F(l)ammes d’Ahmed Madani, créé en 2016, Stadium de Mohamed El Khatib, en 2017, et Trans (més enllà) de Didier Ruiz, en 2018, sont trois spectacles qui mettent en scène des personnes n’ayant jamais ou très peu fait de théâtre jusqu’à ces expériences qui les ont conduit·es à participer à de longues tournées internationales. Des non-professionnel·les de la scène1, donc, qui ont été choisi·es pour témoigner de moments de leurs vies. Les metteurs en scène, parfois accompagnés d’une équipe, ont mené l’enquête auprès de ces personnes qui se retrouvent elles-mêmes sur scène. Ainsi, le terrain est transposé sur la scène par l’intermédiaire des personnes interrogées. C’est ce qui fait la spécificité de ces trois propositions : les acteurices sont les enquêté·es elleux-mêmes. Nous ne reviendrons pas spécifiquement sur la façon dont le terrain a été investigué, mais sur la façon dont les protagonistes sont présenté·es sur la scène. En effet, les paroles et témoignages ne sont pas restitué·es comme dans La Misère du monde d’après Bourdieu, mis en scène par Alain Timar en 1994, mais pris·es en charge par les témoignant·es elleux-mêmes. Comme l’écrit Raphaëlle Doyon :
La présence de non-professionnel·les sur les scènes contemporaines françaises relève d’un phénomène pour le moins européen et d’un principe commun : le fait d’accéder, d’abord pour la ou le metteur en scène puis pour le public, à la fréquentation directe des personnes concernées par les expériences vécues qu’il·elle·s portent à la scène2.
Ces personnes se retrouvent donc plongées après quelques semaines de répétitions sur des scènes, et parfois pour des tournées de plusieurs années. Après avoir évoqué le mode de sélection des enquêté·es-acteurices, nous poserons la question de la restitution et surtout du jeu des acteurices auxquel·les il est demandé de dire le texte comme au moment où iels ont délivré leurs témoignages aux metteurs en scène, et, pour conclure, nous reviendrons sur la réception du public et des critiques.
Mode de recrutement des enquêté·es et transposition sur scène
Pour Stadium, Mohamed El Khatib indique : « Nous sommes partis à trois ou quatre – avec Frédéric Hocké notamment, mon complice artistique – pendant deux ans, à Lens, pour enquêter sur le terrain3 ». Ils retiennent une soixantaine de supporterices4 et indiquent qu’« en s’appuyant sur des témoignages individuels et des trajectoires personnelles, cette création donnera à voir et entendre des personnes qui consacrent une part importante de leur vie au supporterisme5 ». Il précise : « Nous avons collaboré pendant un an avec le laboratoire SHERPAS de l’université de Liévin, avec des personnalités comme Williams Nuytens et Olivier Choveau qui ont ausculté l’histoire et la sociologie des stades dans le Nord – Pas-de-Calais6 ». Cette enquête a donc conduit à une proposition spectaculaire présentant une partie des enquêté·es, mais également l’espace social qui les relie entre-elleux, le stade Bollaert-Delelis de Lens. En effet, ce spectacle en plus de présenter des « documents vivants » comme Mohamed El Kathib les qualifie, c’est-à-dire « […] des gens qui ne sont pas interchangeables comme des acteurs, ils sont les documents vivants, des poèmes scéniques écrits avec eux7 », entendait les restituer dans un espace, le stade, qui a donné le titre du spectacle et qui a été le prétexte de leur réunion. Ainsi :
Chants, Tifos, travail de chœur, la dimension chorégraphique et plastique de ces cérémonies contemporaines seront au cœur de notre dispositif. Un projet chorégraphique pour 53 supporters à travers lequel nous allons dresser les portraits arrangés et multiples d’une foule en mouvement. Cette “partition gestuelle et documentaire” s’inscrit dans le registre des happenings performatifs et sensibles8,
indique-t-il. Le spectacle reprend ainsi la temporalité d’un match de foot, deux fois 45 minutes avec un entracte/mi-temps de 15 minutes pendant lequel il était possible d’acheter des frites et de la bière dans une baraque à frites présente sur la scène. Pour le reste de la scénographie, des gradins étaient disposés en fond de scène, faisant penser à une tribune de stade. Enfin, le spectacle se prolongeait en fanfare jusqu’à la sortie du théâtre où une joyeuse cacophonie se faisait entendre, parfois pendant un temps assez long. Le projet est présenté ainsi par le metteur en scène :
On dit traditionnellement des supporters du RC Lens qu’ils sont le meilleur public de France. Ce titre honorifique historiquement vérifié pour des raisons évidentes de fair-play, d’ambiance et d’amour inconditionnel nous a incités à organiser une rencontre inédite : confronter le public du théâtre au meilleur public de France9.
Pour F(l)ammes, l’annonce suivante a été diffusée :
Vous êtes une femme entre 18 et 25 ans, née de parents immigrés et vivant (ou ayant grandi) dans un quartier dit sensible. Et vous souhaitez vivre une expérience personnelle, collective, sociale et artistique ? Nous vous donnons rendez-vous…10
L’annonce est diffusée via le service des relations publiques du Théâtre de la Poudrerie à Sevran, du Collectif 12 à Mantes-la-Jolie, etc. Ahmed Madani rencontre une centaine de jeunes femmes et, au final, dix d’entre elles sont sélectionnées.
Enfin, Didier Ruiz, pour Trans (més enllà), a choisi sept personnes transgenres parmi une trentaine rencontrées grâce aux milieux associatifs trans et sanitaires de Barcelone.
Il ne s’agit pas tant de créer un échantillonnage représentatif de telle ou telle population, mais de trouver des personnes prêtes à s’engager sur un temps long et à se produire sur scène. Didier Ruiz précise ainsi : « Il fallait qu’ils ne soient pas artistes, donc qu’ils n’aient pas du tout de pratique du plateau et qu’ils soient disponibles pendant deux ans qui est la durée du contrat qu’ils ont avec nous pour assurer la tournée » (11).
Pour établir le texte, qui est fixé et répété chaque soir (avec une possibilité de modification pour Trans, comme une voix off l’annonce succinctement au début du spectacle), il s’agit majoritairement d’entretiens. Didier Ruiz, par exemple, explique que la première question qui est posée est : « Comment ça a commencé ? » (12).
Rien de très original finalement du point de vue des méthodes d’enquête, le caractère inédit de ses propositions provient plutôt du fait de la présence des enquêté·es sur scène. Et si la scénographie de Stadium est surprenante, notamment quand le spectacle a été joué à La Colline à Paris, la rencontre entre les deux publics évoqués par Mohamed El Khatib fut intéressante à observer13… pour F(l)ammes et Trans (més enllà), les acteurices défilent les un·es après les autres, parfois à deux ou trois, et témoignent ; avec dans F(l)ammes, deux scènes qui rompent la routine des témoignages : une chorégraphique et, surtout, une qui trouble le public puisque les actrices font démarrer une dispute et qu’une partie du public peut croire qu’une spectatrice interrompt véritablement le spectacle en prenant à parti une autre actrice qui est sur scène. Cette scène est intitulée « l’embrouille14 ».
Des recrutements via des petites annonces ou grâce aux réseaux d’associations, les acteurices de ces propositions sont donc choisi·es pour ce qu’iels sont : des supporterices de football, des jeunes femmes racisées ou des personnes trans. Ce qui implique un mode spécifique du jeu de l’acteurice, centré autour de l’authenticité recherchée par les metteurs en scène. Plus généralement, c’est la question du vrai et du faux, de la vérité et du mensonge, qui se pose. Si le procédé de la fausse interruption d’un spectacle par une fausse spectatrice est un procédé fréquent, la question de la véracité des témoignages semble cruciale dans ces spectacles avec des non professionnel·les.
Vrai ou faux ? Telle n’est pas la question…
En effet, il convient de souligner que les témoignages ne sont pas donnés bruts sur la scène, ils sont réélaborés, écrits, et ne sont pas donnés dans leur entièreté. Les metteurs en scène en font un texte, en général en accord avec les acteurices mais pas toujours, un texte parfois publié comme pour F(l)ammes15 ou Stadium16 (avec seulement des extraits pour celui-ci).
Notons que ce sont trois hommes qui écrivent et mettent en scène ces spectacles et que la domination du metteur en scène peut être problématique. Ainsi, dans un entretien réalisé par Raphaëlle Doyon avec une des actrices de F(l)ammes, Ludivine Bah, à la question : « Vous étiez prévenues que tout, absolument tout ce que vous racontiez pouvait finir dans le texte et sur la scène ? Qu’en fait, toute matière était possiblement artistique et transposable sur la scène ? », l’actrice répond :
Oui, on était au courant de tout cela, et s’il y a des choses qu’on ne voulait vraiment pas dire, il ne nous aurait pas forcées, mais en même temps, il aurait essayé de nous convaincre. Chacune de nous avait des choses à dire sur le texte qu’Ahmed avait écrit pour nous, mais il arrivait toujours à nous convaincre de la pertinence de telle ou telle chose. Chacune a sa pudeur et dit ce qu’elle veut. On peut accepter de jouer le jeu, être sincère sans être obligé de tout dire17.
Dans Stadium, le metteur en scène est même présent sur scène afin de dévoiler en quelque sorte la véritable rencontre qui a eu lieu en dehors du plateau pendant le processus de recherche et de création du spectacle. Quand on lui demande de quelle façon il conçoit cette position, il répond :
Le plus simplement possible. La base de tous les spectacles, c’est une rencontre. Une rencontre réelle que l’on a envie de prolonger. On demande alors aux gens de venir sur scène. Pour ne pas les laisser se débattre comme dans un aquarium, on prend le risque d’aller sur scène avec eux. Ça implique deux choses : on continue la première rencontre, on la remet en jeu chaque soir ; on essaye de recréer les conditions de la rencontre auprès du public. Autrement dit, le dispositif consiste à provoquer une rencontre, en essayant d’être le plus spontané possible malgré la structure. En montant sur scène, l’idée est de traiter d’égal à égal, d’assumer d’être cosignataire de l’objet produit et d’être disponible pour recevoir les jets de tomate s’il y en a. Je sers aussi d’intermédiaire au spectateur, avec moi il peut éprouver moins violemment son mépris de classe quand il existe, puisque j’en prends en charge une partie…18.
Cette présence a pu lui être reprochée :
Tout, dans Stadium est un incessant jeu de dupes qu’on s’ingénie à relever, un incessant malaise, un indécrottable soupçon à voir une énième fois le triomphe de la bourgeoisie de gauche, tirant les ficelles de la représentation sociale et de la critique de cette représentation. Mohammed El Khatib joue sur la scène ; il s’incarne en lui-même, le metteur en scène instruit face à la classe ouvrière blanche. Le voici qui interpelle avec bassesse une femme de ménage, le voici qui traite avec condescendance un supporter “ultra”19.
Sur la question du vrai et du faux, il est très explicite :
Quand je vois une pièce, ma question n’est jamais de savoir si c’est vrai ou pas, mais plutôt si ce geste a une force et une utilité esthétiques et politiques qui opèrent un déplacement ou si c’est simplement un acte théâtral finalement conservateur20.
Il ne s’agit pas ici de développer autour de la question de la domination, mais de constater que Mohamed El Khatib, s’il assume pleinement cette place sur scène, assume aussi le fait que tous les propos ne soient pas véridiques dans son spectacle, il nomme cela les « excroissances fictionnelles21 ». Ainsi, par exemple, après avoir rapporté une anecdote concernant la plus âgée des actrices (87 ans au moment de la création du spectacle et décédée depuis) qui fête son anniversaire chaque soir de spectacle, il explique :
C’est aussi une façon d’inventer avec la personne que j’invite au plateau quelque chose que je n’aurais pas inventé en son absence, de la rendre complice de cette expérience au lieu de l’instrumentaliser. Si bien que les personnes en question sont irremplaçables, alors que pour moi, les acteurs professionnels sont interchangeables : quand un interprète est malade, on le remplace par un autre22.
Ahmed Madani, quant à lui, explique :
Les récits sont traversés par des événements qui sont sortis de leurs vies puis d’autres récits qui viennent s’ajouter et qui permettent d’avoir de la distance grâce à l’écriture, et donc en même temps de mêler la fiction et la réalité. Donc en fait, les choses font qu’on est à la fois en train de raconter une histoire qui semble vraie et en même temps pour l’interprète, puisqu’elle sait trier le vrai et le faux, cela lui donne la possibilité de prendre de la distance sur le récit et de l’incarner mais comme une interprète dans le fond. Donc, alors est-ce que c’est une histoire vraie ? Est-ce que c’est une histoire qui est inventée ? Là, on laisse au spectateur la possibilité d’introduire sa part d’imagination puis la possibilité de s’identifier au personnage qui est là (23).
Quant à Didier Ruiz, il explique qu’il y a très peu de moments de fiction dans ses spectacles, mais que « la part de fiction est dans ce qui est dit. Qui nous dit que tout cela est vrai ? Je n’ai jamais vérifié que tout cela était vrai » (24). Ce qu’il dit là est crucial. En effet, il nous semble que la question de savoir si les témoignages sont vrais ou faux n’est pas forcément la question à se poser même si la façon dont les metteurs en scène font jouer les acteurices, pousse le public à une certaine naïveté ou, au contraire, à se poser la question de la véracité des témoignages.
Prenons un exemple dans un autre spectacle, Désobéir25, mis en scène par Julie Bérès, créé en 2017. Au tout début du spectacle, quand Nour, qui est apparue sur scène vêtue d’un jilbab et qui le retire après un long monologue où elle explique être tombée amoureuse d’un homme sur Facebook, avoir décider d’aller faire le djihad avec lui puis s’être rendu compte qu’il la menait en bateau, j’ai réellement cru que c’était son histoire alors que d’autres ont douté, tellement cela pouvait paraître invraisemblable, pas tant l’histoire en elle-même que le fait qu’elle la fasse revivre sur scène et qu’elle retire son vêtement devant le public. En effet, ces metteurs en scène expliquent toustes, d’une façon ou d’une autre, qu’iels cherchent à ce que les acteurices fassent comme si iels exprimaient leur témoignage pour la première fois pour le dire rapidement, avec authenticité. Ainsi, dans un entretien, Kevin Keiss, le co-auteur et le dramaturge de Désobéir déclare qu’il faut que cela « sonne vrai26 ». Le but étant de faire en sorte « que le spectateur ait l’impression qu’elle s’entende réfléchir15 », ajoute-t-il. Et en effet, l’actrice qui joue Nour, Hatice Özer, ponctue son témoignage d’hésitations comme si par moments, elle cherchait ses mots.
Anne Diatkine, critique à Libération, écrit quant à elle :
La metteure en scène Julie Bérès joue sur une ambiguïté : interprètent-elles ou non leur propre rôle ? Ou sont-elles simplement des jeunes actrices et une danseuse très douées qui s’emparent de la vie des autres ? Eh bien tout à la fois, et ce qui importe est comment les mots ricochent dans les quatre corps presque encore adolescents, et font surgir, à travers la multitude des voix, des vérités mobiles27.
Ludivine Bah, actrice de F(l)ammes, explique de son côté : « Il voulait que ce soit très parlé, très naturel, avec chacune notre manière de parler…28 ».
Les spectateurices ne sont pas dupes sur la fausse façon naturelle de parler, mais le fait que nous pensions que les témoignages sont forcément les leurs peut accentuer la croyance ou le doute.
Ces spectacles ne peuvent-ils pas engager un dépassement de cette opposition binaire ? En effet, les spectateurices voient des corps identifiables : supporterices, femmes racisées, personnes transgenres et ce sont les voix des acteurices qui donnent une histoire à leurs propres corps. Finalement, la scène, au même titre que l’espace plus intime dans lequel les metteurs en scène ont recueilli les témoignages, en d’autres termes, le terrain, la scène, donc, est un espace ni plus vrai ni plus faux que le terrain initial. Elle deviendrait un autre terrain où les protagonistes rejoueraient leur témoignage chaque soir. La scène, dans la mesure où les acteurices ne jouent pas des personnages au sens classique du terme, n’est plus un espace de représentation au sens aristotélicien du terme, mais un espace de présentation de soi, même si le texte est appris et qu’un travail de l’acteurice est mené afin qu’il semble énoncé comme pour la première fois.
Le terrain en scène, d’autre part, évolue en quelque sorte au fil des représentations. En effet, plusieurs des acteurices en témoignent ; essentiellement sur leur position dans la société et sur les fonctions possibles du théâtre. Pour F(l)ammes, par exemple, l’une d’entre elles déclare :
Dans les débuts, on voyait bien que dix jeunes filles de banlieue pas forcément dans le milieu du théâtre, qu’on n’avait pas forcément notre place ici. C’est comme si on devait prouver que nous aussi on peut être des enfants de la France et mériter cette place-là d’être sur scène. Et là, plus on avance et plus avec les retours du public, on se rend compte que notre parole elle est très importante et qu’au final, on est comme tout le monde en fait29.
Une autre dit :
Faire partie de ce projet et voir l’ampleur que cela prend, je me dis « waouh ». J’ai commencé de rien, je n’ai aucune culture du théâtre. J’ai vraiment pas un pied dedans, je m’intéressais de loin et, en fait, de faire partie de ce projet, j’ai pu déjà découvrir un peu ce que c’était le théâtre et aussi ce que je trouve très important, c’est que je puisse apporter ma touche, avoir la parole et dire les choses et en parlant je me libère. C’est cette sensation qui fait que j’ai l’impression de voler en fait, juste en m’exprimant30.
Pour chacun·e, la scène devient un terrain d’expérimentation. Ainsi, par exemple, Danny Ranieri qui joue dans Trans (més enllà) évoque le travail avec Didier Ruiz et Toméo Verges, chorégraphe qui a accompagné la création du spectacle, et la confiance qu’ils ont su instaurer chez les acteurices :
Comme Raùl [Roca Baujardon], j’avais le même problème : impossible de parler en public, donc c’était vraiment le défi et l’équipe qu’ils forment, aussi bien Didier que Toméo le chorégraphe, sont d’une puissance et d’un pouvoir, mais c’est incroyable. Ils sont capables de vous faire prendre confiance en vous. On en a vraiment besoin. Donc le travail il est double dans le sens où quelque part on a envie que vous compreniez mais qu’on nous apprenne à vous faire comprendre aussi, c’est très important, pour que la parole arrive31.
Le théâtre est devenu ainsi un terrain d’expérimentation pour les enquêté·es, notamment pour ces trois spectacles qui ont énormément tourné. Ainsi, chaque soir de spectacle, le terrain initial constitué des enquêté·es est présenté à un public, iels répètent leurs témoignages initiaux, modifiés nous l’avons vu par les interventions des metteurs en scène, iels les répètent donc sur la scène qui devient pour elleux un terrain d’expérimentation qui les modifie en profondeur, l’expérience des réactions du public et le simple fait de jouer sur scène ne les laissent en effet pas intact·es. Enfin, ce terrain du terrain peut devenir un autre terrain de recherche, celui de chercheureuses comme Raphaëlle Doyon ou l’auteur de cet article qui ont entamé des recherches sur ces questions.
Troubles dans la réception
Le fait de présenter sur scène des personnes qui témoignent de leur propre réalité dans des mises en scène qui, si elles jouent sur la frontière entre la réalité et la fiction, se passent de tout processus d’illusion, ou les défont comme par exemple quand Nour/Hatice Özer retire son jilbab, provoquent des réactions du public qu’il est intéressant de notifier pour conclure cette analyse du terrain en scène.
En effet, ces spectacles provoquent des réactions très vives, soit très positives, les salles sont majoritairement debout pour de longs moments d’ovation32, soit très négatives, comme nous l’avons vu avec les critiques sur la présence de Mohamed El Khatib sur la scène, ou encore sur la forme théâtrale. Ainsi, sur Trans (més enllà), on a pu entendre à la radio que c’était « une renonciation au théâtre » ou « le degré zéro du théâtre » (33), même si les critiques négatives commencent toujours par dire que l’émotion est assurée.
Le terrain, sur scène, quand il est exposé par les enquêté·es elleux-mêmes, ne laisse donc pas indifférent. Sans doute, d’une part, parce qu’il trouble les habitudes d’un public majoritairement davantage habitué à des fictions incarnées par des acteurices professionnel·les et, d’autre part, dans le cas des trois spectacles évoqués, parce qu’il présente des personnes issu·es de minorités qui, au-delà des témoignages qu’elles délivrent, revendiquent, pour reprendre une expression de Judith Butler, le « droit d’apparaître34 » sur les scènes théâtrales publiques françaises, ce qui n’est pas encore un acquis comme le montre la lecture des programmations d’une grande partie des théâtres publics, même si des progrès sont effectués en ce sens. Ce terrain, les enquêté·es elleux-mêmes, évolue au fur et à mesure des représentations, au gré de la rencontre avec les publics et parce que les acteurices prennent davantage d’assurance sur scène. Certain·es poursuivent d’ailleurs l’aventure dans d’autres spectacles, comme Anissa Aou dans Au nom du père35, spectacle dans lequel elle joue aux côtés d’Ahmed Madani qui commence par rappeler les circonstances de leur rencontre quand il cherchait des actrices pour F(l)ammes. Ici, encore davantage, le terrain est présent sur scène puisque l’échange a lieu en direct devant le public, et la question de la réalité et de la fiction se pose… ou pas36 !
Notes
- Cf. Katuszewski Pierre, inédit de l’habilitation à diriger des recherches, soutenue le 26 octobre 2021 : « Troubles dans la représentation : les non professionnel·les en scène ».
- Doyon Raphaëlle (dir.), Ouvrir la scène : non professionnel·le·s et figures singulières au théâtre, Montpellier, Deuxième époque, 2021, p. 47.
- « Mohamed El Khatib : “la fiction du folklore”. Partie I », entretien avec Nicolas Garnier, Ma Culture, 17 octobre 2017. URL : http://www.maculture.fr/entretiens/mohamed-el-khatib-1.
- « Entre 50 et 58 [sont présent·es sur scène], selon les dates, les lieux où l’on joue et la durée », précise Mohamed El Khatib. En effet, il·elle·s ne sont pas disponibles sur toutes les dates, n’étant pas des professionnel·les », Médéric Legros, « Loin de moi les acteurs. Entretien avec Mohamed El Khatib », in : Valmary Hélène (dir.), Drôles d’endroits pour une rencontre : l’acteur amateur au cinéma et au théâtre, Caen, Presses universitaires de Caen, Revue Double Jeu, 15, 2018, p. 55-62, l’extrait cité se trouve p. 56.
- « Note d’intention », dans le dossier d’accompagnement du spectacle proposé par le Théâtre de la Ville, p. 8. URL : https://www.theatredelaville-paris.com/files/b014749b/stadium_el_khatib_pedago.pdf.
- Ibid. Le laboratoire SHERPAS est un laboratoire pluridisciplinaire : Sociologie, Histoire, Éducation, représentations, pratiques et activités sportives. URL : http://sherpas.univ-artois.fr.
- « Entretien avec Mohamed El Khatib », dans le dossier d’accompagnement du spectacle, op. cit., p. 9.
- « Note d’intention », op. cit., p. 8.
- « Entretien avec Mohamed El Khatib », op. cit., p. 9, même s’il précise ensuite que « pourtant “le public” n’existe pas. Pas plus celui du théâtre que celui du football. L’agrégation d’individus devant une proposition spectaculaire est un concours de circonstances qui répond à des logiques socio-politiques hétérogènes », « Note de l’auteur, fils d’ouvrier », dans le dossier d’accompagnement du spectacle, op. cit., p. 5.
- Présentation du spectacle sur le site officiel de la ville d’Aubervilliers. URL : https://www.aubervilliers.fr/F-l-ammes-fatales.
- URL : https://theatre-contemporain.net/embed/IklasVCt.
- Ibid. cf. également le documentaire L’Un vers l’autre, réalisé par Stéphane Mercurio en 2019 autour du travail de répétition du spectacle. Le documentaire est produit par ISKRA et La Générale de Production avec la participation de France 3. URL : http://www.iskra.fr/L-un-vers-l-autre.
- Mohamed El Khatib en témoigne : « Quand on jouait à la Colline à Paris, certains spectateurs disaient : “Qu’est-ce que ça fait ça à la Colline ? C’est une honte, c’est même pas des acteurs !” Certains étaient troublés et demandaient où est l’écriture, où est la part de vrai, s’interrogeaient sur le fait que ce soit trouble. Alors que moi, j’ai tendance à cultiver cette faille. Ce qui est important pour moi, c’est l’inconfort du spectateur. Qu’il s’interroge à chaque fois, même s’il peut avoir de l’empathie, de la tendresse », Legros Médéric, « Loin de moi les acteurs. Entretien avec Mohamed El Khatib », op. cit., p. 60.
- Madani Ahmed, Illumination(s) suivi de F(l)ammes, Arles, Actes Sud-Papiers, 2017, p. 80-89.
- Ibid.
- El Khatib Mohamed, Stadium, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2017.
- Doyon Raphaëlle (dir.), Ouvrir la scène : non professionnel·le·s et figures singulières au théâtre, op. cit., p. 122.
- « Mohamed El Khatib : “la fiction du folklore”. Partie I », entretien, op. cit.
- Salleron Élie, « Stadium de Mohamed El Khatib », Mouvement, 13 octobre 2017. URL : http://www.mouvement.net/critiques/critiques/tel-est-pris-qui-croyait-prendre.
- El Khatib Mohamed, « J’ai beaucoup de respect pour le réel, mais je n’y ai jamais cru », entretien réalisé par Bérénice Hamidi-Kim, thaêtre, Chantier #5 : Realia. Usages et pratiques documentaires sur la scène contemporaine, p. 14. URL : https://www.thaetre.com/wp-content/uploads/2019/11/thaetre-el-khatib.pdf.
- Ibid., p. 6.
- Ibid., p. 7.
- URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-saison-au-theatre/recits-de-vie-avec-le-metteur-en-scene-ahmed-madani-et-deux-de-ses-comediennes-haby-n-diaye-et-yasmina-ghemzi-2813970.
- URL : https://www.theatre-contemporain.net/video/Trans-mes-enlla-dialogue-artistes-spectateurs-72e-Festival-d-Avignon.
- Bérès Julie, Keiss Kevin, Zéniter Alice, Guez Lisa, Désobéir, suivi de La Tendresse, Paris, L’Œil du Prince, 2023.
- Propos de Kevin Keiss recueillis lors d’un entretien mené par l’auteur du chapitre au mois de mars 2019. Cf. article de Kevin Keiss.
- Diatkine Anne, « “Désobéir”, quatuor libéré des carcans », Next Libération, 29 novembre 2018. URL : https://next.liberation.fr/theatre/2018/11/29/desobeir-quatuor-libere-des-carcans_1695037.
- Doyon Raphaëlle (dir.), Ouvrir la scène : non professionnel·le·s et figures singulières au théâtre, op. cit., p. 123.
- JT 12/13 France 3 Île-de-France du 23 novembre 2017. URL : https://www.youtube.com/watch?v=uv0j-mFFWIs.
- « Récits de vie avec le metteur en scène Ahmed Madani et deux de ses comédiennes : Haby N’Diaye et Yasmina Ghemzi », op. cit.
- « Trans (més enllà), dialogue artistes-spectateurs », op. cit.
- Un exemple pris parmi d’autres dans une critique du spectacle F(l)ammes : « Quand le rideau tombe sur le plateau du théâtre de Fontenay-sous-Bois, une ovation s’élève. […] Après les larmes, les rires, les silences accrochés à ses autofictions galvanisantes, le public applaudit à s’en brûler les paumes », Catherine Castro, « Filles de banlieue, elles jouent leur vie », Marie Claire, non daté.
- URL : https://www.franceinter.fr/emissions/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-15-juillet-2018.
- Ce qu’elle écrit sur les rassemblements de rues peut s’appliquer à nos objets d’étude : « Ce que je vois pour ma part dans des corps qui se rassemblent dans la rue, sur une place ou dans d’autres lieux publics, c’est l’exercice – on peut le qualifier de performatif – du droit d’apparaître, la revendication corporelle d’une vie plus vivable », in : Butler Judith, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, trad. par Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016, p. 35-36.
- Madani Ahmed, Au nom du père, Arles, Actes Sud-Papiers, 2022.
- La quatrième de couverture d’Au nom du père l’évoque : « Mêlant réalité et fiction, Ahmed Madani, à travers l’histoire d’Anissa et son père, interroge ses liens familiaux, se questionne sur ce qui fait lien entre un enfant et ses parents, nous confrontant aussi à notre propre histoire »