We travel not to escape life but for life not to escape us1
Citation de Ladji, participant aux ateliers
Arise est une création artistique avec un groupe d’exilés et cinq artistes professionnels au plateau. Elle a été réalisée en plusieurs étapes. La première s’est déroulée de février 2018 à janvier 2020 et a donné lieu à des représentations dans les Hautes-Pyrénées, dont la Scène Nationale de Tarbes-Pyrénées coproducteur du spectacle. Elle a été financée dans le cadre d’un appel à projets de la Politique de la ville Tarbes-Lourdes en partenariat avec la Drac Occitanie et le Conservatoire Henri Duparc de Tarbes2. Cette pièce a été reprise entre décembre 2021 et octobre 2022 avec un nouveau groupe d’exilés dans la perspective d’être jouée à la Maison des Arts de l’université Bordeaux-Montaigne, lors du colloque Le terrain en art vivant le 21 octobre 20223.
Arise, « s’élever », a été créé en 2019 au sein de la Compagnie La Mandragore. Fondée en février 2018, la démarche artistique de la metteure en scène tient à développer un théâtre physique hybride mêlant performance, danse et écriture plateau. Outre ses activités de création, l’un des projets de La Mandragore est de mélanger les disciplines ainsi que les publics pour celles et ceux qui n’ont pas facilement accès aux arts dans les territoires ruraux et dans les quartiers prioritaires. Son objectif est de confronter les personnes à une réelle expérience artistique, de retrouver une vraie mixité et de fédérer différents acteurs et institutions culturelles du territoire. Depuis 2018, La Mandragore anime des ateliers de théâtre et de danse avec les demandeurs d’asile, les mineurs non accompagnés et les personnes ayant un vécu migratoire dans les différents dispositifs d’accueil des Hautes-Pyrénées.
Dans cet esprit, la création Arise met en lumière les raisons qui poussent des individus à partir « faire l’aventure » comme l’ont évoqué beaucoup de jeunes adolescents d’Afrique Subsaharienne. Sur scène des demandeurs d’asile et des mineurs non accompagnés prennent la parole. Tous évoquent leurs parcours, leurs errances et leurs espoirs en laissant place à la subjectivité, aux récits fragmentés, aux corps, aux gestes et aux langues. À partir d’ateliers, d’éléments biographiques et d’observations de la vie quotidienne, nous avons réalisé une forme artistique et poétique avec les outils de la danse, du théâtre et de la vidéo.
Arise ne s’inscrit pas dans le genre du théâtre documentaire stricto sensu au sens où Peter Weiss l’a défini, c’est-à-dire « qui se refuse à toute invention »4. Cette approche réaliste n’a pas été envisagée, ni celle des « pièces d’actualité5 » telle 81 avenue Victor Hugo d’Olivier Coulon Jablonka6. À l’inverse, il s’agissait de créer une forme hybride, de faire appel à l’imaginaire7, de traiter de manière poétique les moments tragiques et l’absurdité des situations en s’appuyant sur ce postulat : peut-on penser le quotidien sans l’enfermer dans un cercle de familiarité qui viendrait l’annuler8 ?
Ce chapitre entend éclairer les modalités de recueil de la matière biographique durant les ateliers et les moments partagés de la vie quotidienne. Comment l’artiste/ethnographe, en étant attentif aux « petits riens », collecte-t-il la parole, retranscrit la fulgurance d’un instant et la met en scène9 ? Quels sont les détours utilisés pour dévoiler l’intime et partager les imaginaires ? Comme le souligne l’anthropologue François Laplantine : « les voiesde la connaissance anthropologique et les voies de la création artistique sont aujourd’hui de plus en plus indissociables10 ». Si elles ne peuvent cependant être confondues, leurs méthodes se fondent sur l’écoute et le regard qui engage plus largement la totalité des sens11. Par une approche sensible, le processus de création de cette pièce a permis de construire une véritable dramaturgie. La pratique d’exercices mettant en jeu le corps et les sens a fait resurgir les souvenirs, les rêves, les odeurs…, donnant ainsi les lignes directrices pour l’écriture et les compositions chorégraphiques. Le choix des médiums pour mettre en scène les récits, les témoignages et les situations soulève également plusieurs problématiques : que permettent le théâtre, la danse, la projection vidéo et photographique dans la création de cette œuvre ? Quels sont les choix dramaturgiques effectués, les ajouts de textes littéraires et poétiques dans la perspective de faire résonner des parcours migratoires singuliers au regard d’une histoire des migrations et de leur résonnance intime en chacun de nous, tout en en soulignant les enjeux éthiques ?
Genèse : jeux de miroirs
Quand nous avons dépassé́ un certain âge, l’âme de l’enfant que
nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent
nous jeter à poignées leurs richesses et leurs mauvais sorts12.
La création Arise se fonde sur un travail ethnographique effectué auprès d’exilés. Elle trouve un écho avec des histoires personnelles vécues par la metteuse en scène et un éducateur. Ainsi se superposent plusieurs postures, temporalités et histoires biographiques en miroir entre les exilés et les artistes-chercheurs de cette création. Ce croisement est l’histoire d’une ancienne « jeune » ayant été placée en maison d’enfants dans les années quatre-vingt-dix qui, et par ce qui semble être le hasard, se retrouve presque trente ans plus tard à donner des ateliers de théâtre dans le foyer où elle a grandi et celle d’un ancien éducateur ayant travaillé dans la même institution vingt ans auparavant se consacrant aujourd’hui à l’écriture et à la dramaturgie. De cette double approche réflexive va naître le spectacle Arise après un exil voulu de 17 ans en Inde par sa créatrice13.
De retour en France, c’est de manière fortuite que la rencontre entre la metteuse en scène et un travailleur social exerçant auprès de jeunes exilés se fait. Il lui tend des photos découvertes dans une vieille armoire siégeant dans un foyer pour lequel il travaille. Ces photographies que l’on voit sur les murs dans certains espaces des foyers, salles à manger, bureaux, ou classées dans des albums témoignant pour l’essentiel des moments de vie collective : camps d’été, d’hiver, anniversaires, Noëls, etc., photographies oubliées dans le fond d’un tiroir. En tendant une photographie de la pile, l’éducateur ignore que celle-ci représente sa meilleure amie de l’époque, et que ce foyer est celui dans lequel elle a passé quelques années il y aura bientôt un quart de siècle. Que faire de cette mémoire et de l’arborescence imaginaire qui se greffent sur cette image que l’on tend, mémoire voilée, partiellement censurée, dévoilée ? En parcourant les autres photos, les lieux du passé de l’artiste défilent :
La cour du foyer, les visages des jeunes de l’époque, la salle télé… au fur et à mesure que les photos s’enchaînent la bande son attenante à ces images résonne, le brouhaha, les insultes, les rires, le son métallique des trousseaux de clefs accrochés aux pantalons des éducateurs, les multiples sonneries du téléphone fixe, nos prénoms vociférés, l’écho de nos pas cadencés dans les couloirs… Je regardai cet éducateur…, un verre de vin blanc à la main… il faisait beau, c’était jour de marché, et nous étions attablés à la terrasse d’un café…14
Reprenant les mots de l’écrivain Garcia Marquez « la vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment chacun s’en souvient15 », ce projet allait entrer en résonance avec une multitude de mémoires : celle des années passées dans un foyer pour adolescents qui aujourd’hui accueille les migrants isolés et celle des quartiers de l’enfance. Ainsi, il semblait important de mentionner les « effets de soi16 » dans le travail, sur les connaissances et les œuvres produites et diffusées. Si nos parcours personnels ne constituent pas l’objet de cette recherche, le surgissement de certaines réminiscences entre passé et présent, mémoire et oubli ont fait office de matrice à la création du spectacle Arise. Au-delà des questions relatives à la migration, cette pièce aborde les thèmes de l’adolescence et de l’errance, du placement en institution, de l’attente et de l’ennui ; le placement tel qu’il est pensé dans les pratiques du travailleur social : « Le placement est un exil. Pas toujours choisi, pas souhaité non plus, mais pensé par d’autres dans un souci bienveillant de protection, de soutien et d’accompagnement »17.
Des lieux et des personnes : une multiplicité de dispositifs d’accueil
Chaque fois que la peur me prend, j’invente une image.
Goethe18
Arise est l’aboutissement d’un travail de recherche/création qui a débuté en février 2018. Les ateliers artistiques se déroulaient toutes les semaines dans plusieurs lieux différents : une Maison d’Enfants à Caractère Social dites MECS19, un Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile ou CADA20, et dans trois quartiers prioritaires21, tous situés dans le département des Hautes-Pyrénées22. Ils ont également eu lieu dans des jardins, lors de sorties à la mer ou de balades artistiques. Pour la reprise, les ateliers ont été réalisés dans un Foyer des Jeunes Travailleurs23 (FJT), qui accueille notamment des mineurs non accompagnés24. Dans chaque atelier, il y avait entre trois et vingt-cinq personnes, essentiellement de jeunes garçons et de jeunes hommes. Au cours des cinq années passées huit jeunes adolescentes ont participé au projet et trente-trois femmes, ce qui fait au total, plus de deux cent cinquante personnes de vingt et une nationalités différentes25.
Depuis une dizaine d’années, les grandes villes d’Europe et de France se trouvent confrontées à une arrivée massive de mineurs étrangers « sans famille » qui ont fui leur pays d’origine souvent du fait des guerres ou des conditions économiques et sociales très précaires26. Ces jeunes sont venus demander la protection de la France en raison de la situation géopolitique mondiale. Depuis les années 2000, l’arrivée massive de ces adolescents s’est étendue à tout le territoire français27. Dans le département des Hautes-Pyrénées, les mineurs non accompagnés constituent la population majoritaire des jeunes placés dans les maisons d’enfants. C’est à l’intérieur de l’une de celles-ci que nous avons donné nos premiers ateliers.La MECS où nous avons travaillé, dispose de trois sites d’hébergement à l’intérieur desquels cohabitent plusieurs « unités de vie28 » et dispositifs d’accueil. Les ateliers de théâtre furent réalisés sur un de ces sites. Cet établissement est un ancien couvent qui aujourd’hui abrite le Dispositif d’Accueil Temporaire d’Adolescents pour les mineurs non accompagnés29. Le foyer se compose de plusieurs bâtiments dont trois sont réservés aux logements et un à l’administration. Il y a également un réfectoire, une cour extérieure, et une chapelle dédiée aux activités culturelles et aux fêtes. C’est ici qu’eurent lieu les premières rencontres. Les ateliers étaient programmés tous les mercredis après-midi à destination des jeunes étrangers reconnus mineurs et isolés par l’aide sociale à l’enfance. Il y avait majoritairement des garçons d’Afrique subsaharienne et deux jeunes filles, l’une marocaine, l’autre venant d’Angola.
Les ateliers de théâtre et de danse duraient deux heures, sur le thème de l’exil et du voyage. D’autres thématiques inhérentes à la condition d’exilé sont apparues : tel que l’ennui et l’attente, le désarroi et l’effroi face à des injonctions contradictoires, la construction de soi, les rêves, les aspirations et les désirs… Les improvisations rendaient également compte de la pluralité des motifs de départ au-delà des arguments habituels : économique, politique et climatique. Certains sont partis pour simplement partir et, comme l’a formulé Laciné jeune béninois : « faire l’aventure » ou pour fuir une situation insoutenable tel Tierno victime de violence familiale.
– Mais pourquoi ils partent ?
– La mère de mon père ne m’aimait pas. La famille ça va pas. Pour avoir une éducation, la pauvreté, la guerre, j’ai dû suivre mon oncle, je ne me souviens pas, j’étais petite, pour faire l’aventure, les talibans, pour être libre, avoir une meilleure vie, la polygamie, pour pouvoir faire vivre ma famille, aller à l’école, on m’a condamné à 144 coups de fouet30.
Le CADA où nous sommes intervenus propose des activités aux résidents tout au long de l’année : repas partagés, fêtes, sorties, cours de français et différentes activités artistiques ponctuelles, dont nos ateliers de théâtre31. Les interventions duraient deux heures tous les jeudis matin dans la salle de réunion mise à disposition. Il réunissait des familles, couples, et jeunes hommes venus d’Irak, d’Afghanistan, d’Iran, du Tibet et d’Érythrée. L’atelier était ouvert et sans engagement, on pouvait aller et venir à sa guise. Il s’agissait surtout de temps de rencontres et d’échanges qui peu à peu ont donné lieu à des mises en jeu d’histoires personnelles et de récits de leur pays d’origine. Créer une œuvre à partir d’éléments du réel et avec des personnes, c’est avant tout être attentif à l’environnement qui est le leur et les rendre acteurs : « se dire, c’est se mettre socialement à exister, c’est s’affranchir des récits sur soi et se mettre soi-même au récit32 ». L’examen des demandes d’asile étant extrêmement long, les participants éprouvaient le désir de parler de leur situation. Certains jours, ils ressentaient le besoin d’exposer des problèmes qu’ils rencontraient avec l’OFPRA33, l’apprentissage du français ou bien leur logement, d’autres fois ils racontaient des anecdotes et des souvenirs. Parfois, ils pouvaient exprimer leur fatigue d’attendre et de ne pouvoir rien faire34. Au fil des rencontres, des relations se sont nouées, la parole est devenue plus intime et une envie commune de nous voir plus souvent dans la sphère privée.
La plupart des demandeurs d’asile et des jeunes mineurs vivent à plusieurs dans des appartements situés le plus souvent dans les quartiers prioritaires de la ville. Après quelques ateliers, des repas furent organisés chez les uns ou les autres, de la sorte, une routine culinaire s’est installée. Presque chaque semaine un repas était programmé afin de découvrir les spécialités de chaque pays. Les préparatifs étant longs, nous nous retrouvions les après-midis pour cuisiner, mais aussi pour écrire, chanter ou bien répéter les scènes qui commençaient à se dessiner. À leur demande, il arrivait également de passer chez eux afin de les aider pour la lecture d’un document. Parlant très peu le français, nous communiquions par l’anglais, avec « Google translate », ou bien nous passions par la langue d’une personne connaissant un peu celle qui était en situation d’incompréhension. Ces situations amusantes donnaient lieu à des improvisations : au milieu de la cuisine, Farzani, une Iranienne, et Taleb, jeune Afghan, s’amusaient à imiter les agents de l’OFPRA lors des entretiens passés. Nous riions beaucoup, même si nous ne comprenions pas grand-chose ; parfois Farzani et Taleb se disputaient, car l’un parlant pachto, l’autre dari il y avait de forts malentendus. Ces instants de théâtre ont donné naissance à la création d’une scène du spectacle sur la difficulté à traduire et à raconter le plus justement possible les parcours migratoires des personnes.
Durant nos sorties, il fallait être attentif et noter dans un carnet les phrases entendues, les bribes saisies, les mots suspendus et les expressions projetées de façon soudaine : « les yeux qui ne se ferment pas la nuit risquent de pleurer le jour35 »prononcés comme une fulgurance sur le haut d’une colline en regardant l’horizon par un adolescent originaire de Guinée36. Nous partions souvent en montagne avec des instruments de musique et des accessoires. Marcher, chanter, être ensemble et faire résonner les langues dans l’immensité des paysages. Lors de ces divers moments, cinq questions préparées ont été posées :quand vous pensez au lieu d’où vous venez, quelle image, quel son, quel goût, quelle odeur, quel toucher vous viennent immédiatement à l’esprit ? Ces questions pouvaient être énoncées en marchant lors de nos randonnées, en mangeant, en conduisant ou en écoutant de la musique, en étant allongés dans l’herbe et en regardant le ciel. Il s’agissait de faire parler indirectement de soi : convoquer la mémoire sensorielle pour révéler l’intime et les souvenirs. Ces moments nous reliaient à nos imaginaires, à l’espace et au monde.
Très vite, nous nous sommes rendu compte que la volonté de construire une pièce linéaire ne fonctionnait pas ; une disponibilité à ce qui vient était nécessaire qu’il fallait repérer et traduire37. Le sujet du spectacle devenait, en fait, son processus de création. Il importait de mettre en scène les moments observés, les anecdotes et les histoires dont il ne parvenait à l’artiste que des fragments. Comme tous récits, certains peuvent être inachevés, lacunaires, altérant ainsi la narration classique. Accepter de construire avec des bribes de souvenirs, par la mise en scène de leur flux, laisser advenir le merveilleux et brasser le désordre du langage, mêler des langues incompréhensibles puis faire apparaître une autre forme d’écriture, traduire les réminiscences dans un langage poétique :
Je me souviens…, de la grande place de Mirnograd, des allées de châtaigners en fleurs, du Grand Opéra d’Odessa et de mon chat Efrosinya resté là-bas, des montagnes Dhaala, des montagnes de Tchétchénie, et des montagnes d’Afghanistan, de ma maison au bord de la mer, Tabiba, la photo du président d’Angola. Je me souviens… de l’odeur de l’olive persane, du goût du miel et de l’arc-en-ciel, de l’odeur de mon père, des citrons verts, de la fleur d’oranger, du café et de la terre mouillée, des narcisses et des iris, des gens collés dans le tramway, l’odeur indéfinissable des saisons au Soudan. Je me souviens…, des embruns, de la douceur de la laine des moutons noirs et des cheveux de ma fille, des mines de charbon, du goût de la liberté, quand je caressais les poussins, du câlin des êtres chers, de la pierre froide de la tombe de ma mère en Albanie, des djihadistes, des jeunes filles qu’on enlevait et des têtes tranchées, de l’odeur des cadavres, de la pourriture. Je me souviens…, du sourire de ma mère, le Carnaval de Rio, la fête et la musique Sertaneja, du chant des perroquets, la musique Hutsul des Carpates, de la flûte zampana, des concerts mariachis sur la place Garibaldi, de mon père quand il rit. Je me souviens…, de la guerre, les explosions, de ma ville Kharkiv et des bombes tous les jours, toutes les nuits, de l’avion-cargo, Mriya, qui s’est écrasé, le 24 février38.
La fabrique artistique
Il y a, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable,
un endroit où celui qui s’y place sent sur son visage
un air frais comme la brise d’une aube qui point39.
La pièce expose des processus de reconstruction : comment, dans l’exil, refait-on sa vie au quotidien ? Comment les personnes dans des conditions de rupture et d’exclusion se reconstruisent une existence ? Quelles sont les possibilités de création qui émanent des situations de marginalisation ? L’attention est portée sur l’articulation de la mémoire, la conscience personnelle et de la sphère sociale. La mémoire est considérée ici comme une matière d’un travail collectif pour construire le récit d’un groupe qui lutte pour sa dignité et qui souhaite se projeter dans l’avenir. Comment alors évoquer la condition d’exilé : déplacés, errants, rescapés, nomades… ? Comment nommer des personnes vouées à l’anonymat, à la désincarnation ? Comment rendre compte de l’ennui lié à des temps suspendus déterminés par des lieux d’attente et comment représenter les épreuves de la traversée et du voyage ?
L’exploration artistique des matériaux recueillis s’est faite durant des résidences sur des scènes culturelles40 avec cinq professionnels comédiens et danseurs41. Au total, huit semaines eurent lieu durant les vacances scolaires, afin que tous les jeunes puissent y participer. Ces résidences réunissaient les publics des différents dispositifs qui souhaitaient être sur le plateau42 : demandeurs d’asile, adolescents isolés et jeunes des quartiers. Les écarts d’âges étaient importants, de 14 à 37 ans, et très vite les aînés prenaient en charge les plus jeunes, chacun expliquant les consignes et traduisant pour les uns et les autres en fonction de la pluralité des langues.
Les séances commençaient toujours par un échauffement. L’approche physique est ici privilégiée, car elle met l’accent sur le mouvement comme noyau de l’expression dramatique. À l’exemple d’Eugenio Barba, le travail de la compagnie repose sur un entraînement physique ou training de l’acteur43 qui contribue non seulement à la préparation du performeur, mais aussi a une influence importante sur la dramaturgie et sur la création théâtrale44. C’est donc par des improvisations dansées, tantôt libres, tantôt dirigées que les thématiques abordées au cours des ateliers ont été explorées. Un travail spécifique sur la désarticulation a été mené afin de traduire corporellement le sentiment de tiraillement que ces personnes et ces adolescents peuvent ressentir face à la multitude d’injonctions à laquelle ils doivent répondre : apprendre le français, aller à l’école, avoir un projet, être autonome. Afin de représenter le parcours migratoire, il a été demandé de traduire corporellement quatre obstacles rencontrés pendant le voyage. Pour chaque épreuve, il fallait trouvait un mouvement et le répéter en boucle dans des espaces différents et en exagérant celui-ci. L’expression de soi passe par une attention aux corps et aux gestes, notre histoire est inscrite en nous, à notre insu. Notre manière de bouger, de regarder et notre façon de nous tenir rendent compte de notre vécu et de ce que nous sommes45. Ces recherches scéniques ont donné naissance à la chorégraphie baptisée Mission impossible. Final du spectacle, elle est composée de chœurs et de soli simultanés où l’on voit des individus courir et éviter des obstacles.
La photographie est un autre élément qui caractérise le travail de la compagnie. Elle est utilisée dès les premiers jours des créations, car elle donne immédiatement la couleur, la texture d’un spectacle. De nombreux clichés ont été pris, des portraits, mais aussi des paysages que nous traversions ensemble. L’idée de projeter des photographies est arrivée assez vite. Elle est une réponse à cette question : comment garder la trace de rencontres éphémères : un visage, une voix, un geste, un regard… Pour la metteuse en scène, il était important d’avoir une empreinte sonore, textuelle ou visuelle. Photographier pour interroger le rapport que l’on entretient avec l’absence et tenter de saisir ce qui échappe.
Des vidéos furent également intégrées dans le spectacle. Elles ont été choisies par un jeune Afghan souhaitant montrer que le terrain où il jouait au cricket quand il était enfant était devenu un lieu de passage pour les chars de l’armée46.
Arise est une œuvre éclatée où la danse se mêle avec le théâtre et la vidéo. Elle se conçoit comme une mise en scène de situations du quotidien, comme un tableau qui met l’accent sur la puissance d’exister. Par des chœurs chorégraphiés montrer des individus perdus et fragmentés. Tantôt en transe, tantôt dans une sorte de léthargie, la danse montre à la fois la force physique et l’obstination nécessaire pour traverser des pays, des déserts et des mers, pour traduire l’épuisement l’attente et l’ennui, l’incompréhension et la frustration, mais aussi pour montrer l’émerveillement de découvrir de nouveaux paysages. L’ajout de la vidéo est ici un procédé qui permet de jouer avec les temporalités. Superposer des images projetées avec des corps en mouvement sur scène, c’est une manière de s’interroger sur le temps qui passe, de regarder ce qui a été et où nous sommes aujourd’hui. C’est aussi une manière de rendre présents les absents.
Dramaturgie et enjeux éthiques
Ce projet a débuté comme une incitation à explorer la porosité des frontières entre les disciplines et les pratiques. En ce sens, la dramaturgie est ici appréhendée en tant qu’écriture et description de situations vécues, mise en forme de la parole collectée, et insertion de fragments littéraires tels aphorismes, poèmes, extraits de correspondances et extraits de dialogues de film. De même, la dramaturgie sonde la perméabilité entre les temporalités et les jeux de miroir des subjectivités. C’est en utilisant la technique du collage, l’art de l’improvisation et de l’intuition, que l’écriture de la pièce a pu se faire.
Au mois de février 2019, plusieurs tableaux évoquant différents thèmes commençaient à se dessiner, sans réel fil conducteur, d’où l’idée d’une recherche de fragments littéraires autour de la question des migrations et de l’exil, afin de construire une narration.
Depuis Ulysse et Don Quichotte, jusqu’au Hobo de Jack London, la littérature a toujours eu à voir avec l’errance ; l’errance qui est d’ordinaire associée à l’idée d’égarement. Pourtant, l’errant est en quête d’un lieu acceptable, il se situe dans un espace intermédiaire, marge ou frontière ; marges des villes, lisières des forêts, entre deux mondes. À cet espace intermédiaire correspondrait une temporalité que l’on pourrait qualifier de « flottante », quand l’histoire s’affranchit du rythme des jours. Le lieu peut-être de plus en plus clos, et l’enfermement du personnage de plus en plus manifeste, jusqu’à l’errance intérieure, qui ne nécessite plus aucun mouvement. Dans les fragments littéraires intégrés à la pièce, le texte fait moins office de paraphrase auditive que de soutien poétique et onirique. Telle la citation de Novarina qui ouvre le spectacle :
Le monde n’est pas à décrire, ni à imiter, ni à redoubler, mais doit être à nouveau appelé par les mots.
Allez annoncer partout que l’homme n’a pas encore été capturé !47.
Après une première sélection de textes et poèmes, c’est un processus de va-et-vient qui s’est opéré. Entre lecture et travail de plateau, discussions autour des choix de fragments littéraires et de leur transposition théâtrale. Le spectacle se compose de onze tableaux. Pour expliciter le processus dramaturgique, deux scènes seront étudiées.
L’évaluation : « Alors t’es mineur ou majeur ? »
Cette séquence met en scène deux travailleurs sociaux qui interrogent une personne afin de sonder la vérité de ses propos concernant son âge, son parcours, sa famille, ses motivations. Elle s’inspire de la Circulaire du 31 mai 201348, des entretiens réalisés par l’OFPRA auxquels nous avons eu accès49 et des témoignages des jeunes. La plupart imitaient les évaluateurs et mettaient en scène les moments d’interrogatoires auxquels ils ont été confrontés. C’est par un procédé d’enchâssement que l’extrait de texte du Procès de Kafka a été intégré. Comme une suspension, le texte est dit après une série de questions posées aux évalués, où l’on voit les personnages à l’arrêt. La référence à la métaphore judiciaire que l’on trouve dans la parabole « Devant la loi » et tout au long du Procès s’inscrit en écho au dialogue que constitue cette scène. Cette référence est peut-être centrale tant Le Procès dépeint les affres d’un personnage aux prises avec un adversaire aussi implacable qu’insaisissable, la Loi : quoi qu’il fasse, le prévenu aggrave son cas. Et, à mesure que s’effondrent toutes ses hypothèses, la réalité se dévoile pour ce qu’elle est : un univers de faux-semblantset de justification impossible50 :
Devant la porte de la loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit, puis demande si, alors, il pourra entrer plus tard : c’est possible dit le gardien, mais pas maintenant51.
Entrés des évaluateurs avec une chemise, un questionnaire et un stylo.
Évaluateurs 1 : Alors tu es mineur ou majeur ?
Évaluateurs 2 : Mais vous êtes qui ?
Évaluateurs 1 : d’où viens-tu ?
Évaluateurs 2 : vous êtes d’ici ?
Évaluateurs 1 : raconte-nous ton histoire.
Évaluateurs 2 : racontez-nous votre parcours ?
Évaluateurs 1 : tu as des parents ? Où sont-ils ?
Évaluateurs 2 : votre famille vit ici ?
Évaluateurs 1 : ta mère et morte ? Mais l’autre jour au téléphone tu as dit Mama. Elle n’est pas morte alors ?
Évaluateurs 2 : tu as des frères et sœurs ?
Évaluateurs 1 : tu vivais comment là-bas ? Tu allais à l’école ?
Évaluateurs 1 : pourquoi tu es partie ? Raconte-nous ton parcours…52
L’Attente : « Elle n’est pas réveillée Chiara ? »
Comment traduire la sensation d’un temps qui paraît se dilater, empreint de léthargie, d’ennui quotidien au sein d’un espace confiné ? Pour les intervenants extérieurs qui proposent des ateliers dans ces établissements, un questionnement récurrent concerne la façon dont s’organise la vie quotidienne dans les centres de demandeurs d’asile et les foyers, et les diverses apparences que l’attente peut revêtir : humiliante et interminable pour le demandeur d’asile, ou bien pour l’adolescent en attente de la confirmation de sa minorité.
Par ailleurs, la présence de ces intervenants semble régulièrement perturber un ordre institutionnel routinier. Elle questionne aussi les représentations des travailleurs sociaux concernant les jeunes accueillis, dont les capacités et les motivations paraissent parfois sous-évaluées, au regard du constat de leur investissement réel dans le travail de création.
C’est un peu le sens d’un des moments du spectacle, qui évoque les déconvenues de la metteuse en scène lorsqu’elle vient chercher une jeune fille, pour une répétition. Au bureau d’accueil du foyer, l’adolescente est absente et l’éducateur « n’est pas au courant », en d’autres termes, personne n’attend personne. D’une certaine façon, pour reprendre Kobelinsky, dans ces instants suspendus, le temps paraît se dilater et l’espace se réduire53.
Dans la construction dramaturgique du spectacle s’est posée la question de représenter les institutions et les pesanteurs inhérentes à leur fonctionnement. À plusieurs reprises, nous nous sommes confrontés à des attitudes pouvant être perçues comme du désintérêt quant à la mise en œuvre de ce projet. En témoignent les nombreux oublis concernant les rendez-vous aux ateliers de pratiques artistiques et les difficultés rencontrées quant à la nécessité d’y accompagner les jeunes. Pour expliquer ces défaillances, des lacunes dans la transmission des informations et le manque de personnels dans les institutions sont mises en avant par les professionnels, lesquels reportant les fautes sur leurs nombreux remplaçants ou intérimaires peu au fait du fonctionnement de la structure.
Pour autant, l’aliénation du temps ne saurait être considérée comme « un objectif de la politique d’asile ni de la politique d’accueil. Elle est plutôt un effet des bureaucraties11 ». La vie quotidienne est ainsi faite de stéréotypes répétitifs tant ils se fondent dans la grisaille des comportements coutumiers ; alors qu’elle pourrait être un monde coloré ouvert à des sollicitations de changement, telle que notre proposition de faire participer une adolescente à une résidence artistique sur une scène nationale : « le monde de la vie quotidienne s’offre en effet à la fois comme un ordre normal, ou l’attendu domine, et comme un système à la marge, où il y toujours place pour de l’inattendu54 ».
En guise de conclusion : dire le monde
La promesse de l’anthropologie est de donner vie aux autres,
de les amener dans le champ de notre attention de façon
à ce qu’à notre tour nous puissions correspondre avec eux (…).
Là où la science et l’art convergent, c’est dans la recherche
de la vérité. Par vérité, je n’entends pas un fait plutôt
que l’imagination, mais l’unisson de l’expérience et de
l’imagination dans un monde dans lequel nous sommes
vivants et qui est vivant pour nous55.
Différentes disciplines et modalités de la création artistique ont pris un tournant vers le fait de dire le monde ; un monde marqué par une déréliction du politique, une perte individuelle et collective d’horizon d’attente. Cette contribution a voulu mettre en lumière les choix scéniques opérés dans le spectacle Arise, à partir du recueil des fragments biographiques de personnes exilées. Par quels tâtonnements, quelles hésitations a progressé ce travail inscrit en tension entre réalités factuelles et fiction, comment tenir ensemble ces deux aspects, sans établir de distinction nette entre la vérité des faits et une vérité existentielle, qui n’est pas forcément étayée sur du vrai. On peut s’interroger sur la légitimité d’une telle démarche : dès lors qu’il y a mise en scène, n’y a-t-il pas dénaturation de la parole vécue ? Au regard des libertés que la metteuse en scène s’octroie dans sa transposition, quels peuvent être les effets sur les personnes qui en sont également les acteurs ? Pour nous, l’important est de tendre vers une forme de transparence tout au long du processus de création, soutenue par une volonté mutuelle de reconnaissance, sans cesse à reprendre. Car il s’agit avant tout de revisiter le présent et non d’afficher des intentions morales, de donner un côté prescriptif à la création en lui assignant la tâche de réparer les malheurs de notre époque. Durant les répétitions les personnes exilées sont au cœur de l’acte créateur. Le travail de recherche au plateau se fait de la même manière qu’avec les acteurs professionnels et c’est l’une des raisons qui explique l’engagement de certains sur le long terme comme Tierno :
Avec vous, il n’y a pas de distinctions, on est nous aussi des acteurs et c’est ça que j’aime dans cette pièce. Il faut répéter beaucoup pour donner le meilleur de nous-mêmes. Il ne faut pas que le public aime la pièce parce qu’on est des migrants, mais aussi parce qu’on a des qualités, qu’on est bon : on peut danser comme un vrai danseur, on peut jouer comme un vrai acteur56.
Dès le début du processus de création, les personnes savent qu’elles vont jouer avec des professionnels. Les jeunes prennent à cœur les répétitions pour être prêts lors de la venue des comédiens. Il y a un enjeu de bien faire, « il faut qu’on soit au niveau » comme le dit Yakini. Quant aux professionnels, ils savent qu’ils devront considérer ces jeunes comme des artistes et que ce sont eux les véritables acteurs de cette histoire. Les comédiens arrivent sur les temps de résidence afin de créer de vrais liens, ils gèrent également les échauffements et transmettent certaines techniques vocales et styles de danse. Lorsque le travail commence, il n’y a plus de distinctions amateurs/professionnels l’objectif étant d’être une équipe au service d’une œuvre commune.
Chaque proposition, chaque mouvement, chaque récit sont validés ensemble. L’avis des participants est toujours sollicité lorsque les acteurs deviennent la voix des exilés, ou bien lorsqu’ils représentent une scène vécue. Les jeunes donnent des indications scéniques précises et jouent alors le rôle de directeur d’acteur. Au fil du temps, les jeunes s’approprient la pièce et ils en comprennent l’enjeu comme l’exprime très bien Amara :
Cette pièce, c’est pas l’intérêt de vous mais c’est l’intérêt de nous. C’est pour cela que moi, le théâtre, ça m’intéresse beaucoup. Quand on explique notre histoire, notre parcours devant le public, pourquoi t’as quitté ton pays, t’as traversé quel pays, c’est important. Peut-être qu’une personne va être touchée et comprendra que pour nous c’est pas facile57.
Faire du théâtre ensemble permet également de créer un point d’ancrage pour ces jeunes. Se retrouver chaque semaine devient un point de repère : « C’est la famille maintenant, vous et nous, on se connait beaucoup11 ». L’expérience théâtrale permet aussi de tisser et de renforcer des liens dans le temps entre les protagonistes eux-mêmes : « À cause du théâtre je connais beaucoup de gens, je me suis fait des amis, et puis on fait plein de choses en dehors58 ». Les jeunes se sentent appartenir à un groupe, ils communiquent ensemble et s’entraident dans leurs démarches respectives : trouver un club de foot, un apprentissage, expliquer une procédure administrative, etc.
Ainsi Arise n’est ni une œuvre idéologique, ni politique, ni sociologique, ni journalistique. Elle demeure avant tout une proposition théâtrale, elle est un acte artistique documenté fait de liens, de respect, de soin, d’obstination comme le souligne Mnouchkine à propos de sa pièce Le Dernier Caravansérail59. Nous pensons également au « mentir vrai » d’Aragon : la fiction seule permet à l’être humain de se trouver, ou du moins de tenter de s’approcher de lui-même. Celle qui privilégie le souvenir, qui se confond parfois avec l’imaginaire, le flot des évènements, les jours noirs ; les illusions qui l’emportent parfois sur la réalité. Une manière de marcher en funambule sur la frontière de la réalité et du rêve, du souvenir et de l’imaginaire ; les fables, la fiction, le récit du réel, l’évocation des rêves : la fragilité masquée par la magie des phrases. L’expérience de la scène bien qu’étant un passage pour ces personnes tend aussi et surtout à leur redonner la possibilité de se projeter dans un avenir.
Notes
* Cette contribution a été écrite à deux mains. Afin d’en faciliter la lecture le « nous » a été privilégié. Arise a été conçu, écrit et réalisé par Corinne Mathou. Marc Merlo a contribué à la dramaturgie des textes. Il accompagne toutes les résidences et participe au spectacle en tant que récitant. Corinne Mathou et Marc Merlo ont été formés en anthropologie. Ils ont nourri cet article de leurs notes de terrain respectives et des liens tissés avec les participants. Ils tiennent à remercier Gerard Sansey, Éléonore Martin et Nathalie Gauthard pour leurs relectures et leurs conseils avisés.
- Mathou Corinne, Carnet de terrain, février 2018. Les noms des personnes ont tous été changés afin de préserver leur anonymat.
- Les élèves de la classe MAO du conservatoire ont réalisé la création sonore du spectacle. Ils ont travaillé pendant un an avec les professeurs Jérôme Hallay et Corinne Provost sur le thème de l’exil.
- Cette pièce est actuellement en résidence à l’Espace Robert Hossein de Lourdes et a été jouée le 27 octobre 2023. Aujourd’hui cette œuvre tourne dans plusieurs théâtres. À chaque représentation il y a de nouveaux exilés au plateau nécessitant un temps de résidence en amont pour adapter les récits et transmettre les chorégraphies.
- Voir « Notes sur le théâtre documentaire », Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la révolution, traduit de l’allemand par Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1968, p. 7-15. Sur le sujet, voir également Piemme Jean-Marie, Lemaire Véronique, Usages du document. Les écritures théâtrales entre réel et fiction, Études théâtrales 50, 2011/1, p. 36 à 41.
- « Les pièces d’actualité sont des manières nouvelles de faire du théâtre. Il s’agit de commandes faites à des artistes par La Commune, centre dramatique national d’Aubervilliers et qui leur demande : Qu’inspire la vie des gens d’ici à votre art ? Ces pièces disent que la modernité du théâtre, sa vitalité passe par ce recueil de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous. Elles partent d’une population, et disent qu’en eux se trouvera une nouvelle beauté. Mêlant parfois professionnels et amateurs, les pièces d’actualité font du théâtre l’espace public de nos questions, elles sont suivies de débats, d’échanges et renouvellent avec éclat, émotion et drôlerie, l’idée si belle du théâtre comme Agora » (Marie-José Malis, Théâtre de la Commune, 2014).
- Olivier Coulon-Jablonka, metteur en scène de la compagnie Moukden Théâtre, qui a été invité à créer la troisième Pièce d’actualité du Théâtre de la Commune en 2015. 81 Avenue Victor Hugo met en scène un collectif d’immigrés d’Aubervilliers, lequel après quatre mois passés dans la rue, s’est installé dans un bâtiment à l’adresse éponyme.
- On pense ici à la réflexion d’Olivier Neveux à propos des politiques culturelles actuelles pour qui cette injonction tend à « écarter les bizarreries et les dérèglements » propre à l’acte créateur : « Le réalisme devient la boussole de méritoires projets, l’échelle de leur imagination. Du monde il n’y a rien d’autre à faire, dès lors, que de le constater et de l’aménager. Qu’il devienne identique à lui-même, clair, posé », in : Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique édition, 2019, p. 98.
- Macherey Pierre, Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, Lormont, éd. Le bord de l’eau, 2009.
- Voir l’ouvrage d’Henri Lefèvre qui dans sa critique de la vie quotidienne se propose de « révéler la richesse cachée sous l’apparente pauvreté du quotidien, dévoiler la profondeur sous la trivialité, atteindre l’extraordinaire de l’ordinaire », La vie quotidienne dans le monde moderne, Galimard/idées, Paris, 1968, p. 74.
- Laplantine François, « Penser le sensible. Ethnographie et création artistique », La symbiose en ethnoscénologie, langue nature, paysage et performances, Journée d’études de la Société Française d’Ethnoscénologie organisée par Nathalie Gauthard et Jean-Marie Pradier, 26 juin 2023, MSH Paris Nord.
- Id.
- Proust Marcel, À la recherche du temps perdu. La prisonnière, 1ère édition Pierre-Edmond Robert 1923, Réédition Folio classique Gallimard, 2022.
- Un premier travail de création sur le sujet avait été réalisé en Inde en 2015. Il incluait les témoignages de migrants subsahariens recueillis par la photographe Leila Alaoui et présentés lors d’une installation vidéo « Crossings » en 2013.
- Mathou Corinne, Journal intime, 16 octobre 2017.
- García Márquez Gabriel, Vivre pour la raconter, Paris, Grasset, 2006, p. 7.
- Récit de soi et fabrique du chercheur en sciences humaines et sociales, Journée d’étude organisée par Noémie Beltramo et Jean Brehon, Textes et Cultures, Maison de la recherche, Université d’Arras, le 8 juin 2023.
- Lesenne Philippe, « Le territoire de l’autre : notre devoir d’hospitalité. Comment penser l’accueil en MECS », Revue EMPAN, 85, « Les maisons d’enfants à caractère social : entre histoire et mutation », Paris, Ed Erès, p.14-18, 2012. URL : https://doi.org/10.3917/empa.085.0014.
- Agier Michel, citant Goethe, Que faire de nos peurs ? URL : https://aoc.media/opinion/2021/02/28/que-faire-de-nos-peurs.
- Une Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) est un établissement qui accueille temporairement des mineurs au titre de l’article 375 du Code civil : « Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur (…) sont en danger ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ». C’est une association loi de 1901, elle est financée par le Département et accompagne de manière provisoire des enfants et des adolescents qui font l’objet d’un placement judiciaire et/ou administratif dans le cadre de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Depuis 2015, ces structures accueillent la plupart des mineurs non accompagnés, le plus souvent d’origine étrangère.
- Centres d’accueil pour les demandeurs d’asile, les CADA sont des établissements sociaux et sont soumis à la règlementation du code de l’action sociale et des familles (article L.312-1, al. 13). Ils ont pour mission d’héberger et d’accompagner socialement et administrativement les demandeurs d’asile en attente d’un titre de séjour. Les places sont financées par les dotations globales de financement de l’État.
- En 2015, les zones urbaines sensibles (ZUS) et les zones de redynamisation urbaine (ZRU) ont été supprimées et remplacées par les Quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPPV). Ils sont des territoires d’intervention du ministère de la Ville définis par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014. Il désigne des territoires infra-urbains pour être la cible prioritaire de la politique de la ville en fonction des considérations locales liées aux difficultés que connaissent les habitants de ces territoires. Les demandeurs d’asile et les nouveaux arrivants y sont aujourd’hui logés.
- Afin de préserver l’anonymat, les noms des établissements ne sont pas mentionnés dans cet article.
- Un Foyer de jeunes travailleurs est une solution d’habitat social transitoire, destinée à des personnes de moins de 30 ans au démarrage de la vie professionnelle (apprentis, stagiaires, salariés) et leur apportant un accompagnement et des services tels que laverie, restauration, activités culturelles et sportives. Des étudiants peuvent y être accueillis par dérogation. Rattaché au dispositif SAMADE, service de mise à l’abri et dispositif d’évaluation, le FJT où nous travaillons toujours actuellement accueille depuis 2020 des mineurs non accompagnés en cours d’évaluation.
- Aucune disposition législative ou réglementaire ne définit la notion de mineur non accompagné. Une circulaire du 19 avril 2017 relative à la protection judiciaire de l’enfant précise toutefois qu’un mineur est considéré comme isolé « lorsqu’aucune personne majeure n’en est responsable légalement sur le territoire national ou ne le prend effectivement en charge et ne montre sa volonté de se voir durablement confier l’enfant, notamment en saisissant le juge compétent ». Un MNA serait ainsi une personne « âgée de moins de 18 ans qui se trouve en dehors de son pays d’origine sans être accompagnée d’un titulaire ou d’une personne exerçant l’autorité parentale, c’est-à-dire sans quelqu’un pour la protéger et prendre les décisions importantes la concernant ». En France, tout jeune de moins de 18 ans qu’il soit français ou étranger, qui n’a pas de parent ni de tuteur légal doit être protégé et pris en charge pour l’hébergement, l’accès aux soins et la scolarisation par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). La qualification de MNA et la protection qui en résulte dépendent d’une évaluation sociale. Cette évaluation consiste notamment en un ou plusieurs entretiens à l’issue desquels il sera décidé si le jeune est à la fois mineur et non accompagné et s’il bénéficiera à ce titre d’une prise en charge par les services de l’Aide Sociale à l’Enfance. Cette procédure est définie à l’échelle nationale par le décret du 24 juin 2016. Elle s’inspire de la Circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers. Ce texte prévoit que la procédure débute par l’accueil provisoire en urgence de la personne se déclarant mineur non accompagné (également dénommé « mise à l’abri ») par le département. En tant que mineurs, les MNA entrent en effet dans le cadre du dispositif de protection de l’enfance dont la compétence revient aux départements en vertu du code de l’action sociale et des familles. « Mineurs non accompagnés, les règles applicables », in : Le Média Social, Éditions Législatives, 2023. URL : https://www.lemediasocial.fr/mineurs-non-accompagnes-les-regles-applicables_rWBphr, consulté le 29 mai 2023. Sur le sujet voir également les travaux de Juliette Delahaie et Emmanuelle Canut « Le rôle de l’évaluateur dans la construction du récit de vie », Migrations Société, 2020/3, 181, Éd. Centre d’Informations et d’Études sur les Migrations Internationales p. 39-52.
- Congo, Bénin, Mali, Côte d’Ivoire, Guinée Conakry, Burkina Faso, Angola, Maroc, Tunisie, Soudan, Afghanistan, Érythrée, Iran, Irak, Kazakhstan, Éthiopie, Bangladesh, Albanie, Tchétchénie, Ukraine ainsi que Mayotte.
- Historiquement, en France, les premiers mineurs étrangers bénéficiant d’une protection furent les enfants juifs, persécutés durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 70, la France a ensuite accueilli les enfants cambodgiens qui fuyaient le génocide de Pol Pot. Puis en 1990, l’évolution géopolitique (chute du mur de Berlin, conflits dans les Balkans, disparition de l’URSS, conflits persistants en Afrique subsaharienne, en Afghanistan…) a marqué le développement de la problématique des mineurs isolés en Europe. L’accompagnement des demandeurs d’asile mineurs isolés en MECS, Mémoire Aide médico-psychologique. URL : https://www.sociodoc.fr/l-accompagnement-des-demandeurs-d-asile-mineurs-isoles-en-mecs.
- Les mineurs non accompagnés constituent entre 15 et 20 pour cent des effectifs de prise en charge des services de protection de l’enfance. En 2018, 40 000 jeunes sont entrés sur le territoire français et seuls 17 022 ont été reconnus mineurs et non accompagnés par les départements et placés auprès de l’Aide Sociale à l’Enfance. In Le rapport annuel d’activité des Mineurs non accompagnés 2019, du ministère de la justice, publié le 10 mai 2020, p 7. URL : http://www.justice.gouv.fr/_telechargement/MMNA_RAA2019.pdf.
- Terme utilisé dans les brochures éditées de la MECS où nous avons travaillé. Ces unités de vie sont divisées en plusieurs catégories selon l’âge et la situation des enfants. À chaque unité de vie correspond un lieu d’hébergement : villa, appartements, bâtiments ou étages différents au sein de l’établissement.
- DATA : dispositif qui accueille des mineurs non accompagnés arrivés sur le territoire français. À l’époque il abritait également les adolescents en cours d’évaluation de la minorité et ceux ayant été reconnus mineurs par l’aide sociale à l’enfance. Une fois pris en charge par l’ASE, ces adolescents sont répartis dans d’autres maisons d’enfants du territoire et/ou mis en appartements en fonction de la disponibilité des places.
- Mathou Corinne, Arise. We Travel Not To Escape Life but For Life Not To Escape Us, Éd. Cie Mandragore, Toulouse, 2023, p. 14.
- Les ateliers eurent lieu tout au long de l’année 2018-2019.
- Neveux Olivier, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique édition, 2019, p. 145.
- L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) est un établissement public administratif sous tutelle du ministère de l’Intérieur créé par la loi du 25 novembre 2010. Il est chargé d’assurer l’application des textes relatifs à la reconnaissance de la qualité de réfugié, d’apatride et à l’admission à la protection subsidiaire, notamment la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et la Convention de New York du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides. URL : https://www.ofpra.gouv.fr/missions.
- En France, un demandeur d’asile n’a pas le droit de travailler.
- Mathou Corinne, op. cit., p. 3.
- On songe à Paul Nizan : « Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les porte, ils rêveront la nuit », in : Neveux Olivier, Le théâtre est possiblement cette nuit, ils réclament cette liberté, op. cit., p. 136.
- Neveux Olivier, op. cit., p. 274.
- Mathou Corinne, op. cit., p. 10.
- Benjamin Walter, Contre le théâtre politique, Neveux Olivier, op. cit., p. 274.
- Dès les prémices du projet, il y avait la volonté d’offrir une véritable expérience artistique aux personnes dans des lieux culturels du territoire. Les résidences artistiques se sont déroulées au Parvis Scène Nationale Tarbes-Pyrénées, au Conservatoire Henri Duparc, et au centre de danse Dans6t de Tarbes, à l’École Supérieure des Arts et à l’Espace Pluriels de Pau, partenaires de ce projet.
- Les artistes Aurélie Girveau, Patricia Horvath, Ludovic Privat et Gabrielle Weisbuch ont accompagné les résidences. Au cours des répétitions, les acteurs-danseurs ont donné des ateliers artistiques, géré les échauffements et contribué au processus de création.
- Être dans le spectacle n’était pas obligatoire pour participer aux rencontres et aux ateliers. Les résidences étaient destinées à ceux et celles souhaitant aller jusqu’au bout du projet. Avec toutefois la conscience que les personnes les plus engagées pouvaient être déboutées ou bien qu’un jeune pouvait être transféré dans un autre foyer. Tel Taleb qui, la veille de la première, apprend que sa demande d’asile est rejetée. Ce fut un temps de crise extrêmement difficile. Quelle position tenir ? Convaincre qu’il ne faut pas abandonner pour le spectacle, pour soi et pour les autres ? Ou bien accepter et laisser la personne se retirer du projet ? Nous avons fait le choix de convaincre, de montrer que l’espace du plateau est un lieu d’expression des imaginaires et que jouer est en lui-même un acte politique. Il s’agissait pour la metteuse en scène de transmettre la conviction que l’art est une réponse et un lieu de possibles, quelles que soient les épreuves de la vie.
- Voir Barba Eugenio, Delperugia Alexandre, Duboc Odile, Le training de l’acteur, Éditions Acte Sud, Paris, 2000.
- Cf. Quadri Demis, « Le théâtre du corps. Pour une définition du terme physical theatre », Études de lettres, 313, 2020, mis en ligne le 24 septembre 2021, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/edl/3228.
- Voir Mauss Marcel, « Les techniques du Corps », Sociologie et Anthropologie, Quadridge/Puf, 1ère éd. 1950, Réédition 2004, p. 365.
- Dans le spectacle, on le voit déambuler en regardant les images de guerre de son pays.
- Novarina Valère, « Présentation », La revue lacanienne, 2017/1, 18, p. 271-271. URL : https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2017-1-page-271.htm.
- Cette circulaire expose une trame d’évaluation portant sur les points suivants : présentation du jeune, de ses parents et de la fratrie, du mode de vie et de scolarisation dans le pays d’origine, de son parcours migratoire et de son projet en France. Voir la Circulaire du 31 mai 2013 relative aux modalités de prise en charge des jeunes isolés étrangers : dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation. URL : https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf/circ?id=37174.
- Dont celui de Taleb qui a attendu plus de deux ans entre sa première demande et les multiples procédures d’appels après avoir été débouté.
- Voir la préface de Bernard Lortholary dans le Procès de Kafka, Garnier Flammarion Poche, [1983] 2011, p. 19.
- Kafka Frantz, Le Procès, Garnier Flammarion Poche, [1983] 2011, p. 19 et p. 252, in Arise, Mathou Corinne, op. cit, p. 7.
- Mathou Corinne, op. cit., p. 7.
- Kobelinsky Carolina, « Attendre », Revue Terrain, 63, 2014, éd. EHESS, Paris, p. 32-37 « Le temps dilaté, l’espace rétréci, le quotidien des demandeurs d’asile ». Dans les centres d’accueil des demandeurs d’asile, le quotidien est fait de non-travail, d’espace réduit, de dépendance économique, d’activités et de lettres officielles à ouvrir devant des intervenants qui en font photocopie.
- Macherey Pierre, op. cit., p. 17-18.
- Ingold Tim, L’anthropologie comme éducation, Presses Universitaires de Rennes, 2018, p. 83 et 87.
- Mathou Corinne, Cahier de mise en scène, débriefing du filage du 19 octobre 2022.
- Mathou Corinne, Notes de terrains, 15 septembre 2023.
- Mathou Corinne, Fayçal du Burkina Faso, Notes de terrains, 15 septembre 2023.
- Lieber Gérard « Les Théâtres documentaires », Revue d’Histoire du Théâtre, 286, p. 302. URL : https://sht.asso.fr/les-theatres-documentaires.