cette dernière : comment ça s’est passé ? Il lui répond : « On a pêché, tout va bien ! ». Les marins ne parlent guère de leurs infortunes de mer et de leurs difficultés à bord, sans doute par pudeur mais aussi parce que ne pas se plaindre participe de la construction de leur virilité. En outre, un des principes du marin est le suivant : « Ce qui est à bord reste à bord », donc même s’il existe des conflits avec le reste de l’équipage et notamment son patron, ou qu’il ait été témoin ou victime d’un accident ou d’humiliations, il est censé ne pas en rendre compte.

Une femme me racontera qu’en allant chercher son époux de retour de mer, elle remarquera qu’il était accidenté. S’inquiétant de son état, il lui répondit : « J’ai des côtes cassées, ne cherche pas pour l’instant ». Elle n’insistera pas et se contentera de prendre rendez-vous chez le médecin. Et, ce n’est que bien longtemps après, dans l’après-coup, qu’elle apprendra ce qui s’est passé par les épouses des autres membres de l’équipage. Un marin me confiera : « Il faut vraiment tomber physiquement pour dire à sa femme qu’on est malade, on a ce qu’on a, on se plaint pas, il faut savoir souffrir en silence ».

La plupart des pêcheurs que j’ai rencontrés avaient connu un accident de mer mais ils n’en faisaient pas état ou de façon très laconique : « Je suis tombé deux fois à l’eau en ciré et en botte en mars, donc il fait froid25… Ils ont réussi à me récupérer, je n’ai plus été me baigner depuis ». Une femme m’avouera que son mari avait assisté à un accident où un matelot, après être passé par-dessus bord, était mort d’hypothermie, mais il ne lui en avait jamais parlé et elle savait qu’elle ne pouvait évoquer ce souvenir douloureux avec lui. Une autre femme me dira qu’elle a plusieurs fois entendu son défunt époux raconter que, lors de son premier embarquement à 14 ans, il avait eu peur en voyant un homme « tomber à l’eau », mais cela ne l’avait pas empêché d’en faire son métier.

Les marins ne révèlent pas les traumatismes qu’il ont subis à bord du bateau, de même que les femmes de marins ne parlent jamais du fait d’avoir perdu un époux ou un fils en mer, c’est une question de retenue dans un milieu où l’on ne montre pas ses sentiments y compris sa douleur. Or, on sait la difficulté pour les épouses ou les mères à faire le deuil d’un « péri en mer26 » dont le corps n’a jamais été retrouvé27, et dont l’âme est censée errer au-dessus de l’océan avec les goélands comme l’évoque la chanson de Damia28 :

Ne tuez pas le goéland
Qui plane sur le flot hurlant
Ou qui l’effleure,
Car c’est l’âme d’un matelot
Qui plane au-dessus d’un tombeau
Et pleure… pleure !

En raison de cette croyance ainsi que par fidélité envers leur époux, jusqu’à récemment les femmes dont les maris ont péri en mer ne se remariaient pas. Par solidarité, avant que la « caisse de secours aux familles de péris en mers » ne soit créée en 1947, dans certains ports bigouden ou à Douarnenez, les veuves avaient droit à une demi part de la pêche sur le bateau où leur mari avait navigué. Le bateau embarquait les filets que la veuve avait séchés, tannés et ramendés elle-même. Les bateaux identifiaient les filets à bord par le fait qu’ils portaient un flotteur en liège sur lequel figurait le nom du propriétaire.

Flotteur en liège avec inscription du nom du propriétaire, Guilvinec, 1942 (Photographie : Corinne Fortier).
Flotteur en liège avec inscription du nom du propriétaire, Guilvinec, 1942
(Photographie : Corinne Fortier).

À Camaret, on proposait aux veuves une licence de bar afin qu’elles puissent faire vivre leurs enfants. Il peut paraître paradoxal que des veuves tiennent des bars de marins, mais elles savaient refreiner ceux qui buvaient trop, leur donnant un coup de torchon mouillé si nécessaire. En même temps, le fait d’évoluer dans un milieu masculin n’épargnait pas la réputation de ces femmes qui faisaient l’objet d’allusion sexuelle quel que soit leur âge.

Absence de dialogue

Le temps des femmes de marins est rythmé par les « marées » de leur mari, celui-ci pouvant rentrer de mer n’importe quel jour29 et n’importe quelle heure, même de nuit. Certaines femmes parlent avec nostalgie de ce moment de retrouvailles30 et du goût inoubliable du « baiser salé » de leur mari revenu de mer31.

 À leur retour, les femmes racontent à leur conjoint ce qui s’est passé, mais ceux-ci sont tellement épuisés que ces nouvelles ne les intéressent guère. Même à terre, l’esprit des marins demeure en mer32 ; une femme me dira qu’une fois arrivé, son époux ne « débarquait pas dans sa tête », pensant toujours à ce qu’il avait à faire sur le bateau : laver le pont, repeindre le bateau, régler des problèmes mécaniques, préparer les vivres et le gas-oil, ramender les filets ou réparer les casiers… Certaines sont excédées par le fait de ne pas avoir de vie de famille quand leur mari est à terre, comme le montre le cas d’une femme vendéenne qui interpella ainsi son époux : « Tu devrais acheter une toile de tente, tu dormirais sur le quai ! ».

Lorsque les pêcheurs débarquent trois jours après quinze jours de mer, il reste peu de temps pour la vie de couple, puisque le premier, ils dorment ou « piquent leur bonite », et à peine ont-ils eu le temps le deuxième jour de se retrouver en famille, que le troisième, ils se préparent à partir. Pour ceux qui partent trois mois en mer et restent huit semaines à terre, il leur faut une semaine pour récupérer du décalage horaire et de la fatigue.

Une femme racontera que son conjoint quand il revenait de mer était à l’état de « loque » et dormait « 48 heures non-stop ». Elle se souvient qu’au retour de sa première marée, elle lui avait pris les mains et avait été surprise de constater qu’elles étaient abimées et avaient doublé de volume. Elle emploie le pronom impersonnel « ça » pour témoigner de la déshumanisation de son conjoint conséquemment aux rythmes de travail éprouvants et au manque de sommeil sur le bateau : « Quand ça rentre, ce n’est pas une personne mais c’est une chose, un zombie, un animal : ça mange et ça file direct au lit ».

Un marin me racontera qu’il lui arrivait de ne pas dormir 72 heures de suite en mer tellement les cadences étaient soutenues : « On voyait la couchette mais on avait pas le droit de dormir, combien de fois je la regardais en me disant, pourvu que je puisse me reposer au moins une demi-heure ! » ; aujourd’hui à la retraite, un de ses plus grands plaisirs consiste à faire la sieste quotidiennement, rattrapant ainsi les heures de sommeil perdues.

La question du partage du lit33 est par ailleurs symptomatique, beaucoup de femmes n’arrivant pas à dormir avec leur conjoint de retour à la maison tellement il « sue et transpire le poisson », tandis que d’autres ne supportent pas qu’il prenne toute la place, dormant les jambes de travers de la même manière qu’il le faisait dans sa bannette de peur de tomber, et qu’il se lève plusieurs fois durant la nuit, ayant pris l’habitude sur le bateau de « faire le quart », soit de se réveiller toutes les deux ou trois heures afin de surveiller la navigation.

De même que les marins de retour de mer ne racontent pas les avaries subies, les épouses confient peu leurs problèmes à terre. L’une expliquera : « On dit ce qui se passe dans la famille, mais le moins possible et comme on peut ». Les femmes se plaignent souvent d’être aux petits soins envers leur époux mais de ne pas recevoir la même attention de leur part. Elles ressentent une grande solitude notamment le dimanche, jour de sortie familiale où leur mari est généralement absent, à noël où il arrive qu’elles se retrouvent seules avec les enfants, ou encore à l’occasion de cérémonies familiales où la plupart des invités sont en couple sauf elles.

Mais elles éprouvent aussi cette solitude quand il est présent, ne se considérant pas suffisamment épaulées dans les décisions importantes et dans la gestion des problèmes du quotidien. Aussi beaucoup de femmes m’ont confié être soulagées lorsque leur mari repartait en mer, comme si sa présence constituait pour elles une charge supplémentaire plutôt qu’un réel soutien ; un petit garçon, qui avait sans doute perçu le sentiment de lassitude de sa mère, lancera cette phrase cinglante à son père alors que celui-ci évoquait son départ imminent en mer : « Il est temps, on est fatigué de te voir là ! ».

L’étape critique de la retraite

L’étape de la retraite pour le marin est souvent un moment critique qui induit un réaménagement des rythmes du quotidien au sein du couple. Si le bateau est son domaine, la maison est celui de son épouse où il demeure un étranger. Ne pouvant y inviter qui il veut, il retrouve ses amis à l’extérieur, au bar ou sur le port, comme si les deux mondes que représentent l’intérieur féminin et l’extérieur masculin étaient étanches et ne se rencontraient pas.

Les hommes se plaignent d’avoir peu de temps à eux. Les femmes tolèrent qu’ils aillent chercher leur journal le matin, excuse qui leur permet de passer boire l’apéritif au bar avec leurs copains juste avant de revenir à l’heure du déjeuner à la maison de peur que « la patronne » – terme qui souligne le pouvoir de leurs épouses – ne les « enguirlande ». Ces hommes indépendants en mer se retrouvent à terre avec une épouse qui leur dicte leur comportement comme une mère le ferait avec ses enfants.

Ainsi une femme vendéenne me raconta que son mari, content de pouvoir enfin souffler, lui avait dit le premier jour de la retraite « on va sortir ! », mais elle l’avait tout de suite « recadré » et mis face à ses responsabilités en lui rétorquant : « On va d’abord passer à la banque et faire ce qu’on a à faire », afin qu’il n’envisage pas la retraite comme « un long fleuve tranquille » mais qu’il partage avec elle les réalités quotidiennes et les soucis éventuels de trésorerie, et qu’il apprenne désormais à « faire des chèques ».

Les marins à la retraite se retrouvent le plus souvent perdus à terre, loin de leur univers de référence que représente la mer. La transition est parfois très difficile, et il arrive qu’elle n’advienne jamais et aboutisse au divorce. Ne connaissant d’autre activité que la pêche, de nombreux marins se sentent du jour au lendemain désœuvrés. Les femmes affirment qu’elles doivent motiver leur mari pour qu’il ait une « vie à terre », ne s’intéressant généralement « à rien34 ».

À la retraite, certains marins achètent un petit canot avec lequel ils vont pêcher afin de garder le contact avec la mer et ramener une « godaille », d’autres, doués de leurs mains, construisent des maquettes de bateaux qui leur rappellent ceux sur lesquels ils ont navigué. Quelques-uns se rendent utiles en aidant des jeunes pêcheurs à décharger leur bateau, ayant ainsi l’occasion de transmettre leur savoir d’ancien loup de mer et de se tenir informés des dernières nouvelles de la pêche.

La retraite est le moment où mari et femme vivent « collés comme des berniques » selon l’expression d’usage, surtout que les enfants devenus grands ont quitté la maison. Leur vie de couple commence dès lors véritablement, n’ayant jamais vraiment auparavant partagé leur vie quotidienne. Cette situation de cohabitation prolongée est nouvelle tant pour l’époux qui découvre une vie à deux que pour l’épouse. Celle-ci se retrouve soudainement avec un homme à plein temps à la maison alors qu’elle avait jusqu’ici l’habitude d’être seule et de gérer son quotidien à sa manière…

Conclusion

Les hommes étant partis en mer, les femmes ont dû faire face aux activités sociales quotidiennes. Mais ce faisant, elles ont pu s’approprier un pouvoir dont ont été dépossédés les hommes, celui de gérer l’argent et de prendre des décisions importantes pour la famille. L’idée selon laquelle les marins ne sauraient administrer leur paye – qu’ils ont pourtant gagné durement, souvent au péril de leur vie – légitime son accaparement par les femmes.

Alors que la domination masculine est fondée dans la plupart des sociétés sur la représentation selon laquelle on ne peut confier aux femmes le pouvoir économique dans la mesure où elles seraient incapables de l’exercer en tant qu’êtres supposées irrationnels35, dans le milieu maritime c’est la croyance contraire selon laquelle les hommes sont irresponsables et les femmes raisonnables qui légitime leur pouvoir.

Pour cette raison, j’utilise à propos des femmes de marins le terme anglais employé en sciences sociales d’empowerment, qui renvoie à la notion de prise de pouvoir du point de vue des rapports de genre. Pouvoir que les femmes exercent non seulement en l’absence du mari mais aussi en sa présence, décidant de son emploi du temps, de ses relations (y compris avec ses enfants) et de ses activités. Paradoxalement, ces hommes admirés pour leur liberté et leur indépendance – « homme libre, toujours tu chériras la mer36 » – se retrouvent à terre avec une femme dont ils sont entièrement dépendants, dépendance régressive qui rappelle la relation de l’enfant à sa mère.


Bibliographie

  • Cabantous A., Les citoyens du large. Les identités maritimes en France (XVIIe-XIXe siècles), Paris, Aubier, 1995.
  • Clair I., Sociologie du genre, Paris, A. Colin, 2015.
  • Corbin A., Courtine J.-J. et Vigarello J. (dir.), Histoire de la virilité, 3 vols. Paris, Le Seuil, 2011.
  • Derrida J., De l’hospitalité. Annie Dufourmantelle invite J. Derrida à répondre, Paris, Calmann-Lévy, 1997.
  • Fortier C., « À corps perdus. Migrants, marins et bateaux naufragés : entre conscientisation et esthétisation », dans Fortier C. (dir.), Les migrants, ces nouveaux héros. Quête de l’ailleurs, quête de soi, et créations filmiques, Science and Video. Des écritures multimédia en sciences humaines, n° 9, 2019 [en ligne] https://scienceandvideo.mmsh.fr/9-4/.
  • Fortier C., « Séduction, jalousie et défi entre hommes. Chorégraphie des affects et des corps dans la société maure », dans Héritier F. et Xanthakou M. (dir.), Corps et affects, Paris, O. Jacob, 2004, p. 237-254.
  • Godelier M., La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle Guinée, Paris, Fayard, 1982.
  • Guichard-Claudic Y., Éloignement conjugal et construction identitaire. Le cas des femmes de marin, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • Kaufman J.-C., Un lit pour deux, Paris, J.-C. Lattés, 2015.
  • Martin A.-D., « Les femmes et l’argent dans la société douarneniste de la première moitié du XXsiècle », dans Le pays de Douarnenez de la fin du Moyen-Âge à nos jours, Mémoire de la ville, n° 25, 1995, p. 63-69.
  • Moulinier H., De la solitude à l’action collective 30 ans d’histoire L’Association charentaise des femmes et familles de marins, La Rochelle, 2017, polycopié.
  • Sébillot P., Le Folklore des pêcheurs, Paris, L’ancre de marine, 1900 réed. 1997.

Notes

  1. Les pêcheurs hauturiers partent plus de quatre jours en mer.
  2. Je remercie Emmanuelle Charpentier et l’Université Toulouse Jean Jaurès-Framespa pour le prêt de la caméra ainsi que pour l’organisation de cette table ronde qui a eu lieu en parallèle du colloque coorganisé avec Benoît Grenier (Université de Sherbrooke, Québec) dont ce livre constitue les actes.
  3. Je remercie Michèle Michaud, première présidente de l’Association charentaise des femmes de marins (voir Moulinier H., De la solitude à l’action collective 30 ans d’histoire L’Association charentaise des femmes et familles de marins, La Rochelle, 2017, polycopié, 27 p.) originaire de Brest qui est la protagoniste du film Ben oui c’est encore les femmes ! Michèle, femme de marin, réalisé par C. Fortier en 2018 [en ligne] https://www.canal-u.tv/chaines/ehess/portraits-de-mer-en-finistere/ben-oui-c-est-encore-les-femmes, et Marie-Claude Braché, présidente actuelle de cette même association. Notons qu’il n’existe, à ma connaissance, aucune association de ce type dans le Finistère.
  4. Guichard-Claudic Y., Éloignement conjugal et construction identitaire. Le cas des femmes de marin, Paris, L’Harmattan, 1999.
  5. Derrida J., De l’hospitalité. Annie Dufourmantelle invite J. Derrida à répondre, Paris, Calmann-Lévy, 1997.
  6. Je remercie Scarlette pour sa disponibilité.
  7. Elle a été élue représentante du comité des pêches du Guilvinec en 1988.
  8. Voir l’article de presse : « Vous attendez votre mari ? : Je suis une femme marin pêcheur, une bête curieuse », L’obs, Le Plus, 31 octobre 2014 et « Scarlette Le Corre, femme marin pêcheur sur le pont, réfractaire à la retraite », Ladepeche.fr, 24 septembre 2010.
  9. Précisons par ailleurs que Scarlette est mariée à un marin pêcheur qui n’est plus en activité et a de grands enfants.
  10. Cabantous A., Les citoyens du large. Les identités maritimes en France (XVIIe-XIXe siècles), Paris, Aubier, 1995.
  11. Sébillot P., Le Folklore des pêcheurs, Paris, L’ancre de marine, 1900 réed. 1997, p. 220-221.
  12. Au sujet de la dévotion pour la Vierge en Bretagne, voir les films Les marins sont de grands secrets. André, fils de pêcheur de Douarnenez [en ligne] https://www.canal-u.tv/chaines/ehess/portraits-de-mer-en-finistere/les-marins-sont-de-grands-secrets et Marjatta l’éblouie, C. Fortier, respectivement en 2018 et 2017.
  13. Beaucoup de femmes de marins travaillaient en ville dans les conserveries de sardine en tant que « friturières » notamment à Douarnenez, à Camaret, à Concarneau et à la Rochelle avant le déclin de ces usines. À Douarnenez celles qu’on nomme les Penn sardin furent le moteur d’une grève de 1924 pour l’amélioration de leur salaire, grève qui fut suivie par leurs maris, la plupart du temps marins pêcheurs (Martin A.-D., « Les femmes et l’argent dans la société douarneniste de la première moitié du XXsiècle », dans Le pays de Douarnenez de la fin du Moyen-Âge à nos jours, Mémoire de la ville, n° 25, 1995, p. 63-69).
  14. Elle est la protagoniste du film C’est moi qui dirigeais ! Femme de marin du Conquet, C. Fortier, 2018 [en ligne] https://www.canal-u.tv/chaines/ehess/portraits-de-mer-en-finistere/c-est-moi-qui-dirigeais-femme-de-marin-du-conquet.
  15. C’est le cas également dans d’autres catégories sociales comme les ouvriers et les artisans ; Clair I., Sociologie du genre, Paris, A. Colin, 2015.
  16. Il est le protagoniste du film Le danger y a toujours ! Thomas, pêcheur de Penmarc’h, C. Fortier, 2018 [en ligne] https://www.canal-u.tv/chaines/ehess/portraits-de-mer-en-finistere/le-danger-y-a-toujours-thomas-pecheur-de-penmar-ch.
  17. Martin A.-D., op. cit.
  18. L’histoire de cette femme est rapportée par Michèle Michaud dans le film Ben oui c’est encore les femmes ! Michèle, femme de marin, op. cit.
  19. Voir le témoignage de Liliane Gloaguen de Saint-Guénolé près de Penmarc’h,  diffusé en 1982 sur FR3, Une femme de marin (2,24 mn) mis en ligne par l’INA, « L’ouest en mémoire » http://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/fiche-media/Region00424/une-femme-de-marin.html.
  20. Ce type de carapace de tortue ramené par les pêcheurs de Douarnenez et de Camaret qui allaient pêcher en Mauritanie est visible dans le film Les marins sont de grands secrets. André, fils de pêcheur de Douarnenez, op. cit.
  21. Fortier C., « Séduction, jalousie et défi entre hommes. Chorégraphie des affects et des corps dans la société maure », dans Héritier F. et Xanthakou M. (dir.), Corps et affects, Paris, O. Jacob, 2004, p. 237-254.
  22. Corbin A., Courtine J.-J. et Vigarello J., Histoire de la virilité, 3 vols. Paris, Le Seuil, 2011.
  23. Il s’agit des ondes maritimes telle Radio Conquet.
  24. Il s’agit de Michèle Michaud dans le film Ben oui c’est encore les femmes ! Michèle, femme de marin, op. cit.
  25. Le ciré et les bottes qui protègent les marins des intempéries peuvent aussi les faire couler s’ils tombent à l’eau, ainsi existe-t-il aujourd’hui des vêtements à flottabilité intégrée. La référence au froid tient au fait que, même repêchés, beaucoup de marins meurent d’hypothermie compte tenu de la température de l’eau.
  26. Son nom figure sur la stèle des péris en mer du port auquel un hommage est rendu chaque année.
  27. À ce sujet voir Fortier C., « À corps perdus. Migrants, marins et bateaux naufragés : entre conscientisation et esthétisation », dans Fortier C. (dir.), Les migrants, ces nouveaux héros. Quête de l’ailleurs, quête de soi, et créations filmiques, Science and Video. Des écritures multimédia en sciences humaines, n° 9, 2019 [en ligne] https://scienceandvideo.mmsh.fr/9-4/.
  28. Cette chanson a été écrite par Lucien Boyer en 1905.
  29. Leur « week-end » n’est pas celui des « terriens » comme le soulignera Marie-Claude Braché.
  30. C’est par exemple le cas dans le documentaire de Frédéric Odye, Les veilleuses de chagrin (2015).
  31. C’est le cas dans le documentaire audio Souvenirs de femmes de marins de Daniel Mermet sur France Inter (22 octobre 1993), mis en ligne par l’INA dans lequel témoignent trois femmes de marins âgées de plus de 80 ans à Tréboul près de Douarnenez http://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/fiche-media/Region00866/souvenirs-de-femmes-de-marins.html.
  32. Un pêcheur, dans le documentaire de Séverine Vermersch, Dans leurs yeux (2016), relate aussi ce décalage avec son épouse lorsqu’il revient de marée : « On était toujours décalés tous les deux, moi j’avais toujours à l’esprit mes histoires de pêche, et elle, était dans le concret et le familial et j’avais du mal à être en parallèle avec elle à ce niveau-là ».
  33. Kaufman J.-C., Un lit pour deux, Paris, J.-C. Lattés, 2015.
  34. Les pêcheurs peuvent toutefois avoir des hobbies, par exemple les arrière-cours des bars de Camaret possédaient des boulodromes où ils jouaient, et les arrières-jardins des maisons, des volières dont les marins s’occupaient quand ils étaient à terre.
  35. Godelier M., La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle Guinée, Paris, Fayard, 1982.
  36. Premier vers du poème L’homme et la mer de Baudelaire.
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Pessac
Livre
EAN html : 9782858926374
ISBN html : 978-2-85892-637-4
ISBN pdf : 978-2-85892-638-1
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/11/2022
16 p.
Code CLIL : 3377; 3111
licence CC by SA

Comment citer

Fortier, Corinne, « Absence des hommes et empowerment des femmes de marins (Finistère, Vendée) », in : Charpentier, Emmanuelle, Grenier, Benoît, dir., Le temps suspendu. Une histoire des femmes mariées par-delà les silences et l’absence, Pessac, MSHA, collection PrimaLun@ 12, 2022, 341-356 [en ligne] https://una-editions.fr/absence-des-hommes-et-empowerment-des-femmes/ [consulté le 23/11/2022].
10.46608/primaluna12.9782858926374.25
Illustration de couverture • Détail de Het uitzeilen van een aantal Oost-Indiëvaarders, huile sur toile, Hendrick Cornelis Vroom, 1600, Rijksmuseum (wikipedia).
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