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Article 33•
Affaires et relations sociales sous le Haut-Empire*

par

* Texte français original de : “Affari e relazioni sociali in età alto-imperiale”, in F. Milazzo, éd., Affari, finanza e diritto nei primi due secoli dell’Impero, Atti del Convegno internazionale di diritto romano (Copanello, 5-8 giugno 2004), Collana della Facoltà di giurisprudenza dell’Università degli studi Magna Graecia di Catanzaro, Milan, 2012, 289-309, 333 et 343-346.

“Affaires et relations sociales sous le Haut-Empire” : un tel sujet demande d’abord, évidemment, qu’on définisse la notion d’“affaires” et celle de “relations sociales”. Les “affaires” ne se confondent entièrement, ni avec la gestion d’un patrimoine, ni avec n’importe quelle façon de gagner de l’argent ou de se procurer des revenus. Actuellement, un fonctionnaire salarié ne fait pas des affaires. Même si, en latin, on parle parfois de negotia à propos de tous les intérêts privés, nous ne dirions pas volontiers qu’un propriétaire terrien de l’Antiquité qui gère ses domaines fait des affaires. Les affaires sont des activités plus spécialisées, plus élaborées. Néanmoins, il m’arrivera à plus d’une reprise de prendre des exemples touchant à l’exploitation de boutiques et d’entreprises artisanales ou manufacturières, ou à la gestion de certains éléments du patrimoine, voire même, exceptionnellement, à l’agriculture. La documentation n’est pas très abondante, et la limite entre les affaires et le reste des activités professionnelles et économiques n’est guère facile à établir.

“Relations sociales” : il s’agit de savoir quel rapport les relations de parenté, de dépendance, d’amitié, de voisinage, etc., entretiennent avec les affaires, avec l’activité économique. Si nous posons cette question, c’est parce que nous pensons (ou, au moins, parce que certains pensent) que les relations sociales jouaient un plus grand rôle économique dans l’Antiquité qu’au XIXe ou au XXe siècle. Et parce que nous nous demandons si des phénomènes typiquement non économiques comme l’amitié ou le clientélisme occupaient une place centrale dans le fonctionnement de la vie économique, de telle sorte que l’économie ait été “embedded”, encastrée, dans les relations sociales.

Malheureusement, il n’est pas très efficace de démontrer qu’il y avait un rapport étroit entre affaires et relations sociales, parce qu’il est sûr que les relations sociales continuent actuellement à jouer un rôle dans les affaires. Un économiste, auquel je parlais des relations sociales en rapport avec la banque et les prêts d’argent, et à qui je disais que Cicéron cherchait de préférence à emprunter de l’argent à ses amis et à ses pairs de l’ordre sénatorial et de l’ordre équestre, m’a répondu : “Oui, certes, mais n’oubliez pas, s’il vous plaît, qu’il en est de même aujourd’hui, au moins pour les affaires les plus importantes et les plus sophistiquées !”. Et il n’est pas possible de quantifier le nombre des opérations dans lesquelles intervenaient ces relations sociales, ni leur efficacité. Il est probable qu’à l’époque antique la parenté ait plus souvent joué un rôle dans les affaires qu’au XXe siècle ; mais est-il possible de le montrer, à partir d’une étude des quantités ? Selon moi, non.

Il faut donc étudier plutôt les modalités de ce rapport entre les affaires et les relations sociales. Il faut étudier le “comment” plutôt que le “combien”, et comparer entre eux les divers types de relations sociales, en espérant que le “comment” nous fournisse indirectement quelques indications sur le “combien”.

Après cette introduction, qui avait pour objectif de définir le sujet, je vais, dans la première partie de mon exposé, présenter quelques remarques sur la documentation disponible pour le Haut-Empire et sur un article que j’ai publié en 1990, à propos de la parenté dans la vie économique1. Ensuite, je consacrerai la deuxième partie au milieu des métiers urbains, c’est-à-dire aux milieux du commerce, de la finance privée, de l’artisanat, de la manufacture, – milieux qui n’appartenaient pas à l’élite sénatoriale et équestre.

La troisième et dernière partie portera sur l’élite, et je conclurai par quelques brèves remarques à propos des rapports entre l’élite et les affranchis.


Mon article de 1990 concernait presque exclusivement la fin de la République. En effet, le dernier siècle de la République, et surtout l’époque de Cicéron, est la période pour laquelle nous disposons, quant aux affaires, de la documentation la plus riche, avant tout grâce à l’œuvre de Cicéron. Sur un tel sujet, se limiter au Haut-Empire signifie renoncer à faire appel aux sources littéraires les plus intéressantes. Si bien que, malgré le thème de ce congrès, je ferai quelques allusions à des sources républicaines, et notamment au pro Quinctio de Cicéron.

C’est moi qui ai proposé le titre “Affaires et relations sociales”, tandis que notre collègue et ami Alessandro Corbino me suggérait plutôt “Le soutien des ‘amis’ dans les activités économiques”. Et probablement j’ai eu tort, parce qu’ainsi j’ai beaucoup élargi le sujet de ma communication, alors que la documentation d’époque impériale est moins abondante pour ce qui concerne l’élite, et très discontinue quant aux métiers urbains.

En effet, il faut souligner que, si la documentation littéraire du Haut-Empire, sur ce sujet, est moins précise et moins approfondie, l’épigraphie nous fournit des informations plus diverses et variées, tant du point de vue social que du point de vue géographique, et qu’elle permet de s’intéresser à davantage de secteurs économiques.

Il est vrai que, pour la fin de la République, l’épigraphie de l’instrumentum domesticum donne des indications sur l’exploitation des mines de Carthagène (marques sur les lingots de plomb) et sur la production et la vente des vins d’Italie et d’Espagne2. Mais sous l’Empire, il y a bien davantage : en plus des diverses amphores à vin, il y a les briques et tuiles de la région de Rome, la céramique de table italique et sud-gauloise, les amphores à huile de Bétique, etc. En outre, il ne faut pas oublier les diverses tablettes, surtout celles de Pompéi (tablettes de L. Caecilius Jucundus et de Murecine) et d’Herculanum, et les inscriptions sur pierre des hommes des métiers (negotiatores, mercatores, banquiers, etc.), par exemple les inscriptions funéraires, beaucoup plus nombreuses qu’à la fin de la République. Et évidemment, les textes juridiques, qui datent presque tous de l’époque impériale.

Ainsi, si nous appelons élite (ou élite impériale) l’ordre sénatorial, l’ordre équestre et la fraction supérieure des aristocraties municipales, la documentation du Haut-Empire permet de sortir partiellement de cette élite, pour prêter attention à d’autres milieux, ceux des métiers urbains. Pour notre sujet, les paysans et les petits propriétaires de terres nous restent complètement inconnus. La partie inférieure des aristocraties municipales n’est pas connue non plus. Mais alors que, pour l’époque cicéronienne, nous sommes, sauf de très rares exceptions, limités à l’élite, le Haut-Empire fournit une documentation, non seulement sur les métiers les plus importants du commerce et de la fabrication (negotiatores, fabricants de briques et tuiles de la région de Rome), mais même sur des boutiquiers (tabernarii) et sur des artisans (par exemple, ceux de Rome et de Pompéi).

Quel rôle les “relations sociales” peuvent-elles jouer dans les “affaires” ? Il faut éviter de tout confondre. Il me semble que trois rôles différents peuvent être distingués : la participation (c’est-à-dire le fait de s’impliquer activement ou d’investir son argent, de conclure une societas, de prêter de l’argent, etc.) ; l’aide, par exemple pour contribuer à assurer un privilège, un avantage officiel à un ami ou à un parent (les lettres de recommandation de Cicéron sont un exemple typique d’aide, du moins dans les cas où ses propres intérêts ne sont pas en jeu)3 ; et, troisième rôle, le conseil. La documentation épigraphique (épigraphie de l’instrumentum domesticum, inscriptions funéraires) dit peu de chose de l’aide et du conseil. L’aide et le conseil sont avant tout attestés par des textes littéraires ou éventuellement juridiques.

Dans mon article de 1990, je me suis surtout intéressé au rôle de la parenté, parce que cette étude faisait partie d’une recherche collective que j’ai animée avec Hinnerk Bruhns de 1983 à 1988, à laquelle a participé aussi Michel Humbert4 et qui a finalement donné lieu à la publication d’un gros livre, Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine5. Dans cet article, j’ai adopté des conclusions très radicales. Je minimisais très fortement le rôle économique de la parenté, et je minimisais surtout le rôle de la parenté agnatique, gentilice.

À cette époque, j’étais très irrité par l’argumentation de certains archéologues et épigraphistes qui se fondaient sur l’identité de gentilice pour en conclure à une importance centrale de la parenté agnatique, et aussi pour identifier des intérêts entrepreneuriaux des sénateurs dans l’ensemble des secteurs économiques. À ce propos, j’étais également en désaccord avec le livre de J. H. D’Arms, qui imaginait d’importants intérêts commerciaux des sénateurs et suggérait l’existence de grandes entreprises familiales ou même gentilices6.

Il me semblait erroné d’appliquer à l’Antiquité romaine le modèle médiéval des grandes firmes financières et commerciales appuyées sur de larges groupes de parenté.

D’autre part, j’étais influencé par les recherches de P. Moreau sur la parenté à Rome, et par ce que disaient deux anthropologues africanistes, qui faisaient partie, eux aussi, de notre groupe de travail, Elisabeth Copet-Rougier et Pierre Bonte. Loin d’assimiler les situations antiques à celles qu’ils étudiaient en Afrique, ces deux anthropologues, et surtout Elisabeth Copet-Rougier, nous montraient qu’à Rome la parenté avait une forte valeur idéologique, mais qu’en pratique, et particulièrement en matière économique, elle n’était qu’un instrument parmi d’autres, et rien de plus. Le paterfamilias avait de larges possibilités de choix, et la parenté jouait évidemment un rôle dans ses choix, mais elle n’était pas seule à y jouer un rôle, et elle n’était même pas prédominante7. Et nous étions tous d’accord sur le fait que la parenté, entre autres la parenté agnatique, revêtait plus d’importance dans le domaine judiciaire, ou même dans le domaine politique, que dans les affaires8.

Depuis 1990, P. Moreau a développé ses conclusions et en a publié une bonne partie9. Mais déjà à cette époque-là, il soulignait que, si la parenté gentilice était prédominante du point de vue idéologique et des représentations, la parenté comportait en pratique trois composantes, dont l’importance était plus ou moins égale : la parenté agnatique ou gentilice ; la parenté cognatique (qui inclut les rapports avec les familles des mères et des grands-mères) ; et l’adfinitas (liens conclus grâce aux mariages). Et il insistait sur le fait que souvent on néglige un peu trop l’adfinitas, à laquelle il a consacré un article dans le livre collectif de 199010.

Aujourd’hui encore, je reste convaincu que mes conclusions de 1990 (je devrais dire nos conclusions) n’étaient pas fausses. Mais je trouve mon article de 1990 un peu trop rigide et trop polémique. Il faudrait y introduire beaucoup plus de nuances, distinguer les secteurs économiques, les types de documentation et les diverses grandes régions de l’Empire. Mais sur le thème “Affaires et relations sociales”, je pense que nous sommes confrontés à deux modèles cohérents et prégnants, qui pourtant doivent tous deux être refusés pour Rome et le monde romain, ou du moins en partie refusés. Le premier des deux est le modèle médiéval des grandes compagnies commerciales, auxquelles j’ai déjà fait allusion. Le second est le modèle élaboré par Paul Millett, dans son livre concernant l’Athènes du IVe siècle a.C.11. Son modèle à lui repose sur l’idée de cercles concentriques : la famille, – le voisinage, – le dème, – la cité.

J’ignore si P. Millett a raison pour Athènes. Mais, quant à l’élite romaine et aux métiers urbains du monde romain (commerçants, fabricants, banquiers et prêteurs d’argent), aucun de ces deux modèles n’est valide, ni le modèle médiéval, ni celui de P. Millett.


Parlons maintenant de ceux qui travaillaient dans le commerce, dans la banque et la finance privée, dans l’artisanat et la manufacture, c’est-à-dire des hommes et femmes des métiers urbains, qui n’appartenaient pas à l’élite. Parmi eux, certains étaient des affranchis, tandis que d’autres étaient des ingénus. Une partie d’entre eux géraient des commerces et ateliers locaux, dont l’activité ne dépassait pas les limites de la cité. Selon moi, c’était en général le cas de ceux qui vendaient au détail. Dans certaines cités, cela pouvait même être le cas des argentarii ou des nummularii. Mais certains de ceux qui géraient des commerces et ateliers locaux, même si leurs affaires étaient majoritairement liées à la cité où ils se trouvaient, pouvaient être en relation avec des cités voisines. D’autre part, d’autres ateliers et commerces étaient engagés dans la production et la commercialisation de biens importants, et parfois distribués dans des régions très éloignées : pensons par exemple à la production et au commerce de céramique sigillée italique ou sud-gauloise, ou de céramique sigillée claire ; pensons aussi à la production et au commerce de l’huile de Bétique.

Je pense que, dans tous ces cas, deux types de relations sociales sont prédominantes :

  1. des liens de parenté très proche, de père à fils ou à petit-fils, de frère à frère, – liens de parenté qui, en pratique, n’ont rien à voir avec la gens ;
  2. des relations de dépendance qui résultaient de l’esclavage et de l’affranchissement. Relations entre l’affranchi et le patronus, entre des affranchis du même patron, entre des affranchis de patrons différents, ou encore entre des hommes de métier qui travaillaient dans le même marché, dans le même port, sur le même forum.

Le Satiricon de Pétrone est une source difficile à utiliser, et elle a probablement été trop utilisée. C’est cependant la seule source qui nous fournisse un exemple de relations privées entre des affranchis des métiers urbains, et elle nous suggère que de telles relations pouvaient éventuellement donner lieu à une aide ou à un conseil dans les affaires et l’activité économique. Mais quelques indications sont également fournies par les listes de témoins des tablettes des cités du Vésuve. Quand il y a au moins sept témoins, c’est-à-dire par exemple dans les testationes de l’archive de Jucundus ou dans les nomina arcaria d’Herculanum et de Murecine, la moitié des témoins accompagnent le banquier ou le financier (L. Caecilius Jucundus, les Sulpicii). Parmi ces témoins, dont le nom revient assez fréquemment, le gentilice du banquier ou de l’homme d’affaires est absent ou quasi absent12.

À Pompéi, parmi ceux qui sont fréquemment témoins, il n’y a aucun Caecilius, et il y a très peu de Caecilii parmi l’ensemble des témoins. Il n’y a aucun Caecilius parmi les vendeurs des ventes aux enchères. Je crois pouvoir identifier une douzaine de vendeurs qui ont un compte de dépôt à la banque de Jucundus. Parmi eux, il n’y a aucun Caecilius. Le fait qu’un petit groupe de témoins revienne souvent dans les listes, mais que cependant il ne s’agisse pas toujours des mêmes hommes, suggère que les paiements effectués par Jucundus avaient lieu dans sa boutique, et qu’il y faisait venir, en qualité de témoins, des commerçants et artisans qui travaillaient non loin de sa boutique. Il me semble qu’en fonction des observations que nous pouvons faire, cette interprétation soit la meilleure.

Un peu plus loin nous parlerons des rapports entre les affranchis des métiers urbains et les patrons membres de l’élite. Mais Lucius Caecilius Jucundus, s’il était un affranchi, comme il est probable, était l’affranchi de son prédécesseur, Lucius Caecilius Felix, qui lui-même était sûrement un affranchi. C’est un milieu d’affranchis qui, dans la vie professionnelle quotidienne, n’entretenait pas des rapports étroits avec des membres de l’élite municipale.

Toutefois, le fait que Jucundus ait reçu de la cité, en adjudication, la perception de taxes et l’exploitation de biens publics, peut inciter certains à penser qu’il jouissait d’appuis parmi les magistrats et les décurions, appuis dont nous ignorons tout. Si de tels appuis existaient et étaient puissants, ils ne venaient pas d’hommes portant le gentilice Caecilius, et ils ne venaient pas non plus du milieu professionnel quotidien de Jucundus. Il faut faire une distinction entre d’une part la structure des entreprises, la concertation dans le travail et les conseils quotidiens, et d’autre part d’hypothétiques interventions clientélaires dont nous ne savons rien, et qui, à certains moments, favorisaient l’homme de métier.

La situation est la même dans les tablettes d’Herculanum et dans celles de Murecine. À Herculanum, Lucius Vénidius Ennychus, qui avait été Latin Junien jusqu’en 62 p.C., est ensuite devenu affranchi citoyen romain, par suite de la naissance d’une fille. Il vivait encore en 69 p.C. et prête de petites sommes d’argent13. Il semble avoir possédé une certaine richesse, mais aucune tablette n’indique qu’il ait été propriétaire de terres. G. Camodeca, qui travaille maintenant à compléter et à corriger la publication des tablettes d’Herculanum (publication due à l’Illustre Maître V. Arangio Ruiz et à Giovanni Pugliese Carratelli)14, pense que L. Vénidius Ennychus s’occupait de commerce et qu’il venait d’une autre cité. À Herculanum, en effet, on ne connaît qu’un seul autre Vénidius (alors que nous connaissons les noms de nombreux citoyens d’Herculanum). Dans les tablettes, il n’y a aucun autre Vénidius. Mais la tablette 45 montre que Vénidius avait des relations avec des ressortissants d’autres cités voisines15. L’homme qui écrit la tablette à la place du second protagoniste, Quintus Sallustius Inventus, est un affranchi ; son patron était très probablement un Pompéien (Quintus Sallustius Splendidus, de la tribu Menenia). Un des témoins de cette tablette appartient à la tribu de Pouzzoles (Falerna) et un autre à celle de Naples (Maecia).

Je pourrais aussi parler des tablettes de Murecine, avec les trois Sulpicii et avec Caius Novius Cypaerus, patron de l’affranchi Eunus16.

Relations sociales, et particulièrement amitiés, qui, dans certains cas, sont nouées à l’intérieur de la familia du patron, et dans d’autres cas au sein du milieu des affranchis ou du milieu des métiers urbains (en Italie, les deux choses, souvent, se confondent). Et en outre, s’il y en avait besoin, réseaux de relations avec d’autres cités, surtout proches. Telles sont les caractéristiques des relations de ces hommes des métiers urbains.

Quand on passe à la production et à la commercialisation de produits largement diffusés, ou même diffusés à de très longues distances, par exemple l’huile de Bétique, ou même les briques et tuiles de la région de Rome (qui en général ne voyagent pas très loin, mais sont une production importante, et diffusée en grande quantité), nous retrouvons ces hommes des métiers. Pour les briques et tuiles de la région de Rome, ils constituent une bonne partie de ceux que la bibliographie a l’habitude d’appeler officinatores. Ces fabricants de tuiles, qui se distinguent des propriétaires des terres où se déroule la production, sont considérés par certains comme des entrepreneurs qui payaient un loyer au propriétaire (c’est la thèse de Tapio Helen)17. D’autres au contraire estiment qu’ils étaient assez étroitement liés au propriétaire de la terre, et que celui-ci tenait à commercialiser lui-même les briques et tuiles (c’est la thèse de Margarete Steinby)18. Quelles conclusions doit-on préférer ? Je pense qu’aucune des deux thèses n’explique l’intégralité des marques disponibles. Dans certains cas, T. Helen a raison, dans d’autres c’est M. Steinby. Mais malheureusement beaucoup de marques (probablement la majeure partie d’entre elles) ne permettent pas de trancher clairement. D’autres documents (par exemple certains fragments figurant au Digeste) nous permettent toutefois de comprendre que, très souvent, le propriétaire de terres romain n’est pas un pur et simple rentier du sol. Même lorsqu’il a des colons, son rôle ne se limite pas à percevoir le loyer ; en ce sens, M. Steinby a probablement raison, quelles que soient les modalités précises de la production et de la commercialisation des briques.

Pour ce qui concerne les amphores de Bétique, il s’agit des négociants dont le nom figure sur l’inscription peinte “Bêta” de l’amphore19. Une partie de ces négociants s’appelaient negotiatores, d’autres étaient des mercatores ou des diffusores olearii (comme on le sait par quelques inscriptions sur pierre). Dans les deux séries de noms (ceux des producteurs de briques et tuiles et ceux des négociants de l’huile de Bétique), il y a des affranchis sûrs ou probables, il y a des ingénus sûrs ou probables, et aussi des cas incertains. Mais, tant pour les briques que pour les amphores, la chronologie de notre documentation est beaucoup plus ample que celle des tablettes. Dans les deux cas (briques et amphores), elle court sur plus d’un siècle, si bien que nous sommes en mesure de constater la permanence des prénoms et des gentilices sur trois ou quatre générations. A. Tchernia, par exemple, a mis en relief cette permanence dans le cas des Decimi Caecilii, Hospitalis e Maternus, – et aussi dans le cas des trois Marci Iulii, eux aussi d’Astigi, le grand-père, le père et le petit-fils, qui tous trois, au IIe siècle p.C., pratiquaient le commerce de l’huile20. Tchernia parle d’entreprises familiales qui se perpétuent sur trois générations, – chose que T. Helen disait, lui aussi, pour certains officinatores de briques et tuiles. Je ne prétends pas qu’ils aient tort ; mais il faut faire deux observations, me semble-t-il21.

D’un côté, il arrive très souvent que nous ignorions si le second est le fils ou l’affranchi du premier. Dans de tels milieux, la permanence du gentilice me semble révéler beaucoup moins la prééminence du lien agnatique que la fréquence des rapports de dépendance. D’autre part, quand il y a parenté biologique et non pas dépendance, il s’agit de liens de parenté très simples, très “modernes”, – la famille nucléaire, les grands-parents, parfois les oncles, – liens de parenté très différents, me semble-t-il, de la structure des grands lignages sénatoriaux, surtout ceux de l’époque républicaine.

À la fin du Ier siècle p.C. et au cours du IIe siècle p.C., une différence onomastique le confirme d’une façon très claire : la polyonymie n’existe pas, ou n’existe pratiquement pas, dans ces milieux, qui restent fidèles aux tria nomina du début de l’Empire22.

Aux Pays-Bas, à Colijnsplaat, ont été trouvés des restes d’un sanctuaire consacré à Dea Nehalennia, sanctuaire dans lequel s’arrêtaient les négociants qui faisaient des affaires entre la Bretagne et les cités de Germanie. À la fin du IIe siècle p.C. et au début du IIIe siècle, ces négociants ont offert à Colijnsplaat quelques stèles votives qui nous permettent de connaître les noms de certains d’entre eux, ainsi que les lieux où ils menaient leurs affaires. À ce propos, A. Chastagnol a publié un bref article dans lequel il insiste sur le caractère apparemment familial de leurs entreprises23. Dans mon article de 1990, j’y faisais quelques allusions, et je voyais dans ces inscriptions le signe d’une possible évolution vers des structures commerciales qui auraient été davantage fondées sur la parenté24. Maintenant, à dire la vérité, je suis convaincu que j’avais tort, et que la documentation de Colijnsplaat correspond exactement à ce que nous pouvons observer dans le cas de l’huile de Bétique : quand il s’agit de parenté et non pas de dépendance, les rapports de parenté sont très simples, avec une succession du père à son fils, – et à Colijnsplaat, si je ne me trompe pas, sur deux générations, et pas davantage. À ce qu’il me semble, rien ne suggère l’existence d’entreprises plus complexes et fondées sur la parenté.

Une dernière observation avant de terminer cette seconde partie. Si les liens d’amitié des affranchis et leurs mariages s’expliquent très souvent par l’existence de la familia de leur patron et par celle d’un milieu professionnel urbain et plébéien, et si d’autre part les negotiatores entretiennent nécessairement des rapports d’affaires dans plusieurs endroits (parfois même éloignés les uns des autres), il ne faut pas sous-évaluer l’importance de la cité. Si on lit les Discours de Dion de Pruse et l’Apologie d’Apulée, – qui, certes, tous les deux faisaient partie de l’élite, – on perçoit clairement que toute cité est un monde en lui-même (même si ce n’est pas un monde clos), surtout dans les régions où les centres urbains n’étaient pas très proches les uns des autres. Cette observation vaut pour tous les milieux sociaux. Quel est le cadre de l’activité professionnelle des commerçants, artisans, banquiers, sinon les lieux commerciaux de la cité, le forum ou l’agora, le macellum, le marché périodique, le port ? Ce sont les lieux où tous vont pour se réapprovisionner et pour s’informer25. L’idée qu’a développée P. Millett à propos de l’Athènes classique, à savoir que les relations sociales étaient faites de cercles concentriques, ne me paraît pas valable pour ces milieux des métiers urbains du monde romain. L’environnement de la plupart d’entre eux est à la fois le centre de l’habitat urbain et le centre de la cité.

Et pour l’élite c’est la même chose. Épictète compare la cité à une maison et à l’univers. Pour lui, au-dessous de l’univers, il n’y a que deux cercles, que deux unités intermédiaires : la maison (oikos) et la cité. Dion de Pruse traite toujours de la cité dans son ensemble. Même s’il est très souvent la cible de l’hostilité de ses concitoyens, c’est toujours à la cité qu’il s’intéresse ; et l’on comprend que la cité constitue à ses yeux une unité. Plutarque insiste souvent sur la solidarité à l’intérieur de la cité ; il ne parle jamais ni des voisins, ni des villages. Et, comme chacun sait, Aelius Aristide, dans son Éloge de Rome, compare l’Empire romain tout entier à une immense cité26.


Comme la cité représente une valeur importante pour tous les milieux sociaux, et comme, en pratique, elle occupa une place centrale dans les affaires et les relations sociales, ce paragraphe sur la cité me permet de traiter maintenant des relations humaines des membres de l’élite entre eux, – relations qui me paraissent assez différentes de ce que nous avons vu jusqu’ici.

À dire vrai, pour ce qui concerne les affaires au sens étroit du mot, la documentation du Haut-Empire est très peu abondante. C’est dans les œuvres de Cicéron que nous pouvons trouver les textes les plus intéressants. Par exemple, l’épisode des dettes de Marc Antoine, pour lesquelles Caius Scribonius Curion le fils s’est porté garant, et dont le père Curion a ensuite dû supporter les conséquences. Ou bien les divers prêts et les diverses dettes de Cicéron. Ou bien les jeux financiers de César, de Caius Rabirius Postumus, etc. Mais, sous le Haut-Empire, il faut nous contenter des réflexions éparses sur la gestion du patrimoine et de quelques œuvres comme celles de Columelle et de Pline le Jeune, – œuvres nous fournissant quelques aperçus sur les rapports entre affaires et relations sociales.

D’une part, l’aide et le conseil sont toujours demandés à d’autres membres de l’élite, ou à des spécialistes de haut niveau, très proches de l’élite. C’est une idée constante des trois auteurs agronomiques, Caton, Varron et Columelle : ne jamais demander de conseils à ses dépendants. C’est à ses pairs, à ses amis et connaissances, à des “spécialistes”, à d’autres propriétaires qui ont des terres voisines des siennes, que le paterfamilias doit demander conseil, et c’est d’eux qu’il doit apprendre tout ce qu’il a à savoir. Dans les trois traités agronomiques, il y a un contraste très fort entre l’attention qu’il prête à ses pairs et la manière dont il considère ses dépendants.

Chaque fois qu’il vient visiter la villa, il doit déjà avoir une opinion sur tous les aspects de l’agriculture et de l’élevage qui y sont pratiqués, et imposer cette opinion à tous ceux qui travaillent pour lui, à commencer par le vilicus. C’est pour cette raison que les traités de Caton et de Columelle sont pleins d’indications pratiques et de recettes, que le propriétaire, certes, n’appliquera pas lui-même, mais qu’il pourra enseigner au vilicus ou à la vilica. S’il les connaît, il pourra au moins vérifier que le vilicus ou la vilica les applique correctement. Columelle approuve explicitement une opinion de Caton selon laquelle il ne faut pas écouter ses dépendants, mais au contraire décider seul27.

Le livre, en un certain sens, est un recueil de conseils qui a été écrit par un des pairs du propriétaire. Les auteurs agronomiques forment autour de l’agricola comme un consilium, c’est-à-dire comme le conseil d’un magistrat, et ils sont amenés à formuler leurs sententiae28. Les trois livres du traité de Varron sont dédiés à trois personnes différentes à qui il souhaite donner des conseils (et, parmi les trois, il y a son épouse, à laquelle le premier livre est dédié).

Dans l’élite, les conseillers les plus indiqués sont les parents et les amis. L’élite tend continuellement à valoriser la parenté et l’amitié. Même Plutarque, qui pourtant est très prêt à déléguer à d’autres une bonne partie de ses préoccupations domestiques, et même à les déléguer à des domestiques, multiplie les affirmations de principe sur la parenté et l’amitié29. Dans son traité sur la Pluralité des amis : il faut aider ses amis à conclure une vente ou un achat ; il faut les aider au tribunal ; si quelqu’un a trop d’amis, il n’est plus en mesure de les aider. Dans le traité Le flatteur et l’ami : le véritable ami conseille, et puis aide. De fraterno amore : il faut s’associer à son frère, tant dans la prise de décision que dans son exécution ; il faut le prendre comme symboulos et comme synergos. Même celui qui est plus compétent que son frère sur le sujet dont il s’agit doit avoir recours à son frère30.

Nous ne serons pas surpris de rencontrer, dans de tels textes, des exemples de solidarité financière ou d’aide dans les affaires, entre parents ou entre amis. Ainsi, le fait que Vespasien, après son proconsulat d’Afrique, ait jugé que son patrimoine était insuffisant, et qu’il ait donné ses biens en gage à son frère pour lui emprunter de l’argent et participer à des affaires d’achat et de vente de mules31. Ou bien la réflexion de Pline le Jeune, quand il projetait d’emprunter de l’argent pour acheter une autre villa : “j’en recevrai de ma belle-mère, dans le coffre-fort de laquelle je peux puiser de l’argent comme si c’était le mien” (a socru, cuius arca non secus a mea utor)32. Cette réflexion est d’autant plus intéressante que cette belle-mère, Pompeia Celerina, était la mère de la seconde épouse de Pline, épouse qui était déjà morte quand la lettre a été écrite. Pline, à ce moment, s’était de nouveau marié, avec Calpurnia, mais le lien d’adfinitas subsistait, et il continuait à appeler belle-mère (socrus) Pompeia Celerina33.

Cela dit, deux observations s’imposent. La première est que, assez souvent, les Latins ne ressentaient pas le besoin de distinguer la parenté de l’amitié, ou du moins qu’ils ne les distinguaient pas aussi radicalement que nous le faisons, nous, – et qu’habituellement ils n’établissaient pas de hiérarchie entre les deux. Un mot comme propinquus désigne souvent des parents. C’est ainsi que Cicéron qualifie Publius Sylla de propinquus du dictateur, alors qu’il était évidemment un parent de Lucius Sylla, probablement son neveu34. Dans le pro Quinctio, Cicéron parle de la propinquitas de Quinctius et de Naevius, parce qu’ils sont adfines. Mais, dans d’autres textes, propinquus désigne plutôt un ami. D’un autre côté, il arrive qu’amicus soit utilisé pour désigner des parents, qui sont en même temps considérés comme faisant partie des amis. Et des mots tels que necessarius ou familiaris peuvent s’appliquer soit à des parents soit à des amis.

Quand Cicéron écrit que Caius Rabirius Postumus distribuait à ses amici quelques participations aux sociétés de publicains, il est donc possible que des parents soient aussi comptés au nombre de ces amis35.

Le pro Quinctio de Cicéron, dans son intégralité, est fondé sur le fait que Sextus Naevius était pour Caius Quinctius un associé, un ami et même un parent (c’était un adfinis de Quinctius, dont il avait épousé la cousine)36. En même temps, le pro Quinctio est un merveilleux exemple de l’ambivalence de la parenté dans le domaine des patrimoines et des affaires, et c’est pour cette raison que j’en parle ici, quoique ce discours remonte à la fin de la République.

Et c’est là ma seconde remarque. S’il existe des exemples de solidarité de la parenté, on peut trouver autant d’exemples de refus de cette solidarité, au moins en matière patrimoniale. À l’époque républicaine, il y a des exemples spectaculaires. En plus du pro Quinctio, nous pouvons citer le cas de Publius Varius, qui, en 65 a.C., était très endetté, à l’égard de Quintus Caecilius, oncle d’Atticus, mais aussi à l’égard de Lucullus et de plusieurs autres. Pour éviter que ses biens ne fussent vendus, Varius les céda à son frère Caninius. Cet exemple de solidarité entre frères est compensé, en un certain sens, par la réaction de Cicéron. Quintus Caecilius, oncle d’Atticus, demanda à Cicéron de l’assister en justice, et Cicéron refusa, quoique Caecilius fût un de ses adfines. Caecilius prit la chose très mal ; Cicéron était très embarrassé, et demanda à Atticus d’intervenir37. Mais il ne céda pas, et ses raisons paraissent avoir été tout à fait égoïstes.

Des exemples semblables se rencontrent aussi sous le Haut-Empire. Il suffit de penser à l’Apologie d’Apulée, dans laquelle la parenté, même très proche, semble être le lieu de tous les conflits possibles. Apulée, qui a épousé la riche veuve Pudentilla, se heurte à l’hostilité de la famille de son premier mari, lequel avait deux frères. Un des deux frères, Sicinius Aemilianus, aurait voulu qu’après la mort de son époux, elle épousât l’autre frère, Sicinius Clarus. Il accuse Apulée de magie, avec l’aide d’un des deux fils que Pudentilla avait eus avec son premier époux, Sicinius Pudens.

Quand on prête attention à tous les textes qui traitent de parenté ou y font allusion, on s’aperçoit, me semble-t-il, que, très fréquemment, l’élite présente la parenté à la fois comme une valeur incontestable et comme le lieu par excellence des conflits et des haines les plus violentes. J’ai dit que, dans le traité De fraterno amore, Plutarque conseillait d’aider son frère. Mais il ajoute : pour renforcer les liens38. La peur des antagonismes entre frères est constante du début à la fin du traité. Même si Dion de Pruse paraît éprouver plus d’amertume et même de colère à l’égard de sa cité qu’à l’égard de sa famille (au sens moderne du mot) et de sa parenté, ses discours sont pleins de réflexions relatives aux querelles à l’intérieur de la parenté. Il raconte ainsi l’histoire d’un malheureux qu’il a aidé pour éviter qu’il ne fût dépouillé par ses parents et par ses tuteurs (qui avaient dilapidé une bonne partie de son patrimoine)39. Dans un autre passage, il compare une cité à une maison, qui doit rester unie : “on admire les frères qui habitent une même maison et mettent tous leurs biens en commun, sans avoir divisé, “grettamente”, leurs patrimoines”40.

En fin de compte, ce que je veux dire, c’est que les stratégies des membres de l’élite, en matière de patrimoines et d’affaires, n’étaient fondamentalement fondées ni sur la parenté ni sur l’amitié. Evidemment, je n’ignore pas qu’il existait le mariage, la dot et la succession ! La parenté et l’amitié avaient une importance notable. Mais elles n’étaient pas complètement prédominantes ; pour les membres de l’élite, c’étaient des instruments qu’ils pouvaient utiliser (ou, dans certains cas, ne pas utiliser). Les membres de l’élite étaient entourés d’un large vivier de relations sociales, entre lesquelles ils avaient des possibilités de choix. C’était le paterfamilias qui décidait de la gestion du patrimoine et des affaires. Et si, souvent, il déléguait une partie non négligeable de ses préoccupations domestiques, on lui recommande toujours de décider tout seul, au moins pour ce qui concerne les décisions les plus importantes. Dans la prise des décisions, il dispose d’une large marge de choix. Tandis que les hommes des métiers urbains, dont j’ai parlé plus haut, étaient plus liés à la famille nucléaire, qui, en un certain sens, ressemblait assez à nos propres familles, le notable se meut à l’intérieur d’une série de relations sociales, entre lesquelles il peut choisir, au moins partiellement : son épouse et la parenté de son épouse, ses ex-épouses et leurs parentés, les parents de son père et de sa mère, les épouses et les époux de ses frères et de ses sœurs, les amis proches ou plus lointains, ses concitoyens et ceux qui appartenaient au même ordre que lui… Aucune de ces relations sociales n’était complètement sûre. Les conflits étaient toujours possibles, par exemple dans la parenté. Les choix résultaient en partie de tels conflits.


Pour terminer, et en guise de conclusion, je vais présenter deux ou trois brèves remarques sur les rapports entre les membres de l’élite et leurs affranchis. Ces rapports sont le principal instrument, et l’instrument institutionnel, des relations de clientèle, au sens large du mot, conforme à son emploi moderne.

Les relations de clientèle, dans les deux sens du mot (la clientèle antique, le clientélisme moderne) existaient, comme on sait, à l’intérieur de l’élite, et les Latins eux-mêmes en parlaient. Elles existaient également, sans aucun doute, entre les affranchis, et entre les hommes des métiers urbains. Les lingots de plomb de Carthagène, à la fin de la République, offrent un excellent exemple de clientèle entre un milieu d’hommes d’affaires déjà puissants et de bonne naissance (les adjudicataires des mines) et César. À cause des adjudications, à cause de l’approvisionnement de l’armée, etc., un gouverneur était nécessairement en rapport avec les agents économiques les plus actifs et les plus influents de sa province. C’est ainsi que César a noué des liens avec quelques fermiers de l’exploitation minière, dont les noms figurent sur les lingots, et qui, par la suite, se retrouvent parmi ses familiers et ses collaborateurs : Lucius Aurunculeius Cotta, tribun de César en Gaule en 54-53 ; Caius Nonius Asprenas, dont le frère ou le fils a été préteur en 47 a.C. et légat de César en Espagne ; les Roscii, dont un parent, Fabatus, a été légat de César en Gaule ; Caius Messius, légat de César en Gaule et en Afrique41. Mais si de tels cas de clientèle sont fréquents parmi les membres de l’élite, le lieu institutionnel du clientélisme au sens moderne, en tant que dépendance personnelle durable, mais partiale, entre hommes et femmes libres, est évidemment la relation entre le patron et l’affranchi. Cela ne signifie pas qu’en pratique tous les affranchis dépendaient quotidiennement de leur patron. Les cas étaient certainement très divers, de la dépendance la plus étroite à l’indépendance totale.

Trimalcion est un exemple particulièrement intéressant d’affranchi désormais complètement indépendant, comme l’a souligné P. Veyne42. À l’autre extrémité de l’éventail des diverses possibilités, il y a les affranchis qui continuaient à travailler avec leur patron. Parmi les affranchis des inscriptions peintes des amphores de Bétique, il y en a probablement un bon nombre, même s’il ne nous est guère possible de savoir lesquels. Et c’est aussi le cas, par exemple, dans les tablettes de Murecine, de Caius Sulpicius Cinnamus, qui est l’associé de son patron Faustus, même s’il paraît mener aussi quelques affaires de façon autonome43.

Un autre cas est celui des affranchis qui faisaient les affaires du patron, mais sans travailler avec lui. La tablette 61 d’Herculanum, étudiée par G. Camodeca, montre un exemple de cette catégorie d’affranchis44. La tablette a été écrite dans les figlinae Arrianae Poppaeae Augustae, une fabrique de briques et tuiles que l’impératrice Poppée possédait sur le territoire de Pompéi. L’affranchi s’appelait P. Cornelius Poppaeus Erastus, si bien qu’on peut conclure qu’il s’agissait d’un affranchi commun de Poppaea Sabina, la mère de l’impératrice, et de son mari P. Cornélius Lentulus Scipio. C’était presque certainement un administrateur des figlinae.

La tablette 48 de Murecine, qui a été publiée et étudiée par G. Camodeca, nous fournit, elle aussi, un bel exemple d’affranchi et d’esclave qui font des affaires loin du patron (ou loin du maître, en ce qui concerne l’esclave), mais de manière telle qu’ils gèrent, au moins en partie, les affaires du patron (ou du maître), et que ce dernier a trouvé un moyen de surveiller ce qu’ils font45.

Caius Julius Prudens a conclu avec les Sulpicii un contrat tel que les Sulpicii, quand ils le jugent utile et raisonnable, acceptent de prêter de l’argent à l’affranchi Hyginus et à l’esclave Suavis, de payer à leur place et d’être leurs garants. Prudens, le patron de l’affranchi et le maître de l’esclave, s’engage à s’acquitter des obligations ainsi contractées par Suavis et Hyginus à l’égard des Sulpicii, ou par les Sulpicii pour Suavis et Hyginus. Il est presque certain que Prudens ne vivait pas à Pouzzoles. Peut-être était-il à Rome. L’accord ainsi conclu représente une aide pour Suavis et Hyginus, certes, mais c’est aussi un moyen de les contrôler, puisque les Sulpicii paraissent conserver la liberté de refuser un prêt, un paiement ou une garantie.

Dans d’autres cas, même si l’indépendance n’est pas totale, la dépendance peut être moins forte. Nous avons dit que, dans beaucoup de situations, le patronus ne semble pas prendre part à la vie professionnelle quotidienne de l’affranchi. Le cas est certainement très fréquent quand le patron est un membre de l’élite. Mais même dans ces cas-là, on peut imaginer des interventions occasionnelles du patron, par exemple pour aider l’affranchi ; et d’autre part, on peut supposer que l’affranchi continuait à fournir les operae à son patronus. Malheureusement, en pratique, nous ne savons jamais rien des operae.

Au début de mon intervention, je distinguais le “comment” et le “combien” des relations sociales. En ce qui concerne les rapports entre patrons et affranchis, le “comment” des relations sociales acquiert également une valeur quantitative, même si nous ne pouvons pas quantifier le nombre des affranchis des diverses catégories que je viens d’énumérer. Car l’institution de l’affranchissement et le statut d’affranchi organisent institutionnellement, dans le domaine des affaires et de l’activité professionnelle, le clientélisme au sens moderne du mot. Ce n’est pas seulement que, dans toute société, on trouve des exemples individuels de clientélisme ou de tendances au clientélisme. Les Latins parlaient des clients, mais les clientèles dont ils parlaient, à la fin de la République et sous le Haut-Empire, n’étaient pas juridiquement sanctionnées. Au contraire, l’institution de l’affranchissement et le statut d’affranchi, dans le monde romain, organisaient institutionnellement le clientélisme au sens moderne du mot, et ce clientélisme-là y recevait donc une sanction juridique.

Et je ne doute pas que cette sanction juridique ait eu des effets favorables, aussi bien pour les affranchis que pour les patrons. Entre autres choses, l’affranchissement et le statut d’affranchi créaient de forts liens entre les deux milieux que j’ai distingués dans mon intervention, l’élite à base foncière et les métiers urbains.

Notes

  1. Andreau 1990.
  2. Pour les lingots de la fin de la République, voir Domergue 1990 ; 1994a ; 1994b. Pour les amphores, Tchernia 1986 et Hesnard et al. 1989, Manacorda 1989, Cipriano & Carre 1989 dans Amphores romaines et histoire économique 1989 ; Epigrafia della produzione e della distribuzione 1994.
  3. Deniaux 1993.
  4. Humbert 1990.
  5. Andreau & Bruhns, éd. 1990.
  6. D’Arms 1981.
  7. Bonte & Copet-Rougier 1990.
  8. Sur le domaine judiciaire à la fin de la République, voir David 1992.
  9. Voir notamment Moreau 2002.
  10. Moreau 1990.
  11. Millett 1991.
  12. Andreau 1974 ; Camodeca 1992 et 1999.
  13. Camodeca 2002.
  14. Arangio-Ruiz & Pugliese Carratelli 1946-1961.
  15. Camodeca 2002.
  16. Camodeca 1999, 121-124, 135-141 et 162-167.
  17. Helen 1975 ; et Setälä 1977.
  18. Steinby 1978, 1982 et 1993.
  19. Blázquez Martínez, éd. 1980 ; et éd. 1983 ; Rodríguez Almeida 1984 ; Tchernia 1986 ; Liou & Tchernia 1994.
  20. Liou & Tchernia 1994 ; Rico 2003.
  21. Helen 1975, 119-129.
  22. Sur la polyonymie, voir Salomies 1992.
  23. Chastagnol 1981.
  24. Andreau 1990, 513.
  25. Voir Andreau 2002.
  26. Cic., Phil., 2.18.45-46 ; Andreau 1990, 522.
  27. Columella, Rust., 1.2.2.
  28. Columella, Rust., 1.1.15.
  29. Sur le rôle des parents et des amis chez les agronomes et sur la manière dont Plutarque était tout prêt à déléguer, voir Andreau 2004c.
  30. Plu., De amic. mult., 6 et 9 ; Quomodo adul., 22 ; De frat. am., 13.
  31. Suet., Vesp., 4.6 ; voir Andreau 1990, 519-520.
  32. Plin., Ep., 3.19.8.
  33. Les Romains considéraient-ils que le lien d’adfinitas était brisé à la mort de l’un des deux époux ? Là-dessus, voir Moreau 1990, 16-19.
  34. Cic., Quinct., 6.26 ; sur propinquus, voir Andreau 1990, 523-524.
  35. Cic., Rab. Post., 2.4.
  36. Cic., Quinct., passim, et particulièrement 4.17-19 ; 6.25-27 ; 11.39 ; 13.44 ; 15.8 ; 16.53 ; 17.54 ; 23.74 ; voir par exemple Moreau 1990, 10 et 17.
  37. Cic., Att., 1.1.3-4.
  38. Plu., De frat. am., passim.
  39. D.Chr. 43.6.
  40. D.Chr. 38.45.
  41. Domergue 1990, 1994a et 1994b.
  42. Veyne 1961.
  43. Camodeca 1999 ; et Verboven 2000.
  44. Camodeca 2000, 66-70.
  45. Camodeca 1999, 128-131.
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
9 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 33. Affaires et relations sociales sous le Haut-Empire”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Bordeaux, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 495-506, [En ligne] https://una-editions.fr/affaires-relations-sociales-sous-haut-empire [consulté le 15 février 2021].
doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.41
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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